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Archive pour septembre 2008

ISLAMISATION DE L’AFRIQUE PAR LE JIHAD : un mythe de l’historigraphie arabe

Dimanche 28 septembre 2008

tombouctou.jpgL’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » : un mythe dans l’historiographie arabe ? 

   Par Bakary SAMBE 

  Pour étayer la thèse selon laquelle, les ouest-africains connaissaient l’islam avant les attaques des armées marocaines, il suffit de se rappeler que les Toucouleurs[1], habitants de la vallée du fleuve Sénégal, y avaient déjà fondé des Etats théocratiques et électifs, avec l’islam comme religion officielle d’où le titre d’Almamy (al-imâm) que portaient leurs chefs politiques[2]. La période en question correspond, historiquement, à la naissance des premiers grands empires africains mais aussi à d’importants bouleversements socio-politiques au Maghreb et au Sahara. Les troubles n’ont pu épargner le bilâd al-sûdân et ont influé sur l’évolution de ses rapports avec l’autre rive du grand désert.  Ainsi l’action des Almoravides que les historiens considèrent comme le principal mouvement d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest s’étalera sur plusieurs siècles et revêtira plusieurs formes. L’action almoravide ne fut pas un mouvement, continu et uniforme, d’expansion de l’islam par le sabre, mais se confondra, de temps à autre, aux bouleversements politico-religieux qui marquèrent cette époque. Les témoignages des historiens arabes firent allusion à la pratique de l’islam dans les cours royales des grands empires africains. On trouvera, même, des rois africains prêchant l’islam auprès de voyageurs étrangers ayant visité la région ouest-africaine tels que le Portugais Ca Da Mosto. 

L’islamisation par le “jihâd”, de la part des armées arabes (ou berbères ?) ne fut qu’une manière de légitimer, religieusement, l’action des chefs politiques qui avaient, pourtant, d’autres mobiles. Nous avons évoqué, plus haut, la richesse en or de l’Afrique de l’ouest et l’importance de cette ressource dans le commerce transsaharien. Pour des raisons économiques, plusieurs chefs guerriers arabes ou arabo-berbères se sont affrontés et ont attaqué des régions au sud du Sahara. La conversion de nombreuses tribus berbères à l’islam, au VIII ème siècle diminuera considérablement les recettes fiscales des pouvoirs centraux théocratiques du Maghreb. En effet, ces peuples qui, avant d’embrasser l’islam, payaient
la Jizya , ou dîme, cessaient d’être des vassaux et devenaient, avec leur conversion, les égaux de tout autre musulman.
 Mais, loin de l’idéal religieux qui devait fortifier les liens entre anciens prêcheurs et nouveaux convertis, les traditionnels rapports de forces se feront toujours sentir malgré le partage d’une même religion qui n’a pas systématiquement occasionné un traitement égal. Cet  état de fait fut, d’ailleurs, en faveur d’autres obédiences non sunnites comme le kharijisme et le chiisme. Selon G. Désiré-Vuillemin[3], ces courants serviront, aux berbères montagnards, de mouvement de contestation des pouvoirs centraux sunnites qui n’ont de contrôle que sur les berbères sédentaires. Il est important de rappeler que la naissance des principautés rebelles ou dissidentes au Maghreb avait, très souvent, une explication religieuse.  

Ainsi, suite à l’avènement du pouvoir abbasside en 750, un kharijite d’origine persane, Ibn Rustum, sera le fondateur de la ville de Tâhart dans l’Oranie, après être chassé de Kairouan par les pouvoirs politiques avec la bénédiction des fuqahâ[4] sunites. Sa principauté survivra jusqu’en 908, malgré l’armistice qu’il signa avec les gouverneurs abbassides, suite à la pacification de l’Ifrîqiyya[5] en 788 ap-JC. Cette dernière date est d’une importance capitale pour situer les grands événements qui marqueront, par la suite, les rapports entre le Maghreb et le bilâd al-sûdan.  L’année 788 sera, aussi, celle de la naissance de la dynastie chérifienne au Maroc. Elle symbolise un tournant essentiel de l’histoire des rapports arabo-africains dans cette région qui nous intéresse si l’on sait qu’elle a coïncidé avec l’émergence des puissances économiques et l’apparition d’un trait original : le commerce transsaharien. Ce commerce reliera désormais les centres politiques émergents du bilâd al-sûdan et les ports de
la Méditerranée.
 

L’exemple d’Ibn Rustum n’est point unique car on assistera à des séries de faits similaires où les fatwâ-s[6] des oulémas légitiment l’action des chefs politiques quand elles ne peuvent ou veulent pas les contrecarrer. Ainsi, le fameux commerce transsaharien et ses échanges, de plus en plus fructueux, seront l’objet de quelques fatwas chez des oulémas Malikites de Kairouan.  Dans sa Risâla, (faisant curieusement référence encore chez les musulmans ouest-africains !) Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî considérait le profit tiré du commerce avec le bilâd as-sûdân comme illicite. Pour lui tout échange avec cette région équivalait à un commerce avec les “impies” “kuffâr[7]“, “ennemis de l’islâm”. Cette fatwa peut sembler surprenant si l’on sait que les régions visées étaient déjà à dominante musulmane et que leurs souverains avaient des ambassades dans certaines cours royales du Maghreb.  

De plus, de très nombreuses sources mentionnent l’utilisation de matériaux venus du Soudan dans la construction des mosquées au Maghreb. Abdelazîz ‘Alawî, note que le bois et l’ivoire en provenance d’Afrqiue subsaharienne ont servi à l’érection et surtout la décoration des deux minarets d’une mosquée de Fès (celle de l’école Bû‘nâniyya). Même la mosquée d’Al-Qarawiyyîn[8], l’un des temples du malikisme, doit la décoration de ses manâbir (pluriel de minbar) à l’ivoire en provenance d’Afrique noire.       L’explication à cette interdiction de commercer avec les Noirs pourrait être, alors, fournie par d’autres faits tout autres que religieux. Il faut comprendre qu’à cette période, le commerce transsaharien ainsi incriminé par la fatwa des malikites, sunnites, de Kairouan était entièrement contrôlé par des tribus berbères à dominante kharijite. Les oulémas malikites, comme instrument du pouvoir politique, ne pouvaient que viser les intérêts économiques de leurs rivaux.  Cette fatwa conjoncturelle va d’ailleurs faire place à d’autres dès le début du XIème après la fin de l’hégémonie politique et économique kharijite dans la région. Au regard de tous ces enjeux et manipulations, les détours historiques sont toujours nécessaires pour mieux saisir l’impact du religieux ainsi que l’usage qui en sera toujours fait dans les rapports que nous analysons 

Les conquérants marocains, fortement impliqués dans l’œuvre d’islamisation de la sous région ouest-africaine, adopteront la même stratégie jihadiste lorsque les nécessités économiques et/ou politiques les contraindront à réorienter leurs rapports avec le bilâd al-sûdan. Rappelons que les Almoravides se sont attaqués aux populations soninké, plus dans le but d’accomplir une “mission réformiste” que d’un quelconque “jihâd” visant à les islamiser. La preuve en est qu’ils trouveront, chez eux, des mosquées et des rois musulmans ! Les mêmes Almoravides (sunnites) n’hésiteront pas, plus tard, à apporter leur soutien militaire à l’empire du Ghana (non encore musulman, à l’époque) contre certaines tribus converties, dont Temedelt[9], mais encore attachées à l’ibâdhisme. Si l’on sait que l’intégralité de l’action almoravide est mise sur le compte du “Jihâd” par les théologiens musulmans, il faudra être prudent au maniement de ce terme dans le vocabulaire politico-religieux qui occulte bien d’autres faits historiques.  Cette querelle terminologique n’épargnera pas les historiens; et on peut trouver, chez un même auteur, plusieurs versions contradictoires. Leurs contradictions ou incohérences historiques sont quelquefois doublées de troublantes confusions géographiques. On en trouve des exemples parlants chez Ibn Abî Zar‘. Evoquant l’aventure guerrière du chef Almoravide YaÎyâ Ibn ‘Umar, il arrive que l’auteur de ’Al-anîs al-Mutrib distingue le Sahara du Bilâd al-sûdân et les confond en une seule et même région géographique quelques pages après. On peut remarquer une telle confusion dans ces deux passages où il essaye de nous situer l’action d’un conquérant Almoravide mort au Sahara : “Il s’empara de toutes les régions du Sahara et conquit le bilâd as-sûdân” puis “il mourut lors d’un jihâd au bilâd as-sûdân en 1057″[10]. De plus, il faut comprendre que certains de ces ouvrages revêtaient quelquefois un caractère laudatif, hagiographique, qui les éloignait du seul souci de la vérité historique. A titre d’exemple, on ne trouve presque aucune mention, chez Al-Bakrî ou Al-Idrîsî, des faits relatés par Ibn Abî Zar’ sur la vie du conquérant Yahyâ Ibn ‘Umar que les légendes locales considèrent comme celui qui islamisa le bilâd al-sûdân. Pourtant, Al-Bakrî était bien contemporain des “conquêtes” et de son empire strictement saharien. Pour ce qui est du bilâd al-sûdân, Al-Bakrî fait allusion à l’action Almoravide, non pas dans le sens d’une islamisation massive par les armes, mais de mouvements réformistes.  

Même si la plupart des historiens distinguent, deux étapes différentes, dans le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest (commerce transsaharien et conquêtes guerrières), il est difficile de faire la part entre l’expansion de la religion et les moyens qui la rendirent possible. La première serait redevable à un ensemble de facteurs imbriqués entre eux. Ainsi, on arrive difficilement à dissocier le rôle du commerce et celui de la conquête car ces deux moyens prosélytiques se complétaient lorsqu’ils n’allaient pas de pair ou que le premier n’était pas la cause d’hostilités mises sur le compte de la seconde. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a été le cadre d’affrontement, non seulement, entre noirs africains, arabes et berbères mais aussi entre ces deux derniers dont l’antagonisme a, pendant longtemps, porté l’habit religieux pour ne pas dire culturel. Nous faisons souvent le parallèle entre ces péripéties de l’histoire politico-religieuse de l’Occident africain avec l’action menée par les sunnites et qui n’a fait que se transposer, dans d’autres contrées du monde musulman. Commencée en Orient par les Seljoukides, cette action sera achevée par les Ayyoubides, en Egypte. Initiée par les Zirides en Ifrîqiyya, l’action « réformiste » sunnite se poursuivra avec les Almoravides au Maroc, dans le Sahara et jusqu’à la rive gauche du fleuve Sénégal.  Cette dernière étape nous intéressera le plus, au regard de ses implications directes en terre ouest-africaine. Les rapports entre cette région et les Arabes étaient marqués – et le sont encore aujourd’hui- par la dimension religieuse que leur conféraient les différents acteurs politiques ou religieux. Nous avons évoqué ces fatwas venues réguler les rapports économiques et ces conquêtes à visées économiques voire politiques faites au nom de l’islam. Mais, en plus, lorsque la différence de religion ne pouvait plus alimenter les adversités politiques, des mouvements réformistes essayaient de ramener les « frères égarés » sur la « bonne voie ». Quelle ressemblance avec l’offensive wahhabite et salafite en Afrique noire cherchant à venir à bout du système confrérique soufi à laquelle nous assistons aujourd’hui ! 

C’est aussi l’exemple de l’action sunnite au Sahara et dans une bonne partie du bilâd al-sûdân. Le malikisme et ses fuqahâ agiront, dans le même sens pour conforter l’emprise de tel ou autre sultan marocain sur des régions au sud du Sahara. Mais au-delà de simple rite de pratiques cultuelles, le malikisme fut, aussi, un moyen de vulgariser les manières et usages arabo-berbères dans les cours royales africaines et chez les élites, très tôt gagnées par l’islam, via les routes du commerce transsaharien. Le rite malikite est, de ce point de vue, un élément unificateur, du moins un facteur de rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et ceux sub-sahariens. De plus, il constituait la base des échanges intellectuels et théologiques entre oulémas des deux rives du Sahara[11].  Cependant, derrière cette apparente uniformité, se cachait un objectif politico-religieux ; celui de maintenir, en Afrique noire, la prépondérance, du rite malikite, considéré comme fait culturel maghrébin. C’est pourquoi, ces échanges entre les savants étaient appuyés et encouragés par les politiques. Comme le dit ‘Abd al-Jalîl al-Tamîmî, “l’apport des savants qui se déplaçaient à travers les vastes terres d’islam était important. C’est à eux que revient le mérite de la prépondérance exclusive du rite malikite[12]“. Cette prépondérance est à l’origine de l’extrême orientation du choix des supports pédagogiques pour l’enseignement des savoirs islamiques en Afrique noire.  

Al-Tamîmî remarque ce fait par le succès inégalé de
la Risâla, ouvrage incontournable du malikisme en Afrique noire. Aucun autre livre malikite n’a aussi bien marqué tant de générations d’oulémas ou de fuqaha africains qui y fondent leur jugement tout en ignorant son aspect contextuel et l’influence qu’y ont eue les pratiques et mœurs berbères. “L’ouvrage d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî, remarque ‘A. J. al-Tamîmî, constitue encore aujourd’hui la référence principale et unique de cette structure doctrinale immuable qui fut à l’origine de l’interaction civilisationnelle fondée sur l’islam et qui a fait l’unité du Maghreb et des régions subsahariennes”
[13] .  Le religieux comme facteur constant et déterminant est, une fois de plus, au centre de cette interaction entre peuples des deux rives du Sahara. Ainsi, toutes les études qui n’ont pas pris en compte son impact dans ces rapports risquent de ne pas percevoir un aspect des plus importants. L’emprise et le succès du Malikisme sont tels que ce rite se confond à la pratique même de l’islam dans cette région de l’Afrique où il s’inscrit durablement dans l’histoire religieuse. Ainsi, évoquant le fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, Kankan Musa qui rentre du Íijâz en 1324 ou 1325, Al-Sa‘dî raconte une anecdote pouvant nous éclairer sur l’enracinement, déjà à l’époque, du Malikisme, dans les pratiques religieuses du bilâd al-sûdân. Il s’agit de l’histoire d’un faqîh originaire du Íijâz qui aurait accompagné de l’empereur noir à son retour du pèlerinage. L’auteur du TâriÌ al-Sûdân (Histoire du pays des Noirs) relate qu’un certain ‘Abd al-RaÎmân al-Tamîmî “habita à Tombouctou. Lorsqu’il constata que les oulémas de la ville l’avaient dépassé en matière de fiqh, il émigra à Fès et y étudia le fiqh avant de revenir s’installer (définitivement à Tombouctou)”[14]. C’était pour montrer que, dans cette région,  seule la connaissance du rite malikite pouvait garantir la légitimité d’un faqîh quelle que soit sa culture islamique, fût elle des plus vastes. 

L’attachement au Malikisme est l’un des traits fondamentaux de l’islam soudanais. Ce fait expliquera, en partie, les relations particulières qu’il entretiendra avec le Maroc et ses sultans qui, en plus de leur rôle politique, s’assignaient toujours une mission religieuse. Djibril Tamsîr Niane remarque cet attachement au rite malikite, dans son évocation du fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, en ces termes :” De stricte obédience malikite, Mansa Mûsâ, n’acheta dans les villes d’Orient que des ouvrages de cette secte, il attira, dans son pays des lettrés et des artistes qu’il pensionna royalement”. Il conclut en affirmant que par ces actions, le roi venait, ainsi, de jeter les bases de ce qu’il appelle “la culture négro-musulmane du Soudan[15].  Toute cette période est, pourtant, bien antérieure aux attaques armées arabes, notamment marocaines, auxquelles de nombreuses légendes attribuent l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En effet, on a toujours gardé l’idée d’une Afrique dépourvue de religiosité, comme nous le verrons dans la partie de notre travail consacrée à la vision intersubjective entre Noirsn et Arabes. Du côté de la tradition universitaire occidentale, la théorie de la tabula rasa, pendant longtemps, support de l’idéologie colonialiste, a, aussi, empêché des tentatives sérieuses se penchant sur cette partie de l’histoire africaine.  

De la sorte, on est arrivé à croire que l’Afrique ne connaissait d’organisation politique ou sociale avant l’arrivée des armées arabes ou encore européennes pour les plus pessimistes. C’est pourquoi, Djibril Tamsir Niane s’émeut d’une telle situation, en se penchant sur l’histoire des empires noirs médiévaux dans lesquels la pratique de l’islam était chose courante bien avant la conquête armée arabe : “Il y a seulement quelques décades, rappelle t-il, seuls quelques spécialistes d’histoire africaine étaient convaincus que l’Afrique au Sud du Sahara, avait su développer des royaumes et des empires dignes de ce nom, encore qu’aux yeux de bon nombre de ces spécialistes, ces royaumes et ces empires devaient tout ou presque aux Arabes[16] Il est vrai qu’en matière d’histoire africaine, on a tendance à ne parler que de l’Afrique coloniale ou, du moins, celle des explorateurs européens, considérant cette période comme le début de son existence historique proprement dite. Cela peut sembler étonnant si l’on sait qu’entre le IV ème et le XVI ème siècle correspondant au Moyen Age européen et au développement de la civilisation musulmane, le continent noir a connu différents systèmes politiques symbolisés par les empires cités plus haut. Il l’est d’autant plus que l’empire du Ghana fut créé, au plus tard, aux environs de 300 après J.C alors que, comme le soutient Cheikh Anta Diop, « Charlemagne, créateur du premier Empire d’Occident, après les invasions barbares, fut couronné en 800 »[17]. Il rappelle, en outre que cet empire dura jusqu’en 1240, connut l’islam très tôt et commerça avec le Maghreb, comme en attestent les témoignages de ses chroniqueurs. Ainsi, la période comprise entre le XI ème et le XIV ème siècles est largement couverte par les écrits d’historiens et de chroniqueurs arabes, qui sont des sources incontournables. Mieux, dès le XV ème et durant tout le XVI ème siècle, des historiens africains utilisant la langue et/ou les caractères arabes, produiront d’innombrables ouvrages venus éclairer cette période contrastée des relations arabo-africaines. Djibril Tamsir Niane, analysant cette époque des grands empires, la qualifie de “période à tous égards, intéressante” car selon lui, “on voit le Soudan évoluer pour son propre compte et prendre chez l’étranger ce qui s’adapte le mieux à son milieu et à sa mentalité”[18]. Ainsi, bien avant les incursions guerrières des sultans marocains, au Sud du Sahara, au cours du XVI ème siècle, l’islam était assez présent dans les pratiques et la vie quotidienne des noirs africains sauf qu’il était remodelé selon le contexte et les mentalités. Le bilâd al-sûdân, nous dit D. T. Niane, fut “partie intégrante du monde musulman” depuis l’époque de ces grands empires où il “développa des structures sociales originelles”[19]. 

De nombreux historiens contemporains dont le Soudanais ‘Izz al-Dîn ‘Umar Mûsâ[20] appellent à une relecture de l’aventure guerrière almoravide considérés comme les islamisateurs du bilâd al-sûdân et à une nouvelle approche des causes de la chute de l’empire Songahï à la fin du XVI ème siècle, plus précisément en 1591. Ce dernier événement est un fait marquant de l’histoire des relations arabo-africaines. Il fait suite à l’invasion, par les armées de Mansûr al-Dhahabî, de l’empire Soghaï qui regroupait une bonne partie du Mali jusqu’au Sénégal oriental actuel. La question est de savoir comment le sultan du Maroc a pu s’attaquer, au nom de l’islam et du « Jihâd »,  à une contrée à dominante musulmane avec ses fuqahâ et ses mosquées, témoins, au même titre que les habitations, de l’incendie de la ville par les troupes marocaines. 

Là où certains auteurs parlent de « Jihâd » Izz Dîn U. Mûsâ soutient, de manière euphémique, la thèse d’un mouvement réformiste. Il adopte, d’ailleurs, la même position concernant les aventures guerrières almoravides qui menèrent les “soldats de Dieu” du Sahara aux bords du fleuve Sénégal où le royaume du Tékrour[21], déjà musulman, connaissait une organisation théocratique comme le mentionna Al-Bakrî. Le travail de Izz Dîn Umar Mûsâ, bien que peu relayé, est novateur dans le sens où il fut, depuis près d’un siècle, le premier chercheur du monde arabe à avoir l’audace d’initier une telle réflexion[22].  L’aventure d’Al-Mansûr a toujours été l’objet d’un débat aussi bien historique que politique voire religieux. Certains historiens comme Al-Fisštâlî[23] présentent l’événement de manière apologétique et en font une page en or de plus dans la vie et l’action “glorieuse” du Sultan saadien Al-Mansûr al-Dhahabî. L’attaque qu’il a perpétrée contre le Songhaï, dans le bilâd Sûdân, est perçue par l’histoire officielle au Maroc comme un événement de plus à inscrire dans “l’œuvre grandiose” des Sultans chérifiens. Ils auraient le mérite d’envoyer des armées pour répandre l’islam et sa bonne pratique aux confins du Sahara et de l’Afrique Noire.  

C’est ainsi que pour être conforme à la justification religieuse de l’événement, Al -Fishtâlî, parle d’Imamat[24] ou de Califat quant au statut politique du Sultan marocain, considéré comme le Commandeur des croyants. Il perçoit les Soudanais (habitants noirs du Sud du Sahara) comme de simples sujets en rébellion contre l’ordre califal qui serait incarné par le roi du Maroc. Ce procédé sert à masquer la contradiction entre le rôle revendiqué par Al-Mansûr et l’attitude consistant à user des armes contre les populations d’une région à dominante musulmane.Le travail d’Al-Fištâlî est intéressant pour notre question au-delà du débat sur la validité historique de ses écrits qui nous importe moins que la démarche. Il nous interpelle autrement, dans la mesure où il a façonné l’interprétation politique que différents chercheurs marocains, avec lesquels nous avons travaillé, font de cette campagne du sultan Al-Mansûr.  Il faut rappeler que plusieurs travaux contemporains sont, encore, empreints de la conception apologétique du rôle marocain dans le bilâd Sûdân.  Certains, comme ‘Abd al-Hâdî al-Tâzî[25], veulent voir dans cette aventure du Songhaï, un rôle protecteur joué par le royaume chérifien auprès des contrées musulmanes d’Afrique au Sud du Sahara. Pour al-Tâzî, l’expédition visait, avant tout, à arrêter les “convoitises non africaines sur l’Afrique”. S’agissait-il d’une simple volonté de défendre le bilâd Sûdân contre les agressions extérieures au moment où les navires (marchands mais aussi guerriers) portugais étaient déjà présents sur les côtes atlantiques d’Afrique? Ou bien le Maroc d’Al-ManÒûr, se souciait-il, plutôt, de sa sécurité intérieure exposé qu’il était, lui-même, aux convoitises européennes ? Malgré toute sa modération, al-Tâzî semble pencher pour la seconde hypothèse. Pour lui, Al-ManÒûr, voulait “remettre à leur place quelques voisins trompés par ceux qui commençaient à menacer les régions frontalières du royaume”[26]. Nous voyons, donc, que dans l’analyse de ce fait historique, il est, partout, question de justifier, religieusement, l’attitude des acteurs politiques.  

L’l’histoire, la religion, tout comme l’imaginaire religieux sont toujours sollicités afin de trouver les arguments nécessaires à la bonne conscience politique. Leur validité dépendra du poids symbolique dont ils seront ou non dotés. ‘Ibn Abî Mahallî, dans une vision « messianique » va jusqu’à prôner que ces conflits opposant le Maroc au bilâd Sûdân “doivent être vus comme des signes annonciateurs de l’apparition du Mahdî”[27].  Quoi qu’en disent les historiens marocains, l’expédition d’Al-Mansûr a été, en partie, à l’origine de la décadence des royaumes noirs de la boucle du Niger et surtout de l’empire Songhaï. Il est vrai que les conséquences de cette aventure guerrière sont tellement dérangeantes que plusieurs explications historiques, voire religieuses, lui ont été trouvées. Aujourd’hui, c’est avec beaucoup de gêne que les africanistes marocains abordent cet événement. Il persiste, cependant, un courant qu’on pourrait qualifier de “légitimiste” qui y voit un simple fait à mettre sur le crédit d’un chef au double rôle politique et religieux à qui ses “vassaux” soudanais devaient respect et obéissance, au nom de son titre de « commandeur des croyants »[28]. 

On pourrait placer cette querelle d’historiens dans le contexte plus vaste de la vision intersubjective entre Arabes et Noirs africains si l’on sait que les péripéties de ce “Jihâd” seront perçues, au sud du Sahara, comme de simples razzias ou attaques guerrières dénuées de tout fondement religieux. En Afrique sub-saharienne, il y a toute une génération d’historiens et de politologues qui a eu une attitude plus que critique sur ce rôle marocain. Au Maroc, leur vision est qualifiée d’approche « nationaliste passionnée”.  L’historien malien, Modi Sekene Cissoko est l’un des représentants de ce courant. Il présente l’invasion marocaine comme “l’hécatombe” qui anéantit “une civilisation connue et reconnue de tous”. Pour M. S. Cissoko, cet événement est d’autant plus dramatique qu’il “arrête la stabilité et le développement” de la région.”L’expédition d’Al Mansûr, nous dit Sekene Cissoko, détruisit l’ordre, l’Etat et instaura l’anarchie, bref la barbarie”. Il va plus loin en affirmant que “le mousquet eut sur les esprits les effets semblables à ceux de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945″[29]. M. Sekene Cissoko que nous avons aborder cette question de manière très émue lors d’un Colloque à Casablanca, présente l’événement comme le tournant des relations maroco-soudanaises[30]. On trouve également ce même sentiment d’amertume chez Joseph Kizerbo[31].  Pour ces historiens, l’expédition est d’autant plus injustifiable que cette région attaquée par l’armée marocaine était musulmane depuis plusieurs siècles. En plus, après sa victoire, le sultan exilera de nombreux savants comme Ahmad Bâbâ[32] de Tombouctou. Ce dernier a enseigné, pendant plus de quatorze ans, à Marrakech. Joseph Ki-zerbo considère l’expédition d’Al -Mansûr comme une recherche de prestige personnel et se pose la question de savoir si le sultan sa’adien avait bien “une vision claire et décidée” en attaquant cette région déjà islamisée. Ainsi, il lie l’événement à “l’ivresse, la joie et l’enthousiasme de la victoire de la bataille des Trois Rois[33]” avant de conclure : “c’est pourquoi ce sultan conçut le grand dessein de vassaliser l’empire”[34].  

Pendant plusieurs décennies – et dans une moindre mesure, encore aujourd’hui -, cette expédition eut des séquelles dans l’esprit des intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest. L’historien marocain, Abdelmajid Kaddourî, déplore ce fait en ces termes : “ce courant d’historiens nationalistes blessés a eu un impact énorme sur les relations du Maroc avec les Etats de l’Afrique noire, dans les années soixante dix. Cet impact est dû à la propagation de ces idées dans les manuels d’histoire pour l’enseignement notamment dans le secondaire”[35]. 

Il faut savoir que dans l’approche du processus d’islamisation de l’Afrique subsaharienne, deux courants se sont toujours affrontés. On peut dire que, sur un plan méthodologique, rien ne les sépare sauf qu’ils se trouvent de part et d’autre du Sahara ou de
la Mer Rouge. Le fait nationaliste se retrouve chez l’un et l’autre courant. Beaucoup de chercheurs du monde arabe considèrent, encore aujourd’hui l’islamisation de l’Afrique, du moins dans leur manière de l’aborder, comme un processus d’arabisation, pour ne pas dire une rupture historique dans l’évolution politique et culturelle du continent. De leur côté, des intellectuels africains « nationalistes », nient soit l’apport de la culture arabe par le biais de l’islam ou cultivent, de manière irraisonnée un certain essentialisme puritain. C’est à dire qu’ils veulent, par tous les moyens, couper l’islam africain du reste de l’aire islamique en considérant l’islamisation comme une simple acculturation ou une perte d’identité.
 S’ils s’affrontent par le contenu de leurs thèses, les chercheurs arabes et les intellectuels nationalistes africains se rapprochent par leurs dérives théoriques. D’une part, on voit un discours teinté d’arabisme qui nie toute présence antérieure de l’islam et partant de « civilisation » – dans leur acception- en Afrique noire, avant les conquêtes arabes et notamment marocaines. Ce discours mené, étonnamment, par des universitaires considère l’islamisation de l’Afrique noire comme son entrée dans l’Histoire.  

Même s’il n’atteint pas le catégorisme d’un Mahmûd Shâkir[36], le professeur Muhammad Sa‘îd Ghallâb laisse apparaître, dans son propos, l’influence des anciennes conceptions négatives sur le bilâd sûdân depuis un certain Ibn Khaldoun pourtant esprit éclairé de son époque. Evoquant l’islamisation de l’Afrique noire, l’universitaire égyptien affirme sans nuances « L’Afrique sera amenée à connaître l’un des plus grands événements – l’avènement de l’islam – qui l’ait jamais marquée si profondément à travers son histoire. C’est dire qu’une grande partie du continent s’adonnera, dès lors, à un nouveau processus historique débouchant sur autant l’adoption d’une nouvelle langue, l’arabe, que la conversion à une nouvelle religion, l’islam »[37]. Sur ce terrain on n’a cessé d’assiter à un renouveau nationaliste chez les intellectuels africains. Ce phénomène prit de l’ampleur surtout au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le thème de l’affirmation de l’identité culturelle africaine face au colonisateur devenait obsolète et qu’il fallait trouver maintenant les fondements d’une identité nationale à la base des jeunes Etats. 

Rappelons l’attitude critique des historiens comme M. Sekene Cissoko, Djibril Tamsîr Niane et Cheikh Anta Diop[38] par rapport au processus d’islamisation ou les entreprises militaires marocaines inscrites dans ce processus. Il faut ajouter à ce courant, celui de la négritude, qui nie tout apport arabe ou islamique dans l’édification de l’œuvre civilisationnelle noire africaine. Il écarte, du coup, les échanges ou les concessions mutuelles entre le dogme islamique tel qu’il est vécu et interprété en Afrique noire et les différentes cultures de cette dernière. Plus tard d’autres chercheurs adopteront une attitude plus modérée.  Tout en récusant l’idée que l’islamisation aurait introduit une rupture de taille dans la continuité de la civilisation traditionnelle africaine, ils reconnaissent cette sorte de symbiose entre les cultures africaines et les éléments du dogme islamique caractéristique de l’islam noir, cher à Vincent Monteil. L’un entre eux, Diasseny Dorank Assifat en arrive à la conclusion suivante : « L’islam et l’ontologie négro-africaine ont ainsi réagi l’un sur l’autre pour produire un champ culturel plus complexe »[39]. Le Professeur Sharîf, va dans le même sens en soutenant que ni les tenants de la négritude ni ceux d’un “islam unitaire”, méconnaissant les spécificités de cette religion en Afrique noire, ne peuvent y prétendre à une explication objective du fait islamique[40].  

Toute démarche théorique tentant d’isoler ce que les uns appellent “culture africaine” et les autres “culture arabo-islamique” est condamnée à mutiler la réalité qu’elle veut étudier. Exclure l’islam de la sphère culturelle en Afrique de l’Ouest revient à ôter à ces sociétés une marque fondamentale de leur identité depuis des siècles. Contrairement à ce que prétendent les ultras de la négritude, les musulmans africains se sentent partie intégrante de la ‘Ummah islamique, adhèrent aujourd’hui à toutes les organisations panislamiques internationales et accèdent aux réseaux de solidarité basés sur l’islam. De plus, ils se sont servis de l’islam comme étendard identitaire pour s’opposer à la domination coloniale, à travers les confréries et leurs chefs charismatiques. Certes nous ne pourrons pas aller jusqu’aux affirmations de Sharif considérant l’islam comme le seul “lien social et civilisationnel” pouvant réunir la majorité des ouest-africains. Mais, aussi, la vision des partisans de la négritude limiterait les possibilités d’approche des rapports entre les Africains et l’islam.  

Néanmoins, comme le dit Sharif lui-même, “le fait islamique est, à jamais, inscrit dans le quotidien et le rapport de l’africain (musulman) au monde”[41] au point qu’il serait difficile, dans ce contexte, de distinguer ou séparer ce qui est “purement” africain de ce qui est “islamique par essence”[42]. De ce point de vue, il rejoint, parfaitement, Diasseny Dorank dans son idée de symbiose et certains africanistes, plus proches de nos positions, dans la notion d’adaptation sociologique.  Le débat sur l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest et du Sénégal, en particulier, ne saurait se limiter à une simple confrontation d’arguments historiques. Même si ces derniers peuvent aider à mieux cerner la question, ils ne peuvent, cependant, l’épuiser. Derrière les grands événements décrits par l’histoire ou l’historiographie officielle, il y a eu d’autres faits, certes moins marquants, mais plus constants et constitutifs de la mémoire collective de ces peuples.  

A part les récits encore entretenus par les griots concernant ces entreprises conquérantes, le débat historique voire sociologique sur l’islamisation est resté l’apanage des intellectuels ou des chercheurs spécialisés. Ainsi, à force de focaliser l’attention sur ce débat et les données historiques et sociologiques accaparées par les spécialistes, on a tendance à passer à côté des autres constructions et explications des facteurs d’islamisation. 



[1] Une branche de l’ethnie des Peul. Ces derniers disent que c’est la même ethnie des hal-pulâr , ceux qui parlent pulâr. [2] – Ces Etats subsisteront jusqu’en 1881, date à laquelle le Colonel français Brière de Lisle proclama la souveraineté de
la France sur le Fouta Toro, vallée du fleuve Sénégal (rive gauche). 

[3] – DESIRE-VUILLEMIN Geneviève : Histoire de l a Mauritanie : des origines à l’indépendance, Ed. Karthala, 1994, 648p. 

[4] – pluriel de “faqîh“, savant musulman spécialiste du fiqh. [5] – Partie la plus septentrionale de
la Tunisie qui aurait donné son nom au continent africain “africa” chez les voyageurs romains. 

[6]  Fatwâ : avis juridique prononcé sur une question donnée par le mufti, sorte de docteur de la loi chez les musulmans. [7] Pluriel arabe de kâfir, dénégateur, non croyant pour les musulmans. 

[8] – Voir Abdelazîz Alawî : Fès et le commerce transsaharien avant l’expédition sa’dienne au Songhaï, in Colloque Fès et l’Afrique, Publication de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat, Université Mohamed V Souissi, 1993, pp.96-97. [9] voir à ce propos Yâqût al-Íamawî : Mu ‘jam al -buldân, T6, pp 8-9. 

[10] – Ibn    Abî Zar’ : Al-anîs al-MuÔrib; pp 124-128, Rabat 1936.  [11] – Voir à ce propos BATRAN Abdelaziz Abdallah : La guerre des fatwas entre oulémas musulmans du nord et du sud du Sahara (article en arabe) in Fès et l’Afrique: relations économiques, culturelles et spirituelles, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, Série Colloque et Séminaires, Rabat 1995, pp.183-233. 

[12] – al-TAMIMI Abdeljalîl : Les dimensions civilisationnelles des relations contemporaines entre le Maghreb et l’Afrique, p53 in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO, 1988. Pp 49-56.  [13] – al-TAMIMI , ibid p53.  

[14] – As-Sa’dî : Târîkh as-Sûdân , pp 51-65.  [15] – NIANE Djibril Tamsir : Le Soudan occidental au temps des grands empires XI – XVI ème siècle., Présence Africaine, 1975, 267p. p39. 

[16] – Niane, DT, ibid, p7. [17] – Diop, Cheikh Anta, Nations nègres et culture, de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 3ème Edition, Tome II, Présence Africaine, 1979, p. 359. 

[18] – Niane, DT, ibid, p7. [19] – Niane D T, ibid p9. 

[20] – Mûsâ I D U, Dirâsât Islâmiyya Çarb Ifrîqiyya , in BuÎû×  TârîÌiyya, n°2 mars 1999.pp57- 92. Voir aussi Essai de relecture du rôle des Almoravides dans l’islamisation du bilâd as-sûdân, ibid pp2-5. 

[21] – royaume qui s’est développé sur la rive gauche du fleuve Sénégal. [22] – Rappelons que le Professeur Mûsa enseigne en Arabie Saoudite à l’Université du Roi Saoud à Ryadh. Il nous a dit avoir initié cette réflexion lors d’une conférence à l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. La question de la conquête saadieenne du Songhaï étant encore très sensible au Maroc, on ne peut qu’imaginer la grande motivation ainsi que la conviction du chercheur. 

11 – Il est l’auteur de Manâhil  al-Ñafâ fî Ma ‘â×ir Mawâlînâ al-Šurafâ qui traite de l’historiographie des différents sultans du Maroc et des actions par eux menées. C’est une référence incontournable sur l’histoire du Makhzen. [24] – Ceci n’est qu’une résurgence de l’image du Calife, autorité représentant Dieu sur terre chez les sunites. Cette attitude n’est en rien singulière dans l’histoire de l’expansion musulmane. On peut se rappeler l’attaque par Abû Bakr, successeur du prophète MuÎammad de 632 à 634, des tribus accusées d’apostasie pour leur refus de verser la zakât, l’aumône légale, au centre politique qu’était Médine. C’est ce que l’historiographie musulmane appelle “la guerre contre les apostats” , Îurûb al-ridda

[25] – al-Tâzî Abdul Hâdî : Histoire diplomatique du Maroc, V 8, p233. Cet historien était par ailleurs conseiller diplomatique du Roi Hassan II.Il représente avec Mohamed Benchérifa de l’Académie du Maroc, une catégorie d’historiens très contestée par la nouvelle génération pour l’orientation apologétique de leurs recherches vu leur proximité avec le Makhzen. [26] – Tâzî,  L’histoire diplomatique…, pp234-235. 

[27] – Cité par KADDOURI Abdelmajid; L’expédition d’Ahmad Al Mansûr au Soudan: historiographie et discours, in Le Maroc et l’Afrique Subsaharienne au début des temps modernes (1995), Actes du Colloque International de Marrakech 23-25 octobre 1992, p217, voir également pp207-216. Ce colloque a été organisé par l’Institut d’études africaines de Rabat (Université Mohamed V Souissi. Il a réuni, pour la première fois des historiens marocains et étranger pour débattre de cette expédition dont l’abord était tabou pendant très longtemps vu les implications politiques voire religieuses. Il est vrai que cette expédition est à l’origine d’un complexe de culpabilité chez les Marocains en général et les fuqahâ (oulémas) en particulier. Kaddouri nous dit qu’elle est considérée comme un fait officiel n’ayant pas bénéficié d’un consensus national, d’où son titre “expédition d’Al Mansûr” et non “marocaine”. 

L’allusion au Mahdî est une autre résurgence de l’imaginaire musulman. En islam, on croit à l’avènement d’un “rénovateur” qui viendra à la fin des temps pour restaurer l’ordre de Dieu. Chez les sunites on parle d’Al Mahdî al-muntazar (attendu). Les chiites aussi attendent “l’imam caché”. Dans plusieurs contrées du monde musulmans des personnages charismatiques ont été pris pour ce messie / AU Soudan avec le Mahdi, au Sénégal où les adeptes de la confréries laayènes considèrent leur marabout comme l’imâm envoyé par Dieu pour restaurer la justice sociale etc. [28] – C’est le cas de Bahija Chadili (Université Hassan II Aîn Chock) qui a annoté l’ouvrage de Mohamed Bello fils d’Ousman Dan Fodio, Infâq al-Maysûr fî târîÌ Bilâd at-Takrûr, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, 1996. C’est une reprise de sa thèse sous la direction de Fatima Zahrâ TAMOUH (Université Mohamed V- Rabat). 

[29] – Cissoko Modi Sekene, Histoire de l’Afrique occidentale, Moyen Age et temps Modernes, VII- 1890, Paris, Présence Africaine, 1966. 192, 222. [30] – Nous avons rencontré Modi Sekene Cissoko lors de notre partcipation au Colloque sur le thème : Les relations maroco-africaines : bilan et perspectives” organisé par l’Université Hassan II, Casablanca 26- 28 octobre 2000. 

[31] – KIZERBO J : Histoire de l’Afrique Noire , d’hier à demain. [32] – voir BENCHARIFA Mohamed dans Min A’lâm al-tawâÒul bayna bilâd as-sûdân wa al-maÈrib, Publications de l’IEA Rabat 1999. 

[33] – Cette bataille a opposé les Sultans Abd al Malik Al-Sa’adî, Al Mutawakkil as-Sa’dî et le roi portugais Don Sébastien le 4 août 1578. Elle s’est soldée par une éclatante victoire du Maroc de la dynastie des Sa’diens à laquelle appartient Al-Mansûr al-Dhahabî. [34] Kizerbo J , ibid p198  

[35] -Kaddouri A : ibid p209. Notons aussi que Modi Sekene Cissoko, l’un des animateurs de ce courant fustigé par Kaddouri a été chargé, officiellement, de superviser l’élaboration, en 1965, des manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement secondaire [36] – Dans son MawâÔin al-Šu ‘ûb al-Islâmiyya, ce penseur syrien reprend exactement les conceptions khaldouniennes (14ème siècle) pour parler des peuples d’Afrique noire, avant l’islamisation. Il  parle de leurs mœurs et coutumes en terme de « barbarie » ou « sauvagerie ».  La reprise de cette thèse est nette dans l’ouvrage de MaÎmûd Šâkir : MawâÔin al-Šu ‘ûb al-islâmiyya, al-SiniÈâl, Al-Maktab al-islâmî, Beyrouth-Damas, 1993. 

[37] – Ghallab Mohamed Sa‘îd : Arabes et islam en Afrique, in l’Afrique et
la Culture arabo-islamique, Publication de l’ISESCO, 1988, p35. 
[38] – Cheikh Anta Diop est connu pour ses thèses sur l’origine nègre de la civilisation égyptienne très critiquée en Europe mais qui ont un succès rarement égalée au XX ème siècle chez les intellectuels africains et dans certaines universités américaines (notamment Atlanta). Voir particulièrement son ouvrage Nations nègres et culture ; de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Ed. Présence Africaine, Paris, 1979, 556 pages. 

[39] – DIASSENY Dorank Assifat : L’islamisation de l’Afrique et son impact sur les relations interculturelles arabo-africaines ;  in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO , 1988, p92. [40]¡abir Šarif k : Rôle de la ville de Fès dans la propagation de la confrérie tijânie en Afrique sub-Saharienne,  in Fès et l’Afrique, Colloque International IEA- FLSH Fès Saïs du 28 au 30 octobre 1993. Il est l’auteur d’une étude sur “le Maghreb dans les relations extérieures du Sénégal 1960-1980″ Paris III et INALCO 1987. 

[41] – ¡abir Šarif K. ; ibid p235.   [42] – ibid, p236. 

Dimanche 28 septembre 2008

L’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » :

un mythe dans l’historiographie arabe ?

Par Bakary SAMBE

 

Pour étayer la thèse selon laquelle, les ouest-africains connaissaient l’islam avant les attaques des armées marocaines, il suffit de se rappeler que les Toucouleurs[1], habitants de la vallée du fleuve Sénégal, y avaient déjà fondé des Etats théocratiques et électifs, avec l’islam comme religion officielle d’où le titre d’Almamy (al-imâm) que portaient leurs chefs politiques[2]. La période en question correspond, historiquement, à la naissance des premiers grands empires africains mais aussi à d’importants bouleversements socio-politiques au Maghreb et au Sahara. Les troubles n’ont pu épargner le bilâd al-sûdân et ont influé sur l’évolution de ses rapports avec l’autre rive du grand désert.  Ainsi l’action des Almoravides que les historiens considèrent comme le principal mouvement d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest s’étalera sur plusieurs siècles et revêtira plusieurs formes. L’action almoravide ne fut pas un mouvement, continu et uniforme, d’expansion de l’islam par le sabre, mais se confondra, de temps à autre, aux bouleversements politico-religieux qui marquèrent cette époque. Les témoignages des historiens arabes firent allusion à la pratique de l’islam dans les cours royales des grands empires africains. On trouvera, même, des rois africains prêchant l’islam auprès de voyageurs étrangers ayant visité la région ouest-africaine tels que le Portugais Ca Da Mosto.

 

L’islamisation par le « jihâd », de la part des armées arabes (ou berbères ?) ne fut qu’une manière de légitimer, religieusement, l’action des chefs politiques qui avaient, pourtant, d’autres mobiles. Nous avons évoqué, plus haut, la richesse en or de l’Afrique de l’ouest et l’importance de cette ressource dans le commerce transsaharien. Pour des raisons économiques, plusieurs chefs guerriers arabes ou arabo-berbères se sont affrontés et ont attaqué des régions au sud du Sahara. La conversion de nombreuses tribus berbères à l’islam, au VIII ème siècle diminuera considérablement les recettes fiscales des pouvoirs centraux théocratiques du Maghreb. En effet, ces peuples qui, avant d’embrasser l’islam, payaient la Jizya , ou dîme, cessaient d’être des vassaux et devenaient, avec leur conversion, les égaux de tout autre musulman.

Mais, loin de l’idéal religieux qui devait fortifier les liens entre anciens prêcheurs et nouveaux convertis, les traditionnels rapports de forces se feront toujours sentir malgré le partage d’une même religion qui n’a pas systématiquement occasionné un traitement égal. Cet  état de fait fut, d’ailleurs, en faveur d’autres obédiences non sunnites comme le kharijisme et le chiisme. Selon G. Désiré-Vuillemin[3], ces courants serviront, aux berbères montagnards, de mouvement de contestation des pouvoirs centraux sunnites qui n’ont de contrôle que sur les berbères sédentaires. Il est important de rappeler que la naissance des principautés rebelles ou dissidentes au Maghreb avait, très souvent, une explication religieuse.

Ainsi, suite à l’avènement du pouvoir abbasside en 750, un kharijite d’origine persane, Ibn Rustum, sera le fondateur de la ville de Tâhart dans l’Oranie, après être chassé de Kairouan par les pouvoirs politiques avec la bénédiction des fuqahâ[4] sunites. Sa principauté survivra jusqu’en 908, malgré l’armistice qu’il signa avec les gouverneurs abbassides, suite à la pacification de l’Ifrîqiyya[5] en 788 ap-JC. Cette dernière date est d’une importance capitale pour situer les grands événements qui marqueront, par la suite, les rapports entre le Maghreb et le bilâd al-sûdan.

L’année 788 sera, aussi, celle de la naissance de la dynastie chérifienne au Maroc. Elle symbolise un tournant essentiel de l’histoire des rapports arabo-africains dans cette région qui nous intéresse si l’on sait qu’elle a coïncidé avec l’émergence des puissances économiques et l’apparition d’un trait original : le commerce transsaharien. Ce commerce reliera désormais les centres politiques émergents du bilâd al-sûdan et les ports de la Méditerranée.

L’exemple d’Ibn Rustum n’est point unique car on assistera à des séries de faits similaires où les fatwâ-s[6] des oulémas légitiment l’action des chefs politiques quand elles ne peuvent ou veulent pas les contrecarrer. Ainsi, le fameux commerce transsaharien et ses échanges, de plus en plus fructueux, seront l’objet de quelques fatwas chez des oulémas Malikites de Kairouan.

Dans sa Risâla, (faisant curieusement référence encore chez les musulmans ouest-africains !) Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî considérait le profit tiré du commerce avec le bilâd as-sûdân comme illicite. Pour lui tout échange avec cette région équivalait à un commerce avec les « impies » « kuffâr[7]« , « ennemis de l’islâm ». Cette fatwa peut sembler surprenant si l’on sait que les régions visées étaient déjà à dominante musulmane et que leurs souverains avaient des ambassades dans certaines cours royales du Maghreb.

De plus, de très nombreuses sources mentionnent l’utilisation de matériaux venus du Soudan dans la construction des mosquées au Maghreb. Abdelazîz ‘Alawî, note que le bois et l’ivoire en provenance d’Afrqiue subsaharienne ont servi à l’érection et surtout la décoration des deux minarets d’une mosquée de Fès (celle de l’école Bû‘nâniyya). Même la mosquée d’Al-Qarawiyyîn[8], l’un des temples du malikisme, doit la décoration de ses manâbir (pluriel de minbar) à l’ivoire en provenance d’Afrique noire.     

L’explication à cette interdiction de commercer avec les Noirs pourrait être, alors, fournie par d’autres faits tout autres que religieux. Il faut comprendre qu’à cette période, le commerce transsaharien ainsi incriminé par la fatwa des malikites, sunnites, de Kairouan était entièrement contrôlé par des tribus berbères à dominante kharijite. Les oulémas malikites, comme instrument du pouvoir politique, ne pouvaient que viser les intérêts économiques de leurs rivaux.  Cette fatwa conjoncturelle va d’ailleurs faire place à d’autres dès le début du XIème après la fin de l’hégémonie politique et économique kharijite dans la région. Au regard de tous ces enjeux et manipulations, les détours historiques sont toujours nécessaires pour mieux saisir l’impact du religieux ainsi que l’usage qui en sera toujours fait dans les rapports que nous analysons

Les conquérants marocains, fortement impliqués dans l’œuvre d’islamisation de la sous région ouest-africaine, adopteront la même stratégie jihadiste lorsque les nécessités économiques et/ou politiques les contraindront à réorienter leurs rapports avec le bilâd al-sûdan. Rappelons que les Almoravides se sont attaqués aux populations soninké, plus dans le but d’accomplir une « mission réformiste » que d’un quelconque « jihâd » visant à les islamiser. La preuve en est qu’ils trouveront, chez eux, des mosquées et des rois musulmans ! Les mêmes Almoravides (sunnites) n’hésiteront pas, plus tard, à apporter leur soutien militaire à l’empire du Ghana (non encore musulman, à l’époque) contre certaines tribus converties, dont Temedelt[9], mais encore attachées à l’ibâÃisme. Si l’on sait que l’intégralité de l’action almoravide est mise sur le compte du « Jihâd » par les théologiens musulmans, il faudra être prudent au maniement de ce terme dans le vocabulaire politico-religieux qui occulte bien d’autres faits historiques.

 

Cette querelle terminologique n’épargnera pas les historiens; et on peut trouver, chez un même auteur, plusieurs versions contradictoires. Leurs contradictions ou incohérences historiques sont quelquefois doublées de troublantes confusions géographiques. On en trouve des exemples parlants chez Ibn Abî Zar‘. Evoquant l’aventure guerrière du chef Almoravide YaÎyâ Ibn ‘Umar, il arrive que l’auteur de ’Al-anîs al-MuÔrib distingue le Sahara du Bilâd al-sûdân et les confond en une seule et même région géographique quelques pages après. On peut remarquer une telle confusion dans ces deux passages où il essaye de nous situer l’action d’un conquérant Almoravide mort au Sahara : « Il s’empara de toutes les régions du Sahara et conquit le bilâd as-sûdân » puis « il mourut lors d’un jihâd au bilâd as-sûdân en 1057″[10]. De plus, il faut comprendre que certains de ces ouvrages revêtaient quelquefois un caractère laudatif, hagiographique, qui les éloignait du seul souci de la vérité historique. A titre d’exemple, on ne trouve presque aucune mention, chez Al-Bakrî ou Al-Idrîsî, des faits relatés par Ibn Abî Zar’ sur la vie du conquérant YaÎyâ Ibn ‘Umar que les légendes locales considèrent comme celui qui islamisa le bilâd al-sûdân. Pourtant, Al-Bakrî était bien contemporain des « conquêtes » et de son empire strictement saharien. Pour ce qui est du bilâd al-sûdân, Al-Bakrî fait allusion à l’action Almoravide, non pas dans le sens d’une islamisation massive par les armes, mais de mouvements réformistes.

 

Même si la plupart des historiens distinguent, deux étapes différentes, dans le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest (commerce transsaharien et conquêtes guerrières), il est difficile de faire la part entre l’expansion de la religion et les moyens qui la rendirent possible. La première serait redevable à un ensemble de facteurs imbriqués entre eux. Ainsi, on arrive difficilement à dissocier le rôle du commerce et celui de la conquête car ces deux moyens prosélytiques se complétaient lorsqu’ils n’allaient pas de pair ou que le premier n’était pas la cause d’hostilités mises sur le compte de la seconde. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a été le cadre d’affrontement, non seulement, entre noirs africains, arabes et berbères mais aussi entre ces deux derniers dont l’antagonisme a, pendant longtemps, porté l’habit religieux pour ne pas dire culturel. Nous faisons souvent le parallèle entre ces péripéties de l’histoire politico-religieuse de l’Occident africain avec l’action menée par les sunnites et qui n’a fait que se transposer, dans d’autres contrées du monde musulman. Commencée en Orient par les Seljoukides, cette action sera achevée par les Ayyoubides, en Egypte. Initiée par les Zirides en Ifrîqiyya, l’action « réformiste » sunnite se poursuivra avec les Almoravides au Maroc, dans le Sahara et jusqu’à la rive gauche du fleuve Sénégal.

Cette dernière étape nous intéressera le plus, au regard de ses implications directes en terre ouest-africaine. Les rapports entre cette région et les Arabes étaient marqués – et le sont encore aujourd’hui- par la dimension religieuse que leur conféraient les différents acteurs politiques ou religieux. Nous avons évoqué ces fatwas venues réguler les rapports économiques et ces conquêtes à visées économiques voire politiques faites au nom de l’islam. Mais, en plus, lorsque la différence de religion ne pouvait plus alimenter les adversités politiques, des mouvements réformistes essayaient de ramener les « frères égarés » sur la « bonne voie ». Quelle ressemblance avec l’offensive wahhabite et salafite en Afrique noire cherchant à venir à bout du système confrérique soufi à laquelle nous assistons aujourd’hui !

C’est aussi l’exemple de l’action sunnite au Sahara et dans une bonne partie du bilâd al-sûdân. Le malikisme et ses fuqahâ agiront, dans le même sens pour conforter l’emprise de tel ou autre sultan marocain sur des régions au sud du Sahara. Mais au-delà de simple rite de pratiques cultuelles, le malikisme fut, aussi, un moyen de vulgariser les manières et usages arabo-berbères dans les cours royales africaines et chez les élites, très tôt gagnées par l’islam, via les routes du commerce transsaharien. Le rite malikite est, de ce point de vue, un élément unificateur, du moins un facteur de rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et ceux sub-sahariens. De plus, il constituait la base des échanges intellectuels et théologiques entre oulémas des deux rives du Sahara[11].

Cependant, derrière cette apparente uniformité, se cachait un objectif politico-religieux ; celui de maintenir, en Afrique noire, la prépondérance, du rite malikite, considéré comme fait culturel maghrébin. C’est pourquoi, ces échanges entre les savants étaient appuyés et encouragés par les politiques. Comme le dit ‘Abd al-Jalîl al-Tamîmî, « l’apport des savants qui se déplaçaient à travers les vastes terres d’islam était important. C’est à eux que revient le mérite de la prépondérance exclusive du rite malikite[12]« . Cette prépondérance est à l’origine de l’extrême orientation du choix des supports pédagogiques pour l’enseignement des savoirs islamiques en Afrique noire.

Al-Tamîmî remarque ce fait par le succès inégalé de la Risâla, ouvrage incontournable du malikisme en Afrique noire. Aucun autre livre malikite n’a aussi bien marqué tant de générations d’oulémas ou de fuqaha africains qui y fondent leur jugement tout en ignorant son aspect contextuel et l’influence qu’y ont eue les pratiques et mœurs berbères. « L’ouvrage d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî, remarque ‘A. J. al-Tamîmî, constitue encore aujourd’hui la référence principale et unique de cette structure doctrinale immuable qui fut à l’origine de l’interaction civilisationnelle fondée sur l’islam et qui a fait l’unité du Maghreb et des régions subsahariennes »[13] .

Le religieux comme facteur constant et déterminant est, une fois de plus, au centre de cette interaction entre peuples des deux rives du Sahara. Ainsi, toutes les études qui n’ont pas pris en compte son impact dans ces rapports risquent de ne pas percevoir un aspect des plus importants. L’emprise et le succès du Malikisme sont tels que ce rite se confond à la pratique même de l’islam dans cette région de l’Afrique où il s’inscrit durablement dans l’histoire religieuse. Ainsi, évoquant le fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, Kankan Musa qui rentre du Íijâz en 1324 ou 1325, Al-Sa‘dî raconte une anecdote pouvant nous éclairer sur l’enracinement, déjà à l’époque, du Malikisme, dans les pratiques religieuses du bilâd al-sûdân. Il s’agit de l’histoire d’un faqîh originaire du Íijâz qui aurait accompagné de l’empereur noir à son retour du pèlerinage. L’auteur du TâriÌ al-Sûdân (Histoire du pays des Noirs) relate qu’un certain ‘Abd al-RaÎmân al-Tamîmî « habita à Tombouctou. Lorsqu’il constata que les oulémas de la ville l’avaient dépassé en matière de fiqh, il émigra à Fès et y étudia le fiqh avant de revenir s’installer (définitivement à Tombouctou) »[14]. C’était pour montrer que, dans cette région,  seule la connaissance du rite malikite pouvait garantir la légitimité d’un faqîh quelle que soit sa culture islamique, fût elle des plus vastes.

L’attachement au Malikisme est l’un des traits fondamentaux de l’islam soudanais. Ce fait expliquera, en partie, les relations particulières qu’il entretiendra avec le Maroc et ses sultans qui, en plus de leur rôle politique, s’assignaient toujours une mission religieuse. Djibril Tamsîr Niane remarque cet attachement au rite malikite, dans son évocation du fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, en ces termes : » De stricte obédience malikite, Mansa Mûsâ, n’acheta dans les villes d’Orient que des ouvrages de cette secte, il attira, dans son pays des lettrés et des artistes qu’il pensionna royalement ». Il conclut en affirmant que par ces actions, le roi venait, ainsi, de jeter les bases de ce qu’il appelle « la culture négro-musulmane du Soudan« [15].

Toute cette période est, pourtant, bien antérieure aux attaques armées arabes, notamment marocaines, auxquelles de nombreuses légendes attribuent l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En effet, on a toujours gardé l’idée d’une Afrique dépourvue de religiosité, comme nous le verrons dans la partie de notre travail consacrée à la vision intersubjective entre Noirsn et Arabes. Du côté de la tradition universitaire occidentale, la théorie de la tabula rasa, pendant longtemps, support de l’idéologie colonialiste, a, aussi, empêché des tentatives sérieuses se penchant sur cette partie de l’histoire africaine.

 

De la sorte, on est arrivé à croire que l’Afrique ne connaissait d’organisation politique ou sociale avant l’arrivée des armées arabes ou encore européennes pour les plus pessimistes. C’est pourquoi, Djibril Tamsir Niane s’émeut d’une telle situation, en se penchant sur l’histoire des empires noirs médiévaux dans lesquels la pratique de l’islam était chose courante bien avant la conquête armée arabe : « Il y a seulement quelques décades, rappelle t-il, seuls quelques spécialistes d’histoire africaine étaient convaincus que l’Afrique au Sud du Sahara, avait su développer des royaumes et des empires dignes de ce nom, encore qu’aux yeux de bon nombre de ces spécialistes, ces royaumes et ces empires devaient tout ou presque aux Arabes« [16] Il est vrai qu’en matière d’histoire africaine, on a tendance à ne parler que de l’Afrique coloniale ou, du moins, celle des explorateurs européens, considérant cette période comme le début de son existence historique proprement dite. Cela peut sembler étonnant si l’on sait qu’entre le IV ème et le XVI ème siècle correspondant au Moyen Age européen et au développement de la civilisation musulmane, le continent noir a connu différents systèmes politiques symbolisés par les empires cités plus haut. Il l’est d’autant plus que l’empire du Ghana fut créé, au plus tard, aux environs de 300 après J.C alors que, comme le soutient Cheikh Anta Diop, « Charlemagne, créateur du premier Empire d’Occident, après les invasions barbares, fut couronné en 800 »[17]. Il rappelle, en outre que cet empire dura jusqu’en 1240, connut l’islam très tôt et commerça avec le Maghreb, comme en attestent les témoignages de ses chroniqueurs.

 

Ainsi, la période comprise entre le XI ème et le XIV ème siècles est largement couverte par les écrits d’historiens et de chroniqueurs arabes, qui sont des sources incontournables. Mieux, dès le XV ème et durant tout le XVI ème siècle, des historiens africains utilisant la langue et/ou les caractères arabes, produiront d’innombrables ouvrages venus éclairer cette période contrastée des relations arabo-africaines. Djibril Tamsir Niane, analysant cette époque des grands empires, la qualifie de « période à tous égards, intéressante » car selon lui, « on voit le Soudan évoluer pour son propre compte et prendre chez l’étranger ce qui s’adapte le mieux à son milieu et à sa mentalité »[18]. Ainsi, bien avant les incursions guerrières des sultans marocains, au Sud du Sahara, au cours du XVI ème siècle, l’islam était assez présent dans les pratiques et la vie quotidienne des noirs africains sauf qu’il était remodelé selon le contexte et les mentalités. Le bilâd al-sûdân, nous dit D. T. Niane, fut « partie intégrante du monde musulman » depuis l’époque de ces grands empires où il « développa des structures sociales originelles »[19].

De nombreux historiens contemporains dont le Soudanais ‘Izz al-Dîn ‘Umar Mûsâ[20] appellent à une relecture de l’aventure guerrière almoravide considérés comme les islamisateurs du bilâd al-sûdân et à une nouvelle approche des causes de la chute de l’empire Songahï à la fin du XVI ème siècle, plus précisément en 1591. Ce dernier événement est un fait marquant de l’histoire des relations arabo-africaines. Il fait suite à l’invasion, par les armées de ManÒûr al-Åahabî, de l’empire Soghaï qui regroupait une bonne partie du Mali jusqu’au Sénégal oriental actuel.

La question est de savoir comment le sultan du Maroc a pu s’attaquer, au nom de l’islam et du « Jihâd »,  à une contrée à dominante musulmane avec ses fuqahâ et ses mosquées, témoins, au même titre que les habitations, de l’incendie de la ville par les troupes marocaines.

 

Là où certains auteurs parlent de « Jihâd » Izz Dîn U. Mûsâ soutient, de manière euphémique, la thèse d’un mouvement réformiste. Il adopte, d’ailleurs, la même position concernant les aventures guerrières almoravides qui menèrent les « soldats de Dieu » du Sahara aux bords du fleuve Sénégal où le royaume du Tékrour[21], déjà musulman, connaissait une organisation théocratique comme le mentionna Al-Bakrî. Le travail de Izz Dîn Umar Mûsâ, bien que peu relayé, est novateur dans le sens où il fut, depuis près d’un siècle, le premier chercheur du monde arabe à avoir l’audace d’initier une telle réflexion[22].

L’aventure d’Al-ManÒûr a toujours été l’objet d’un débat aussi bien historique que politique voire religieux. Certains historiens comme Al-Fisštâlî[23] présentent l’événement de manière apologétique et en font une page en or de plus dans la vie et l’action « glorieuse » du Sultan saadien Al-ManÒûr al-Åahabî. L’attaque qu’il a perpétrée contre le Songhaï, dans le bilâd Sûdân, est perçue par l’histoire officielle au Maroc comme un événement de plus à inscrire dans « l’œuvre grandiose » des Sultans chérifiens. Ils auraient le mérite d’envoyer des armées pour répandre l’islam et sa bonne pratique aux confins du Sahara et de l’Afrique Noire.

C’est ainsi que pour être conforme à la justification religieuse de l’événement, Al -Fištâlî, parle d’Imamat[24] ou de Califat quant au statut politique du Sultan marocain, considéré comme le Commandeur des croyants. Il perçoit les Soudanais (habitants noirs du Sud du Sahara) comme de simples sujets en rébellion contre l’ordre califal qui serait incarné par le roi du Maroc. Ce procédé sert à masquer la contradiction entre le rôle revendiqué par Al-ManÒûr et l’attitude consistant à user des armes contre les populations d’une région à dominante musulmane.Le travail d’Al-Fištâlî est intéressant pour notre question au-delà du débat sur la validité historique de ses écrits qui nous importe moins que la démarche. Il nous interpelle autrement, dans la mesure où il a façonné l’interprétation politique que différents chercheurs marocains, avec lesquels nous avons travaillé, font de cette campagne du sultan Al-ManÒûr.  Il faut rappeler que plusieurs travaux contemporains sont, encore, empreints de la conception apologétique du rôle marocain dans le bilâd Sûdân.

Certains, comme ‘Abd al-Hâdî al-Tâzî[25], veulent voir dans cette aventure du Songhaï, un rôle protecteur joué par le royaume chérifien auprès des contrées musulmanes d’Afrique au Sud du Sahara. Pour al-Tâzî, l’expédition visait, avant tout, à arrêter les « convoitises non africaines sur l’Afrique ». S’agissait-il d’une simple volonté de défendre le bilâd Sûdân contre les agressions extérieures au moment où les navires (marchands mais aussi guerriers) portugais étaient déjà présents sur les côtes atlantiques d’Afrique? Ou bien le Maroc d’Al-ManÒûr, se souciait-il, plutôt, de sa sécurité intérieure exposé qu’il était, lui-même, aux convoitises européennes ? Malgré toute sa modération, al-Tâzî semble pencher pour la seconde hypothèse. Pour lui, Al-ManÒûr, voulait « remettre à leur place quelques voisins trompés par ceux qui commençaient à menacer les régions frontalières du royaume »[26]. Nous voyons, donc, que dans l’analyse de ce fait historique, il est, partout, question de justifier, religieusement, l’attitude des acteurs politiques.

L’l’histoire, la religion, tout comme l’imaginaire religieux sont toujours sollicités afin de trouver les arguments nécessaires à la bonne conscience politique. Leur validité dépendra du poids symbolique dont ils seront ou non dotés. ‘Ibn Abî MaÎallî, dans une vision « messianique » va jusqu’à prôner que ces conflits opposant le Maroc au bilâd Sûdân « doivent être vus comme des signes annonciateurs de l’apparition du Mahdî »[27].

Quoi qu’en disent les historiens marocains, l’expédition d’Al-ManÒûr a été, en partie, à l’origine de la décadence des royaumes noirs de la boucle du Niger et surtout de l’empire Songhaï. Il est vrai que les conséquences de cette aventure guerrière sont tellement dérangeantes que plusieurs explications historiques, voire religieuses, lui ont été trouvées. Aujourd’hui, c’est avec beaucoup de gêne que les africanistes marocains abordent cet événement. Il persiste, cependant, un courant qu’on pourrait qualifier de « légitimiste » qui y voit un simple fait à mettre sur le crédit d’un chef au double rôle politique et religieux à qui ses « vassaux » soudanais devaient respect et obéissance, au nom de son titre de « commandeur des croyants »[28].

 

On pourrait placer cette querelle d’historiens dans le contexte plus vaste de la vision intersubjective entre Arabes et Noirs africains si l’on sait que les péripéties de ce « Jihâd » seront perçues, au sud du Sahara, comme de simples razzias ou attaques guerrières dénuées de tout fondement religieux. En Afrique sub-saharienne, il y a toute une génération d’historiens et de politologues qui a eu une attitude plus que critique sur ce rôle marocain. Au Maroc, leur vision est qualifiée d’approche « nationaliste passionnée ».  L’historien malien, Modi Sekene Cissoko est l’un des représentants de ce courant. Il présente l’invasion marocaine comme « l’hécatombe » qui anéantit « une civilisation connue et reconnue de tous ». Pour M. S. Cissoko, cet événement est d’autant plus dramatique qu’il « arrête la stabilité et le développement » de la région. »L’expédition d’Al Mansûr, nous dit Sekene Cissoko, détruisit l’ordre, l’Etat et instaura l’anarchie, bref la barbarie ». Il va plus loin en affirmant que « le mousquet eut sur les esprits les effets semblables à ceux de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945″[29]. M. Sekene Cissoko que nous avons aborder cette question de manière très émue lors d’un Colloque à Casablanca, présente l’événement comme le tournant des relations maroco-soudanaises[30]. On trouve également ce même sentiment d’amertume chez Joseph Kizerbo[31].

Pour ces historiens, l’expédition est d’autant plus injustifiable que cette région attaquée par l’armée marocaine était musulmane depuis plusieurs siècles. En plus, après sa victoire, le sultan exilera de nombreux savants comme Ahmad Bâbâ[32] de Tombouctou. Ce dernier a enseigné, pendant plus de quatorze ans, à Marrakech. Joseph Ki-zerbo considère l’expédition d’Al -Mansûr comme une recherche de prestige personnel et se pose la question de savoir si le sultan sa’adien avait bien « une vision claire et décidée » en attaquant cette région déjà islamisée. Ainsi, il lie l’événement à « l’ivresse, la joie et l’enthousiasme de la victoire de la bataille des Trois Rois[33] » avant de conclure : « c’est pourquoi ce sultan conçut le grand dessein de vassaliser l’empire »[34].

Pendant plusieurs décennies – et dans une moindre mesure, encore aujourd’hui -, cette expédition eut des séquelles dans l’esprit des intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest.

L’historien marocain, Abdelmajid Kaddourî, déplore ce fait en ces termes : « ce courant d’historiens nationalistes blessés a eu un impact énorme sur les relations du Maroc avec les Etats de l’Afrique noire, dans les années soixante dix. Cet impact est dû à la propagation de ces idées dans les manuels d’histoire pour l’enseignement notamment dans le secondaire »[35].

Il faut savoir que dans l’approche du processus d’islamisation de l’Afrique subsaharienne, deux courants se sont toujours affrontés. On peut dire que, sur un plan méthodologique, rien ne les sépare sauf qu’ils se trouvent de part et d’autre du Sahara ou de la Mer Rouge. Le fait nationaliste se retrouve chez l’un et l’autre courant. Beaucoup de chercheurs du monde arabe considèrent, encore aujourd’hui l’islamisation de l’Afrique, du moins dans leur manière de l’aborder, comme un processus d’arabisation, pour ne pas dire une rupture historique dans l’évolution politique et culturelle du continent. De leur côté, des intellectuels africains « nationalistes », nient soit l’apport de la culture arabe par le biais de l’islam ou cultivent, de manière irraisonnée un certain essentialisme puritain. C’est à dire qu’ils veulent, par tous les moyens, couper l’islam africain du reste de l’aire islamique en considérant l’islamisation comme une simple acculturation ou une perte d’identité.

S’ils s’affrontent par le contenu de leurs thèses, les chercheurs arabes et les intellectuels nationalistes africains se rapprochent par leurs dérives théoriques. D’une part, on voit un discours teinté d’arabisme qui nie toute présence antérieure de l’islam et partant de « civilisation » – dans leur acception- en Afrique noire, avant les conquêtes arabes et notamment marocaines. Ce discours mené, étonnamment, par des universitaires considère l’islamisation de l’Afrique noire comme son entrée dans l’Histoire.

Même s’il n’atteint pas le catégorisme d’un MaÎmûd Šâkir[36], le professeur MuÎammad Sa‘îd Çallâb laisse apparaître, dans son propos, l’influence des anciennes conceptions négatives sur le bilâd sûdân depuis un certain Ibn Khaldoun pourtant esprit éclairé de son époque. Evoquant l’islamisation de l’Afrique noire, l’universitaire égyptien affirme sans nuances « L’Afrique sera amenée à connaître l’un des plus grands événements – l’avènement de l’islam – qui l’ait jamais marquée si profondément à travers son histoire. C’est dire qu’une grande partie du continent s’adonnera, dès lors, à un nouveau processus historique débouchant sur autant l’adoption d’une nouvelle langue, l’arabe, que la conversion à une nouvelle religion, l’islam »[37].

Sur ce terrain on n’a cessé d’assiter à un renouveau nationaliste chez les intellectuels africains. Ce phénomène prit de l’ampleur surtout au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le thème de l’affirmation de l’identité culturelle africaine face au colonisateur devenait obsolète et qu’il fallait trouver maintenant les fondements d’une identité nationale à la base des jeunes Etats.

Rappelons l’attitude critique des historiens comme M. Sekene Cissoko, Djibril Tamsîr Niane et Cheikh Anta Diop[38] par rapport au processus d’islamisation ou les entreprises militaires marocaines inscrites dans ce processus. Il faut ajouter à ce courant, celui de la négritude, qui nie tout apport arabe ou islamique dans l’édification de l’œuvre civilisationnelle noire africaine. Il écarte, du coup, les échanges ou les concessions mutuelles entre le dogme islamique tel qu’il est vécu et interprété en Afrique noire et les différentes cultures de cette dernière. Plus tard d’autres chercheurs adopteront une attitude plus modérée.

Tout en récusant l’idée que l’islamisation aurait introduit une rupture de taille dans la continuité de la civilisation traditionnelle africaine, ils reconnaissent cette sorte de symbiose entre les cultures africaines et les éléments du dogme islamique caractéristique de l’islam noir, cher à Vincent Monteil. L’un entre eux, Diasseny Dorank Assifat en arrive à la conclusion suivante : « L’islam et l’ontologie négro-africaine ont ainsi réagi l’un sur l’autre pour produire un champ culturel plus complexe »[39]. Ëâlid Ñâbir Šarîf, va dans le même sens en soutenant que ni les tenants de la négritude ni ceux d’un « islam unitaire », méconnaissant les spécificités de cette religion en Afrique noire, ne peuvent y prétendre à une explication objective du fait islamique[40].

Toute démarche théorique tentant d’isoler ce que les uns appellent « culture africaine » et les autres « culture arabo-islamique » est condamnée à mutiler la réalité qu’elle veut étudier. Exclure l’islam de la sphère culturelle en Afrique de l’Ouest revient à ôter à ces sociétés une marque fondamentale de leur identité depuis des siècles.

Contrairement à ce que prétendent les ultras de la négritude, les musulmans africains se sentent partie intégrante de la ‘Ummah islamique, adhèrent aujourd’hui à toutes les organisations panislamiques internationales et accèdent aux réseaux de solidarité basés sur l’islam. De plus, ils se sont servis de l’islam comme étendard identitaire pour s’opposer à la domination coloniale, à travers les confréries et leurs chefs charismatiques. Certes nous ne pourrons pas aller jusqu’aux affirmations de ¡abir Šarif considérant l’islam comme le seul « lien social et civilisationnel » pouvant réunir la majorité des ouest-africains. Mais, aussi, la vision des partisans de la négritude limiterait les possibilités d’approche des rapports entre les Africains et l’islam.

Néanmoins, comme le dit ¡abir Šarif lui-même, « le fait islamique est, à jamais, inscrit dans le quotidien et le rapport de l’africain (musulman) au monde »[41] au point qu’il serait difficile, dans ce contexte, de distinguer ou séparer ce qui est « purement » africain de ce qui est « islamique par essence »[42]. De ce point de vue, il rejoint, parfaitement, Diasseny Dorank dans son idée de symbiose et certains africanistes, plus proches de nos positions, dans la notion d’adaptation sociologique.

Le débat sur l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest et du Sénégal, en particulier, ne saurait se limiter à une simple confrontation d’arguments historiques. Même si ces derniers peuvent aider à mieux cerner la question, ils ne peuvent, cependant, l’épuiser. Derrière les grands événements décrits par l’histoire ou l’historiographie officielle, il y a eu d’autres faits, certes moins marquants, mais plus constants et constitutifs de la mémoire collective de ces peuples.

 

A part les récits encore entretenus par les griots concernant ces entreprises conquérantes, le débat historique voire sociologique sur l’islamisation est resté l’apanage des intellectuels ou des chercheurs spécialisés. Ainsi, à force de focaliser l’attention sur ce débat et les données historiques et sociologiques accaparées par les spécialistes, on a tendance à passer à côté des autres constructions et explications des facteurs d’islamisation.

 

 


 



[1] Une branche de l’ethnie des Peul. Ces derniers disent que c’est la même ethnie des hal-pulâr , ceux qui parlent pulâr.

[2] – Ces Etats subsisteront jusqu’en 1881, date à laquelle le Colonel français Brière de Lisle proclama la souveraineté de la France sur le Fouta Toro, vallée du fleuve Sénégal (rive gauche).

 

[3] – DESIRE-VUILLEMIN Geneviève : Histoire de l a Mauritanie : des origines à l’indépendance, Ed. Karthala, 1994, 648p.

[4] – pluriel de « faqîh« , savant musulman spécialiste du fiqh.

[5] – Partie la plus septentrionale de la Tunisie qui aurait donné son nom au continent africain « africa » chez les voyageurs romains.

[6]  Fatwâ : avis juridique prononcé sur une question donnée par le mufti, sorte de docteur de la loi chez les musulmans.

[7] Pluriel arabe de kâfir, dénégateur, non croyant pour les musulmans.

[8] – Voir Abdelazîz Alawî : Fès et le commerce transsaharien avant l’expédition sa’dienne au Songhaï, in Colloque Fès et l’Afrique, Publication de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat, Université Mohamed V Souissi, 1993, pp.96-97.

[9] voir à ce propos Yâqût al-Íamawî : Mu ‘jam al -buldân, T6, pp 8-9.

[10] – Ibn    Abî Zar’ : Al-anîs al-MuÔrib; pp 124-128, Rabat 1936. 

[11] – Voir à ce propos BATRAN Abdelaziz Abdallah : La guerre des fatwas entre oulémas musulmans du nord et du sud du Sahara (article en arabe) in Fès et l’Afrique: relations économiques, culturelles et spirituelles, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, Série Colloque et Séminaires, Rabat 1995, pp.183-233.

[12] – al-TAMIMI Abdeljalîl : Les dimensions civilisationnelles des relations contemporaines entre le Maghreb et l’Afrique, p53 in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO, 1988. Pp 49-56. 

[13] – al-TAMIMI , ibid p53. 

[14] – As-Sa’dî : Târîkh as-Sûdân , pp 51-65. 

[15] – NIANE Djibril Tamsir : Le Soudan occidental au temps des grands empires XI – XVI ème siècle., Présence Africaine, 1975, 267p. p39.

[16] – Niane, DT, ibid, p7.

[17] – Diop, Cheikh Anta, Nations nègres et culture, de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 3ème Edition, Tome II, Présence Africaine, 1979, p. 359.

[18] – Niane, DT, ibid, p7.

[19] – Niane D T, ibid p9.

[20] – Mûsâ I D U, Dirâsât Islâmiyya Çarb Ifrîqiyya , in BuÎû×  TârîÌiyya, n°2 mars 1999.pp57- 92.

Voir aussi Essai de relecture du rôle des Almoravides dans l’islamisation du bilâd as-sûdân, ibid pp2-5.

[21] – royaume qui s’est développé sur la rive gauche du fleuve Sénégal.

[22] – Rappelons que le Professeur Mûsa enseigne en Arabie Saoudite à l’Université du Roi Saoud à Ryadh. Il nous a dit avoir initié cette réflexion lors d’une conférence à l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. La question de la conquête saadieenne du Songhaï étant encore très sensible au Maroc, on ne peut qu’imaginer la grande motivation ainsi que la conviction du chercheur.

11 – Il est l’auteur de Manâhil  al-Ñafâ fî Ma ‘â×ir Mawâlînâ al-Šurafâ qui traite de l’historiographie des différents sultans du Maroc et des actions par eux menées. C’est une référence incontournable sur l’histoire du Makhzen.

[24] – Ceci n’est qu’une résurgence de l’image du Calife, autorité représentant Dieu sur terre chez les sunites. Cette attitude n’est en rien singulière dans l’histoire de l’expansion musulmane. On peut se rappeler l’attaque par Abû Bakr, successeur du prophète MuÎammad de 632 à 634, des tribus accusées d’apostasie pour leur refus de verser la zakât, l’aumône légale, au centre politique qu’était Médine. C’est ce que l’historiographie musulmane appelle « la guerre contre les apostats » , Îurûb al-ridda.

[25] – al-Tâzî Abdul Hâdî : Histoire diplomatique du Maroc, V 8, p233. Cet historien était par ailleurs conseiller diplomatique du Roi Hassan II.Il représente avec Mohamed Benchérifa de l’Académie du Maroc, une catégorie d’historiens très contestée par la nouvelle génération pour l’orientation apologétique de leurs recherches vu leur proximité avec le Makhzen.

[26] – Tâzî,  L’histoire diplomatique…, pp234-235.

[27] – Cité par KADDOURI Abdelmajid; L’expédition d’Ahmad Al Mansûr au Soudan: historiographie et discours, in Le Maroc et l’Afrique Subsaharienne au début des temps modernes (1995), Actes du Colloque International de Marrakech 23-25 octobre 1992, p217, voir également pp207-216.

Ce colloque a été organisé par l’Institut d’études africaines de Rabat (Université Mohamed V Souissi. Il a réuni, pour la première fois des historiens marocains et étranger pour débattre de cette expédition dont l’abord était tabou pendant très longtemps vu les implications politiques voire religieuses. Il est vrai que cette expédition est à l’origine d’un complexe de culpabilité chez les Marocains en général et les fuqahâ (oulémas) en particulier. Kaddouri nous dit qu’elle est considérée comme un fait officiel n’ayant pas bénéficié d’un consensus national, d’où son titre « expédition d’Al Mansûr » et non « marocaine ».

L’allusion au Mahdî est une autre résurgence de l’imaginaire musulman. En islam, on croit à l’avènement d’un « rénovateur » qui viendra à la fin des temps pour restaurer l’ordre de Dieu. Chez les sunites on parle d’Al Mahdî al-muntazar (attendu). Les chiites aussi attendent « l’imam caché ». Dans plusieurs contrées du monde musulmans des personnages charismatiques ont été pris pour ce messie / AU Soudan avec le Mahdi, au Sénégal où les adeptes de la confréries laayènes considèrent leur marabout comme l’imâm envoyé par Dieu pour restaurer la justice sociale etc.

[28] – C’est le cas de Bahija Chadili (Université Hassan II Aîn Chock) qui a annoté l’ouvrage de Mohamed Bello fils d’Ousman Dan Fodio, Infâq al-Maysûr fî târîÌ Bilâd at-Takrûr, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, 1996. C’est une reprise de sa thèse sous la direction de Fatima Zahrâ TAMOUH (Université Mohamed V- Rabat).

[29] – Cissoko Modi Sekene, Histoire de l’Afrique occidentale, Moyen Age et temps Modernes, VII- 1890, Paris, Présence Africaine, 1966. 192, 222.

[30] – Nous avons rencontré Modi Sekene Cissoko lors de notre partcipation au Colloque sur le thème : Les relations maroco-africaines : bilan et perspectives » organisé par l’Université Hassan II, Casablanca 26- 28 octobre 2000.

[31] – KIZERBO J : Histoire de l’Afrique Noire , d’hier à demain.

[32] – voir BENCHARIFA Mohamed dans Min A’lâm al-tawâÒul bayna bilâd as-sûdân wa al-maÈrib, Publications de l’IEA Rabat 1999.

[33] – Cette bataille a opposé les Sultans Abd al Malik Al-Sa’adî, Al Mutawakkil as-Sa’dî et le roi portugais Don Sébastien le 4 août 1578. Elle s’est soldée par une éclatante victoire du Maroc de la dynastie des Sa’diens à laquelle appartient Al-Mansûr al-Dhahabî.

[34] Kizerbo J , ibid p198 

[35] -Kaddouri A : ibid p209. Notons aussi que Modi Sekene Cissoko, l’un des animateurs de ce courant fustigé par Kaddouri a été chargé, officiellement, de superviser l’élaboration, en 1965, des manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement secondaire

[36] – Dans son MawâÔin al-Šu ‘ûb al-Islâmiyya, ce penseur syrien reprend exactement les conceptions khaldouniennes (14ème siècle) pour parler des peuples d’Afrique noire, avant l’islamisation. Il  parle de leurs mœurs et coutumes en terme de « barbarie » ou « sauvagerie ».  La reprise de cette thèse est nette dans l’ouvrage de MaÎmûd Šâkir : MawâÔin al-Šu ‘ûb al-islâmiyya, al-SiniÈâl, Al-Maktab al-islâmî, Beyrouth-Damas, 1993.

[37] – Ghallab Mohamed Sa‘îd : Arabes et islam en Afrique, in l’Afrique et la Culture arabo-islamique, Publication de l’ISESCO, 1988, p35.

[38] – Cheikh Anta Diop est connu pour ses thèses sur l’origine nègre de la civilisation égyptienne très critiquée en Europe mais qui ont un succès rarement égalée au XX ème siècle chez les intellectuels africains et dans certaines universités américaines (notamment Atlanta). Voir particulièrement son ouvrage Nations nègres et culture ; de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Ed. Présence Africaine, Paris, 1979, 556 pages.

[39] – DIASSENY Dorank Assifat : L’islamisation de l’Afrique et son impact sur les relations interculturelles arabo-africaines ;  in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO , 1988, p92.

[40]¡abir Šarif k : Rôle de la ville de Fès dans la propagation de la confrérie tijânie en Afrique sub-Saharienne,  in Fès et l’Afrique, Colloque International IEA- FLSH Fès Saïs du 28 au 30 octobre 1993. Il est l’auteur d’une étude sur « le Maghreb dans les relations extérieures du Sénégal 1960-1980″ Paris III et INALCO 1987.

[41]¡abir Šarif K. ; ibid p235. 

[42] – ibid, p236.

L’AFRIQUE A T-ELLE PASSIVEMENT SUBI L’ISLAMISATION ?

Samedi 27 septembre 2008

L’Afrique a t-elle passivement subi l’islamisation ?   

                                                                   Par Bakary SAMBE*    Répondre à la question de savoir si l’Afrique aurait subi l’islamisation ou si elle a su réinterpréter pour mieux s’approprier cette religion venue d’Arabie en pose une autre : celle de l’existence d’un islam “noir” spécifique ou endogène. 

Aborder le sujet aussi délicat que l’existence ou non d’un islam dit noir ne relève ni d’une quelconque revendication d’identité ni d’une nouvelle forme de “ négritude ”[1] dont le but serait d’exacerber les différenciations ou une surenchère des spécificités à la manière des culturalistes. L’islam, une religion monothéiste, sémite, d’origine arabe mais à vocation universelle, est allé à la rencontre d’un continent, d’une région habitée par des peuples qui ont la spécificité ethnologique d’être considérés comme relevant des Négro-africains. Ce ne sont ni pas les prétentions universalistes de l’islam et encore moins les spécificités des peuples africains qui nous importent le plus dans cet article. Nous comptons plutôt nous arrêter sur le fait culturel produit par la rencontre des deux. Un tel fait est habituellement désigné par l’appellation “ islam noir ”. Si d’aucuns y voient une revendication identitaire et d’autres une volonté de d’isoler les Musulmans du continent du reste de la « Ummah »[2], nous le considérons tout simplement comme une expression parmi tant d’autres d’une religion monothéiste dont le génie réside dans sa malléabilité, sa capacité à se fondre dans le moule des sociétés qui l’ont embrassée pour finir par se l’approprier. 

Signalons, tout de suite, que la plus grande infortune de ce thème réside dans l’incompréhension ou le manque d’études objectives de la part de ceux qui s’y intéressent pour des raisons aussi différentes que contradictoires. Le concept d’islam noir, bien avant que Vincent Monteil s’y penche fut malmené par l’Administration coloniale française et ses “ chercheurs ” officiels, personnages dans lesquels, on a eu, quelques fois, du mal à dissocier le philanthrope du commis colonial aux intentions scientifiques – il est vrai – mais aussi pragmatiques. On peut même dire que c’est de là que vient le manque de sérieux et d’objectivité qui entoure le sujet.  Au-delà de ce handicap, le thème sera le cadre d’affrontements entre deux visions extrêmes venues le passionner. Les tenants des thèses de la négritude, d’une part, feront de la question de l’islam noir un des piliers de l’apologie des cultures africaines et de leurs spécificités face à l’Europe colonialiste qui niait jusqu’à l’humanité du nègre par la fameuse théorie de la tabula rasa[3]. De l’autre, les auteurs arabes abordent l’islam africain avec une volonté affichée de mettre en exergue le rôle -bien que moindre – de leurs “ ancêtres conquérants ” dans le processus d’islamisation du Sud du Sahara. Finalement, le sujet est effleuré dans leurs travaux tellement la non-reconnaissance des spécificités des différentes aires culturelles de l’islam est poussée à son paroxysme par un certain unitarisme dogmatique. 

Après une présentation de l’état de la question, nous évoquerons le rôle incontournable du soufisme, de ses confréries et marabouts locaux dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire sans négliger les contingences socio-historiques l’ayant favorisée. Nous finirons par les débats anciens et contemporains sur l’existence d’un islam spécifiquement « africain » tout en essayant d’expliquer les véritables raisons de telles controverses. 

I- Entre querelles d’historiens et réalités mutilées   Le cadre exigu de cet article ne nous permettra pas d’évoquer, dans le détail, l’islamisation de l’Afrique sub-saharienne, un long processus historique dans lequel guerres razzias ont joué différents rôles lorsqu’elles venaient troubler le déroulement du “ commerce silencieux ”[4] dont parlait Hérodote. Rappelons que, très tôt, contrairement à ce que laisse présager une certaine version européenne de l’histoire de l’Afrique, les peuples du Sud du Sahara sont entrés en contact avec ceux du Maghreb par le commerce transsaharien.  

Ces échanges, très importants pour leur époque, entre les deux “ Afriques ”, blanche et noire, portaient essentiellement sur l’or[5], le sel, la gomme “ arabique ” et …les esclaves. C’est, aux alentours de 1061/1062 que le chef des Almoravides Abû Bakr B. Omar déclenchera une “ guerre sainte ” en direction du sud du Sahara alors symbolisé par les célèbres empires noirs dont faisait partie intégrante l’actuel territoire du Sénégal. Ces premiers contacts se déroulèrent autour du bassin du fleuve Sénégal, limite historique mais aussi jonction entre le bilâd as-sûdân et le Maghreb.  Pendant plusieurs siècles, des batailles et des alliances marquèrent l’histoire de cette région du fleuve notamment avec le célèbre royaume du Tékrour[6], peuplé essentiellement de Peuls, parmi les premiers adeptes de l’islam en Afrique subsaharienne. Les sultans marocains ainsi que les chefs de guerre Almoravides de ‘Uqbat Ibn Nâfi‘ à ‘Abdullah B. Yâsîn tenteront de s’emparer du bassin du fleuve Sénégal. Il faut dire que cette période est l’une des plus controversées de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest comme en témoignent les divergences irréductibles entre historiens ou encore les contradictions décelables chez un même historien. On pourrait penser, notamment, à Hassan Ibn Hassan, victime de l’illisibilité historique des sources abondantes mais discordantes, malgré le remarquable travail d’Ibn Abî Zar‘.  

En tout cas, le caractère symbolique de cette région sera reflété par la multitude des récits et l’intérêt qu’elle suscitera auprès de tous les conquérants arabes et plus tard français. Les premiers y construiront la première mosquée du pays et les seconds la “ mère des églises ” ouest-africaines.  La couverture historique de la région ne se perfectionnera qu’aux alentours du XVI ème siécle lorsque, galvanisé par la bataille des Trois Rois, plus connu sous le nom de celle de Wâd al-Makhâzin, contre le roi portugais Don Sébastien, le sultan marocain Saadien, Mansûr al-Dhahabî, obsédé par l’or du bilâd as-sûdân, multiplia conquêtes et razzias. Ces batailles contre le célèbre empire Songhaï, suscitent encore des débats houleux quant à leur portée purement religieuse d’autant plus que ces régions connaissaient déjà l’islam par le biais du commerce, des caravanes, et surtout du soufisme qui empruntera, très tôt, les routes du désert. 

C’est grâce aux confréries religieuses (turuq sûfiya) que l’islamisation de l’Ouest africain connaîtra sa véritable ampleur plus que par toute autre activité guerrière pour lesquelles la religion ou sa propagation ne fut qu’un objectif secondaire. Il est vrai que l’histoire des rapports arabo-africains constitue un domaine où la tradition universitaire occidentale n’a brillé que par sa négligence voire son retard lorsque l’on sait que le premier émissaire européen, René Caillé, n’arrivera à Tombouctou qu’en 1827, huit siècles après Al-Bakrî ![7] 

Toutefois, l’hypothèse d’une islamisation massive de l’Afrique par le sabre des conquérants arabes ne fait que s’affaiblir devant de plus en plus d’évidences historiques telles que le caractère élitiste de l’islam à ses débuts, en terre africaine. Nous voulons dire que la vraie propagation de l’islam au sens d’une vulgarisation, est des plus récentes.  Ca Da Mosto, voyageur portugais qui sillonna cette région de 1455 à 1457, faisait mention de la présence de quelques lettrés Arabes dans la cour du roi du Djoloff, enseignant l’islam aux princes et aux membres de la cour. Le fait, au-delà de son caractère singulier, s’inscrit dans cette idée directrice selon laquelle l’islam, propagé dans cette région à l’aube du XV ème siècle, n’avait encore de réceptacle que parmi les couches privilégiées et lettrées des sociétés africaines ; ce qui explique en partie, encore aujourd’hui, son caractère très hiérarchisé avec ses marabouts et leurs disciples. En résumé, ce ne sont ni les conquêtes Almoravides ou des sultans marocains, ni la présence et l’action de ces lettrés arabes au message plutôt tournée vers l’élite politico-sociale, qui, à elles seules, firent de l’islam la religion des 90 à 95 % des Sénégalais. 

A-    Une islamisation multidimensionnelle :  Au-delà de ces évènements historiques marquants que sont les conquêtes, il s’est opéré, par la suite, une islamisation en profondeur, qui a ancré cette religion monothéiste venue de
la Péninsule arabique dans des sociétés où elle s’est progressivement substituée à celles des ancêtres et de leurs dieux. C’est d’ailleurs, dans ce fait fondateur qu’il faudra chercher l’origine de ses spécificités qui font le substrat de l’islam noir entendu comme l’expression propre aux noirs africains de la religion du Prophète.  

Les confréries vont jouer un rôle déterminant dans cette islamisation en profitant du terrain balisé – quelques fois malgré lui – par le colonialisme français. Par le rejet d’une domination coloniale dans sa dimension culturelle, les Africains ont quelques fois eu recours à l’adoption du dogme islamique en ce qu’il était en même temps une auto-aliénation opposable à la volonté d’assimilation de l’indigène au cœur du projet colonial. C’est dans ce fait paradoxal que se trouverait l’explication des spécificités de l’islam africain. a) – Le rôle incontournable du soufisme et de ses marabouts locaux  

Entrées au Sénégal par le biais du commerce et des voyageurs, les confréries ont joué un rôle moteur dans l’islamisation du pays grâce, d’une part, à leur caractère pacifique et de l’autre en ce qu’elles s’adaptent mieux au mode de fonctionnement propre aux sociétés africaines. Deux confréries entreront très tôt au Sénégal par les routes du commerce et du pèlerinage :
la Qâdiriyya et
la Tijâniyya.
 

Ce vent du soufisme qui souffla longtemps et largement diffusé par les “ marabouts de la savane ”, ne sera pas sans traces. Il façonnera, à jamais, la vision de l’islam dans cette contrée. Mieux, le système confrérique, vu qu’il épousera les contours de la société locale, prospérera et finira par se substituer, sans heurts, à bien de ses valeurs traditionnelles.  Il n’est pas à démontrer que l’appartenance et l’identification au groupe est un trait marquant des sociétés africaines. Le système confrérique, avec ses modes d’allégeance et de solidarités intra-communautaires, servira de modèle au point que deux autres confréries, cette fois-ci, locales, endogènes, vont prendre naissance. Il s’agit de la Mourîdiyya[8] et de la confrérie des lâayènes “ ilâhiyyîn ”. Cette dernière ajoutera à sa spécificité locale, une obédience ethnique, regroupant des fidèles appartenant à l’ethnie Lébou, pêcheurs de la région de Dakar.  

Afin de mieux expliciter ce fait spécifique, nous nous arrêterons sur le cas particulier du grand muqaddam sénégalais de
la Tijâniyya, El Hadji Malick Sy. a1- 
Le cas d’El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée  

Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), et eut tôt fait de mémoriser le coran et d’assimiler les savoirs islamiques avant d’être initié au wird de
la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans.  Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya. La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs.   D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme.  
Le tissu social aura du mal à se remettre de la destructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation.  

L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités.   L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux. Ainsi, les centres urbains demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial.  

Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où
la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[9]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy. Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye [10]en ces termes : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ». Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions  disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ». Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degrés qu’avait atteint le malaise social.   
Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste.  

Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide ; le marabout, redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos qu’ : « à tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ».  L’identité collective du groupe persécuté, on l’a vu, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ».  Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur
la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient, comme le dit Césaire[11], « savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ».  

La notion de résistance passive ou par la religion a, certes, de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante.  Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[12] 

Pour ce faire El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[13] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[14] au siècle précédent, un rayonnant centre de la culture islamique. La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[15] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base.  Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir son école, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty- ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et
la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action.  La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité. »[16] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire. Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[17], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays)  

Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[18] avait envoyé tous ses ténors de
la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[19] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française. 
El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la “contrôle” et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines).  

C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[20] . C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène.  

Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers.  El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries.  

Ainsi, au risque de susciter des controverses, on pourrait se demander si la colonisation française, n’avait pas, malgré elle, favorisé ou accéléré le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. Du moins n’a-t-il pas joué un rôle dans la spécificité de cet islam ? b- La colonisation française au service de l’islam…noir ?  

Les confréries et les marabouts doivent leur succès au rôle qu’ils ont joué en comblant le vide sociopolitique consécutif à la destruction des anciennes entités sociales et politiques par le colonialisme français. Ce rôle leur confère une dimension populaire et leurs chefs sont reconnus comme des apôtres de l’islam ou même, quelques fois, des héros nationaux. Aujourd’hui près de 95% des musulmans sénégalais appartiennent à des confréries qui ont toutes en commun le message soufi auquel il faudra ajouter une dose d’adaptation sociologique. Peut-être, serait-il nécessaire, ici, de rappeler que cette islamisation en profondeur que nous évoquions plus haut coïncide, étrangement, avec l’intrusion coloniale française au Sénégal. C’est qu’il s’est opéré un phénomène complexe qui mérite réflexion et analyse tellement il devient difficile de comprendre la dimension populaire voire quelques fois politique, de cet islam en l’omettant ou en le confondant à d’autres faits ultérieurs qui n’en sont que les manifestations extérieures. 

Contrairement aux idées reçues, l’Afrique précoloniale n’était pas une tabula rasa. Pour le Sénégal, par exemple, il était doté de plusieurs organisations politiques sous forme de royaumes avec, à leur tête, des souverains issus de dynasties. Si nous prenons le cas de l’un d’entre-eux, le Kayor, il était dirigé par des rois portant le titre de Damel. Le plus célèbre demeure Lat Dior Ngoné Latyr Diop. Après avoir opposé une rude résistance au Génaral Faidherbe, il sera tué et ses troupes vaincues par l’armée française le 26 octobre 1886 à Dékhelé. Le sort de ce royaume sera partagé par les autres qui, un à un, vont tomber sous contrôle français, vu la supériorité militaire et l’intensité de la conquête. 

C’est ainsi que l’administration coloniale va imposer un système dans lequel ses “ sujets ” ne se reconnaissent pas. D’un tel système découlera un sentiment de malaise général à cause d’un vide sociopolitique réel.  La destruction effrénée des anciennes structures politiques locales et la défection de la chefferie traditionnelle vont produire une situation dans laquelle l’absence de repères facilitera toute prédication pourvu qu’elle se démarque des “ nouveaux maîtres blancs ”. Justement, c’est en ce moment que la plupart des cheikhs ont commencé à émerger.  

Leur message trouvera, facilement, un écho favorable surtout qu’une nouvelle donne, cette fois-ci économique, vint s’y greffer : le développement de la culture de l’arachide. Cette culture introduite par l’Administration coloniale en vue de satisfaire les demandes des grandes huileries de
la Métropole, comme celles de Bordeaux, les confréries y joueront un rôle majeur. Vu la rude administration qui sévit dans les villes, les marabouts et leurs disciples se retireront dans les campagnes d’où leur célèbre appellation de “ marabouts de la brousse ” et y attireront leurs disciples, néophytes d’un islam local qui y trouveront une certaine sécurité mais surtout un modèle social reconstitué. Ce sera sur ces premiers cercles confrériques que reposera la nouvelle économie coloniale basée essentiellement sur l’arachide.  
Les autorités françaises, alors soucieuses de l’impact de cette culture sur l’économie métropolitaine traitera ces “ marabouts de l’arachide ” avec un certain égard. Ainsi, le pouvoir politique, par pure contrainte économique, allait renforcer celui des religieux. 

Ces derniers seront les véritables acteurs de ce que nous appelons l’islamisation en profondeur qui, au-delà des élites politiques ou lettrées, touchera toutes les couches de la population sénégalaise.  Une telle vulgarisation de l’islam n’est nullement attribuable aux ni armées arabes ou arabo-berbères qui n’ont jamais pénétré à l’intérieur du pays, ni aux incursions guerrières menées par des tribus berbères et autour desquelles demeure plusieurs zones d’ombre quant à leurs réelles motivations. 

Il ne serait pas exagéré de soutenir que l’islam doit son succès en Afrique noire à son caractère pacifique, d’ailleurs indissociable de la forme soufie, mystique qu’il y a revêtu depuis ses premiers temps.  Il y a toute une littérature africaine, sans doute imprégnée de l’imaginaire populaire, qui verse dans cette optique et a l’intérêt de rompre avec les idées reçues en Occident comme en Orient d’une islamisation de l’Afrique sub-saharienne par le sabre des conquérants arabes. Seydou Badian Kouyaté, par la voix d’un héros de roman remarque : “ Nous avions eu, au Soudan, trois prophètes conquérants. Ils ont voulu implanter l’islam par la force du sabre. Ils ont certes réussi à conquérir des régions fétichistes. Les peuples se sont soumis, à genoux, devant leur force, mais ils n’ont pas pu gagner les cœurs, et, la religion qu’ils ont essayé d’apporter n’a pas eu la clientèle qu’ils escomptaient. Ces régions, bien que politiquement soumises sont demeurées fétichistes. C’est de nos jours que l’islam gagne ces contrées. Il les gagne grâce à l’abnégation de ces humbles marabouts, apôtres anonymes qui vont par les pistes difficiles avec leurs sacs à provisions et leurs livres [21]. En tout cas ce mode d’islamisation, propre au contexte africain, ne sera pas sans conséquence sur la forme d’islam qui s’y développera et serait même à l’origine de sa spécificité. II- Islam noir ou adaptation de l’islam ?  

Sans certaines précautions, parfois handicapantes, visant à ménager les susceptibilités des uns et des autres, cette question est difficilement abordable. Nous opterons, quitte à raviver la polémique, pour un questionnement qui, loin d’être une fin en soi, pourrait susciter des réponses fussent-elles contradictoires. Les préjugés sont nombreux sur cette question et la méfiance de certains cercles religieux africains, notamment islamistes, est en passe de se dresser en obstacle contre toute réelle approche intellectuelle ou socio-historique. L’expression “ islam noir ”, est chargée d’histoire, de controverses et d’imaginaire. Certains milieux coloniaux entendaient par elle la manifestation d’un caractère superficiel de l’Africain qui n’épargnerait même pas un domaine aussi “ sérieux ” que celui du religieux. D’autres parleront de “ folklore religieux ” fondé sur des “ superstitions ”, alimentées par des “ mythes populaires ”. 

Le plus délicat est que l’Administration coloniale, consciente de l’influence des marabouts, et, soucieuse de la préservation du caractère “ pacifique ” de cette forme de religiosité, cultivera et maintiendra cette spécificité jusqu’à l’extrême.  S’étant rendu compte de l’impact des marabouts, des confréries et de leur rôle incontournable dans l’islamisation, les Français renforceront pendant longtemps cette spécificité basée sur une sorte de « syncrétisme religieux ».  

Clozel, alors Lieutenant-Gouverneur du Haut Sénégal-Niger, soutient, dans sa Note sur l’état social des indigènes et sur la situation présente de l’islam au Soudan français, publiée en 1908 : ” d’ailleurs, les guerriers n’ont jamais été que de mauvais convertisseurs. La crainte arrachait bien aux fétichistes leur adhésion au dogme unitaire de l’islam, mais ce n’était là qu’un geste sans conviction : l’homme restait fidèle à ses superstitions et profondément attaché à ses traditions ethniques ”.  L’Afrique noire a toujours gardé une certaine spécificité dans sa pratique et dans sa conception du dogme musulman. L’Administration coloniale française qui y voyait un gage de stabilité des colonies y a indirectement mais considérablement contribué. Elle était animée par une volonté manifeste d’isoler le Sud du Sahara du Maghreb où l’islam et ses chefs ont été très tôt au centre des “ troubles ” qui ont plus d’une fois mis à mal l’ “ ordre colonial ”.  

C’est ce qui explique la conclusion tirée par le Lieutenant Clozel de son rapport cité plus haut : “ Fort heureusement l’islam de notre Afrique occidentale garde encore un caractère un peu spécial que nous avons le plus grand intérêt à entretenir. Nos musulmans n’ont pas admis le Koran absolu. Quelle que soit leur dévotion, ils ont voulu conserver leurs coutumes ancestrales (…). En sorte que l’islam soudanais apparaît comme profondément entaché de fétichisme. C’est une religion mixte issue de deux croyances primitivement diverses qui, dès leur prise de contact, ont cessé l’un et l’autre d’évoluer dans leur forme originelle “.  En clair, l’objectif de l’administration coloniale était de tout faire pour garder cet islam hors de toute influence notamment maghrébine. La crainte d’un rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et du Sud du Sahara est très perceptible dans le discours et les mesures d’isolation qui seront le socle de la “ politique musulmane ” française. Elle tournera même à la paranoïa aux lendemains de la première guerre mondiale où l’on croyait à une collusion entre Berlin et Istanbul qui allait déboucher à un soulèvement musulman mondial.  

Ce phénomène peut, d’ailleurs, être considéré comme étant à l’origine de l’orientation pragmatique des études islamiques dans l’empire colonial français. Le fait apparaît nettement dans cette conclusion de Le Châtelier qui affirmait au début du siècle : “ Puissance musulmane africaine par l’Algérie et par le voisinage du Maroc, par le Sénégal et le Soudan, par de nouvelles provinces du Tchad,
la France est spécialement intéressée au développement des études islamiques, dans la forme pratique où elles deviennent utilisables comme élément d’action politique ”.  
La stratégie consistait à éviter le rapprochement des deux rives du Sahara, sous un même empire français, qui animerait un jour le sentiment d’appartenance à une sorte d’Ummah. En d’autres termes la colonisation se trahirait elle-même si elle finirait par “ cimenter ” la cohésion musulmane qu’elle visait à éviter à tout prix. 

Dans une circulaire administrative sur la “ politique musulmane ”, le Gouvernement Général de l’Afrique occidentale, exprimait de telles craintes en ces termes : “ Il est donc certain que non seulement les rivalités s’apaiseront entre les musulmans de toutes nationalités, mais encore qu’une nationalité musulmane se constituera un jour au-dessus d’elles en dépit des différences ethniques ; l’idée religieuse devant cimenter, entre eux, tous les groupes divers autrefois divergents. (…)Nous voyons les forces musulmanes se concentrer en profitant des transformations sociales consécutives à la conquête française. Or cette évolution est incontestablement dangereuse pour la stabilité politique de la colonie ”.  Il fallait tout mettre en œuvre afin de prévenir une telle évolution des rapports arabo-africains qui compromettrait les intérêts politiques de l’empire. William Ponty, dans une lettre datée du 1er juillet 1906 faisait allusion à ces plans de lutte contre ce qui fut appelé « l’influence maghrébine en Afrique subsaharienne » 

. Tous ces facteurs conjugués font que beaucoup de Musulmans africains y compris certains islamologues ne veulent pas admettre l’expression “ islam noir ”. Selon eux, l’acceptation de cette spécificité serait une manière inavouée de se résigner face au triomphe d’une politique coloniale qui – reconnaissons-le – a eu des rapports ambigus avec l’islam.  

Mais le plus dérangeant dans l’argument de ceux qui réfutent la thèse que s’est appropriée Vincent Monteil, l’auteur des Cinq Couleurs de l’Islam, est le principe sacro-saint de l’indivisibilité de
la Ummah qui, pourtant, depuis la naissance du réformisme musulman n’est jamais sorti de son état de projet, du moins pour ce qui est de sa prétention à représenter une entité politique. 
III- Débats et controverses autour d’un qualificatif  

Au lieu de stériliser le débat en s’agrippant sur un principe dont les défenseurs ont du mal à expliciter le contenu, essayons plutôt de nous pencher sur un autre : celui qui confère à toute culture la possibilité d’inventer sa propre manière de concevoir, d’appréhender ou de vivre le religieux ! Cheikh Touré, l’un des inspirateurs du réformisme musulman, au Sénégal, avait tout simplement, lors d’un colloque en avril 1961, à Abidjan, refusé l’appellation “ islam noir ” pour désigner la forme revêtue par cette religion en Afrique subsaharienne. Il reprochait aux islamologues de vouloir “ coller une étique ” à l’islam, arguant ainsi qu’il n’avait jamais entendu parler de “ christianisme noir ” par exemple. 

Le penseur avait peut-être oublié qu’à la messe, le tam-tam avait remplacé l’orgue chez les Sérères du Sénégal ! Et à Vincent Monteil de lui rappeler : “ quel peuple en embrassant une foi nouvelle avait répudié ses herbes et se feux de
la Saint-Jean ?”. Loin d’être superficiel comme le pensait Paul Marty, par manque de sens sociologique, l’islam africain dans lequel Amadou Hampathé Bâ[22] reconnaît que “ le culte des ancêtres(…) se confond parfois avec la commémoration des saints de l’islam ” est le reflet même de l’appréhension propre au négro-africain du sentiment religieux. Cette appréhension, vu la largeur d’esprit que nécessite sa compréhension, va forcément à l’encontre de ceux qui prônent un islam basé uniquement sur “ le livre et la sunnah ” ou, plutôt, la lecture qu’ils en font. 
Les divergences de vues entre cette catégorie d’islamologues et les tenants d’un islam noir sont irréductibles. Cheikh Ahmed Tidiane Sy, un marabout de
la Tijâniyya sénégalaise, interpellé sur la question du tam-tam dans lequel certains milieux “ puristes ” voient une “ turpitude parmi les œuvres de Satan ”, en a donné une opinion très “ africaine ” irritant nombre de conservateurs. 

Il soutint qu’au contraire, le son du tam-tam lui rappelait Dieu. Le musicien qui joue représente selon lui les êtres humains. La peau du tam-tam et le mortier en bois représentent, respectivement, les espèces animales et végétales. Ce qui, pour lui, symbolise l’union de la créature devant le Créateur. Et, qu’au lieu de se laisser emporter par quelque tentation de Satan, il médite et pense plutôt à ce Dieu Tout-Puissant qui a su mettre en harmonie tous ces éléments pour produire de si beaux sons. Voilà des visions inconciliables montrant la diversité de conceptions de la même réalité qu’est l’islam. Mais une telle diversité du monde musulman, résultat de sa capacité d’adaptation, doit-elle être sacrifiée sur l’autel d’un unitarisme, très souvent, dogmatique ? En tout cas l’introduction de l’islam, au Sénégal et en Afrique noire en général a provoqué un bouleversement et produit un cadre d’échanges. 

Bien entendu, l’islam et les cultures africaines étaient tellement différents et éloignés qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir de conflits. D’ailleurs la religion du Prophète n’a pas été reçue partout sans résistance. On pourrait aisément supposer que l’islamisation de l’Afrique résulterait d’un armistice. Et comme tout armistice, celui-ci a pris en compte les rapports de force. Le rôle de l’islam comme substitut d’un ancien ordre menacé par le colonisateur ne fait aucun doute. Ce sont les régions qui ont le plus longtemps résisté à la pénétration coloniale qui sont les moins islamisées.  Mais, les Africains ont-il toujours adopté l’islam sans lui imprimer les marques de leurs cultures traditionnelles ? Rien n’est moins sûr.  

Là où Vincent Monteil parle de “ négrification de l’islam ”, d’autres comme Joseph Cuoq, soutiennent la thèse d’une “ acculturation du milieu subsaharien par la culture arabo-berbère “.  La longue cohabitation des deux cultures à, certainement, fini par convaincre d’une certaine complémentarité non sans concessions. Une lente adaptation sans heurts va s’en suivre. C’est ce qu’a voulu démontrer Amadou Hampathé Bâ au Colloque d’Abidjan, par ces propos : “ Parlons comme chez-nous ; c’est à dire en images ! Quand l’enfant est petit, on lui donne du lait ; la viande viendra plus tard. Les gris-gris donnent la paix du cœur ; l’islam essaye de les purifier en y mettant le nom de Dieu. Mon arrière grand-père était farouchement opposé à l’islam, et, aujourd’hui, je suis musulman et ne porte jamais de gris-gris. Il faut donner à l’enfant le temps de grandir (…) Et puis le soldat inconnu n’est-il pas aussi un fétiche ? ”. Pour expliquer le succès du modèle soufi initiatique en Afrique noire, Bâ, soutient que c’est surtout son côté mystique, “ caché ” qui a “ fasciné ” les populations. “ Les Noirs sont avides de sciences divinatoires. Les païens n’ont que peu de moyens : l’islam leur a apporté les plus larges satisfactions. Tous les Soudanais, croyants ou incroyants sont de fidèles clients du diseur de choses cachées. Devin ou marabout, pour eux, c’est un tout ”. 

A travers ces propos d’Amadou Hampathé Bâ, un des piliers de la sagesse africaine, nous voyons, comme le disait Senghor, qu’un “ rendez-vous du donner et du recevoir ” s’était désormais fixé entre l’islam, dans son expression mystique, et le contient noir. C’est ce que souligne pertinemment J. Cuoq en parlant d’une “ acculturation réciproque ” où l’on vit “ le milieu originel s’islamiser et l’islam s’africaniser ”.  Les confréries, exogènes comme endogènes, cultiveront cet islam noir qui est devenu une réalité indéniable. Elles offrent, certainement, le cadre idéal à cette foi nouvelle pour être, selon l’expression de Pierre Rondot, “ le bernard-l’ermite dans la coquille de la religion précédente ”. 

Sociologiquement parlant, le sentiment d’appartenance et l’identification au groupe est l’une des caractéristiques fondamentales du noir africain. Les confréries se prêtent bien à ce rôle de groupements communautaires. Et, comme l’eau a tendance à prendre la couleur du récipient qui la contient, nous verrons que désormais, l’islam pouvait aller avec certaines pratiques sociales déjà existantes. Mieux, il les entérinera. Ainsi le cheikh de la confrérie remplaça le patriarche de la tribu déchu par le colonisateur. Les séances délibératoires, ces assemblées “ démocratiques et égalitaires de l’Afrique traditionnelle ” dont parlait Aimé Césaire, qui se tenaient sous “ l’arbre à palabres ”, le penthie, en wolof, auront désormais, lieu dans les mosquées. Même les mariages, à la différence d’autres aires islamiques, y sont célébrés. 

Malgré les critiques acerbes de certains cheikhs pour combattre le système des castes et des hiérarchies, certaines catégories sociales comme les griots, jadis chargés de la musique et de la communication dans les cours royales, vont se reconstituer sur le plan religieux. Ils deviendront chanteurs religieux ou muezzins. Quant aux cheikhs, eux-mêmes, ils sont, la plupart du temps, issus de “ grandes familles ” dont certaines ont connu la royauté. C’est le cas, dans Mouridisme, de Cheikh Ibra Fall, de la lignée de d’Amary Ngoné Sobel Fall à laquelle reviendrait, de droit, le trône du Kayor. 

C’est ainsi que l’Almamy (de l’arabe al-imâm) était synonyme d’Amîru (amîr, émir) chez les Toucouleurs ou Peuls, ethnie à laquelle appartient El Hadj Omar Tall, apôtre de
la Tijâniyya en Afrique noire. Certains historiens ou islamologues, comme Amar Sambe, le considèrent, de manière laudative, comme étant “ du même filon qui produisit les Alexandre, les Mahomet, les Napoléon ”. C’est ainsi que la confrérie, sous sa forme actuelle, reproduit quelques fois, l’échelle sociale traditionnelle. 
De même, s’ils ont découvert le patriarcat chez les arabes ou arabo-berbères et que désormais, dans la nouvelle religion, le califat des confréries se transmettait de père en fils, les Sénégalais ont choisi une métaphore assez significative, rappelant leur attachement au matriarcat d’antan, pour désigner les chefs religieux : doomu sokhna (fils d’une femme pieuse), en wolof.  

Il faut, en outre, souligner un certain syncrétisme religieux dans les pratiques et conceptions de l’islam en Afrique noire. Le fameux gris-gris “ africain ” se fabrique, avec l’islamisation progressive, en y ajoutant, désormais des versets coraniques. Il y a, aujourd’hui, des marabouts qui expliquent que c’est pour répondre à ce besoin du musulman de se protéger par la parole de Dieu. Ils s’appuient sur l’existence, dans le coran, de deux sourates (113 et 114) communément appelées al-mu‘awwidhatayni (les deux protectrices). Ils soutiennent, ainsi, qu’à défaut de pouvoir les réciter, en arabe, les analphabètes pour les attacher autour de la taille. Il est, aussi, courant d’entendre dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, expliquer l’interdiction de la viande de porc, en considérant cet animal comme un simple totem des musulmans ! Cette sorte d’” harmonie ” entre les deux “ cultures ” est due à l’action des premiers grands cheikhs tels que Ahmadou Bamba et El Hadj Malick Sy qui, par le biais du système confrérique, ont fait de l’islam un facteur de cohésion sociale. 

Une lettre en date du 2 octobre 1911, adressée au Lieutenant français Clozel dont nous avons parlé plus haut, faisait déjà état de cette nouvelle situation : “ l’islam a donné aux races indigènes primitivement divisées une certaine cohésion et une sorte de personnalité religieuse et civile qui leur tient de nationalité ”. Ce passage, malgré le ton méprisant qui le caractérise, rend compte de l’attention particulière que les autorités coloniales françaises prêtaient aux “ affaires musulmanes ”.  On peut expliquer cette réussite par une “ adaptation sociologique ” dont parlait Cheikh Tidiane Sy qui, évoquant le rôle du fondateur de la confrérie mouride, soutient : “ il s’est opéré un syncrétisme remarquable sur la base d’une réinterprétation des dynamismes propres à la société wolof et à la tradition islamique telle que Bamba entendait le véhiculer et que seule cette symbiose pouvait amener les wolof à admettre, progressivement, les changements qu’impliquait leur adhésion à la religion musulmane ”. Seul ce processus d’acculturation réciproque pourrait offrir des grilles de lectures afin de comprendre la situation de l’islam en Afrique noire. 

Il est évident que le phénomène de conversion n’a jamais été un processus unilatéral. Quand un peuple se convertit à une religion, cette dernière aussi s’ouvre a lui et renégocie le sens de son message pour mieux le faire accepter. CONCLUSION  

L’islam, au sud du Sahara, a su se conformer afin de mieux attirer, aux réalités socio-historiques des peuples qu’il a conquis. Les confréries et leurs marabouts, au-delà de leur rôle purement religieux sont impliqués dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. C’est d’ailleurs sur ce dernier plan qu’il fait le plus parler de lui ces dernières années. De simples acteurs religieux, les organisations confrériques sont devenues de véritables forces politiques incontournables au Sénégal. Malgré l’émergence de mouvement islamistes venus critiquer, selon leurs termes, l’immobilisme et l’archaïsme de ces structures, leur force ne fait que grandir. D’ailleurs, ces mouvements changent, aujourd’hui, de stratégies en se rapprochant des confréries afin de réaliser ce qu’ils appellent “ une société véritablement islamique ”[23]. Il est certain que seule cette voie conciliatrice est en mesure de maintenir intact le succès de la religion du Prophète en terre africaine. 

L’islam s’est fait accepter par la voie du soufisme. Ce dernier, vu sa forte connotation mystique, offre à des Africains avides de symboles, un cadre d’épanouissement religieux adapté à leur milieu originel. Cet islam confrérique reste, aujourd’hui, le principal rempart contre l’islamisme radical qui secoue plusieurs régions du monde. Cependant, il faudrait être attentifs aux évolutions récentes marquées par la déception des certaines couches vis-à-vis des confréries vues comme des alliés du pouvoir et l’influence grandissante des doctrines venues d’Arabie. Même si  les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ? Cette histoire façonnée par la colonisation, l’émergence d’élites religieuses et une quête d’identités nationales en perpétuelle reconstruction semble avoir vocation à se répéter. N’empêche que jusqu’à présent la reconnaissance de cette spécificité au-delà des qualificatifs pose un problème certain. 

Seule le prise en compte de ces réalités, dans un esprit de respect des différences pourrait aider à une meilleure compréhension de l’islam africain qui n’a jamais été en périphérie du monde musulman.  Toutefois, l’implantation de la religion musulmane en Afrique occidentale, est le fruit d’adaptations sociologiques et de négociations de sens. Ne dit-on pas, souvent, qu’en Afrique l’islam ne s’est pas imposé mais qu’il s’est plutôt substitué ? 



* E-mail : bakary.sambe@gmail.com   [1] -Négritude : Le mouvement de la négritude est né à Paris dans les années 35. Sous l’égide de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire, Il regroupait des étudiants originaires d’Afrique ou des Antilles. Son action  était guidée par une revendication d’une culture et d’une civilisation propres aux « nègres » appellation que ces étudiants revendiquait et en faisaient l’objet de leur fierté face aux théories racistes de l’époque. Un racisme anti-raciste comme aimait-on à le qualifier. [2] – Ummah : Nous utilisons ce terme non pas pour désigner une entité politique supra-nationale , comme le font beaucoup, mais toutes les formes d’existence soient-elles imaginaires ou mythiques. Voir à ce propos notre article « Religion et politique internationale : incertitudes d’une imbrication » dans Le Soleil, quotidien national du Sénégal, édition du 27 septembre 2001.  

[3] – Tabula rasa : Il fut une idée répandue selon laquelle, l’Afrique noire était dépourvue de toute organisation politique voire sociale avant l’arrivée des colonisateurs. Cette thèse visant à justifier l’intrusion coloniale, est, malheureusement défendue par des historiens contemporains comme Bernard Lugan de l’université Jean Moulin Lyon III. [4] – Hérodote utilisait cette expression pour désigner le commerce transsaharien qui se pratiquait entre les deux rives du Sahara depuis le moyen âge. 

[5] – Les empires africains médiévaux étaient célèbres pour leur richesse en or. Cette richesse légendaire était en fit la cible de toutes les convoitises. La tradition orale raconte que le Roi du Mali, Mansa ou Kankan  Musa, sur la route du pèlerinage à
la Mecque fit tellement de cadeaux en or en Égypte que le cours du métal jaune s’effondra pendant plusieurs années  
[6] – voir à ce propos le remarquable travail de Bahija Chadli de l’Université Aïn Chock (Casablanca) en éditant l’ouvrage de Bello « Infâq al-maysûr fî târikh bilâd takrûr ». Publications de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. Université Mohammed V. 

[7] – Voir à ce propos la thèse de Bakary SAMBE « l’islam dans les relations arabo-africaines », sous la direction de M.Chérif Ferjani, IEP Université Lyon 2, décembre 2003. [8] – Mourîdiyya : Cette confrérie est fondée par cheikh Ahmadou Bamba. Elle est aujourd’hui l’une des plus populaires du pays grâce à sa grande diaspora, en Europe et aux Etats-Unis qui lui assure une véritable indépendance financière.  

[9] Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes [10] Mbaye El Hadj Rawane:La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141. 

[11] – voir son Discours sur le colonialisme. [12] R. Mbaye: ibid p142.  

[13] – l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques » [14] – Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane. 

[15] – Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève) [16] Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons. 

[17] – sa ville natale au nord du Sénégal. [18] – surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul. 

[19] Appel de Tivaouane. [20] M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104.  [21] – BADIAN Seydou : Sous l’orage, Présence Africaine, Paris 1963, pp144-145. Le personnage  en s’adressant aux jeunes du village, finit d’ailleurs par cette phrase qui pourrait faire méditer : « Je ne suis pas musulman ;  j’ai choisi cet exemple parce qu’il illustre bien ce que j’ai à vous dire : je sais que la volonté de bâtir votre pays vous anime  mais croyez-moi, vous ne  ferez rien par la force ». [22] – Amadou Hampaté Bâ est un grand penseur et homme de lettres nigérien qui s’est beaucoup penché sur le soufisme et sur la sagesse africaine. Il est l’auteur de Vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara (Seuil, 1980). Il y évoque les enseignements de la tijâniyya dont il serait adepte.  

[23] – voir notre article dans Prologues 2005 « Pour une ré-étude du militantisme islamique au Sud du Sahara » où nous insistons sur la nécessité d’un renouvellement des paradigmes dans l’approche de l’islam africain et de son évolution. 

Samedi 27 septembre 2008

La Tijâniyya dans l’Hexagone :

pour une reconnaissance de la diversité de l’islam en France

Par Bakary SAMBE

Confrérie religieuse de rite malikite en majorité, la Tijâniyya[1] née à la fin du XVIII ème siècle en Algérie, tire son nom de celui du fondateur Sîdî Ahmad Tijânî, saint mystique née en 1727 à ‘Aïn Mâdî, dans la région de l’Aghouat, porte du Sahara algérien.

Ce grand théologien, soufi et fin lettré aura des milliers d’adeptes à travers le monde musulman. Cependant, la spécificité de la Tijâniyya est qu’elle parviendra, très vite, à embrasser différentes cultures et peuples tout en maintenant ses pratiques homogènes dans leurs forme et contenu. Ainsi, de l’Algérie au Maroc voisin, les adeptes tijânis ont su, grâce au travail éducatif des muqaddams, créer des liens spirituels, soudés par la pratique du wird et de la Wazîfa.

Les grands centres tels que Abû Samghûn, en Algérie, berceau de la Tijâniyya, et Fès où le saint Tijânî, trouvera refuge dans le Maroc sous Mûlây Sulaymân, seront des creusets d’enseignement éclairé, de dialogue fécond et de solidarité active. Nombreux sont les témoignages qui attestent qu’on y dispensait, à la fois, les enseignements du Prophète en général, l’amour du prochain et le dialogue avec les Gens du Livre, ces frères en piété.

La foi et la fraternité étant, par essence transfrontalière, Sîdî Ahmad Tijânî, saint parmi les éclairés de son époque, réunira autour de lui des adeptes qui fréquenteront avec assiduité et ferveur ses enseignements, au cœur même de l’Université Qarawiyyîn de Fès, espace de lumières scientifiques maghrébin qui abrita, notamment, les brillantes pensées d’Ibn Khaldûn et de Moïse Maïmonide.

Ainsi, la zâwiya de Fès, lieu d’exégèse du Coran et de célébration de la Tradition musulmane, jouera, sans conteste, un rôle fondamental dans l’expansion pacifique de l’Islam en Mauritanie voisine, et au-delà, en Afrique de l’Ouest et dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Cette expansion paisible de l’islam fut,, en grande partie, le fruit du travail éducatif et d’enseignement des Muqaddams africains de la Tijâniyya. El Hadji Omar Tall (né en 1796-97), l’exégète des Jawâhir al-ma ‘ânî, la référence ultime de la Tijâniyya, fut le véritable apôtre de la confrérie Tijâniyya en Afrique noire. C’est de son école que sont sortis les futurs grands muqaddams tels que Cheikh El Hadji Mâlick Sy de Tivaouane, Cheikh El Hadji Abdoulaye Niass de Kaolack, respectivement au Nord-ouest et au centre du Sénégal, et tant d’autres. C’est par un travail d’éducation religieuse et d’enseignement de l’islam et, très souvent, par le biais de la Tijâniyya qui assurera une islamisation en profondeur de l’Afrique noire, que la religion musulmane se répandit à une grande échelle en Gambie, au Sénégal, en Guinée, au Nigeria, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Burkina Faso, au Mali et au Tchad.

La Tijâniyya compte désormais des dizaines millions de d’adeptes rien qu’en Afrique noire sans compter les innombrables disciples disséminés à travers le monde arabe malgré la persécution intellectuelle et politique qu’y subit le soufisme en général.

Maghrébine de naissance et d’épanouissement, négro-africaine d’adoption et de vulgarisation, la Tijâniyya compte en France de nombreux adeptes dont le chiffre exact n’est capté par aucune statistique.

Se voulant humbles et tolérants, sages et modérés, les Tijânes de France célèbrent le culte de Dieu et la fraternité tijânie dans la sérénité et la discrétion. Dispersés dans la Cité, dépourvus très souvent de repères (zâwiya, mosquées) nécessaires à un plein épanouissement spirituel.

Ils s’efforcent, dans leur grande majorité, de vivre dans l’harmonie les Tradition musulmane, les cultures d’origines et les devoirs de la citoyenneté au pays d’accueil et d’adoption. On peut dire qu’ils sont, eux aussi, dans ce mouvement général d’une quête des lignes d’équilibre dynamique entre tradition religieuse et culturelle d’une part, modernité et laïcité dans la république citoyenne, d’autre part.

Tradition et modernité ou tradition dans la modernité ? l’équation, comme on le sait, n’est jamais simple à résoudre ; cet équilibre et cette harmonie difficiles à trouver par ou pour les Musulmans de France. Ces points d’équilibre sont d’autant moins faciles à déterminer que les adeptes français de la Tijâniyya sont à la marge des structures « représentatives » des musulmans de notre pays. Ceci n’est pas du fait d’un manque d’intérêt pour l’organisation du culte musulman et ses structures existantes, mais par ce qu’ils sont incompris voire rejetés car ayant une autre vision de la chose islamique par ceux qui développent souvent un unitarisme quelque peu dogmatique. Leurs pratiques sont considérées par certains tenants du salafisme, et parfois au-delà, comme relevant de bid‘a , « innovations blâmables » dans l’acception étriquée de l’islam chez certaines franges radicales.

Le fait n’est point nouveau si l’on se rappelle les multiples péripéties ayant marqué les rapports entre les tenant du légalisme religieux souvent en connivence avec le politique et ces chercheurs de spiritualité et de paix intérieure. Ajoutons à cela, tous les facteurs, renvois et amalgames historico-politiques qui ont accentué, au Maghreb comme au Machrek, le bannissement du soufisme et de ses confréries, pour mieux saisir cette incompréhension.

Pourtant le soufisme tel que le préconise la Tijâniyya pourrait être un remède à ces maux auxquels on essaye,  parfois à tort, de trouver des justifications religieuses et qui ne sont qu’une parmi plusieurs formes d’expression d’ignorance ou d’occultation des fondements humains et universels de l’Islam.

Au cœur de cette situation, aggravée depuis le 11 septembre 2001, où l’amalgame entre Islam et Islamisme, musulmans paisibles et extrémistes militants, anime les débats stériles opposant les prophètes de l’apocalypse et du Choc des civilisation, les enseignements de la Tijâniyya pourraient aider au retour à un débat fécond malheureusement occulté par le sensationnel. Celui de la fraternité dans la piété et la dévotion d’un Dieu unique, dieu du cœur ou de l’amour tout simplement.

Si l’islam est un, les façons de le vivre sont certainement plurielles autant que le sont les musulmans dans leur diversité et la pluralité des rites et des écoles d’exégèses auxquelles ils se réfèrent. Il ne faut pas oublier que la diversité n’est pas le propre de l’islam. C’est par nature, le propre de l’Homme. Les nouveaux défis de notre laïcité sont, d’ailleurs, dans cette exigence de reconnaissance et d’égalité de traitement de toutes les croyances dans une société de plus en plus multiconfessionnelle, si elle veut continuer à jouer son rôle pacificateur des rapports sociaux et des relations humaines. Là est le fondement même de cet immense besoin de comprendre l’Autre, d’aller vers lui.

Ainsi, les adeptes de la Tijâniyya, en France, malgré leur grande diversité fruit, entre autres, de la différence des obédiences et des affiliations, caractéristique de tous les courants soufis, essayent de se retrouver et de retrouver leurs concitoyens quelle que soit leur religion ou croyance.

Ils sont organisés en dâ’ira ou hadra et se réunissent régulièrement pour des dzikr (invocation) collectives les vendredis ou à des jours où ils n’ont pas de contraintes professionnelles. Sans réellement disposer de mosquée ou de zawiya où ils peuvent pratiquer dignement leur culte, ils essayent de donner corps à leur solidarité confrérique et de vivre une spiritualité intérieure et paisible loin des préoccupations militantes ou des considérations politiques et indépendants de toute tutelle.

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C’est dans ce sillage que sont nées depuis les années 1960 et même bien avant, des regroupements confrériques à travers la France comme dans des pays voisins (Belgique, Suisse et récemment l’Italie). Les communautés tijânies sont présentes, en France, notamment en région parisienne à l’instar de celles qui se retrouvent dans le cadre des Dâ’iras sénégalaises, maliennes, ou de l’Association Tijâniyya France-Afrique Solidarité présidée par le Muqaddam Mouhammed Benelmihoub. D’autres hadra -s, plus ou moins importantes, sont implantées à Bordeaux, Lormont, Lille et Grenoble. Grâce, aussi, au travail de l’imâm Assane Cissé, disciple de la branche niassène de Kaolack (Sénégal), des zâwiya tijânies sont, aujourd’hui implantées en Angleterre et dans plusieurs Etats d’Amérique.

En février 2005, pour la première fois, une Grande Mosuqée (celle de Lyon) accepta qu’y soit organisé le 1er Forum National sur la Tijâniyya, accueillant des délégation de Marseille, d’Aix-en-Provence, de Grenoble, de Perpignan, de Paris etc, avec des travaux publics et ouvert à tous. Ce fut l’occasion de revisiter l’héritage de cette confrérie et de réfléchir sur les moyens de partager ses enseignements, son message de paix et d’amour par un travail de vulgarisation et de publication. Les Tijânis se sont donné rendez-vous à Marseille en 2006 pour la seconde édition du Forum qui sera précédé, à la rentrée, des Assises de la Tijâniyya, en Région parisienne afin de pouvoir échanger avec le plus grand nombre de nos concitoyens et de réfléchir sur l’islam, le dialogue inter-religieux ainsi que les nouveaux enjeux du soufisme. L’islam de France gagnera, certainement, par une plus grande reconnaissance de la diversité des réalités musulmanes.

Reste maintenant que de telles initiatives soient soutenues ou au moins reconnues et que les adeptes d’une telle confrérie, au regard de leur nombre et de leurs initiatives en faveur d’un islam de paix et de tolérance, sortent de leur marginalité et trouvent des moyens dignes de vivre pleinement  et plus sereinement leur spiritualité.

Contactez le Forum national sur la Tijaniyya : tijaniyya.france@laposte.net



[1] – Pour les principes et enseignements de la Tijâniyya voir l’article à ce sujet sur oumma.com (février 2005).

http://www.oumma.com/article.php3?id_article=1387&var_recherche=tijaniyya

Les partis politiques et le pouvoir : La démocratie sénégalaise est-elle piègée ?

Samedi 27 septembre 2008

Les partis politiques et le pouvoir :

la démocratie sénégalaise piégée ?
 

Par Bakary SAMBE

La situation politique confuse du pays fait qu’on oublie les priorités nationales et s’attache aux moindres détails et propos. Le climat malsain dont rend compte la stérilité du débat est le fruit d’une lassitude des citoyens, voire d’une léthargie politique qu’on veut masquer avec un recours constant au religieux et à ses symboles. Depuis l’avènement de l’alternance, les vraies attentes du peuple sont déçues de jour en jour et ne trouvent que peu de réponses. On ne peut en faire endosser la responsabilité au seul parti au pouvoir, car elle est partagée par toute la classe politique qui cherche ses marques depuis le séisme du 19 mars 2000. Pourtant, il semblait que les Sénégalais avaient saisi l’inutilité des discours creux après avoir bravé tous les tabous (socioculturels ou prétendus religieux) et ouvré pour une alternance politique pacifique dont le monde entier s’était ému, à l’époque. Le pouvoir socialiste qui a régné sur le pays depuis son indépendance, avait été désavoué à cause de ses incohérences et de ses erreurs politiques. Dans ce contexte, l’alternance était comme la bonne nouvelle ; la nouvelle ère qui allait s’ouvrir sur la voie d’un développement harmonieux où le citoyen ordinaire qui, jadis, ne servait que la machine électorale, devait être écouté, pris en compte. L’honnêteté voudrait que l’on avoue l’ampleur de la déception. Loin de vouloir réécrire un livre noir de plus pour contredire les pages du «livre blanc» noircies de réalisations réelles ou supposées et que d’autres conçoivent comme un simple projet de plus, il faut déplorer une situation qu’on croyait révolue. Les politiciens de notre pays (toutes tendances confondues) semblent décalés par rapport aux besoins et aux aspirations des simples citoyens que nous sommes. Au moment où les problèmes sont légion, les acteurs politiques, aussi bien du pouvoir que de l’opposition, sont préoccupés par les luttes d’influence, les querelles de clans, obnubilés par le partage du pouvoir et les guerres de positionnement. A-t-on oublié les soucis quotidiens de goorgoorlu qui n’a que faire du Cpc et de la Cap 21 et, encore moins, des manoeuvres en vue de contrôler des tendances ou des partis ? On dirait qu’on est dans une situation où, plus que jamais, les promesses électorales sont renvoyées aux calendes grecques et que les partis politiques confirment, de plus en plus, leur nature oligarchique dont parlait Roberto Michels, au début du siècle. Dans notre pays, il s’y ajoute une ostentatoire manipulation du sacré et de ses symboles par des politiciens en panne de projets réalistes et crédibles.
On pourrait croire aux partis politiques si seulement ils étaient la résolution apportée par le régime démocratique à la contradiction des opinions dans l’espace social. Certes, la viabilité d’un système politique démocratique peut se mesurer à l’aune de la multiplicité des partis exprimant la dialectique du particulier et du général. Mais, faudrait-il encore que les partis jouent leur véritable rôle : représenter la possibilité, pour chaque citoyen, de passer du domaine privé au champ du public et ainsi contribuer au débat commun et à la construction d’une unité ou cohésion, dans le cadre d’un contrat social qui relativiserait la conflictualité inhérente à la coexistence et au choc des intérêts particuliers.

Les partis, tels qu’on les observe au Sénégal, au lieu de s’investir dans leur rôle de médiation, semblent se dresser en obstacles dans l’espace «démocratique» en limitant la participation citoyenne à celle aux différentes consultations électorales qui rythment le calendrier institutionnel, négociable à volonté. A observer les formations politiques au Sénégal, on est bien en droit de se demander si l’on n’a pas oublié que la naissance des partis était corollaire à l’invention de la société «représentative» telle que rêvée par J. J. Rousseau. Ainsi, de la ferme foi en une simple institutionnalisation du débat et la mort des factions, par l’intégration des partis dans le système politique, renforçant la reconnaissance définitive de l’Etat, on est en face de la désillusion que constitue le détournement des objectifs initiaux des formations politiques. Dans notre pays, l’organisation et le fonctionnement des partis confirment, de jour en jour, leur nature antidémocratique. Instituant un désengagement à la fois des chefs et de la masse «militante», les partis politiques sénégalais semblent, quelques fois, se livrer à une véritable oppression des consciences individuelles et des citoyens broyés entre la machine de l’organisation et les logiques partisanes. La masse qui devrait être à l’origine des idées et des orientations, se retrouve soumise aux dirigeants auxquels, sans moyens de contrôle, elle accorde sa confiance. Pire, les chefs de partis, mus par des intérêts personnels, se réduisent à de simples porte-parole piégés d’une gigantesque machinerie qu’ils croient contrôler.

En même temps que celle des masses dépourvues de pouvoir de contrôle, la conscience des dirigeants se dissout, ainsi, lorsqu’elle ne s’évapore pas. Au Sénégal, où la fonction du parti reste souvent indéfinie et floue, la notion de responsabilité en même temps que celle de clivage gauche/droite appartenant à d’autres contextes socio-historiques, fait de moins en moins sens.

On crée des formations politiques par simple volonté de dissidence motivée par le mécontentement issu du partage du gâteau ou, comme il est malheureusement courant, pour finir en «partis de contribution.» Le politicien crie, alors, son opposition en attendant qu’un strapontin se libère par la défection d’un allié venu grossir les rangs de ce qu’il est convenu d’appeler l’opposition. Là encore, c’est le citoyen qui se trouve lésé, son droit confisqué, sa parole noyée et ses aspirations emportées par la vague de promesses électorales sans lendemains, sinon ceux des précédentes sans cesse reproduites.

Il n’est même pas nécessaire, dans le cas de notre pays, de s’interroger sur les paradoxes de la représentativité en démocratie ou encore sur l’élitisme comme symptôme d’un dysfonctionnement du système. Les jeux sont malheureusement plus clairs : on fait du militantisme alimentaire et l’on met toujours de l’eau au moulin de Jean François Bayart et autres politologues qui ont très tôt compris qu’en Afrique, la «politique du ventre» n’était pas un concept creux.

Les partis politiques, au pouvoir comme dans l’opposition, au lieu d’aider à ordonner des discours hétérogènes qui doivent être nécessairement domestiqués pour maintenir un espace démocratique de dialogue fécond, conformément à leur rôle de médiation, participent à la négation de la conscience politique chez les citoyens ordinaires par le système de rétribution matérielle et/ou symbolique. Rien que par leur fonctionnement interne, les partis stigmatisent les dérives inhérentes à la démocratie même, comme la confiscation du pouvoir par l’oligarchie, l’élite (?) qui s’aristocratise ou encore la gérontocratie détournant les objectifs du droit d’aînesse, en instaurant une véritable violence symbolique ainsi érigée en mode de régulation par dépit.

Autrement dit, on se retrouve devant la même situation décrite par Roberto Michels ou encore décriée par Ostrogorski, à la veille de la Première Guerre mondiale, où l’oligarchie communiste s’embourgeoisait. Malheureusement, au Sénégal, où le processus politique à la base de notre relative stabilité est en construction, on peut déjà parler d’un désenchantement démocratique dont la mécanique des partis, la complicité du peuple (piégé par le militantisme alimentaire), et l’oligarchie (manipulant une masse pourtant éprise d’idéaux démocratiques) sont à la base. Cette situation ne peut être mieux illustrée que par la structuration des partis politiques sénégalais et l’ambiance qui règne à l’Assemblée nationale. Les partis ne s’occupent plus que de la conquête des postes électifs lorsque la course aux mandats devient une fin en soi pour les entrepreneurs politiques. Dans ce schéma, l’instrumentalisation des adhérents aux partis suit le rythme du calendrier électoral qui se confond avec celui institutionnel. Ceux qui sont investis d’une fonction, finissent par être habités par cette fonction. Un élitisme paradoxalement «républicain» favorise, dans notre pays, une prise de distance avec les électeurs. Ces derniers deviennent habitués jusqu’à s’y résigner à un même scénario : après la conquête du pouvoir, son exercice décevant et arrogant lui ôte jusqu’à la légitimité des urnes et l’on frôle son occupation qui, pourtant, comme le prônait Léon Blum, n’était souhaitable que pour défendre la démocratie.

Le plus dur dans la mainmise de l’élite ou de l’oligarchie sur le parti est que cette dernière devient conservatrice et jalouse de sa position qui guide désormais sa «raison» et ses choix se muant, progressivement, en calculs. Au Sénégal, c’est la masse dépossédée de son pouvoir d’influence qui subit la politique d’en haut et ses mécanismes routiniers. C’est bien par ce processus que les mentalités évoluent négativement malgré l’électrochoc bénéfique du 19 mars qui semblait avoir enseigné à nos concitoyens que le bulletin de vote était une arme redoutable contre «l’occupation du pouvoir» ainsi que la manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques.

Mais le plus inquiétant c’est que cette dernière ruse n’est plus l’apanage des formations au pouvoir, mais séduit tous les partis politique qui rivalisent d’ardeur, l’important étant, pour eux, d’arriver au palais-paradis et de mieux en user avec des moyens symboliques et matériels beaucoup plus étendus. Comme il ne s’agit plus de rivaliser avec des projets et des offres politiques lisibles, on s’en remet à des méthodes qu’on croyait rangées dans le tiroir des illusions !

Notre propos n’est pas de nier la place des partis politiques dans le fonctionnement démocratique, mais de s’interroger sur l’efficacité présente de leur rôle dans la construction de notre jeune démocratie. Loin de tout nihilisme, nous sommes, cependant, en droit de constater que les partis politiques sénégalais n’ont pas encore véritablement joué leurs différents rôles : de la médiation au contrôle du pouvoir, en passant par sa réelle démocratisation au sens d’une participation citoyenne plus généralisée. Face à cet état de fait, il n’est pas déraisonnable de penser aux solutions alternatives. La société civile est dans l’obligation de se libérer et de libérer les citoyens de la tutelle négative des machines partisanes afin de «stimuler, renforcer, conforter toutes les énergies individuelles et sociales», comme le suggère Noam Chomsky, dans l’intérêt de la survie du modèle démocratique. La capacité de mobilisation autonome des membres de la société civile, leur enracinement social, mais surtout leur conscience de l’intérêt général qu’ils ne doivent jamais perdre, pourraient faire d’eux une alternative crédible. La liberté de pensée faisant défaut aux formations partisanes, et qui s’y règne encore prédispose la société civile à jouer le rôle de laboratoire d’un avenir se démarquant des leurres des Etats, soumis au diktat du parti, qui croient se consolider en se privatisant, et de la mondialisation de plus en plus capitaliste.

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Samedi 27 septembre 2008

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Par Bakary SAMBE

« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief ». Ces propos de La Rochefoucault, résument l’attitude d’esprit nécessaire pour appréhender l’œuvre de Seydi El Hadji Malick Sy. Si Maodo répugnait de parler de lui, c’est qu’entres autres, la figure symbolique de la Tijâniyya se distinguait, dès le début, par son refus de s’attirer des disciples en se trouvant des qualités de thaumaturge, avec des miracles. Faisant du Prophète que l’on célèbre son modèle, il ne parla point de lui, se conformant au principe de modestie, viatique des hommes de Dieu sur le chemin de la spiritualité. Il lui fut attribué ce vers qui traduit son état d’esprit : sawfa tarâ idha-njala-l ghubâru / a farasun tahtaka am-himâru (Lorsque la poussière se dégagera, l’on pourra distinguer les vrais cavaliers !).

Mais ses contemporains comme ses successeurs ont aidé dans de nombreux écrits à saisir bien des aspects de son œuvre ce patrimoine légué aux générations suivantes.

Parmi les nombreux témoignages sur Seydi El Hadji Malick Sy, ceux de Sîdi Ahmad Sukayrij, auteur entre autres du Kashf al-Hijâb véritable répertoire des noms qui ont fait l’histoire de la Tijâniyya, par ailleurs ancien Cadi de Settât au Maroc, auteur, par ailleurs, des remarquables calligraphies de la Grande Mosquée de Paris. Il a eu des échanges épistolaires avec Seydi El Hadji Malick Sy dans lesquels, il met en exergue les éminentes qualités de ce dernier. A part les témoignages posthumes dans la correspondance que reçut la famille de Maodo, Cheikh Ahmad Sukayrij avait, dans une lettre témoigné de son admiration et de son estime pour le guide spirituel en qui il reconnaissait une noblesse de l’esprit à son plus haut degré ( laqad malaka fil majdi a’ala martabatin), un dépositaire de toutes les qualités de la sainteté (wa waritha fil wilâyati a’ala manqibatin), de la vertu, de l’obligeance et la distinction sur tous les sentiers de la grandeur (‘abal-fadli fî kulli-l-masâliki).

En fait Cheikh Ahmad Sukayrij voit en Maodo cette noblesse de l’âme, viatique vers la perfection, tellement, comme il le dit, il portait bien son nom « Mâlik » et en incarnait le sens même (Wa asbaha mâlikan isman wa wasfan/ wa akhlâqun lahû fîhâ kamâlu).

Ce témoignage épistolaire est corroboré plus explicitement dans un autre ouvrage du grand Muqaddam marocain, rédigé comme son Radd akâdhîb al-muftarîna ‘alâ ahlil yaqîn, pour apporter les preuves de la totale inscription de la Tijâniyya dans la sunna du Prophète Muhammad. Il lui donna comme titre Jinâyat al Muntasib al-‘anî Fî mâ nasabahû bil kadhib Li –Shaykh Tijânî et y recense les accusations gratuites faites à la confrérie, pour les démonter avec verve et preuves à l’appui. C’est cet ouvrage qu’il a choisi pour présenter, Seydi El Hadji Malick Sy, aux côtés d’El Hadji Omar et d’autres illustres personnages, en ces termes : « Parmi ceux qui ont brillamment écrit et composé de manière bénéfique sur la Tijâniyya, on peut citer le legs béni des anciens aux générations suivantes, habitant dans la région du Sénégal, le grand muqaddam, feu Seydi El Hadji Malick ibn Othman. Il a éclairé l’élite comme le commun des mortels en levant le voile (sur les connaissances). Quiconque se penche sur ses œuvres aura la certitude que l’auteur fait partie des grands hommes de Dieu (Kummal al-rijâl) qui ont reçu la grande ouverture divine (‘al-maftûh alayhim). […] Il s’est consacré sa vie durant à l’éducation et a initié un nombre inestimable de disciples à la Tarîqa qui ont témoigné de son observance des recommandations divines, de son intransigeance dans l’adoration de Dieu, de sa disponibilité à servir son pays et ses Hommes tout en se détournant de ce qu’ils possèdent. Tout ce que je viens d’énumérer me vient des témoignages à son sujet… » (p.81)

Dans l’élégie funèbre composé à la disparition de Maodo, Serigne Alioune Guèye peignait un personnage dont les traits moraux sont sans nul doute, ceux d’un guide proche de ses disciples. Après l’avoir qualifié de « Imâmul askhiyâ , le chef de file des généreux », l’un des plus grands muqaddams de Maodo voit en lui le substitut des différents rôles sociaux et en fait un guide complet (huwal badalul mardiyyu). Son rôle éducatif illustré par les qualités scientifiques et morales de ses disciples, s’avère une réalité perpétuée et reconnue par ses derniers. Voici que l’un de ses plus illustres disciples, Serigne Alioune Guèye s’arrête sur les qualités et dons du maître dans huit vers de son « dâliya » poème en « dâl » comme le fit, dans la même « qâfiya » (rime), Hasân Ibn Thâbit à la disparition du sceau des prophètes Seyyidunâ Muhammad. Certes les disciples de Maodo pleuraient un maître spirituel hors pair. Mais c’est le savant irremplaçable qui, désormais, allait leur faire défaut. Serigne Alioune Guèye le dit en des termes à la fois révélateurs et touchants en pleurant celui en qui il admirait le mystique dégageant le sens des réalités et des vérités éternelles « al-haqâ’iq », le maître dont la pédagogie et le goût de transmettre cultivaient la curiosité chez l’apprenant dévorant ainsi les livres et les traités (Wa man lî bi ikhrâjil haqâ’iqi nâsihan/ wa man lî bitadrîsil kitâbi wa musnadi ».

Pour dire la grande perte que constitue la disparition de l’illustre maître, il traverse le vaste champ des connaissances auxquelles Maodo a consacré sa vie, de la science des lectionnaires coraniques, des belles lettres arabes, de l’arithmétique, du Fiqh, de la grammaire, de la logique aritotélicienne qui depuis les Abbasîdes (8ème siècle) avait influencé la pensée islamique au-delà des mu‘tazilites, de la rhétorique, de l’herméneutique, à la sîra (l’hagiographie du Prophète cf. l’inimitable Khilâsu Zahab) en passant par l’astronomie, les fondements du Fiqh (Ilm al-usûl) et la métrique ‘al-‘arûd) qu’Al-Khalîl Ibn Ahmad al-Farâhîdî de Bassora, avait systématisé par ses fameux cercles concentriques, au IIème siècle de l’Hégire.

Mais le plus remarquable de l’expérience de Cheikh El Hadji Malick Sy est le sens de la mesure et la conscience de l’équilibre entre la Sharî’a et la haqîqa dont parlait le Professeur Rawane Mbaye. Il a su rester, sa vie durant, ce « pôle d’attraction » entre les deux domaines de la connaissance, s’appuyant merveilleusement, sur une donnée essentielle que le saint Coran qualifie de meilleur viatique vers le vrai monde al-Taqwâ, traduit et certainement réduit à la « crainte de Dieu », état non mesurable parce qu’intérieur, mais qui se manifeste par les actes. Tous ceux de Maodo, d’après les témoignages de ses contemporains, reflètent cette conscience intime de Dieu.

S’inscrivant dans la pure tradition Seydina Cheikh Ahmed Tijâni, El Hadji Malick Sy a tenté et réussi cette expérience soufie innovée par la Tijâniyya. Comme le prône cette confrérie, Maodo a pu allier éducation spirituelle et plein engagement dans le monde d’ici bas, cette sorte de « retraite au milieu de la société », une tarbiya au-delà de l’abstraction, décelable au visu (‘al-hâl) et à l’action (‘al-himma) tendant résolument vers l’istiqâma, la droiture (Wa man lî bi ‘ustâdhin yurabbî murîdahû/ bilâ khalwatin bal himmatin mithla ahmadî, pleure Serigne Alioune Guèye).

Seydi El Hadji Malick Sy s’est appuyé sur les intarissables ressources spirituelles de la Tijâniyya en rompant avec le mysticisme des refuges et de l’isolement (comme dans la khalwatiyya), synthétisant l’enseignement de Seyyidunâ Muhammad jusqu’à parvenir à la « sacralisation des actes quotidiens » dont parle Cheikh Ahmed Tidiane Sy.

De ce fait, l’enseignement de Maodo s’inscrit dans le traditionnel schéma triptique où, après l’acte de foi (Imân), la soumission manifeste et sincère à Dieu (Islâm), l’aspirant cherche à parfaire son rapport à l’Etre Suprême par l’Ihsân ; l’état ultime où la conscience de Dieu guide les pas du néophyte dans sa quête de la félicité. Un tel projet ne pourrait être mené à bien sans que son porteur se soit agrippé à la Sunna du Prophète (PSL) dont il suit les traces, ‘alâ nahji rasûl, comme le dit Serigne Alioune Guèye.

Il est vrai que c’est dans ce domaine de l’observance de la sunna prophétique que les témoignages sur Seydi El Hadji Malick sont sans appel. Ainsi Seydi Tijane Ibn Bâba al-‘Alawî, s’arrête, dans l’élégie dédiée à Maodo, sur sa rigueur et son souci de référentialité en matière religieuse. Il lie cet aspect de la personnalité de Seydi El Hadji Malick Sy à son attachement au Prophète. C’est à dire que Maodo a toujours su faire vivre le principe de l’amour du Prophète qu’il définit comme intrinsèquement lié à l’action et à l’application de la Sunna. Il le dit dans Khilas Dhahab « wa laysa naf ‘un ‘alâ hubbin bilâ ‘amalin/ wa tâbi ‘an sunnatal mukhtâri faghtanamî », « il n’y a aucune utilité à clamer son amour au sceau des prophète si cet amour n’est pas matérialisé en action/ Il faut que tu suives la sunna de l’Elu ». C’est pourquoi, en fin connaisseur de Seydi El Hadji Malick, Tijane Ibn Baba l’identifiait à un Bukhârî dans sa rigueur et sa soif de sagesse et de parole authentique, mais insiste sur son travail de panégyrique en l’honneur du Prophète Muhammad (PSL) (Fakâna k’abni Zuhayrin fî madâ’ihihi), dit-il en le comparant à Ka‘B Ibn Zuhayr devenu le modèle dans cet art et qui a fortement influencé Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Burda, chanté à Tivaouane durant les dix premiers jours de mois béni de Rabî’al-awwal.

On ne peut compter les hommages poétiques qui lui ont été rendus par les ténors de son temps. Mais, à côté de celui de son disciple Seigne Hâdy Touré, Cheikh Thioro Mbacké a exprimé, de la plus belle manière, cette secousse qui venait de toucher l’islam du Sénégal en disant que « c’est un pilier de la religion qui venait de s’effondrer » en cette année 1922 (tahaddama ruknu-d-dîni ). Serigne Thioro Mbacké, remarque qu’avec la disparition de Seydi El Hadji Malick Sy, c’est un véritable esprit éclairé qui venait de faire défaut au monde des oulémas (kamâ khasafal aqmâru), tel l’eclipse couvrant d’ombres la luminosité de la lune. Ces témoignages ne peuvent entrer dans le registre de la complaisance car l’oeuvre de Maodo, elle-même est là, intacte et encore plus éloquente. Outre la qualité de leurs auteurs, ces hommages qui sont rendus à El Hadji Malick Sy sont corroborés par son action en faveur de l’islam. Le savoir est son cheval de bataille, et à l’enseignement pour le transmettre, il consacrera sa vie.

L’érudition de Cheikh El Hadji Malick Sy que reflètent le nombre et la diversité de ses œuvres avait même étonné ses contemporains si l’on sait les difficultés d’alors pour l’acquisition d’ouvrages religieux. La stricte surveillance de la circulation des livres et des personnes exercée par l’autorité coloniale rendait la tâche encore plus rude. Rappelons la lutte contre ce qui fut appelée « l’influence maghrébine », déclenchée dans le sillage du Rapport William Ponty, pour empêcher l’expansion de l’islam par les échanges entre les deux rives du Sahara. (Ce rapport est encore consultables aux Archives Nationales du Sénégal et celles d’Outre-Mer à Aix-en-Provence.)

Comme les idées et les croyances ont une plus grande mobilité que les humains et les structures, la pensée de Maodo et son enseignement atteindront les régions les plus lointaines de l’Afrique occidentale. La pensée religieuse de Cheikh El Hadji Malick Sy ainsi que son style, sur le plan littéraire, ont marqué toute une génération de muqaddam qui les ont, ensuite, transmis à leurs disciples. Par un système pyramidal, il a su déjouer le plan d’assimilation culturelle des colons et contourner les obstacles devant lui dressés.

Cette pensée est dominée par une grande ouverture d’esprit et une modernité avant l’heure. Cela est dû au fait que la confrérie Tijâniyya, particulièrement, s’est, très vite, confrontée aux populations citadines et à l’élite des villes, véritables laboratoires d’idées et d’ébullition intellectuelle. Devant l’impossibilité d’être exhaustif, on pourrait avancer que la pensée de Seydi El Hadji Malick Sy est dominée par l’ouverture qu’il a toujours prônée ainsi que la tolérance exemplaire qui marque son discours.

Son célèbre Fâkihat at-Tullâb ou Jâmi’ul Marâm en est un bel exemple. Il y traite des principes généraux de la Tarîqa Tijâniyya et de la discipline du murîd, l’aspirant à Dieu et à la spiritualité. Seydi El Hadji Malick Sy, conformément à sa sagesse légendaire, y soutient que les différences de Tarîqa, de rites et d’obédiences doivent être perçues comme de simples différences de goût et non des sources de conflits ou de haine. Il appelle, explicitement, à une reconnaissance des dons de chaque homme de Dieu qui ne sont pas toujours forcémént les mêmes pour tous. Pour Maodo, si les confréries sont différentes et n’ont pas les mêmes conditions, elles reflètent, néanmoins, toutes, les principes fondamentaux du soufisme et l’enseignement du Sceau des Prophètes (PSL).

De ce fait, El Hadji Malick Sy instaure la modestie en doctrine et en fait la solution afin d’éviter les tiraillements et les troubles sociaux. Dans la conclusion de Fakihat at-Tullâb intitulée Khâtimat fî Bayâni Ikhtilâfi awliyâ’i l-lâhi fi t-tarâ’iq wa al-madhâhib (Conclusion sur la divergence entre les Hommes de Dieu), Seydi El Hadji Malick exprime cela avec une ouverture d’esprit et une tolérance révélatrices de sa personnalité hors du commun (vers 3, 4 et suiv.). Il emprunte une image pleine de sagesse pour montrer que la réalité religieuse regorge de différences de perception, en rappelant que seuls les courants divergent mais que le destin est commun et qu’on converge, tous, vers la seule et même Vérité éternelle ; celle de Dieu. « Oh mon frère ne critique pas un parfum (musc) alors que tu es enrhumé ! », dit-il, si nous essayons de traduire très approximativement le vers 7 du chapitre cité. Et comme, dans sa vision, « nul de détient le monopole de la Vérité », il insiste sur les dangers de critiquer la voie d’autrui sans la comprendre. Mieux, pour éviter les polémiques stériles et qui attirent la haine (al-mirâ’), Seydi El Hadji Malick conseille ses disciples de ne pas répondre aux attaques. Ainsi, dans une pure tradition soufie, Maodo, conscient des fâcheuses conséquences qui peuvent découler de l’intolérance, du repli sur soi et du mépris des autres, fait de la modestie et du respect, un devoir religieux en soi, en utilisant le terme wâjib (vers 13).

Ainsi, le Fâkihat at-Tullâb, plus accessible que les autres ouvrages tels que Ifhâm al-Munkir al-Jânî et tant d’autres chefs d’œuvre que Maodo nous a légués, est assez représentatif de cet état d’esprit et de cette philosophie dont les fondements sont l’enseignement et l’éducation spirituelle. El Hadji Malick Sy, par ce credo, traduit en actes concrets, dans sa vie, a su mener une coexistence pacifique avec, aussi bien, ses coreligionnaires que les adeptes des autres croyances.

Son œuvre littéraire colossale ne pourrait être dûment traitée dans le cadre de cet article. Il utilisa beaucoup le génie de la poésie pour transmettre son message avec une parfaite intelligence des réalités d’une société où les vers sont plus facilement mémorisables que les phrases d’une prose. Sa maîtrise des techniques de la prosodie arabe (‘arûd) ne fait aucun doute. Le poids des mots et le choc des idées donnent à cette œuvre son caractère éternel. La qâsîda Rayy zam’ân fî sirat sayyid banî ‘adnân, plus connue sous le nom de Nûniyya, reste un témoin de ses qualités littéraires.

Dans chaque facette de sa vie, Seydi El Hadji Malick redonne tout au Prophète Mouhammad (PSL). Le point d’orgue de cet amour du Sceau des Prophètes et la volonté d’élever, auatant que possible, celui-ci à son plus haut degré est l’inimitable Khilâsu Dhahab fî Sîrati Khayril ‘Arab dans lequel il adopte la rime en « m » (d’où l’appellation mîmiyya) et le mètre al-basît tel que le fit Muhammad al-Bûsayrî, l’auteur de la Burdah, quelques siècles avant. Mais là où Seydi El Hadji Malick Sy innove c’est dans sa connaissance du contexte socio-historique dans lequel vécut le Prophète. Il navigue, constamment, entre la vie du Prophète et l’évocation de ce contexte avec une culture historique qui peut étonner plus d’un. Malgré le manque chronique d’ouvrages de références qui caractérisa son époque, la difficulté de les acquérir, sans parler de la complexité de l’environnement historique qui vit la naissance du Prophète (PSL), Maodo nous abreuve de connaissances sur Rome, Byzance, Chosroes, Anou Shirwân et les autres. Sa connaissance géographique qui se décèle de nombreux écrits reste encore une énigme et une source d’admiration pour quelqu’un qui n’a quitté le Sénégal que pour le pèlerinage à la Mecque. Lorsque Seydi El Hadji Malick, dans son approche de la vie du Prophète et du berceau de la révélation, le Hijâz, en arrive à donner, avec une précision inouïe, les noms de lieux tels que Isâf et Nâ’ila, encore méconnus par les habitants-mêmes de ces régions, l’on ne peut que saluer ses efforts inestimables pour l’acquisition du savoir. Reste aux jeunes générations de s’approprier ce vaste héritage tout en assumant la responsabilité de sa préservation. Comme il le rappelle et suggère vivement, il faudrait essayer de cueillir les fruits de ce travail : furâtuhâ yaqûlu hal min hâ’imin /li wirdi sayyidil halîmil ‘âlimi !

L’œuvre de Maodo est colossale. Malgré les multiples efforts des chercheurs et de ses descendants, il reste à la vulgariser ne serait-ce qu’au profit des nouvelles générations à la recherche de modèles et de repères.

Le soufisme : de la quête spirituelle à l’institutionnalisation des confréries

Samedi 27 septembre 2008

Le soufisme : 

 de la quête spirituelle à l’institutionnalisation des confréries 

Par Bakary SAMBE 

 Les confréries soufies font leur apparition dans l’Islam aux IXème et Xème siècle. L’encyclopédie de l’Islam les définit comme « une méthode de psychologie morale pour guider pratiquement les vocations individuelles ». Les turuq (pluriel de tarîqa, voie en arabe) inscrivent, alors, leur action dans le cadre du vaste mouvement ou école de pensée musulmane connue sous le nom de soufisme. Ce dernier serait une manière de se désintéresser des choses terrestres pour se consacrer à Dieu malgré les multiples divergences concernant sa définition et ses caractéristiques. C’est, en quelque sorte, un vaste « programme de vie » spirituelle dont la dimension mystique trouverait son fondement dans le Coran et les traditions prophétiques et va, parfois, au-delà du cadre islamique par sa quête universelle du divin.  

Rappelons que le soufisme s’est très souvent heurté aux autorités religieuses et politiques par certaines de ses attitudes jugées « hétérodoxes ». Il est vrai que la religion institutionnalisée, et souvent proche des cercles du pouvoir ne pouvait que difficilement accepter ce courant mystique de l’Islam né contre le légalisme superficiel et qui mettait, plutôt, l’accent sur « la religion intérieure ».            

La définition de l’Encyclopédie de l’Islam [1] correspondrait à l’acception première du soufisme et de la tarîqa qui en est la manifestation collective. Telle qu’elle apparaît dans les textes des premiers penseurs Junayd et Hallâj, la tarîqa n’était que l’instauration d’une méthode théorique et idéale pour guider chaque vocation en traçant un  itinerarium mentis ad Deum. C’est cette vision du soufi, vêtu d’habits en laine, retiré au fond du désert, fuyant les réalités sociales, qui a longtemps pris le dessus sur toutes les autres approches pourtant plus intéressantes du point de vue sociologique. 

Il faut savoir qu’après les principes fondateurs de la mystique musulmane, il y a eu une phase de socialisation ou même de massification. Les soufis « fuyant ce monde corrompu » formaient en même temps des communautés, des regroupements de fidèles d’où l’abondance dans la terminologie spécialisée d’appellations mettant en évidence le caractère communautaire de la vie des confrères : ribât[2], zâwiya, jamâ ‘a etc. Dès lors que s’amorce cette intégration, au duo traditionnel « Homme-Dieu » se substitue un triangle « Aspirant-Maître-Dieu », le second devant mener le premier à sa fin ultime : Dieu. C’est avec le nombre croissant de fidèles que s’est imposée, à ces cercles, une nécessité d’organisation. Ainsi, les turuq[3] joueront un rôle important dans l’encadrement du disciple afin de lui éviter toute dispersion spirituelle. 

Le soufisme est souvent considéré comme une manifestation du perpétuel besoin de spiritualité donc comme une donnée constante de l’histoire de la religion musulmane. 

Muhammad Jawwâd Mashkûr soutient que déjà aux temps du Prophète, on pouvait compter deux de ses compagnons parmi les soufis. Il s’agit de Huzayfat ibn al-Yamân et Abû darr al-Gafârî[4]. C’est à dire qu’avec l’acception première du soufisme à savoir une simple quête de spiritualité on ne saurait le distinguer de l’Islam en général. Le soufisme était là bien avant le confrérisme qui en est la forme organisationnelle.  

Le débat sur la conformité du soufisme aux enseignements fondamentaux de l’islam a été brillamment tranché au Sénégal par l’ouvrage de Cheikh Tidiane Gaye de Louga  Kitâb al-Taqdîs bayna-t-talbîs wa-t-tadlîs. L’inspecteur de l’enseignement arabe a tenu à rejeter toutes les fausses accusations venant des néo-wahhabites visant à ternir l’esprit et l’image même du soufisme. 

En tout état de cause, la définition de Mashkûr empruntée à al-Jurjânî[5] rend bien compte de cette confusion et de la difficulté d’approche que présente la notion de soufisme. L’auteur d’al-firaq al-islâmiyya la définit comme « la purification du coeur du désir de fréquenter les gens éloignant des valeurs (d’hommes) ordinaires, des caractéristiques (purement) humaines, résistance aux exigences de l’âme passionnelle, une conformité aux valeurs spirituelles, un intérêt pour la science des vérités éternelles, une consolation de la Communauté de ses angoisses, une fidélité à Dieu, le strict suivi (des enseignements) du Prophète conformément à la shari ‘a ».            

Au lieu de nous éclairer sur le soufisme, la superposition de telles prépositions non définies rend le concept encore plus opaque et même assimilable au message de l’Islam tout court. 

C’est pourquoi, il nous semble beaucoup plus judicieux de jeter un regard sur certaines conditions historiques et  politiques ayant favorisé l’émergence des confréries soufies qui s’est accélérée à partir du XIIème et du XIIIème siècles. 

             

L’affaiblissement du califat abbasside depuis le milieu du IXème  siècle conduira à sa dislocation définitivement en 1258. Les Turcs Seljoukides qui renverseront les chiites Bouyides en 1055-1056 avaient du coup pu stopper l’avance des Fatimides d’Egypte. Ces derniers étant chiites représentaient une menace pour le pouvoir central de Baghdad, lui sunnite. 

La victoire des Turcs au Moyen-Orient puis des Ayyoubides en Egypte fatimide en 1171 peuvent être considérées comme une reconquête sunnite du monde arabo-musulman. L’autorité politique abbasside, de plus en plus en difficulté et morcelée, sera remplacée, progressivement, au niveau de la masse par celles des cheikhs, guides spirituels à la tête de leurs confréries. Notons l’intéressante ressemblance avec le cas de l’Afrique noire où les chefs confrériques ont su combler le vide sociopolitique consécutif à la destruction des royaumes et des principautés par le pouvoir colonial.            

Rappelons que dans le Baghdad du XIème siècle marqué les querelles doctrinaires entre sunnisme (non encore bien constitué) et ash’arisme, l’enseignement des savoirs islamiques avait du mal à s’exempter de la routine des oulémas versés déjà dans le taqlîd (l’imitation doctrinaire aveugle). A un certain moment,  ces derniers semblaient ne plus parvenir à satisfaire le besoin de spiritualité de leurs contemporains.  

Pourtant al-Ghazâli avait essayé, dans son Ihyâ ‘ulûm dîn (Revivification des savoirs religieux), de tourner la page des oppositions séculaires entre les lectures littéralistes et spiritualistes du même texte sacré des Musulmans, le Coran.  

Dans un tel climat de querelles et de dissension, l’autorité des Oulémas officiels et proches du cercle du pouvoir tend à décliner devant celles des maîtres soufis, plus rassembleurs.            

La première moitié du XIIIème siècle sera marqué par l’invasion Mongole qui sera effective à partir de 1258 avec la prise de la capitale abbasside, Baghdad. Devant cette situation catastrophique sur le plan politique, avec tout son cortège de troubles et de désarroi, les ordres soufis, alors en pleine expansion, représentent des cadres de solidarités proposant une vision plus cohérente du monde, ayant comme base des critères spirituels et non temporels.   

Marx ne disait-il pas que la religion, en plus d’un simple « opium » (plus souvent retenu par ses lecteurs !) était « l’âme d’un monde sans cœur » et « l’esprit de situations dépourvues d’esprit » ?             

Cette époque sera celle de l’émergence de personnalités confrériques, des fondateurs d’ordres soufis. Par leur charisme, elles marqueront toute cette période qui vit émerger des confréries religieuses portant les noms de leurs fondateurs. 

‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m.1166) sera, bien que de manière posthume (selon Jacqueline Chabbi[6]), à l’origine de la Qâdiriyya, comme Ahmad al-Rifâ’î (m.1182) de la Rifâ’iyya, Abû Madyan (m.1197)  de la Madyaniyya qui deviendra par la suite la Shâdaliyya sous Abul Haasan al-Shâdalî mort en 1258. Le mouvement de création des confréries se poursuivra au XIIIème siècle avec l’avènement de la Qalandariyya, de l’Ahmadiyya. C’est la tarîqa Al-Mawlawiyya, avec l’influence du célèbre poète et mystique Jalâl ad-Dîn Rûmî (m.1273)[7] qui donnera à l’histoire du soufisme ses premiers derviches tourneurs, image marquante du soufisme en Occident.  

Le XIV ème siècle verra la naissance de la Baktâshia fondée par Al-Hâj Baktâsh (m.1335). Cette confrérie est le symbole de la répression dont est victime le soufisme de la part du pouvoir seljoukide. Elle sera suivie de la Naqshabandiyya et de la Safawiyya fondées respectivement par Bahâ ad-Dîn an-Naqshabandî (m. 1389) et Safiyy ad-Dîn al-Ardabalî (m.1334). 

La domination ottomane qui se renforce aux XIV ème et au XVéme siècle permettra l’entrée en relation des principaux ordres soufis avec l’élargissement et l’ouverture du monde arabo-musulman par le biais des nouvelles conquêtes et l’expansion de l’empire. 

Les confréries prennent alors l’allure de vastes mouvements qui déborderont leur cadre originel et s’élargissent au-delà de ses frontières. Elles se dotent d’une organisation interne qui, tout en devenant plus complexe reflète toujours la relation de dépendance entre le murîd, l’aspirant à la perfection ou à la réalisation spirituelle, et le cheikh, le maître, guide spirituel. C’est à partir de ce moment que la tarîqa devient un cadre de vie communautaire permettant une coexistence régulée, mu’âshara, et repose en plus des pratiques islamiques « ordinaires » sur un ensemble d’observances surérogatoires qui doivent ponctuer la vie de l’adepte, du novice, de l’initié. Ce modèle séduira par la suite, l’ensemble du monde musulman ; ce qui se traduira par une vaste expansion et une ramification incessantes des confréries. 

Aux XVIIIème et XIX ème siècles, les bouleversements politiques et sociaux seront accompagnés d’une explosion du nombre des voies soufies. 

La Tijâniyya dont le fondateur Sîdî Shaykh Ahmad al-Tijâni mourut en 1835 conquit le Maghreb, l’Afrique Noire dont elle contribuera beaucoup à l’islamisation. Ses apôtres tels qu’El Hadji Omar Tall et El Hadji Malick Sy de Tivaouane se sont appuyés sur son enseignement pour réaliser une véritable islamisation en profondeur de différentes régions. D’autres confréries vont naître aussi bien au Maghreb qu’au Machrek  et se ramifieront par la suite. Ahmad ibn Idrîs fondera la tarîqa al-Idrîsiyya qui sera suivie de trois autres turuq : Al-Rashîdiyya, al-Margâniyya et la Sanûsiyya. Cette dernière confrérie s’inscrira dans le paysage politique  du Maghreb et de l’Afrique Occidentale entrés depuis peu dans l’ère coloniale avec la conquête française de l’Algérie. 

Du soufisme à l’institutionnalisation du modèle confrérique :  

Le triangle « Disciple – Maître – Dieu » est régi par une relation de dépendance du premier au second. Avec l’élargissement du cercle des adeptes, les chefs confrériques vont essayer d’instituer cette relation qui est la base même de l’organisation confrérique.            

Le maître de la confrérie institue un certain nombre de pratiques dont la plus importante est le wird ; les prières dites par tout affilié à la confrérie et qui peuvent l’être soit individuellement où collectivement lors des halaqât dikr, séances d’invocation. Le wird est transmis, en suppléance au cheikh, par le muqaddam dont ‘Abd al-Hamîd Bakhît, disait qu’il détenait un grand pouvoir sur les autres ikhwân[8]. On appelle talqîn la scène de transmission du wird qui revêt une grande symbolique car il marque la naissance d’un pacte d’allégeance et d’obéissance au maître et aux règles de la confrérie. On devient muqaddam après avoir reçu des mains du cheikh, un diplôme de transmission, une sorte de licence appelée ijâza. Sur cette attestation manuscrite toute la chaîne de transmission, silsila, est mentionnée. Elle part du Prophète Mohammed considéré, en général, comme l’inspirateur de toutes les confréries jusqu’au cheikh qui décerne la licence. Cette démarche vise à garantir l’authenticité du statut de muqaddam et la légitimité de son éventuelle autorité sur d’autres néophytes.  

Le murîd (l’aspirant à la réalisation spirituelle) doit à son cheikh respect et considération et lui verse, dans certains cas, des hadiya, dons, obole ou aumônes expiatoires. Cette pratique est justifiée par les soufis en basant sur une analogie entre leur situation et celle du Prophète de l’Islam. Ce dernier, en consacrant tout son temps à enseigner les préceptes de la nouvelle religion ne parvenait plus, semble t-il, à exercer une activité lucrative.  

Le disciple qui l’en empêchait, devait donc, par reconnaissance ou compensation, lui apporter des dons lui permettant d’assurer ses dépenses quotidiennes. Il est vrai que certains soufis en profiteront pour se livrer à la mendicité, ce qui donnera, par la suite, aux soufis une image d’oisifs vivant de la crédulité des gens. 

Mais, les confréries dépasseront ce cadre purement spirituel et par la sécularisation des membres du groupe en liaison avec l’évolution socio-économique, seront impliquées dans tous les secteurs de la vie y compris le domaine politique. ‘Abdul Hamîd Bakhît [9] illustre bien cette rupture en reconnaissant au mouvement confrérique deux époques distinctes : une première époque où ces voies étaient l’incarnation d’un désintéressement et d’une retraite hors du monde profane et une deuxième où s’effectuera son implication dans les affaires de la cité. Le milieu du XIX ème siècle, en Afrique, signe l’entrée du soufisme dans l’âge « moderne » avec l’exemple de la Sanûsiyya fondée par Muhammed ibn Sanûs né vers 1800 à Mostaganem (Algérie). Cette confrérie deviendra célèbre au regard de son rôle dans la résistance à l’intrusion coloniale française. 

La vision de la confrérie comme cadre strictement spirituel marquera longtemps les diverses approches d’islamologues. Il est vrai que sa finalité était comme le dit Alexandre Popovic de « conserver et de diffuser l’enseignement mystique du fondateur » car elle était au début « un mode d’accès à Dieu par un ensemble spécifique de rites, de pratiques, d’exercices et de connaissances ésotériques »[10].  

Mais la capacité d’adaptation des confréries leur permettant de recruter partout fait qu’elles parviennent, aussi, à imprimer leur marque à la société dans laquelle elles s’insèrent de manière harmonieuse. Comme le soutient, d’ailleurs, Constant Hames, la confrérie étant « fondée sur la relation entre un maître et des disciples, « recrute dans la famille, la tribu, le village, l’ethnie, le groupement professionnel, la nation »[11].            

A l’instar de toutes les structures, la confrérie peut aussi assurer des fonctions à la carte et sortir, parfois, du statisme dans lequel on a coutume de la placer. Elle crée poursuit Hames « une organisation nouvelle qui interagit de multiples façons avec le cadre social et politique environnant ». Rappelons tout simplement que la Naqshabandiyya avait déjà intégré cette donnée dans ses  principes en préconisant, dans ses principes « une retraite au milieu de la société ». 

             

Dès lors, il devient compréhensible que les confréries allient retraite intérieure dans leurs zâwiya-s et participation active à l’« extérieur ».  

On pourrait, pourtant, s’étonner de la mauvaise image du soufisme en Orient et dans le monde arabe en général. En Turquie, par exemple, le gouvernement n’a eu de cesse de persécuter les confréries soufies selon les périodes et les enjeux politiques. On note aussi un anti-soufisme exacerbé au Yémen où le Zaydisme a régné de 901 à 1962, l’Arabie Saoudite, tête de file du mouvement wahhabite, bannit le soufisme et ses confréries au même titre que le chiisme, la religion de certaines minorités persécutées. Même le mouvement les Frères Musulmans dont le fondateur, Hassan al-Bannâ appartenait à une tarîqa, la Hasâfiyya, semble hostile à cette forme de religiosité à laquelle il empruntera, pourtant, son mode d’organisation [12]. Peut-être que l’utilisation des confréries par la politique nassérienne, en Egypte, est-elle à la base de leur antipathie à l’égard de ce courant de même qu’en Algérie où les hiérarchies maraboutiques, ont collaboré avec le colonisateur français dans son combat contre Abdel Kader ! Seuls quelques pays arabes tolèrent encore l’existence de confréries : l’Irak, la Syrie, la Palestine, le Liban.  

En Afrique noire, par contre, le modèle confrérique a tellement séduit que des mouvements confrériques endogènes ont vu le jour et connaissent une grande expansion ainsi qu’un enracinement hors du commun comme c’est le cas du Mouridisme (Murîdiyya) au Sénégal. Il s’est non seulement ancré dans le paysage religieux voire politique mais s’est internationalisé suivants les itinéraires migratoires des adeptes de Cheikh Ahmadou Bamba à travers le monde. 

Les confréries sont nées en Orient et au Maghreb mais elles ont surtout recruté en Afrique Noire. Cela est peut-être dû à leur capacité d’adaptation et au rôle important qu’elles auront joué dans ces sociétés où elles sont devenues de véritables acteurs sociopolitiques. 

Bakary SAMBE 

Institute for the Study of Muslim Civilisations 

Bakary.sambe@aku.edu  

[1] -voir l’article : tarîqa. [2] – ce terme est à l’origine de l’appellation almurâbit traduit almoravide en français. Le terme marabout serait aussi dérivé de ce même mot. 

[3] -pluriel du mot arabe tarîqa. [4] Mouhammed Jawwâd Mashkûr : al-firaq al-islâmiyya -Majma ‘ al-buhûth al-islâmiyya Beyrouth 1995 

[5] ibid p355-356 [6] – voir sa brochure intitulée, Abdel Qadir Jilânî personnage historique, non édité. 

[7]  Cet homme est originaire de Khurâsan Nord de l’Iran actuel chassé par l’invasion mongole en Asie Mineure il est mort à Konya en 1273 en Turquie. [8] – pluriel du mot arabe « akh » qui signifie « frère ». Peut-être à l’origine de la traduction française du mot tarîqa : « confrérie ». 

[9] Bakhît Abdul Hamîd :Al-mujtama’ al- ‘arabî wa al-islâmî T2 3ème Ed. Dâr al-Ma ‘ârif 1967 p289. C’est nous qui traduisons. [10] A.Popovic et Gilles Veinstein (sous dir)  in « les voies d’Allah : les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, p12. Paris 1996,  612p 

[11] Hames Constant Ibid p231  [12] -Voir notre entretien avec le Pr Kîlânî de l’Université de Jordanie, Amman dans notre mémoire de Maîtrise de Lettres et Civilisations arabes 1996/97 Lyon2. (Annexes) : les confréries religieuses au Sénégal : Affirmation d’un islam noir ?  

Les courants extrêmistes ou la négation de l’universalité

Samedi 27 septembre 2008

Les courants extrêmistes

ou la négation de l’universalité

Par Bakary SAMBE

L’actualité brûlante pousse certains à servir du chaud et à plonger dans une sorte confusion entre le message originel d’une religion et les interprétations sémantiques et pratiques qui en sont faites. Au vu des évènements qui s’enchaînent au fil des jours, des images renvoyés des quatre coins du monde musulman, décryptés puis interprétés par une presse loin d’être avertie des questions dont elle veut être le spécialiste, il est une forte tendance à confondre, à force de les entendre et des les voir alignés les termes d’islam, d’islamisme ou intégrisme voire fondamentalisme. Pendant ce temps les fidèles et les simples citoyens, avides de connaissances et d’informations, dévorent cette production qui n’est ni scientifique, par sa méthodologie, et encore moins crédible par ses sources et son manque notoire de déontologie. J’avais dans un article précédent expliqué la manière dont, aujourd’hui, les musulmans eux-mêmes sont victimes de l’image que donnent de l’islam certains pseudo-spécialistes, appelés, de manière inadéquate, islamologues[1]. C’est cette manière de présenter la religion musulmane avec une vision étriquée, fermée jusqu’à en faire un domaine déserté par toute réflexion audacieuse allant dans le sens d’une réelle compréhension accessible, favorisant le débat et l’échange. Ces théologiens s’enferment dans la lettre du message religieux jusqu’à en tuer l’esprit. Ainsi, ils réduisent l’islam à une simple somme d’ordres et d’interdits le dépouillant ainsi de toute sa dimension humaniste, civilisationnelle, universelle. L’universalité de l’islam et son message humaniste se trouvent ainsi sacrifiés sur l’autel du sectarisme et du dogmatisme. On peut déplorer, aujourd’hui le manque d’intérêt chez les musulmans pour cet autre aspect d’une religion qui par son ouverture et sa capacité d’adaptation dans toutes les situations et cultures, est parvenue à rassembler plus de 3 milliards d’individus, de l’Atlantique à l’Indus et compte aujourd’hui des minorités importantes disséminées dans les cinq continents. Ce serait dommage que par la faute d’une minorité non représentative, une telle religion soit assimilée à l’obscurantisme ou au fondamentalisme bien que ces termes , à force d’être prononcés avec anachronisme et hors contexte, ne veuillent plus rien dire.

L’islam n’est point obscurantisme du simple fait qu’il appelle à l’usage de la Raison et pousse à la réflexion et en fait presque un devoir. On ne peut compter le nombre de versets qui vont dans ce sens. « Ceci sert d’exemple aux gens qui réfléchissent » (liqawmin yatafakkarûn ), « ceci sert d’exemple aux doués de raison » (ûlûl albâb) concluent d’innombrables versets du Coran et non des moindres. On les trouve dans des verstes à haute portée symbolique au vu de leur sens et de leur place dans la structure du message coranique. De plus, qui prône l’ouverture bannit le l’obscurantisme et l’enfermement dans des sortes de doctrines que l’on croit figées. Le Prophète Mohamed (PSL) à l’aube de l’islam exhortait déjà à l’ouverture et reconnaissait du coup l’universalité de la Science et de son acceptation d’où qu’elle pût émaner pourvu qu’elle serve à l’humanité. Ne lui est-il pas attribué ce hadîth qui dit : « Allez à la recherche de la science même jusqu’en Chine ». Le plus dépourvu de culture historique peut savoir qu’à cette époque du VII ème siècle cette région du monde était vide de toute population musulmane. Quel contraste avec l’époque contemporaine où des « savants » musulmans osent jeter l’anathème sur toute production scientifique dès qu’elle est l’oeuvre de non musulmans ou même de musulmans d’un autre rite, ou d’école théologico-juridique différente. Aujourd’hui, sur de simples divergences concernant les éléments du dogme, certains musulmans s’arrogent le droit d’« excommunier » d’autres pour les qualifier d’Ahl al-bid‘a wa-l-kufr (les gens de l’innovation blâmable et de la mécréance) ! Un tel comportement, est de plus en plus fréquent dans nos pays, où émerge une nouvelle génération confrontée à d’autres expériences islamiques, à d’autres manières de voir qui n’en sont pas moins légitimes. Mais le rejet de toute forme de religiosité autre que celle découverte, bien récemment, constitue leur cheval de bataille. On en rencontre qui assimilent les confréries religieuses soufies à de la pure « innovation blâmable » (bid‘a) lorsqu’ils n’excluent pas de la communauté (al-millat ) leurs adeptes. Voilà une attitude sous-tendue par l’ignorance, une ignorance de sa propre religion sans parler des conditions historiques et des origines sociales de celle-ci ! Car, il arrive qu’un tel « savant » – s’il est juste de l’appeler ainsi – se réclame de Hassan Al-Bannâ (ou d’un autre) en ignorant que ce dernier était affiliée à une confrérie : la Hasâfiyya et pratiquait un wird au même titre que dans la Qâdiriyya la tijâniyya, ou la Murîdiyya. C’est pourquoi, nous suggérions dans un article précédent (Wal Fadjri 06/08/01) que l’étude des religions ne soit plus séparée de celle des sciences humaines telles que l’histoire, la sociologie ou même la philosophie. D’aucuns, par la même ignorance dont sont victimes les premiers, découragent ou bannissent, cette dernière spécialité : la philosophie. Ils la considèrent, à tort, comme étant aux antipodes de la religion. De tels présupposés s’inscrivent en porte à faux avec l’esprit de l’islam, de son message originel et de sa philosophie tout court. L’islam n’a t-il pas connu, intégré, et accepté dès les VIIIème/IXème siècles, celle des Abbassides, la pensée Mu‘tazilite qui prônait « il n’y a de vrai guide sinon la raison » (lâ imâma siwal ‘aql) ayant parmi ses ténors Abû Othman ‘Amr ibn Bahr al-Kinâni al-Basri plus connu sous le nom d’Al-Jâhiz qui vécut à Bassora (Irak) de 780 à 868 ap.Jc. ? Rappelons qu’à cette époque où les musulmans « exhumèrent » la philosophie d’Aristote, il régnait, encore, en Occident, un « fondamentalisme » des plus durs alors que ces penseurs musulmans inauguraient une véritable pensée critique. Nous rétorquerons à tous ceux qui ne reconnaissent pas à la Raison et au sens critique leur place dans l’approche de l’islam qu’ Abu Al-Walid Muhammad ibn Ahmad Al-Hafid, le célèbre Ibn Rushd (né à Cordoue 1126- mort à Marrakech en 1198)
(que l’Occident s’est approprié sous le nom latinisé d’Averroès) posait, déjà au XII ème siècle, la question de la compatibilité entre Foi et Raison après que, deux siècles avant, Avicenne (Ibn Sînâ) lui a ouvert la voie. Ce dernier formulera, très tôt, contre Al-Ghazâlî, le premier constat d’opposition entre vérité rationnelle et vérité révélée. Rien que par ses argument on peut se rendre à l’évidence que l’islam est une religion ouverte. Peut-être que ce qui réduisent l’islam à de simples ordres et interdits, au paradis et l’enfer, auront du mal à pouvoir accepter, dans sa globalité, cet héritage qui ne nous appartient plus, mais qui s’inscrit dans le patrimoine universel car son enseignement prône le bon sens, la « chose la mieux partagée au monde » nous rappelle Descartes près de six siècles après Al-Jâhiz !

Comme le reconnaît le journaliste français, Jean François Kahn « c’est grâce à cet apport de l’islam rationnel et pré-moderne que la chrétienté, à son tour, redécouvrit la pensée grecque » (voir son article Marianne du8 au 14/10/01 p15). Tout ceci s’est passé bien avant le XVIème siècle, celui de la Renaissance, inaugurant l’entrée de l’Occident dans la « modernité » qui sera parachevée, sous sa forme intellectuelle, avec la pensée des Lumières avec Diderot, Montesquieu, Voltaire et les autres. Et maintenant on ose pointer du doigts les musulmans qualifiés par-ci, d’obscurantistes, par-là d’intégristes comme s’ils étaient imperméables à toutes les grandes idées qui rythment la marche en avant de l’Humanité . A qui est-ce la faute ? Certainement pas à l’islam dont le premier verset de la première sourate est consacré à l’exhortation à la quête de la science « Iqra’ = lis » ! Non plus à son Messager qui a prêché, au plus haut niveau, la curiosité intellectuelle : « La connaissance de toute chose vaut mieux que son ignorance ilm kulli shay’in afdalu min jahlihi ». Seule l’autocritique peut être salutaire car aboutissant nécessairement à la prise de conscience. Cette dernière est l’acte I du long processus que constitue la prise en main de son destin afin de devenir de dignes représentants d’une religion aussi pleine d’humanisme, de tolérance et d’ouverture.

Pourtant, c’est, animé de cette audace, qu’Ibn Khaldoun (XIV ème siècle) arriva à inaugurer l’ère proprement dite de l’histoire et de la sociologie au sens d’une démarche scientifique. Plus près de notre époque contemporaine Jamâlu Dîn Al-Afghânî a poussé, à son paroxysme, la radicalité de la critique sociale dans un contexte très difficile. Cette évolution est possible surtout que le Livre de base de l’islam, le Coran, est des plus ouverts. Dans le sens que « texte » va forcément avec « interprétation » et cette dernière est l’expression de la différence qui n’est point synonyme de querelles idéologiques dogmatiques où on se considère meilleur que l’autre-différent qu’on qualifie de mécréant ou encore d’Ahl al-bid‘a. « La divergence de points de vue entre les oulémas est signe de la miséricorde divine » n’est-ce pas là un hadîth du Prophète sur lequel la majorité des savants s’accorde ? Même si, par dogmatisme et intolérance, certains sont méfiants à l’égard de cette culture d’ouverture qui se dégage de l’esprit même de l’islam, il appartient aux musulmans de saisir la grande liberté que leur offrent les textes fondateurs et s’investir dans une réflexion profonde sur leur sacré. C’est la seule solution. Car vouloir décrypter le message de l’islam, comprendre les textes fondateurs avec les clefs de la « fermeture de la porte de l’ijtihâd » ne fera refléter une image dont on ne peut rester fier. Et puis le texte coranique qui ne ferme point la porte aux efforts de réflexion nous y convie d’une manière ou d’une autre avec les appels incessants à l’usage du plus grand don de Dieu évoqués plus haut : la Raison (al-‘aql en arabe). Il ne faudrait pas qu’à cause d’une minorité qui croit servir l’islam en lui causant les plus grands torts que les intellectuels musulmans abdiquent. Ceci aboutirait à une situation aussi amère que celle qu’on a l’impression de vivre de temps à autre, suivant les dérives de ceux qui, par leurs actes prennent toute une communauté en otages. En d’autres termes si toutefois l’islam, par manque d’audace de la part de ses intellectuels, cesse de « sonder ses origines » et d’interroger son passé riche d’enseignements des plus avant-gardistes pour mieux éclairer son avenir de plus en plus complexe, on donnera raison à ceux qui tirent déjà triomphalement les conclusions du type : « Et la mosquée se ferma aux intellectuels. Elle brûla leurs oeuvres (…) Ne s’interrogeant plus sur lui-même, menacé par l’occident, l’islam se ferma au monde (…). Il n’y aura plus, de siècle en siècle, qu’un seul mot d’ordre : emmurer les textes pour mutiler les hommes »[2]. De toute manière, de tous temps, des voix s’élèveront pour rappeler à la raison, à l’ouverture et à la tolérance.

Nos guides religieux, apôtres des différentes confréries, par leur intelligence des textes et de la société à laquelle s’adressait leur message ont réussi leur pari : implanter l’islam dans une société à laquelle il était « étranger ». C’est par une adaptation sociologique, sans heurts et avec philosophie qu’ils ont fait accepter le message de paix qu’est l’islam à la majeure partie du pays. Tous ont donné des leçons de sagesse que le cadre exigu de cet article ne permet pas de rappeler exhaustivement ici. Mais tout le monde sait que Cheikh El Hadj Malick a donné une belle leçon de tolérance par sa cohabitation exemplaire avec les chrétiens vivants à son époque à Tivaouane. Cheikh Ahmadou Bamba a clairement énoncé qu’il a pardonné à ses « ennemis » d’hier qui, pourtant l’ont entraîné dans un exil de plus de sept ans. Par cette sagesse, ils sont parvenus, ainsi que les autres grands personnages de l’islam au Sénégal, à faire des confréries et de l’islam une une source intarissable de repères sociaux pour élaborer de véritables projets de société[3]. Pourtant aujourd’hui encore des penseurs musulmans s’attèlent à cette lourde tâche, en prenant des risques pour de simples réflexions qui devraient aller de soi. On peut citer le cas de l’universitaire algérien Ali Mérad ou encore Soheib Bencheikh. Ce dernier appelle d’ailleurs à une lecture et à une compréhension intelligentes des textes sacrés partant du fait que l’islam de par sa nature même s’y prête beaucoup plus qu’on ne le pense. Pour lui l’islam ne refuse guère la modernité et dénie l’intégrisme et l’obscurantisme dans le sens que c’est « une religion qui condamne le clergé, refuse la prêtrise, et dénonce toute tutelle sur les consciences ». Selon ce sociologue et théologien, afin de rester fidèle à l’héritage intellectuel de l’islam pour parer à l’intolérance et l’intégrisme de certains, imputés ensuite injustement à l’islam, il faut partir d’un raisonnement simple : « Nous avons un texte. Et qui dit texte dit forcément sujet d’interprétation, car il vit de la compréhension des hommes. C’est cette interférence entre le temporel, avec son caractère changeant, relatif, très humain et l’intemporel avec son caractère universel, éternel, qui donne à l’islam la souplesse nécessaire pour s’adapter à toutes les circonstances ». Il conclut son long plaidoyer en déplorant la situation présente, dans une sorte de nostalgie d’un passé, dans lequel il était, au moins, permis de penser. « Ce que font les talibans de la sharî’a, nous dit-il, n’est qu’une interprétation de la loi par des sociétés tribales, patriarcales et phallocratiques et habitées par des soucis guerriers. Le problème de l’islam [aujourd’hui] se résume en ces termes : les musulmans ont perdu l’intelligence créatrice et interprétative qui a accompagné l’islam pendant les quatre siècles fondateurs ».

Ces paroles sont dures mais chargées d’une volonté de rompre avec les amalgames et les préjugés à l’égard de l’islam qui n’est ni islamisme, ni intégrisme ni toute autre manifestation de la haine et de la violence. Nous pensons qu’il incombe aux musulmans, à leurs penseurs, dans toute leur diversité, de fournir les efforts qui ne peuvent plus attendre afin d’en découdre avec cette sorte de mutisme, laissant libre cours à tous les actes irresponsables qui se drapent de la couverture « islam » alors qu’ils en sont loin.


[1] – voir Wal Fadjri 06/08/2001 « A quand une réelle approche islamologique ?»

[2] -Propos de Martine Gozlan dans un article publié au magasine français Marianne du 8 au 14 octobre 2001. P44.

[3] – voir Bakary Sambe : Politisation de formes de religiosités apolitiques : l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, Mémoire DEA science politique, Inst. Etudes politiques de Lyon, 1998 ou Stratégies endogènes de développement : quel rôle pour le religieux, Le Soleil, 13/09/01,

Muhammad : Prophète de l’Islam, messager de l’Universel

Samedi 27 septembre 2008

Muhammad  :  Prophète de l’Islam, messager de l’Universel

par Pr. Bakary SAMBE 

«  Je voulais mieux connaître la vie de celui qui, aujourd’hui détient indiscutablement les cœurs de millions d’êtres humains ; je suis, désormais, plus que jamais convaincu que ce n’était pas l’épée qui créait une place pour l’islam dans le cœur de ceux qui cherchaient une direction à leur vie. C’était cette grande humilité, cet altruisme du Prophète, l’égard scrupuleux envers ses engagements, sa dévotion intense à ses amis et adeptes, son intrépidité, son courage, sa confiance absolue en Dieu et en sa propre mission. Ces faits, et non l’épée, lui amenèrent tant de succès et lui permirent de surmonter les problèmes ».

Ce témoignage émane du célèbre dramaturge et critique irlandais, George Bernard Shaw(1856-1950), prix Nobel de littérature 1925, considéré comme l’auteur dramatique le plus important depuis Shakespeare et qui puisa son inspiration dans la critique de la société capitaliste. Ses propos peuvent surprendre plus d’un à notre époque alors que l’auteur, en son temps, n’était pas le seul à manifester autant d’égard au Prophète de l’islam.

Il est vrai qu’en ces moments traversés par d’innombrables questions existentielles et où, plus que jamais, se pose le problème de la destinée humaine, au regard des crises morales et socio-politiques, il peut sembler naïf voire déplacé, pour certains, d’évoquer une figure religieuse et de vouloir tirer une quelconque leçon de son expérience, surtout lorsque cette dernière est dite prophétique.

Le « désenchantement du monde » au sens weberien et le sécularisme triomphaliste peuvent induire l’obsolescence du religieux au profit d’une victoire sans appel du rationalisme. Mais ce serait sans compter avec l’éternelle quête de sens qui n’a jamais cessé de hanter l’humain. Malgré la désaffection à l’égard des religions traditionnelles et/ou classiques, les formes de religiosités qui meublent notre espace – se disant modernes – subsistent, surgissent et ressurgissent ça-et-là avec une ampleur plus ou moins perceptible.

La manifestation la plus nette du phénomène de l’attachement humain aux « moyens de productions » du sens est l’impossibilité conceptuelle et matérielle de distinguer, aujourd’hui, à la manière de Durkheim les domaines du « profane » et du « religieux » dans l’activité sociale. On peut croire que ce besoin de sens est inhérent à la nature humaine et gît en son sein même.

Les religions, en général, avec la montée en puissance des extrémismes, sont au ban de la « société pensante » et des médias d’aujourd’hui. L’islam dont l’approche ne bénéficie pas de la même disposition d’esprit que celle adoptée pour l’étude des autres monothéismes se trouve indexé comme la parfaite illustration du péril religieux menaçant les libertés, la démocratie et aux antipodes de l’esprit laïc et du progrès. Du coup, appréhendée hors des conditions sociales et historiques de son émergence dans les différents contextes où elle est au cœur du monde social, la religion musulmane est stigmatisée et confinée dans des schémas qui en font un monothéisme particulièrement monolithique, donc incapable de fournir l’impulsion et le dynamisme nécessaires à l’entrée dans la modernité.

Pourtant, un retour sur le parcours du Prophète Muhammad (PSL) permettrait de voir, sous plusieurs aspects, comment cette religion qui naquit au 7ème siècle a toujours été source de dynamisme et facteur de changement façonnant aujourd’hui la vie de plus d’un milliard d’individus sur cinq continents. Evoquant la personnalité de Muhammad (PSL), on se rend compte de l’extraordinaire manière dont la religion qu’il a professée a su épouser les contours de diverses cultures, unir dans leur diversité des peuples aux traditions différentes et rapprocher des contrées éloignées aux conditions socio-historiques variées.

Quelles que soient les opinions contradictoires émises par les uns et les autres sur ses formes, l’expansion de l’islam a toujours intrigué les analystes les plus rompus aux processus historiques. L’échelle de temps, l’étendue du champ et les adaptations sociologiques de cette expansion qui n’a pas nui à l’harmonie sociale des sociétés ayant embrassé l’islam sont tant d’éléments qui méritent réflexion.

« Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens et l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie humain, qui oserait comparer un homme de l’histoire moderne à Mahomet ? », se demandait Alphonse de Lamartine en 1854. Ces questionnements s’inscrivent dans cette absence d’explication exhaustive du phénomène Muhammad (PSL). Loin de nous, la prétention d’essayer de fournir toutes les clefs permettant d’établir une grille performante de lecture de l’histoire de cet homme hors du commun pour les Musulmans.

En plus de la qualité de l’homme, le caractère « surhumain » de son dessein rend impossible toute exhaustivité. L’auteur de la Vie de Mahomet prévient que ce n’est point une mince affaire de rendre compte de toutes les facettes de la vie du Prophète de l’islam qu’il considère comme le plus grand : « Jamais un homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : Saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l’homme et l’homme à Dieu, restaurer l’idée rationnelle et sainte de la divinité », affirme t-il, sans réserves.

Nous nous limiterons, donc, à une simple re-visite des étapes de sa vie en nous arrêtant surtout sur les conséquences de cette prédication et de ce message sur le cours de l’Histoire. Malgré les désaccords et les divergences de vues, la naissance du Sceau des prophète ce 22 juin 570 (ou 571 d’après d’autres sources) à la Mecque marquera les esprits pour toujours.

Le fils d’Amina et d’Abdallah Ibn Abdelmutallib est né dans une société en pleine mutation à un moment de l’histoire arabe qualifiée par les traditions islamiques de trouble et sombre. Et voici que, selon les termes de Mujtaba-Musawi Lari, qu’ « un autre soleil se leva dans le ciel obscurci dont la lumière éclaira soudain l’horizon sombre de la vie ». Le mérite d’un tel être fut, selon ses adeptes, de devenir l’homme le plus sublime au monde après avoir été élevé dans une société corrompue et injuste.

Les moyens pour arriver à son but ne pouvaient être que très modestes à l’égard de sa condition sociale d’orphelin à l’enfance secouée de péripéties douloureuses. N’ayant jamais vu son père disparu peu avant sa naissance, séparé, très tôt de sa mère par la mort, puis privé de l’assistance de son grand-père Abdelmutallib, ce notable de Quraysh, qui lui fit défaut dès qu’il eût huit ans, Muhammad (PSL) sera sans défense dans la société qu’il voulut transformer et où il ne pouvait plus compter sur l’appui de son oncle, Abû Talib qui quitta ce monde alors que le futur prophète n’avait pas encore commencé sa prédication.

Dans son Khilâs al-Dhahab fî Sîrat Khayr al-‘arab, Seydi El Hadji Malick Sy de Tivaoaune (Sénégal) qui a fait de la célébration du Mawlid un événement d’une grande ampleur, décrit bien cette jeunesse de Muhammad (PSL) et ses multiples péripéties.

L’orphelin qui voulait devenir le père de l’humanité, le refuge des opprimés dans une société inégalitaire et le compatissant des misérables, puisera étonnamment dans l’accoutumance à la souffrance, des dénuements et des malheurs, la force indispensable pour accomplir sa mission. Ainsi, le jeune Mecquois qui ne sortit de son Hijâz naturel qu’à deux reprises : une fois en compagnie de son défunt oncle et lors de son travail de caravanier au service d’une riche veuve qui l’épousera et lui apportera tout son soutien, aura un destin difficile à assumer tellement la tâche était colossale.

La tradition est assez prolixe au sujet des qualités morales et personnelles qu’elle trouvera chez Muhammad (PSL). N’est-ce pas dans cette société mecquoise qui le combattra qu’il gagna le titre d’Al-Amîn «  le digne de confiance » ? A première vue, le déroulement de sa carrière prophétique, n’aura aucun caractère original au regard des similitudes avec tous les porteurs de messages religieux ou autres auxquels leur société d’origine a toujours opposé une farouche résistance. Nul n’est prophète chez soi dirait, la maxime ! Mais, on ne saurait nier la spécificité du premier cercle des adeptes de Muhammad (PSL) dès l’an 610 ap.JC.

La tradition universitaire des années 70 fortement inspirée par une analyse marxisante dans sa démarche, a longuement insisté sur la dialectique caractérisant les premières années de la prédication muhammadienne. Il est vrai que certains aspects de sa vie et de sa prédication ont bien l’air sinon d’une « révolution », du moins d’une profonde mutation sociétale.

A une société marquée par un polythéisme faisant partie du système socio-économique, Muhammad (PSL) proposera l’adoration du Dieu unique. Au culte des divinités représentées, sculptées, il tentera de substituer celui d’une religion qui crée le rapport abstrait entre Dieu et l’homme. C’est dans ce sens qu’Alphonse de Lamartine voit en lui « le restaurateur de dogmes rationnels et d’un culte sans images ».

Les premiers adeptes de l’islam naissant viennent de différents horizons mais partagent tous la même condition sociale de dominés dans un contexte hautement hiérarchisé où l’inégalité est érigée en règle. A travers leurs noms, on perçoit la diversité de leurs provenances. Hormis le petit nombre de Compagnons qui pouvaient faire prévaloir un rôle et une place importante dans la société mecquoise, Muhammad (PSL) était entouré d’opprimés et de personnes demandeuses de justice sociale qui trouvaient dans le nouveau message, le réconfort et la solidarité qu’ils ne pouvaient espérer dans un système défavorable.

Bilâl, l’esclave affranchi selon la tradition musulmane, dit ‘al-habashî (l’Abyssin), venant de l’autre côté de la Mer Rouge, de l’Abyssinie (Ethiopie), Souhayb est al-Rûmî, provenant certainement des régions sous la domination de Byzance, Salmân est al-Fârisî, (le Persan) allusion au domaine de l’empire Perse. A leurs côtés, un groupe d’hommes et de femmes qui malgré la condition qui leur était infligée affirmaient, au péril de leur vie, leur loyauté envers Muhammad (PSL) et la foi en l’unicité de Dieu.

Il faut rappeler que l’émergence de l’islam a coïncidé avec une période où l’Arabie vivait un tournant. La sédentarisation progressive, la reconversion de sociétés bédouines, nomades, au commerce et à la finance, faisaient que certaines vertus cardinales de l’homme arabe avaient du mal à perdurer devant l’appât du gain etl’accumulation. Un tel système est de nature à creuser les inégalités et à modifier les hiérarchies. La notion même et les critères du prestige social s’en trouvent bouleversés. Ceux qui sont à la marge du système sont plus que jamais attentifs et réceptif à l’égard de ce Prophète qui leur proposait la justice, l’égalité, le respect de l’orphelin, la charité à l’égard de l’étranger.

Malmenés pour avoir porté atteinte au système établi et défié la puissance de la hiérarchie mecquoise, les membres de la première communauté de l’islam connaîtront très tôt l’exil.Le Négus, souverain de l’Abyssinie, les accueillera avec hospitalité et charité, les protégera dans la pure tradition chrétienne. Quelle heureuse rencontre, quel symbole de tolérance et d’acceptation mutuelle !

Mais, la nouvelle religion professée par Muhammad ne tarda pas à trouver un écho favorable dans différentes régions d’Arabie. Après les persécutions, les blocus, les menaces et les tortures, les habitants de Yathrib qui deviendra Médine (Madinat al-rasûl = la ville du Prophète), accueilleront Muhammad (PSL) et ses fidèles en l’an 622.

Le cadre étroit de cet article ne permet pas l’analyse profonde nécessaire à la compréhension de la nouvelle impulsion à partir de Médine où l’islam arabe à ses débuts allait s’universalisant à la rencontre du monde, des cultures et des différentes civilisations. Ce train de la spiritualité parti de Médine, partout où il s’arrêtera accueillera à son bord en même temps que les Hommes, les vertus et les qualités qui ont fait sa grande civilisation.

S’arrêtant sur cet aspect de l’œuvre de Muhammad, Lamartine voyait en lui cet homme maître dans l’art de l’harmonie le « créateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel ». C’est ce dernier qui a le plus émerveillé les observateurs de sa mission prophétique. Comment en effet une religion née et ayant évolué dans des circonstances aussi difficiles a pu, non seulement, se répandre aussi rapidement, mais créer, en plus, une symbiose dans un océan de diversité.

Dans son Regard sur l’histoire du monde, Nehru exprimait cette interrogation en ces termes : « Chose surprenante, la race arabe qui semblait durant des siècles demeurée dans une contrée sans renom, endormie, ayant perdu totalement sa vivacité, isolée du monde, ignorait apparemment tout ce qui s’y passait, se réveilla soudain, bouleversant avec une force vigoureuse le monde ! ». il conçoit comme « un des merveilles du monde dans l’histoire humaine », cette manière dont « l’aventure de l’islam et l’histoire de sa progression en Asie, en Afrique et en Europe, et, avec, la fondation d’une civilisation magnifique et une culture suprême ».

C’est à cet homme professant l’islam et offrant comme message la fraternité et l’égalité que revient le mérite d’une telle révolution silencieuse et non au génie d’un quelconque peuple car l’histoire de l’islam, hormis la problématique parenthèse omeyyade (approximativement de 661 à 850) est faite de diversité et d’apport des cultures qu’il a traversées, malgré les tentatives d’ethnicisation et d’arabisation depuis Abdul Malik Ibn Marwân.

Comme le rappelle Nehru, «  la pensée motrice qui éveilla le monde arabe et le combla de la confiance en soi et de la force créatrice ne fut que l’islam prophétisé par Muhammad ». Cheikh Ahmed Tidiane Sy, le disait lors d’une visite à la Mecque « Si ce n’était pas le Prophète, messager de l’islam, qui connaîtrait cette civilisation se distinguant par l’hospitalité envers l’étranger » (lawla-n-nabiyyu rasûlullâhi mâ ‘urifat/hadâratun sha’nuhâ-t-takrîmu li-l-ghurabâ).

En tout cas, la métamorphise qui a conduit une telle société, de son confinement historique à la conquête d’une grande partie du monde, embrassant cultures et civilisations de l’Atlantique à la Mer de Chine reste, tellement, une énigme, pour les analystes que d’aucuns hésitent d’y voir un simple « phénomène naturel ». Mais, comme le fait remarquer, l’auteur des Méditations poétiques, les utopies ne sont quelques fois que des « vérités prématurés »

Hormis la rapide et durable expansion de l’islam, c’est la pérennité du message de Muhammad (PSL) (mort en 632), ayant déjà traversé quatorze siècles, qui peut attirer l’attention. Sans entrer dans la polémique de l’inimitabilité du Coran (i‘jâz), on ne peut ne pas s’arrêter sur l’emprise qu’eût et a toujours le message du Prophète dans le cœur et l’attitude de plus d’un milliard d’individus à travers le globe.

Il est vrai, l’homme dit illettré dans bien des sources est parvenu avec un élan foudroyant à faire entrer son peuple dans le monde des livres et des sciences. De Baghdad à Ispahan jusqu’à Samarkand, de Cairouan à l’Andalousie en passant par Fèz l’impériale, la civilisation islamique a offert au monde de grands esprits éclairés. Constant Virgil Gheorghui rappelle dans la biographie consacrée au Prophète de l’islam : «  quoi qu’il fut illettré, les premiers versets révélés mettent en valeur la plume, la science, l’éducation et l’instruction. Si Muhammad avait été un savant, la révélation, réalisée dans la caverne de « Hirâ », n’aurait pas causé d’étonnement ».

Pour expliquer le caractère pérenne et fortement inscrit dans l’éternité, du message de Muhammad (PSL), plusieurs hypothèses ont été émises. Mais les explications les plus fournies se heurtent à l’ampleur du phénomène et finissent par être quelques fois involontairement réductrices. La nature du message de l’islam, se voulant une synthèse des prophéties qui l’ont précédé, son génie pour l’adaptation et le respect des traditions culturelles de ses prosélytes pourraient être avancés comme des éléments pouvant aider à dégager une piste.

Dans la distinction qu’il fait entre ce qu’il appelle les « lois humaines » et les « lois » divines, Montesquieu (voir de l’Esprit des lois) bien que niant à tort tout dynamisme des normes religieuses, aboutit à une conclusion intéressante pour notre question. Il parvient à l’idée selon laquelle la force principale des lois religieuses vient de ce qu’on les croit ; la force des lois humaines vient de ce qu’on les craint.

Le cas de l’Afrique noire pourrait-être cité en exemple où l’islam s’est rarement imposé mais s’est plutôt substitué et a très vite refaçonné les cultures sans les rejeter. Voici qu’une religion qui naquit du désert d’Arabie, porté par un homme qui avait tout contre lui, arrive à gagner tous les continents, en privilégiant la conquête des cœurs à la soumission des corps.

La diversité fut sa force, la justice sociale son leitmotiv. Autour d’un prophète, d’un message et d’une foi, elle a donné au monde l’une de ses plus brillantes civilisations. Les auteurs les plus apologétiques ont vite atteint leur limite dans la description de ses qualités humaines et morales. Al-Bûsayrî (XIIIème s.) dans sa Burdah se contentera de conclure qu’il est un homme et le meilleur des créatures : fa mablaghul ‘ilmi annahû basharun/ wa annahû khayru khalqi lâhi kullihimi. Le grand Muqaddam de la Tijâniyya, Seydi El Hadji Malick Sy (1855-1922), sur les mêmes rime (qâfiya) et mètre (basît), recourut vite au résumé en affirmant que pour tout qualificatif afférant à la noblesse de l’âme, Muhammad (PSL) mérite le superlatif absolu ! : fî kulli wasfin hamîdin hâza af‘ala tafdîlin rajâ’ul barâyâ yawma muzdahamî

Reste que ce message soit revivifié dans toutes ses dimensions, une fois libérés des préjugés dans lesquels aussi bien les extrêmes qui le dénaturent et en usent, que les tenants de l’essentialisme, portent la malheureuse responsabilité.

Mais quelles que soient les tensions, malgré les déchirures et la percée du virus de l’animosité dans le monde d’aujourd’hui, on ne pourra jamais nier que cette religion appelle au dialogue au respect et à la coexistence pacifique.

N’en déplaise aux théoriciens du choc des civilisations et de la confrontation entre un fantasmatique Orient et un Occident diabolisé, des esprits éclairés s’évertueront toujours à appeler au dialogue et à la compréhension mutuelle. L’exemple donné par Goethe, dans la citation suivante, par laquelle nous conclurons, mérite méditation : « J’ai toujours eu une grande estime pour la religion prêchée par Mohamed parce qu’elle déborde d’une vitalité merveilleuse. Elle est la seule religion qui me paraît contenir le pouvoir d’assimiler la phase changeante de l’existence – pouvoir qui peut la rendre alléchante à toute période. J’ai étudié cet homme merveilleux, et, à mon avis, loin d’être un antéchrist, il doit être appelé le sauveur de l’humanité. (…) J’ai prophétisé sur la foi de Mohamed, qu’elle sera acceptable à l’Europe de demain comme elle commence à être acceptable à l’Europe d’aujourd’hui ».

  

Le Soufisme : de la quête spirituelle à l’institutionnalisation des confréries

Vendredi 26 septembre 2008

 Le Soufisme : de la quête spirituelle à l’institutionnalisation des confréries 

Par Bakary SAMBE

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