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Archive pour octobre 2008

MOURIDISME : LE FONDATEUR ET LA VOIE

Mercredi 29 octobre 2008

Mouridisme : le fondateur et la voie

Par Bakary SAMBE

Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.

Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba

Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.

Le Mouridisme comme un renouveau islamique :

Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.

La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :

Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté

Bakary.sambe@gmail.com

[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431

 

NUL N’A LE MONOPOLE DE L’ »ORTHODOXIE » EN ISLAM

Jeudi 23 octobre 2008

Nul n’a le monopole de l’ »orthodoxie » en Islam ! 

Par Bakary SAMBE*

Les tendances radicales ont commis le « péché » de focaliser l’attention sur une variante non représentative de la pensée islamique dans sa totalité. A entendre certains discours « islamiques » produits çà-et-là, on a l’impression d’être en présence d’une religion à pensée unique dans laquelle, il ne serait même pas permis de penser. Cette situation maintes fois décriée par des intellectuels souvent incompris a plongé les Musulmans, depuis la malheureuse fermeture de la porte de l’ijtihâd (effort personnel de recherche et d’interprétation circonstanciée), dans une sorte de mimétisme social (taqlîd en arabe). Et, depuis, tout un champ religieux, traversé par une grande diversité, est réduit à des bribes d’identités à sauver ou des apparences vestimentaires voire de pilosité.

On en est arrivé à un point où certains musulmans considèrent d’autres comme « moins musulmans » ou « hétérodoxes ». D’aucuns revendiquent une exclusivité dans l’observance des enseignements du Prophète de l’islam en traitant les autres courants de « gens de la bid ‘a », des « innovations blâmables ». Une telle négation de l’enrichissante diversité des réalités islamiques est le signe d’une intolérance dont il faut chercher les explications – et non la justification ! – dans la tumultueuse histoire de la naissance des courants islamiques .

Et il est sûr que les musulmans, eux-mêmes, seront les premiers à tirer un grand profit de cette auto-critique historique, à commencer par ceux de notre pays jetant l’anathème sur tous ceux qui ne leur ressemblent pas

En effet, la lutte contre les confréries soufies prônée par les nouveaux adeptes du wahhabisme passe par une négation des autres possibilités d’expression religieuse. Les tenants de cette lutte s’autoproclament ahl al-sunnah wa al-jamâ ‘a « les gens de la tradition et de la Communauté », en en excluant tous les autres ! Sans aucune explication ou réflexion critique sur cette dénomination, ils présentent leurs mouvements, vassaux de courants théologico-politiques étrangers aux traditions africaines, comme étant la seule possibilité de rester dans le giron de la « ‘Ummah » et dans ce qu’ils conçoivent comme étant la sunnah. C’est pourquoi, il serait nécessaire de revenir sur cette dernière notion pour mettre fin à une démarche obscurantiste et intellectuellement malhonnête dont le but finale est d’exclure pur avoir le monopole.

Le terme sunnah est souvent traduit par « tradition prophétique ». Mais il ne faudrait pas perdre de vue les manipulations qu’elle a subies ainsi que le caractère arbitraire des différentes définitions qu’on lui prête. Englobant aussi bien les gestes que les paroles attribuées au prophète de l’islam, ce terme est finalement  victime des conflits idéologico-politiques ayant marqué l’histoire de l’islam dès les premières années qui ont suivi la mort du Prophète Mohamed en 632.

Le climat politique et le contexte social furent tellement confus et complexes que ce que les uns considéraient comme sunnah, tradition prophétique conforme à l’orthodoxie pouvait bien être pris, par d’autres,  pour des « innovations blâmables », bid’a, du domaine de la « déviance », en quelque sorte. C’est un peu la même ambiguïté qui entoure la citation du fameux hadîth selon lequel le prophète aurait prédit que sa communauté se diviserait en  soixante dix sept « firqa », tendances ou groupuscules et qu’une seule sera parmi les sauvés ! Raison pour laquelle, il ne faut pas tomber dans  l’imprudence de certains islamologues qui traduisent  « sunna » ipso facto par « orthodoxie islamique ».

Ceux qu’on appelle les sunnites, dans la subdivision des courants islamiques, ne sont pas les seuls à adhérer à la « sunnah prophétique », en tant que pratiques et mode de vie, selon ses différentes lectures. Les chiites duodécimains, par exemple, se réfèrent, eux aussi, à une sorte de sunnah, autrement définie avec un corpus de hadiths différents (comme celui de Ja’far al-sâdiq, par exemple). Ils ajoutent, au modèle prophétique, celui de leurs imams parmi lesquels Ali, genre et cousin du Prophète, son fils Hussein et d’autres appartenant aux Ahl al-Bayt (membres de la famille du Prophète).

Bref, de quoi à manier ce terme avec beaucoup de précautions. Il est vrai que ceux qui, dans le cadre de l’islam sénégalais, en revendiquent, aujourd’hui, le monopole ne fournissent pas tout ce travail d’explication et de contextualisation. On peut même penser qu’ils se complaisent bien dans ce flou terminologique qui cache bien des intentions non avouées.

Cette manière d’approcher l’islam, hors de l’Histoire, a fait le « chou gras » de journalistes et d’une certaine presse en quête de sensationnel., beaucoup plus vendeur.

Il y a, ainsi, quelques fois une curieuse similitude entre l’approche intégriste et et celle de la presse sensationnelle des faits islamiques. ans cette démarche, on qualifie d’islamique tout et son contraire et la connaissance objective d’une religion-mosaïque cède, de plus en plus, aux ouï-dire, aux présupposés et aux stéréotypes. Finalement, cette religion est caricaturée et réduite à un monothéisme particulièrement monolithique, sans histoire et hors de l’Histoire qui déterminerait tout sans subir aucune autre détermination comme le décrie Mohamed-Chérif Ferjani.

Il est, aussi, un procédé des plus insidieux de l’obscurantisme contemporain et de l’islamophobie ambiante qui consiste à jouer sur le flou dans lequel sont volontairement enfermées les notions employées.

Devant de telles dérives, revenir à l’exigence du XVIIIème siècle et remonter à l’enseignement philosophique grec dans toute son éthique, à l’exigence de toute approche scientifique, donc, honnête, serait hautement souhaitable voire salutaire. Selon cette exigence, il faudrait définir les notions qu’on utilise pour ne les employer que dans le sens préalablement défini ou tout au moins explicité mais aussi circonstancié.

Pour chaque époque de l’islam, chaque contexte théologique, à chacune de ces catégories ou acceptions, correspond évidemment une lecture particulière des textes fondateurs. Le moins averti d’histoire islamique est conscient des antagonismes et même des contradictions qui ont vu naître les différentes écoles théologiques de l’islam. Le plus souvent, ce sont les considérations politiques qui passent avant de varis problèmes d’entendement ou d’essence théologique. A partir de là, nous retrouvons les raisons de l’acharnement contre le soufisme et ses confréries dans un monde arabe, errant, sans issue, entre arabisme et islamisme, comme le soutient Charles Risk, et qui tente d’exporter ses contradictions socio-politiques, religieusement maquillées dans d’aures contrées du monde musulman..

C’est ainsi, par exemple, que l’islam mystique – incarné et immortalisé, entre autres, par la figure emblématique d’un Ibn ‘Arabî ou encore d’un Mansour al-Hallâj (858-922) – a été harcelé, banni, combattu de manière violente, extirpé même, par l’islam juridico-théologico-dogmatique, d’ailleurs très souvent  à la solde l’instance politique temporelle, fût-elle despotique.

Les dangereuses accointances entre autorités politiques et théologiens instaurent un système opaque où les premières se légitiment par les fatwa-s que les seconds leur produisent – à volonté – pour se servir de leur main armée et mieux combattre leurs contradicteurs, voire, simplement tous ceux qui voient ou réfléchissent autrement.

Le conflit ne date pas d’aujourd’hui. Il est très ancien et a opposé, en son temps, les tenants d’un islam se disant intégral, figé dans la lettre du texte dépouillé de son sens, dont il tue progressivement l’esprit, et les défenseurs d’un islam du for intérieur et/ou ouvert à la libre interprétation (ijtihâd).

C’est, aussi, le conflit entre le grand philosophe andalou Ibn Arabi (grand mystique du XIIème-XIIIème siècle) et l’un des plus rigoristes du courant hanbalite, Ibn Taymiyya qui, en son temps, accusait Ibn Arabi de « panthéisme plotinien » et de « relativisme sophiste », l’assimilant, sans raison, à un ennemi de la charia inspiré par « un esprit satanique ».

Les exemples historiques seraient légion et souligneraient davantage, l’orientation politique du discours religieux, omniprésent dans le monde arabo-musulman.

Rappelons qu’au sein même de l’Empire abbasside (de 749 à 1258), s’était déjà posé ce problème qui a pris différentes formes entre un calife clairvoyant, moderne avant l’heure, ouvert d’esprit et passionné de sciences (c’est lui qui a fondé Bayt al-hikma, la Maison de la Sagesse), al-Mâmûn (813-833), et un calife radicalement anti-mu‘tazilites (rationalistes) et persécuteur, qui imposa le traditionalisme hanbalite et ash ‘arite, al-Mutawakkil.

Le passé peut toujours éclairer notre présent. Si seulement, elle aidait à éviter les erreurs qui l’ont sillonné !

Ce conflit, dont les mobiles sont totalement étrangers au cadre sénégalais est, malgré tout, importé, sans prise en compte de son origine, par des franges de notre société à la recherche de modèle, pourvu qu’il soit arabe, sacralisé comme la culture arabe qu’ils ont bien du mal à dissocier de l’essence même du message prophétique.

Pourtant, toutes les études historiques et anthropologiques ont fait état du rôle irremplaçable des confréries, de leur caractère pacifique et ouvert, dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire. C’est d’ailleurs ce qui leur a permis de s’ancrer dans des sociétés aussi différentes de celles de l’Arabie du VII ème siècle.

Les sociétés africaines ont pu réussir une assimilation critique rarement égalée de l’islam et de son message. Sans faire abstraction de certaines dérives confrériques qui sont, comme dans tous les systèmes, le fait des extrêmes, les tarîqa ont encore leur place dans l’islam sénégalais dans lequel leur rôle est grandissant. Cet islam ne devrait avoir aucun complexe à s’affirmer dans sa différence qui est une mrue de richesse pou l’iam en général.

L’attitude de ces nouveaux mouvements, combattant les confréries et le soufisme en opérant des greffes idéologiques, procédant par intimidation, voire excommunication, cache, peut-être, d’autres problèmes qui ne sont pas que religieux.

Est-ce, alors, une simple volonté d’appropriation et d’exploitation des maux de la société dans un contexte où la contestation est le thème politique le plus porteur ?

bakary.sambe@gmail.com

Théologien ou islamologue : Qui parle de l’islam au Sénégal ?

Jeudi 16 octobre 2008

Théologien ou islamologue ?

Qui parle de l’islam au Sénégal ?

Par Bakary SAMBE

Tout débat qui s’enferme et reste le domaine réservé d’un cercle est appelé à devenir stérile. Et, à défaut de pouvoir produire, faute de paradigmes, de nouveaux concepts élargissant la vision de la chose religieuse, l’on restera, pour toujours, prisonnier d’un état d’esprit statique et malheureusement propice à toutes sortes de divagations. Ainsi, l’on pourrait se demander si les questions religieuses au Sénégal doivent rester l’apanage d’une certaine catégorie de “spécialistes” au risque de demeurer intactes tellement la grande masse des intellectuels (non arabisants) les croit intraitables. Il faut, tout d’abord, commencer par une délicate et laborieuse tache de délimitation terminologique pour ce qui est de la distinction entre des spécialités proches par leur contenu, mais différentes par leur méthodologie.
Il est courant, au Sénégal, de confondre les domaines d’intervention de deux spécialistes, ceux du théologien et de l’islamologue. Ainsi, dans le langage des médias et des “profanes”, on qualifie d’islamologue tout intervenant sur les questions religieuses et les pratiques culturelles. Il serait temps de faire la différence entre ce terme et celui de théologien qui, malgré quelques réserves, serait plus approprié à ces derniers qui nous éclairent sur la prière, la zakat et les autres piliers de la religion musulmane.
On peut dire, dans ce sens, que le théologien est celui qui, par son érudition religieuse et sa formation, arrive à produire, non pas des réflexions, mais une interprétation ou une lecture in doxa de la religion à laquelle il appartient, dans le cadre défini d’une école juridico-légale de celle-ci ou de manière transversale. L’islamologue qui, au contraire, peut ne pas être “religieux”, c’est-à-dire laïc ou même athée, vise par une approche, en principe objective et donc détachée, à émettre des réflexions sur l’islam, des hypothèses, des questions philosophiques, culturelles et civilisations de son message. N’est pas donc forcément islamologue celui qui traite les questions ayant trait aux pratiques cultuelles (ablution, prière, zakat, ramadan…) comme ne sera pas forcément musulman le spécialiste qui nous apprendra d’intéressantes choses sur l’islam, son histoire et ses écoles juridico-politiques. On a vu l’imposante contribution des Brocklemann, Berque, Gardet et tant d’autres aux études sur l’islam.
Mais, on pourrait penser que ce malentendu terminologique n’a pas que des fondements linguistiques. Il va au-delà et s’explique par une certaine perception que le musulman sénégalais a du rapport congénital entre la langue arbre, ses locuteurs et le message coranique, pour ne pas dire l’islam en général. A force de faire le lien, il est vrai intrinsèque, entre la langue arabe et le texte coranique, le musulman noir africain finit par sacraliser tout locuteur de la langue du dâd. C’est la raison pour laquelle certaines catégories de théologiens veulent disqualifier tous les autres intellectuels lorsqu’il s’agit du débat sur l’islam.
Le Coran est un livre dont la langue d’expression est l’arabe, mais tout ce qui est écrit en arabe (poèmes d’amour d’Imru’ul Qays, d’apologie du vin d’Abû Nawws, les thrènes d’Al Khansâ, etc.) ne devient par forcément partie intégrante du message de l’islam. Il est encore courant qu’une bonne partie des musulmans sénégalais voit en tout spécialiste de la langue arabe un guide éclairé en matière religieuse. De même, tout originaire d’un pays arabe peut être considéré, par certains, comme porteur de la “baraka” et devient, du coup, objet de vénération ou en tout cas fait autorité ! Cette vision pousse à négliger la plus grande production scientifique sur l’islam redevable, pour beaucoup, à des non-musulmans, islamologues de formation. On pourrait citer, à ce propos, en ce qui concerne les études sur l’islam en Afrique, Paul Marty, Vincent Monteil (qui s’est finalement converti à l’islam), Guy Nicolas, Christian Coulon et même Jean Copans. Dans le domaine de l’islamologie en général, nul assoiffé de connaissances valides, de mûres réflexion, ne saurait se passer de Louis Massignon, du Père Henri Laoust, de Régis Blachère, de Jacques Berque, de Maxime Rodinson, de Bernard Lewis (malgré ses quelques errements), d’Olivier Mongin et des principaux animateurs de la revue Esprit, en France. On pourrait faire de même pour les études arabes en ce qui est de l’apport de Charles Pelat et surtout de l’allemand L. Brocklemenn, l’auteur de l’incontournable Geschichte der Arabischen Littérature, traduit dans plusieurs langues.
Pour mieux étayer cela, il n’y a qu’à se pencher sur le cas de l’Encyclopédie de l’islam (éditée à Leiden) et remarquer la prédominance des articles venant de non-musulmans. Il est vrai qu’il persiste un débat houleux, passionnant mais aussi, malheureusement, passionné autour d’une sélection orientée d’auteurs “recommandables” pour le “bon musulman”. Nous dirions que ce débat, qui ne l’est finalement que de nom, penche plus vers l’idéologie et le dogme, deux concepts aux antipodes de la science qui prône l’objectivité dans la démarche. Nous voulons parler de cette manie de considérer ipso facto comme détracteur tout auteur non-musulman s’intéressant à l’islam.
Une telle attitude est non seulement nuisible à la science dont l’universalité et l’ouverture font la force, mais, qui plus est, favorise le parti pris et vide de son sens l’islamologie qui n’est point synonyme de théologie ? On se focalise finalement plus sur la source qui peut être orientée que sur les modes d’acquisition de la science, elles, universellement admises. Ainsi, un certain manque d’honnêteté intellectuelle pousse quelques-uns dans des positions intéressées jetant l’anathème sur toute la production scientifique de ceux communément appelés orientalistes, al-mustashriqûn, dans le jargon des arabisants sénégalais qui croient avoir le monopole du discours religieux.
Ce qui est étonnant est que les tenants d’une telle thèse n’hésitent pas aujourd’hui, avec le développement des Ntic, à utiliser, lorsqu’ils y trouvent leur compte, les moyens techniques d’où qu’ils viennent (CdRom Coran) ou encore le système de correspondance des datations grégoriennes et hégiriennes mis sur pied par ces mêmes orientalistes.
L’intérêt pour l’islam, avec son riche passé culturel et civilisationnel, devrait faire de sorte que la passion pour la recherche prime sur celle des querelles idéologiques. Il serait dommageable que la vision étriquée fournie par une pseudo-islomologie orientée nous fasse passer à côté de l’énorme richesse. Aujourd’hui, cette vision favorise le manque d’ouverture de “spécialistes” ou de “représentants” par la suite imputée injustement à l’islam. Ce qui fait que cette pluralité, cet esprit de tolérance et d’ouverture qui ont marqué l’âge d’or et les siècles brillants de l’islam échappent à la plupart des musulmans qu’on veut canaliser et enfermer dans des grilles de lecture préconçues. Les musulmans ainsi « canalisés » sont peu, aujourd’hui, à être au diapason de la largesse d’esprit d’un Averroès (Ibn Rusd) qui, dès le Moyen Age, avait initié le grand débat sur la question de la comptabilité ou non entre foi et raison, au moment où les Almohades (almuwahhidûn) éclairaient l’Europe musulmane qui ne pensait pas encore à sa Renaissance. Il n’y a qu’à remarquer le nombre de versets du Coran finissant par “ceci s’adresse aux gens qui réfléchissent” (liqawmin yatafakkarûn) ou “ceci s’adresse aux doués de raison” (ûlul albâb), pour se rendre compte de la prédisposition propre à l’islam à accepter la réflexion et le discernement. Pourtant, l’esprit de l’islam, contrairement aux idées reçues, va plutôt vers l’universalisme et l’ouverture que vers toute forme d’exclusion en matière scientifique. N’est-il pas attribué au Prophète Muhammad ce hadith : “Allez à la recherche de la science même jusqu’en Chine” ? Le moins averti des musulmans peut savoir qu’à cette époque du VIIe siècle, cette partie du monde était vide de toute population musulmane.
Mais au moment où tout le monde scientifique opte ou tend vers l’interdisciplinarité, persiste encore une catégorie de “spécialistes” de questions religieuses qui s’enferme dans le carcan d’une dogmatique vision des choses. Pourtant, l’histoire, la sociologie ainsi que la philosophie seraient, aujourd’hui comme toujours, d’un apport inestimable pour comprendre les faits fondateurs de l’islam, objet central de l’islamologie et parfois – peut-être à tort -loin des préoccupations du simple théologien du « oustaz » du coin ou de l’ « islamologue » autoproclamé de la radio.
S’enfermer dans la lettre des messages religieux en tuant l’esprit reviendrait à réduire la religion à une vague somme d’ordres et d’interdits. Une telle vision simpliste dépouille l’islam que certains disent défendre et purifier, de son essence et la rendrait en porte à faux avec l’environnement socio-politique et existentiel de ses adeptes. Seule une réelle approche islamologique et non seulement théologique pourrait aider le musulman à se retrouver dans un environnement de plus en plus complexe et trouver les réponses espérées dans son système de valeurs en interaction avec le monde social réel.
Les grands personnages de l’islam sénégalais avaient, pourtant, compris cet aspect en prônant une adaptation sociologique du religieux autour duquel, par le biais des confréries, se sont élaborés de véritables projets de sociétés. Au moment où même la science politique, naguère enfermée dans le juridique qu’elle croyait suffisant pour analyser et comprendre les institutions, fait appelle aux méthodes psychologiques, il n’est plus raisonnable ou raisonné que l’étude des religions n’emprunte pas leurs paradigmes aux autres sciences humaines et sociales.
Toute volonté d’isoler les sciences islamiques et surtout d’en faire le pré-carré d’une certaine élite finira par en détourner l’intérêt des fidèles. A force de trop les spécifier par rapport aux autres objets scientifiques, on les condamnera, faute d’ouverture, à l’obsolescence. Et l’islam, synthèse de civilisations et de cultures allant de l’Atlantique à la Mer de Chine, se trouvera réduit à une pure idéologie, à un système aux éléments confus et à la réalité mutilée. Ainsi se trouverait-on dans une situation aussi amère que la production d’effets indésirables par un usage de remèdes inadaptés.
La théologie est indispensable au fidèle pour raffermir sa foi et pratiquer sa religion, mais l’islamologie avec la diversité d’approche et l’interdisciplinarité qu’elle exige, peut l’aider à mieux comprendre l’islam qui n’est point une simple somme de pratiques cultuelles, d’ordres et d’interdits.

bakary.sambe@gmail.com

La Tarîqa Tijaniyya : Naissance et développement d’une confrérie

Jeudi 16 octobre 2008

 La Tarîqa Tijaniyya :

 Naissance et développement d’une confrérie

Bakary SAMBE*

La Tijâniyya, par son simple nom, évoque sur le plan historique un ensemble de faits intéressants pour tout spécialiste de l’Islam en Afrique noire au regard du caractère, parfois, politique qu’il a revêtu dans les régions ayant connu l’occupation française. C’est ce qui fait de cette confrérie, un mouvement considéré comme engagé et « averti des réalités de son temps »1. Cependant, elle est parfois méconnue dans le monde arabe, qui n’a plus le même rapport au soufisme que l’Afrique noire où le phénomène confrérique est un élément clé dans la compréhension des sociétés et des pratiques islamiques.

Origines de la Tijâniyya :

La tarîqa doit son nom à son fondateur Cheikh Ahmed Ibn Muktâr Ibn Sâlim al-Tijânî né en 1727 à Aïn Mâdî, en Algérie.

Ce cheikh est célèbre par les nombreux miracles qu’il aurait accomplis. Après sa mémorisation du Coran à l’âge de 7 ans, il se consacra aux autres sciences islamiques dans lesquelles il fut très brillant d’après ses contemporains, comme en témoignent les classiques de la Tijâniyya tels que Munyat al-Murîd. Au terme d’une étude approfondie sur les savoirs islamiques, il optera pour le soufisme qu’il alliera à une stricte observance des pratiques de l’Islam ; ce qui selon al-Jawsaqî2 fait de lui un soufi « peu ordinaire ». La confrérie qu’il a fondée insiste sur le fait que l’aspirant à la sainteté doit être d’abord irréprochable pour ce qui est des piliers et des enseignements et dogmes fondamentaux de l’islam. La biographie du cheikh se confond avec l’historique de la confrérie. La naissance de cette dernière marque l’aboutissement des différentes étapes de sa vie mystique.

Son pèlerinage à la Mecque à l’âge de 36 ans constitue une étape décisive dans le chemin qui le mènera vers les « illuminations ». Comme pour la majeure partie des soufis, il est passé par plusieurs voies dont la Qâdiriyya, la siriyya et la Kalwatiyya. Il créera sa propre confrérie à l’issue d’une entrevue qu’il aurait eue avec le Prophète Muhammed (PSL) qui lui donnera l’ordre de créer la Tijâniyya, Tarîqa al-Ahmadiyya al-Tijâniyya.

Cette rencontre mystique se serait déroulée dans le village d’Abû Samghûn, non loin de son village natal, Aïn Mâdî, dans l’Aghouat algérien. La référence suprême de la confrérie, les Jawâhir al-Ma‘âni, (Perles des sens) soutient même que le cheikh a fait cette rencontre avec le Prophète « à l’état de veille et non de sommeil ». Evidemment, cet épisode de la vie du cheikh est celui qui suscite le plus de controverses et de critiques provenant surtout des tenants du salafisme.

Toute sa vie durant, le cheikh s’entourera de nombreux disciples dont le plus grand fut le muqaddam El Hadj Ali ibn Issâ, plus connu sous le nom Sîdî Ali Hrâzim Barrâda, qu’il choisira pour sa succession avant de mourir le 19 Septembre 1805. Son mausolée se trouve à Fez, au Maroc. Il est important de rappeler, que c’est suite aux persécutions dont il fut l’objet en Algérie de la part des autorités ottomanes, que Cheikh Ahmad Tijânî se réfugiera à Fez, où il bénéficia de la protection de Moulây Soulaymân.

Nombreux sont ses adeptes sénégalais qui s’y rendent en pèlerinage tous les ans lors du retour de la Mecque. L’étape de Fez, via, Casablanca faisait partie de l’itinéraire du Hajj et ce, même sous la colonisation française comme en atteste les témoignages du rapport du Commandant Nekkach (Archives de l’Afrique Occidentale Française).

Implantation de la confrérie au Sénégal :

La Tijâniyya s’est implantée au Sénégal dans le cadre des relations entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. Mais, cette fois-ci, elles ont pris une autre tournure : l’Afrique noire et la Tijâniyya ont pris contact à la Mecque, en Arabie.

En effet, en 1827, un jeune marabout du Fouta Toro, El Hadj Omar Tall, se rendit au pèlerinage où il y rencontra un des grands muqaddam de la Tijâniyya, Cheikh Muhammad al-Ghâlî. Après son initiation à la tarîqa, Omar al-Fûtî restera trois ans au service de ce muqaddam qui le désigna comme Calife de la Tijâniyya en Afrique Occidentale. Le marabout commencera à prêcher la nouvelle voie dès son retour au Sénégal. Il serait même difficile de parler de l’expansion du tidjânisme sans évoquer la vie d’El Hadj Omar, tellement elles sont liées. C’est lui ou ses petits-fils qui initieront tous les futurs disciples constituant aujourd’hui les différentes branches de la confrérie au Sénégal.

El Hadj Omar Tall, « apôtre » de la Tijâniyya en Afrique Noire :

Ce personnage difficile à présenter, est très disputé entre les historiens de l’Islam qui en font un « grand conquérant » et les nationalistes africains pour qui, il demeure le symbole de la lutte anti-coloniale. Sa biographie est donc particulièrement controversée.

Il serait né vers 1796-1797 à Halwar au Nord du Sénégal, dans l’actuel département de Podor (Région de Saint-Louis). Hassan ibn Hassan, soutient que son père fut un des Almoravides dont il ne cite pas le nom, alors que la plupart des historiens reconnaissent ses origines sénégalaises en situant sa naissance sur la rive gauche du Sénégal dans l’ancien royaume du Walo.

Le cheikh mémorisa le Coran à l’âge de 12 ans, puis s’intéressa au fiqh, la jurisprudence musulmane, au tajwîd, technique de lecture du Coran, à la langue arabe et aux sciences. Il fit le passage obligé de l’époque à l’école cayorienne (ancien roy. Du Sénégal précolonial) de Pire Saniokhor un de ces « foyers ardents » de l’islam sénégalais. Le débat houleux sur sa vie politique a quelque peu obscurci le personnage religieux qu’il était. El Hadj Omar Tall reste célèbre, aussi, pour sa vaste culture islamique. Rappelons qu’il est l’exégète des Jawâhir al-Ma‘ânî (les Perles des Sens), la « Bible de la confrérie » sous le titre évocateur de Rimâh fî hifz Jawâhir al-ma‘ânî (Flèches pour la sauvegarde des perles des Sens).

Tous s’accordent que sans cette exégèse, le texte demeura longtemps incompréhensible. Il acquiert une grande expérience religieuse avec ses nombreux voyages dans les capitales islamiques de l’époque. Du Bornou (Nigeria) où il bénéficia de l’asile chez Ahmed Bello. Il se retrouvera au Nigeria puis au Macina avant de regagner le Fouta Djallon dans l’actuelle Guinée.

Une grande partie de son action fut consacrée à l’expansion du Tidjânisme. Son époque fut marquée par l’intrusion coloniale en Afrique de l’Ouest. Son oeuvre ne pourrait que participer au rétablissement d’un ordre socio-politique menacé. Il adopta La Tijâniyya comme modèle à la fois social et religieux. On ne peut compter, par ailleurs, les violentes critiques dirigées contre ce personnage visant à nuire à son image religieuse. Mais du fait qu’elles viennent, dans leur grande majorité, des autorités coloniales ainsi que de quelques islamologues encore trop marquées par leurs thèses, elles ne semblent en rien convaincre un grand nombre de sénégalais. On reproche, en effet, à El Hadj Omar d’avoir massacré des musulmans qâdirs qu’il voulait, à tout prix, « convertir au Tidjânisme » selon Khadim Mbacké3.

La stratégie d’El Hadj Omar consistait à unifier les musulmans de la région autour des mêmes objectifs afin d’en faire un noyau de résistance à la conquête française. Or cette dernière, comme d’habitude, voulait jouer la carte des minorités en vue d’une dislocation de l’Empire Toucouleur4 alors sous l’égide de l’Almamy.

El Hadj Omar a formé des disciples qui ont poursuivi son œuvre. Parmi eux, son fils Ahmadou Cheikhou que les Français ont combattu manu militari, le considérant à l’instar de son père, comme un véritable danger contre leurs intérêts. En tout état de cause, El Hadj Omar aura, sur le plan religieux, marqué son époque et certains n’ont pas hésité à voir en lui le nouveau Mahdi venu « sauver » le Soudan Occidental.

La plupart de ses disciples ne croit pas en sa « mort » en 1864 lors d’une rude bataille contre les troupes françaises ; évoquant simplement une mystérieuse disparition dans les falaises de Bandiagara.

L’expansion de la Tijâniyya doit beaucoup à son oeuvre et à celle de ses successeurs tels qu’El Hadj Ablaye, Ibrahima Niass, et notamment Malick Sy, qui inscrivit sa démarche dans la continuation du grand Almamy (Imam en Peul). Les Muqaddam que ce dernier a formés, ont ensuite répandu les enseignements de la confrérie dans leurs provinces d’origine. La tijâniyya qui regroupe aujourd’hui 50 % de la population du Sénégal s’est scindée en plusieurs familles représentant les différentes sensibilités à l’intérieur de ce vaste courant soufi. Contrairement aux idées reçues, cette confrérie est numériquement beaucoup plus répandue au Sénégal que le Mouridisme. Elle est simplement subdivisée en obédiences et « maisons ». Ce qui constitue une certaine diversité des enseignements et des orientations initiatiques.

Caractéristiques et pratiques de la Tijâniyya :

Nous l’avons vu plus haut, la Tijâniyya est une voie d’origine maghrébine, introduite au Sénégal par El Hadj Omar Tall. Essayons à présent d’en définir les caractéristiques.

La Tijâniyya est l’une des dernières voies soufies à faire leur apparition. Pour mieux comprendre cette confrérie, il faudra toujours prendre en compte un fait fondateur : les tijânî croient au caractère spécifique de leur voie. Ils fondent cette croyance sur une similitude et une comparaison. Les musulmans voient en l’Islam la dernière religion révélée et la récapitulation des messages divins précédents. De même, les tidjânes considèrent leur confrérie comme l’aboutissement de toutes les voies antérieures. De plus, pour eux, Sîdî Ahmed Tijânî est le sceau des Saints, Khâtim al-awliyâ, comme Mouhammad celui des Prophètes Khâtim al-anbiyâ. En fait, cette confrérie essaye d’opérer une « révolution » du soufisme dans les pratiques et les conceptions.

Elle veut marquer une rupture dans la pratique du mysticisme. Il ne s’agira plus du soufi enfermé ou retiré dans le désert loin des préoccupations « temporelles », mais du mystique essayant de traduire la force du dzikr et de la prière en moyen d’affronter le quotidien. Comme en témoigne Serigne Babacar Sy dans un célèbre vers, en parlant de Sîdî Ahmad Tijânî, : « Il a éduqué, ses disciples, sans khalwat (retraite spirituelle), jusqu’à ce qu’ils empruntent le droit chemin, Dieu l’a vraiment comblé de ses dons ». Dans l’enseignement de la Tijâniyya, il y a un grand souci de conformité aux préceptes de l’islam. Le Cheikh avait largement insisté sur ce point, comme en atteste les ouvrages de muqaddam le réitérant.

Selon le célèbre Amadou Hampâthé Bâ, membre de la confrérie, La Tijâniyya « correspond aux conditions de notre époque » et qu’elle « présente une analogie analogie parfaite avec les trois piliers de l’enseignement des Oulémas »5 à savoir îmân, islâm et ihsân (la Foi, la Soumission et la Bienfaisance). Au regard de l’importance des invocations (dzikr), dans la pensée soufie, les tijânî en ont fait le fondement même de leur confrérie.

Les trois piliers de la confrérie étant :

-le lâzim6 ou al-wird al-lâzim :

Ce sont les « invocations obligatoires ». Le lâzim est récité matin et soir. La lecture de la salât al-fâtiha en est le moment fort. En plus de cette prière, le fidèle doit demander, cent fois, pardon à Dieu Istighfâr, répéter lâ ilâha illa llâh (il n’y a d’autre divinité sinon Allah) une centaine de fois aussi.

-la wazîfa :

Ce sont des dikr que l’adepte peut faire soit individuellement ou collectivement avec ses confrères. Dans ce dernier cas, elle est chantée. Les tijânî la récitent en groupe en formant un cercle.

Elle revêt un caractère très solennel, surtout au moment de réciter la Jawharat al-kamâl (12 fois) « Perle de la Perfection » dictée, selon les tijânî, à leur cheikh par le Prophète Muhammed (PSL) et qui se présente dans l’assistance dès la septième fois.

-la hadrat al-Jumu‘a :

Elle signifie « Présence du Vendredi ». Cette pratique regroupe tous les fidèles tijânî, tous les vendredis, entre les prières d’al-‘asr (après-midi) et celle d’al-Magrib (coucher du soleil) dans les mosquées. Les disciples répètent un nombre de fois indéfini la formule lâ ilâha illa llaâh (mille fois au moins).

Les tijânî semblent être très rigoristes quant aux conditions d’affiliation à leurs confréries. D’une manière générale, une grande importance est accordée à la fidélité d’où quelques critiques à leur égard. D’aucuns comme Khadim Mbacké de l’IFAN reprochent à cette voie de trop insister sur la stricte fidélité au cheikh, en imposant à ses prosélytes de ne pas pratiquer un autre wird en même temps que le sien, et voient donc dans ces restrictions un manque d’ouverture. Mais Amadou Hampâthé Bâ, estime au contraire, que cette imposition est très sage, car chaque confrérie dispose de sa méthode d’éducation mystique. Selon lui, bien que « tous les wird mènent à Dieu », le disciple doit avoir un seul maître car « qui trop embrasse mal étreint ». Bâ soutient, en fait, que ces restrictions ne sont qu’une façon de préserver le novice de « dispersion spirituelle ».

C’est ainsi que cette confrérie a participé à l’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest où sa pratique est encore plus vivante qu’au Maghreb qui l’a vu naître. Les confréries ont réalisé, contrairement aux entreprises « jihadistes », l’islamisation en profondeur des sociétés africaines. Contrairement à la situation présente du soufisme et des confréries dans le monde arabe, les confréries sont une donnée fondamentale dans l’islam africain.

Au-delà de son rôle socio-culturel voire politique, la Tijâniyya a joué un rôle de premier plan dans l’affermissement des relations arabo-africaines surtout maroco-ouest-africaines. Par le biais de cette confrérie, se sont tissés des rapports entre oulémas maghrébins et africains7. Cette confrérie, parfois, méconnue, dans son pays d’origine (Algérie) et au Maroc a été pendant plus de deux siècles la jonction entre ce qui fut appelé par les historiens arabes le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) et les contrées les plus lointaines du monde arabe et surtout maghrébin qui y exportera, entre autres, le Malikisme, le dogme ash’arite et les classiques du Fiqh du Mukhtasar de Khalîl au Matn d’Ibn ‘Ashir et la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî.

La méconnaissance de ces liens et de cette histoire, de l’islam soufi contemporain ainsi que la nécessité d’une prise en compte de la différence des réalités islamiques en France, ont abouti à l’idée de la tenue d’un Forum national sur la Tijâniyya, l’une les plus répandues dans le monde musulman.

*bakary.sambe@gmail.com

Notes :

1 Marone I. Tidjânisme au Sénégal ; Bullet de l’IFAN Série B, T XXXII, Janv70

2 voir al-nafahât al qudsiyya fi-s-sîrat al-ahmadiyya, Beyrouth, Année ?

3 K. MBACKE :Soufisme et confréries religieuses au Sénégal, Dakar 1995 p41.

4 – les Toucouleurs et les peuls sont les deux composantes du groupe éhnique appelé Halepoular (Peuls). Ils sont originaires de la région du fleuve Sénégal.

5 – Bâ Amadou Hampathé : vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara, Paris , Seuil 1980 pp 230-231

6 – le mot lâzim signifie « obligatoire » en arabe.

7 – Voir la thèse de Bakary SAMBE, L’islam dans les relations arabo-africaines, sous la direction de Chérif ferjani et de Lahouari Addi, GREMMO – Maison de l’Orient, Univ-Lyon 2, décembre 2003.

LES RAPPORTS ARABO-AFRICAINS :Quel rôle pour l’Islam ?

Lundi 13 octobre 2008

LES RAPPORTS ARABO-AFRICAINS :
Quel rôle pour l’Islam ?

Bakary SAMBE*

De l’Atlantique à la Mer de Chine, l’Islam s’est largement répandu, touchant plus d’un milliard d’individus.
Cette religion à vocation universelle s’est implantée dans plusieurs régions du monde sous diverses formes. Mais la nécessité d’une adaptation sociologique, au sens où l’entend Guy Nicolas, fait qu’elle ménage les pratiques sociales locales quand elle ne se confond pas à elles pour mieux se faire accepter. Tel est le cas en Afrique de l’Ouest où la religion musulmane est devenue un facteur important de la vie sociale culturelle et politique, avec la présence de multiples confréries. Ces dernières ont assuré le rôle de jonction et d’interprètes du dogme islamique universaliste dans des cultures longtemps dominées par la ‘religion des Ancêtres’, l’animisme. Le monothéisme, ainsi professé, servit de lien historique, parmi tant d’autres, entre l’Afrique Noire et le Monde arabe.
L’islam africain, baptisé ‘islam noir’ bien avant Vincent Monteil, n’a jamais coupé le cordon ombilical qui le lie à ce qu’il est convenu d’appeler la ‘Ummah, traduit improprement, selon les obédiences par ‘nation’ ou ‘communauté’ musulmane.
Au cours de l’Histoire, l’Afrique Occidentale a entretenu de réelles relations avec le Maghreb tout proche, via la Sâqiat al-hamrâ’, le sud marocain, et l’Arabie lointaine.
En effet, les routes transsahariennes ont, depuis le Moyen-Age, lié cette région au monde arabe.
Dès le XIème siècle, ce que les historiens arabes, à l’instar d’Al- ‘Umarî et d’Ibn Batûta, ont dénommé Bilâd as-sûdân, (le pays des noirs) est entré en contact avec les Arabes par le commerce touchant surtout l’or, les esclaves la gomme ‘arabique’ et le sel. C’est, peut-être, ce ‘commerce silencieux’ dont parlait Henri Labouret, qui favorisa très tôt l’islamisation de l’Afrique Occidentale, par le Sud marocain. Les richesses de l’Afrique noire ont aussi profité aux célèbres empires médiévaux des Almoravides et même des Almohades . Nous serons, peut être, obligé de reposer l’éternelle question de la relation entre la cause et ses effets.
En d’autres termes, l’Islam s’est répandu par le biais du commerce, mais ce dernier a aussi profité des retombées produites par la ‘fraternité religieuse’
Le facteur islamique, aussi, serait à la base du rapprochement des deux rives du Sahara, du moins, il aurait aidé à réduire les énormes différences socio-culturelles qui existent entre l’Afrique noire et le monde arabe.
Même si, comme le soutient Jean-Louis Triaud, les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’Islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ?
La question n’est plus, comme peuvent le supposer les tenants du culturalisme, de différencier, de spécifier deux ou plusieurs cultures mais de s’interroger sur la manière dont le facteur religieux a pu servir de lien entre les Africains et le reste du monde musulman, et surtout les Arabes.
Ces rapports ont été, depuis longtemps, négligés dans les investigations aussi bien islamologiques que politologiques, dans les recherches universitaires. Ceci est-il le résultat du retard que la tradition universitaire contemporaine a toujours eu sur les historiens arabes ? Lorsque l’on sait que le plus vieux émissaire européen, René Caillé n’arriva à Tombouctou que plusieurs siècles après Al-Bakrî en 1827, on ne peut qu’accréditer une telle hypothèse.
En effet, bien avant l’arrivée des sociétés de Géographie européennes et l’acharnement militaire du XIX ème siècle, à l’ère industrielle, les princes du Mali et de Gao étaient devenus familiers des cours du Maghreb et de l’Egypte. Kankan (ou Mansa) Musa, l’empereur du Mali, avait déjà visité l’Egypte dès le XIV ème siècle sur la route de son célèbre pèlerinage à la Mecque. Rappelons-nous, par exemple, les ambassades du Kanem auprès du souverain hafsîde de Tunis (1274) ainsi que ceux du Mali à la cour des Marînides de Fès en 1337 puis en 1348 et 1361 !
Aux anciennes voies commerciales, s’étaient ajoutées les routes du pèlerinage, avec l’islamisation première des élites africaines. Ainsi le Djérid tunisien, Ghadames ou encore Touât et Tripoli étaient reliés à Tombouctou (dans l’actuel Mali), à Gao et au Tékrour(rive gauche du fleuve Sénégal), désormais en contact avec les ports du Maroc de Tlemcen ou encore de Bougie (Bijayya en Algérie).
On pourrait, alors, avancer l’hypothèse selon laquelle les relations arabo-africaines avaient pris un tournant décisif avec l’islamisation de l’Occident africain. Elles seraient même un des enjeux politiques pendant le Moyen Age où les bouleversements socio-politiques qui secouèrent le Maghreb arabe n’étaient pas sans conséquences pour les royaumes africains.
Les confréries religieuses soufies, avec le déplacement de leurs marabouts accentuèrent le phénomène aux XVIII ème et XXème siècles. Ainsi, la Qâdiriyya avait très tôt traversé le Sahara avant de devenir le cadre par excellence d’échanges culturels et spirituels entre la Sénégambie et la Mauritanie voisine. Comme le dit Joseph Cuoq, « le désert n’est point une muraille isolant du reste du monde, c’est une mer intérieure invitant à passer d’un bord à l’autre ». De ce point de vue, l’hypothèse d’un facteur islamique comme ravificateur des relations arabo-africaines ne fait que se consolider. Mieux, ne peut-on pas le considérer comme l’une des bases historiques sur lesquelles s’est fondée la réelle coopération qui a lié les deux rives du Sahara et l’Atlantique à la Mer Rouge en passant par la vallée du Nil ?
Certes, d’autres facteurs, comme l’esclavage et des hostilités politiques, sont des données constantes des rapports arabo-africains. Mais l’islam a, par la suite, facilité le tissage de vastes réseaux d’échanges aussi bien économiques, politiques que socio-culturels. L’on se souvient, dans ce cadre, que l’or africain avait beaucoup contribué à la frappe des monnaies Fatimides, Hafsîdes et même Ommeyyades, selon certains. De telles questions mériteraient d’être posées dans le cadre d’approches sérieuses pour essayer de faire le point sur le débat complexe et houleux quant au véritable impact, ou enjeu, de la religion musulmane dans les relations entre Arabes et non Arabes, en général, et les Africains en particulier.
L’ampleur, réelle ou supposée, accordée à l’Islam sur le plan socio-politique, dans cette région de l’Afrique Occidentale, où il est essentiellement confrérique, ne peut que pousser à s’interroger sur l’impact d’une telle religion dans les rapports des différents pays et peuples partageant son dogme. Elle sert de cadre rapprochement même si, loin de l’unitarisme parfois dans lequel certains veulent l’enfermer, elle est réinterprétée, adaptée, ‘moulée’ selon les contextes socio-culturels locaux.
Nous croyons, ainsi, au-delà des suppositions et des clichés simplificateurs, qu’il est important de réfléchir sur la question, aussi bien dérangeante que problématique, de l’existence réelle, politique, effective, d’une ‘Communauté musulmane’qu’on appellerait « ummah » pouvant susciter, au sens où l’entend Maxime Rodinson, un ‘patriotisme de communauté’. Autrement dit, il faudrait voir si et comment l’appartenance à l’Islam et l’adoption de son dogme, font de tous les adeptes de cette religion, malgré leur diversité d’approche, une communauté au moins ‘sentimentale’. Dans l’approche des faits internationaux, il serait intéressant d’y réfléchir tout en essayant de prendre en compte l’interpénétration des facteurs politique et religieux.
Analyser un tel phénomène est une tâche plus qu’ambitieuse car cela nécessitera une approche multidimensionnelle et interdisciplinaire qui fera appel à plusieurs ressources aussi bien sociologiques qu’historiques.
Même si la notion de Ummah, ‘une et indivise’, n’est, depuis la naissance du réformisme musulman, jamais sorti de son état de projet, elle mériterait, des réflexions plus approfondies. Il faudrait, dans ce sens, déconstruire les illusions entretenues jusqu’ici et, par ailleurs, prendre en considération les possibilités à venir. L’imbrication, dans cette question, d’une dimension politique et religieuse, pourrait expliquer le mal que les sciences sociales ont à se débarrasser des préjugés relatifs à cette notion de Ummah. Rappelons à ce titre que la France, ancienne puissance coloniale dans cette partie de l’Afrique Occidentale, redoutait, déjà à l’époque, qu’une éventuelle collusion entre Berlin et Constantinople vînt compromettre les ambitions politiques de l’Empire. C’est pourquoi, l’Administration coloniale ne tardera pas à créer dès 1906, dans le sillage des recommandations alarmistes du Rapport William Ponty, un service des Affaires Musulmanes, visant à lutter contre ce qui fut appelé l’influence maghrébine en Afrique Occidentale française.
Ainsi, il serait intéressant et sûrement constructif de voir, à cet égard, si l’appartenance à une religion où à une idéologie de type moderne, est de nature à fournir la matrice d’une politique capable de susciter l’adhésion des masses. Dans ce cas précis, une telle appartenance peut devenir un enjeu politique qui, comme le dit M. Rodinson, serait la base d’un ‘réseau de normes et de comportements (…) imprégnés de religiosité et surtout de réaffirmation constante d’une existence commune’
Certes, l’heure n’est plus aux blocs idéologiques, comme aux temps du communisme. Mais depuis que Huntington, bien qu’essentialiste dans sa démarche, a prophétisé le clash des ‘civilisations’ comme enjeu majeur de l’avenir stratégique et des relations internationales, l’on ne peut plus s’abstenir de s’interroger sur l’impact futur d’une foi qui regroupe, aujourd’hui, plus d’un milliard d’âmes. Bref, cette allégeance proclamée à l’Islam comme système de croyances et de cultes, pourrait bien, dans des circonstances politiques imprévisibles, fournir ‘un modèle de bloc particulièrement cohérent’.
Dans ces Etats ouest-africains, où l’Islam touche une part importante de la population, les relations politiques, économiques et culturelles avec le Monde arabe empruntent très souvent le canal religieux. S’agit-il d’une conscience qu’ont les dirigeants politiques de l’efficacité d’un tel procédé, prenant en compte l’impact de l’Islam ou d’un calcul visant à s’attirer les faveurs de partenaires détenteurs de pétrodollars ? On pourrait, par ailleurs, se demander si l’assistance apportée aux ‘frères en religion’ grâce à la manne pétrolière, était gratuite ou découlerait plutôt d’exigences politiques, à la fois internes et externes, dont, en particulier, le souci de se légitimer auprès des gouvernés N’est-elle pas, pour les pays du Golfe, une manière, entre autres, de gagner en sympathie auprès des pays africains, sujets de droit international, capables d’accorder leur soutien politique aux causes arabes et leurs suffrages dans les instances internationales ?
On a plusieurs fois constaté, comme dans le conflit israëlo-arabe, que les Etats africains n’ont pas échappé à la pression des couches de la population qui ont voix au chapitre – les organisations religieuses, notamment confrériques -. Tout récemment le soutien politique que les pays de la sous-région ont apporté à la Libye, isolée sur la scène internationale, a emprunté le canal religieux par le spectaculaire rassemblement des personnalités religieuses et politiques au Tchad. ! Aussi, lors de la guerre du Golfe, Saddam Hussein a été identifié par les médias d’Etat africains, au ‘satan’ menaçant la Mecque et Médine, pour susciter l’adhésion populaire à la politique favorable à l’Arabie Saoudite et au Koweït.
Cette ingénieuse manipulation des symboles religieux pour des fins politiques signifie, de toute évidence, leur caractère incontournable dans les relations arabo-africaines et leur efficacité en politique internationale.
Dans un contexte international où les gouvernements défendent leurs intérêts et où les inquiétudes socio-économiques ne font que s’aggraver, peut-on toujours continuer à croire que la solidarité religieuse, ou imprégnée de religisiosité est illusoire ?
A l’heure où, partout, se forment de grands ensembles, afin de mieux affronter les défis politico-économiques, est-il sûr qu’un renforcement de la coopération arabo-africaine soit une alternative improbable ? Ou bien, la coopération entre Etats arabes et Ouest-africains, forte de son onction religieuse, n’est-elle pas à même d’exacerber ce que Rodinson avait nommé, un ‘patriotisme de communauté’ ?
Les ressources existentielles importantes que dégagent les formes de religiosité n’ont-elles pas, parfois, la vocation de raviver et de renforcer les appartenances ?
Sans être alarmiste, dans un monde caractérisé par ce que Albert Memmi appelle ‘la fluctuation de l’identité culturelle’, nous croyons qu’il serait ‘sage’ de prendre en compte l’enjeu islamique en tant que tel, sur la scène internationale plutôt que de rester obnubilé par les effets contradictoires de l’islamisme, expression parmi d’autres de l’Islam. Malheureusement, on tend à confondre les deux notions !
Il est vrai qu’à force de penser en bloc, on risque de passer à côté de l’enrichissante diversité culturelle du monde musulman. Mais, on ne peut rester indifférent face à des situations où le sentiment d’appartenance ou de fidélité au groupe se traduit par des ‘manifestations de solidarités’ similaires à celles de mouvements ou de pays à dominante sunnite suite au triomphe du chiite Khomeiny en Iran, en 1979.
Bien que, souvent, l’organisation compte beaucoup plus que le credo ou son contenu, les rapprochements de type religieux ont, parfois, une force qui échappe à bien des observateurs. Vu l’engagement des Etats ouest-africains à majorité musulmane en faveur de la question palestinienne, ou dernièrement, de leur soutien à la Libye, peut-on, encore, continuer à exclure l’hypothèse selon laquelle de telles formes de solidarités pourraient devenir un acteur potentiel de la politique internationale pour les années à venir ? Il serait dommage, pour les observateurs et pour la recherche de ne pas en tenir compte dans l’approche des questions internationales et des échanges économiques et culturels surtout que les relations internationales ne peuvent plus se réduire à une simple affaire entre gouvernements. Au moment où l’on parle d’une ‘Europe des peuples’, ne doit-on pas considérer les autres ensembles régionaux avec plus de réalisme en prenant en considération, au-delà des organisations, des sensibilités, l’incontournable acteur : le citoyen qui fait un retour incontesté ou, plutôt, une apparition inattendue sur la scène internationale. Il contourne même les circuits diplomatiques habituels et, quelquefois, saisissant les « opportunités » de la vie internationale aléatoire, arrive à instaurer une diplomatie « parallèle » en concurrence avec les acteurs institutionnels. Le facteur religieux, dans une telle situation est d’une efficacité politique et symbolique qui dépasse toutes les prévisions. Rappelons-nous que c’est grâce à la pression incessante d’adeptes sénégalais de la qâdiriyya, voulant rendre visites à leurs cheikhs que la Mauritanie fut « contrainte » à ouvrir ses frontières ses frontières fermées depuis la crise qui l’opposa au Sénégal en 1989.
Parfois l’amitié entre les peuples eux-mêmes, prend le dessus sur les problèmes politiques opposant les Etats. La confrérie Tijâniyya a joué un rôle similaire entre les peuples d’Afrique noire et du Maghreb en instaurant une coopération informelle de fait, au mépris des bouleversements de la politique étrangère des Etats.
Pour se convaincre de ce fait, nous n’avons qu’à nous pencher sur le cas précis du Maroc. Le royaume chérifien occupe une place de choix dans ses relations et avec le reste du monde arabe et les Etats ouest-africains. La spécificité même du Maroc est cette forte implication en Afrique noire. Pendant toute son histoire, elle a tissé et développé des relations à la fois culturelles, politiques et économiques avec cette région comme en témoignent les relations spirituelles qui lient certaines villes éloignées du Maroc, comme Fès, par le biais du Tidjanisme, aux communautés musulmanes de cette région. Ce pays entretient, aujourd’hui de très bonnes relations avec l’Afrique de l’Ouest et surtout le Sénégal. Les échanges entre ces deux pays sont multiples sur le plan bilatéral. Le facteur religieux y est, certainement pour beaucoup si l’on sait que même en ayant claqué la porte de l’OUA, le Maroc n’a jamais été aussi proche de l’Afrique de l’Ouest. Cet exemple du Maroc est édifiant d’autant plus que les relations bilatérales au niveau institutionnel son doublées de rapports personnels tissés entre les deux peuples. Les situations de ce type sont innombrables. Reste que des études sérieuses s’y penchent afin de donner sa véritable place à cette donnée désormais incontournable qu’est la coopération arabo-africaine ainsi qu’à sa portée symbolique pour ne pas dire religieuse.

* bakary.sambe@gmail.com

1. Monteil Vincent : L’Islam noir : une religion à la conquête de l’Afrique, Paris Seuil, 1980.
2. Confrétrie Soufie créée par un saint d’origine irakienne dont le tombeau est à Baghdad, Sidi Abdel qâdir al-jîlânî.
3. Cuoq J/ dans son introduction au Recueil des sources arabes concernant l’Afrique Occidentale, Ed. CNRS , 1985, p25.
4. Rodinson Maxime : Islam : politique et croyance, Fayard 1993, p89
5. Voir Alphonse Gouilly : l’Islam dans l’Afrique Occidentale Française, Paris 1952 ; pp248-49
6. ibid p89.
7. Huntington P. Samuel : The Clash of Civilizations, Revue Commentaire, Avril 94
8. rappelons que le Sénégal, comme le Maroc avait envoyé des troupes dans le Golfe.

ISLAM, NEGRITUDE ET ARABITE : les Musulmans africains dans la Ummah ?

Jeudi 9 octobre 2008

ISLAM, NEGRITUDE ET ARABITE :

Les Musulmans africains dans la Ummah ?

Bakary SAMBE*

La sacralisation de la langue arabe a contribué à l’expansion de l’islam et vice versa. Avec la colonisation française, l’enseignement de cette langue, son usage, ainsi que sa promotion vont se muer en véritable enjeu politique. Ne concernant qu’une certaine élite – princes et riches commerçants – et marginal à ses débuts, la conversion des Africains à l’islam, connut un accroissement exponentiel dès les premières années de la conquête coloniale française.

Dans le cadre précis du Sénégal, résister à la colonisation signifiait aussi un rejet de la culture qu’elle véhiculait et forcément la langue qui en était le support : le français.

Rappelons qu’après l’effondrement des résistances armées menées par la chefferie locale Ceddo, ce sont les marabouts qui prirent le relais. Leur résistance sera, plutôt, d’ordre culturel ; un moyen de trouver une alternative à la politique d’assimilation menée par le colonisateur, pour ne pas y céder. Dans ce contexte, l’arabe va être, pendant longtemps, privilégiée par les lettrés musulmans, d’une part, en ce qu’elle est la langue du coran et, de l’autre, par son côté alternatif et libérateur du joug – au moins culturel et linguistique – colonial.

Le français, quant à lui, avait du mal à se débarrasser de son étiquette de langue de la colonisation, avec tout ce que cela impliquait pour son image. Tourner le dos à la langue française avait, alors, deux significations, politique et religieuse : résister à une domination culturelle et affirmer sa foi en l’islam.

Pour mieux comprendre cette attitude, rappelons que la langue française est longtemps restée un symbole de domination culturelle. Cela a fini par être la cause d’amalgames, loin d’être naïfs, sur le plan linguistique. Ainsi, « français » se dit en Wolof « nasarân » (de l’arabe nasrânî = nazaréen, chrétien ). Dans les perceptions, le français était conçu comme étant aux antipodes de la religion musulman. La langue arabe, elle était devenue un refuge et une alternative à la colonisation et à sa politique culturelle basée sur le principe d’assimilation de l’indigène. Ce phénomène était beaucoup plus perceptible en Afrique noire francophone. A la différence des Anglais qui avaient opté pour l’indirect rule, sans aucune volonté de façonner culturellement colonisé, la France a toujours cru être investie d’une mission  » civilisatrice  » qui passerait obligatoirement par l’assimilation des peuples sous sa domination.

Ainsi, en refusant la domination de la langue et de la « culture française », les Sénégalais, surtout musulmans, ont donné libre cours à une autre : celle de la langue arabe support de la « civilisation musulmane ». Cependant, se considérant comme membre à part entière de la ’Ummah islamique, cette communauté d’identification transnationale, ils sont, peut-être, moins conscients des effets de cette autre domination incorporée, ou, en tout cas forte influence sur les cultures locales.

Tout était fonction des perceptions, des visions et des enjeux de l’heure. cependant, il ne faudrait pas perdre de vue les antécédents historico-culturels ayant favorisé la promotion de l’arabe et facilité son adoption par les Noirs africains musulmans.

Le commerce transsaharien qui s’est développé dès le Moyen-Age se servait de l’arabe et de son alphabet pour faciliter les échanges entre commerçants africains et arabes. D’ailleurs, Khalîl al-Nahwî, remarque que l’impact de l’arabe sur les langues africaines est plus sensible dans le champ lexical du commerce (poids, mesures, temps etc.), ou encore de la perception, forcément religieuse, du monde et de l’univers. Il en sera, largement, de même pour le vocabulaire religieux ; l’arabe étant la principale sinon la seule langue liturgique des musulmans. Ce fait sacralisant sera certainement à l’origine de l’importante production littéraire en arabe et en ’ajami (textes en langues locales transcrites avec l’alphabet arabe enrichi de signes diacritiques pour les sonorités étrangères à l’arabe). Les chefs religieux sénégalais ont rédigé en arabe leurs odes apologétiques dédiées au prophète MuÎammad, comme il est d’usage dans la tradition soufie. D’autres marabouts, par un souci de vulgarisation de l’islam et de son message, ayant une parfaite intelligence de la société sénégalaise et de son mode de fonctionnement, vont être plus créatifs.

Bien que maîtrisant, parfaitement les règles de la prosodie arabe (al-’arûd) et ses mécanismes, des cheikhs vont produire d’importantes œuvres en wolof transcrites avec l’alphabet arabe. Cheikh Moussa Kâ, disciple de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie des Mourides, en était l’un des plus remarquables.

Dans les travaux effectués par Saliou Kandji et Vincent Monteil1, en répertoriant les mots empruntés à l’arabe dans les parlers locaux, on note la prédominance du vocabulaire religieux et des termes ayant trait à l’existence et à l’univers. Si nous avons fait ce détour, c’est pour essayer d’expliquer le caractère sacralisé de l’arabe, en tant que langue et civilisation, chez les Sénégalais. Cette conception sera déterminant dans le débat ou querelle idéologique sur le rapport de l’Africain à l’islam ainsi que sa place dans cette communauté transnationale.

Ainsi, la question (taboue) suivante brûle les lèvres : les Africains musulmans sont-ils des déracinés ?

« Lorsque l’intellectuel africain parle de l’islam, sa main tremble », disait un averti des réalités du continent. Il s’est lancé un vaste débat sur la manière dont la langue arabe s’est « imposée » en Afrique noire. Est-ce une autre domination culturelle comme c’est le cas pour le français ou une acceptation, ne serait-ce qu’inconsciente, de la part des populations locales ? Les réponses sont multiples et divergentes voire contradictoires. Mais nous maintenons l’hypothèse d’une adaptation sociologique au sens où la culture arabe, par le biais de l’islam a réussi là où celle française n’a eu que de peine à percer bien que la langue de Molière soit, aujourd’hui, celle de l’administration et de l’école dans la plupart de ces Etats Ouest-africains.

Des intellectuels africains, influencés par les thèses de la négritude, contestent, de manière, quelques fois hystérique, une quelconque possibilité pour les Africains de s’identifier à l’islam et à son dogme unitaire. Pour ces intellectuels, l’islamisation n’est qu’une autre forme de domination culturelle qui ne dit pas son nom. Cette vision néglige un fait culturel ; celui de l’appropriation faite par les Africains musulmans, eux-mêmes, de la nouvelle religion en l’adaptant à leur milieu et en y trouvant des  » réponses  » à leur demande de sacré et de sens.

La démarche du courant de la Négritude est comparable à celle de tous les nationalismes confrontés à ce que Adamah Ekué Adamah appelle « la vieille problématique romantique de la collecte et de l’archivage en vue d’inventaires surévalués des embryons d’authenticité sauvés »2. C’est, en quelque sorte, une manière, parmi tant d’autres, de vouloir, comme il le dit, « refaire le monde au moyen du concept d’identité »3. Si on prend en compte l’apport des marxistes africains de l’époque, dans ce mouvement, l’on ne peut être que très prudent sur son contenu et ses concepts parfois plus proches d’un sociocentrisme utilitaire que d’une démarche scientifique. Ekué Adamah souligne, d’ailleurs, que « la notion d’identité culturelle dont il est tant parlé par les idéologues politiques et culturels relève, trop souvent, encore du cri de ralliement plus que du concept véritablement opératoire »4.

Rappelons que la Négritude, comme mouvement à vocation culturelle a, très souvent, occulté un combat politique. Ce combat est aussi bien présent à l’intérieur qu’à l’extérieur du même courant. Certains Africains lui reprochaient, à cet effet, son allure pacifiste assimilable, selon Wolé Soyinka, à une acceptation du néo-colonialisme. On se souvient de la célèbre boutade du prix Nobel de littérature, en direction de Léopold Sédar Senghor et des ses partisans : « le tigre ne crie pas sa tigritude ; il saute sur sa proie et la dévore ».

Le mouvement de la négritude, malgré la densité de son apport littéraire et artistique, a eu quelquefois, la même attitude qu’il critiquait chez l’ »oppresseur », le colonisateur, en fonçant les traits et en encourageant une vision culturaliste. Les travaux de Senghor sur la négritude sont loin de faire l’unanimité chez les nationalistes africains. A force de verser dans la spécificité, Senghor fut vivement critiqué pour sa conception d’un nègre confiné plus dans des considérations émotionnelles qu’à une rationalité qu’il lui niait presque. Le béninois, Stanislas Adotevi réagissait à sa thèse selon laquelle l’émotion serait nègre comme  » la raison est Hélène  » en déplorant :  » A travers les descriptions senghoriennes du nègre, on dirait que notre race n’a pas évolué depuis la Création « . C’est pourquoi, de la même manière que nous nous démarquons de la vision unitariste d’un islam monolithique ou de l’assimilation culturelle, chère à l’empire colonial français, nous opposons au culte de l’authenticité prôné par les tenants de la négritude, la position intermédiaire d’une adaptation sociologique ou plutôt d’une assimilation critique. Nous pensons que, dans ce processus d’islamisation, il n’y a eu ni domination coercitive ni fusion des valeurs traditionnelles dans la nouvelle religion. Cependant, c’est cette aptitude des sociétés à s’approprier la foi nouvelle tout en lui imprimant les marques locales est une des données sociologiques qui nous intéressent le plus dans ce processus.

Aujourd’hui, dans le sillage de certains nationalistes africains, très influencés par les protagonistes de la Négritude, de nombreux intellectuels africains, y compris musulmans, développent des thèses assez critiques sur la rencontre entre l’islam et les Africains.

Ainsi, l’intellectuelle guinéenne, Aminata Barry5, lie le retard économique du continent africain à ce qu’elle appelle l’action  » néfaste  » des  » prosélytes arabes  » au même titre qu’elle considère le colonialisme et sa dimension capitaliste comme étant à l’origine des maux dont souffre l’Afrique. Dans la partie de son ouvrage où elle traite des  » méfaits de l’islam  » en Afrique, il y a un mélange d’un profond sentiment de désaveu et d’une attitude, pour le moins complexe, de réserve face aux thèses préconisant une islamisation en douceur :  » Bien que combattu en Afrique noire, l’islam triompha. Son admiration par les Noirs et le manque d’unité de ces derniers facilita cette victoire. En dépit de fortes résistances isolées, l’absence d’un combat unitaire des Noirs contre les Arabes a marqué leurs faiblesses face à l’islam « 6.

Ce nouveau courant présente l’islamisation comme un vrai diktat auquel les Africains se sont soumis :  » Soutenu par un fanatisme religieux et économique, l’islam ne se négociait pas. En conséquence, la religion musulmane s’imposa largement en Afrique de l’ouest et déborda sur le centre « 7.

Sa démarche rappelle, sur plusieurs plans, celle des tiers-mondistes que la passion de la lutte anti-impérialiste poussait à des constructions nourries d’éléments, certes, historiquement valides, mais malicieusement utilisés pour étayer des positions très souvent idéologiques. Ainsi, pour pouvoir, plus aisément, aboutir à la conclusion selon laquelle l’islam ou l’islamisation de l’Afrique, au même titre que l’intrusion coloniale, a été à l’origine de la déségrégation politique de l’Afrique – à la quelle le nationalisme devrait remédier ! -, A. Barry adopte la démonstration suivante :  » Pour des raisons religieuses, les relations commerciales se dégradèrent et se transformèrent en conquêtes. Aux guerres des Arabes contre les Noirs, se substituèrent les conflits entre les ethnies africaines (opposition des rois soumis aux rois non soumis). Résultat : les empires furent détruits, désarticulés pour se reconstruire au fil du temps jusqu’à l’arrivée des premiers Portugais au XV ème siècle sur les côtes atlantiques. Le principe de diviser pour régner n’est donc pas une invention européenne. [...] L’islam est à l’origine des guerres fratricides et des premiers sanglots en Afrique noire. Plus jamais les Noirs ne retrouveront l’unité face à l’agresseur commun (arabe et négrier blanc). Cette incapacité à s’unir leur est fatale « .8

Cette vision nous semble très sélective. Elle obéit à une logique qu’on pourrait qualifier de rejet par occultation. L’islam a été accueilli par les Africains dans une période critique de leur histoire, mais ils l’ont, ensuite, adapté à leur univers et selon leurs besoins existentiels ; ce qui constitue un apport local et spécifique à ce dogme dans son tempérament oriental.

Dans ce contexte subsaharien, contrairement aux idées reçues, l’intégration culturelle, par le biais de l’islam, n’a pas occasionné la désintégration des cultures comme cela était manifeste dans le projet colonial conformément au principe d’ »assimilation du colonisé ».

L’anthropologue togolais, A. Ekué, conclut, dans cette longue citation, en insistant sur le fait que, dans ce débat, tout dépend du sens qu’on donne à la notion de  » culture « . Est-ce un moyen utilitaire de favoriser l’identitaire ou l’essentialisme ou celui d’inscrire les particularités dans la globalité universelle des valeurs simplement humaines ? : « Que la culture soit soumise à des influences extérieures, nous dit Ekue Adamah, c’est le contre coup de son ouverture aux autres ».

Il achève sa démonstration par une série de maximes qui méritent d’être méditées : « Pour nourrir les autres civilisations de sa propre sensibilité, il faut s’ouvrir à ces civilisations. Pour s’ouvrir aux autres il faut accepter de recevoir quand on donne. L’authenticité qui serait la fermeture d’une culture aux autres, risquerait, en définitive, de provoquer une implosion ».9 C’est qu’en fonctionnant avec une éternelle dialectique, chère aux marxistes, avec la seule vision dominatrice et aliénante du religieux, on aboutit à une négation de l’universel dans la culture et encourage son instrumentalisation qui en occulte la portée humaine.

Ekué Adamah critique, de manière acerbe, une telle vision et en arrive à la remarque suivante : « Il n’y a de culture authentique que de culture qui, tout en tirant son originalité et sa force du terroir nourricier et de la sensibilité commune, doit traduire des préoccupations particulières et des valeurs universelles sous peine de l’empêcher de rayonner ou d’irradier »10. Ce qui distingue l’interpénétration de l’islam et des cultures africaines, contrairement aux tenants d’une acculturation unilatérale et dominatrice, est cette ré-interprétation du dogme, par rapports aux besoins locaux. C’est ce que résume le concept d’ « intégration stable et harmonieuse ». La réalisation d’un tel procédé dans une culture qui conserve son originalité et ses caractères essentiels est, selon lui, « l’un des résultats souhaitables mais rares du processus d’acculturation ».11

La langue arabe a acquis le statut qui est le sien dans le cadre de ce processus. Elle profitera de la place et du rôle de l’islam dans la société sénégalaise.

L’islam a largement bénéficié de deux facteurs principaux. D’abord, son introduction dans cette région s’est faite de manière quasi-pacifique par le biais du soufisme, soutenu par les liens commerciaux et culturels ; ce qui, socialement, fait défaut au christianisme, toujours considéré par les autochtones comme la religion du colonisateur. Ensuite, voulant en faire une alternative culturelle au modèle colonial, les marabouts ont essayé de modeler l’islam et son dogme afin de mieux les insérer dans le système de valeurs originel.

Le travail des chefs religieux aura comme objectif majeur de contrer l’ »œuvre civilisatrice » coloniale venue nier aux Africains toute identité préexistante à la conquête. En procédant à une revalorisation de la culture locale en en islamisant le contenu, les apôtres de l’islam « noir » allaient, en même temps, promouvoir la religion musulmane et, sans doute, la langue arabe.

L’islam sera, pour eux, source d’une identité nouvelle, fruit d’une imbrication entre des valeurs traditionnelles et des préceptes de la nouvelle religion. De ce fait, on oubliera, très vite, son origine « étrangère » et s’attachera plus à son efficacité symbolique.

La religion musulmane sera, au besoin et selon les enjeux, brandi comme étendard identitaire. Sa force par rapport au modèle culturel colonial, préconisant le mythe de la tabula rasa, sera cette manière dont il se fit accepter en s’harmonisant avec les valeurs locales. L’arabe qui permit l’accès à son enseignement, à ses principes fondamentaux, et aux rudiments de la grande civilisation qu’il véhicule, fut élu langue de référence. C’est là l’origine de la sacralisation dont elle fait l’objet chez les populations converties. L’histoire de toutes les rencontres entre populations et cultures montre que le processus de conversion n’a jamais été unilatéral : lorsqu’une population se convertit à une religion, la religion ne sortira jamais « indemne » du brassage, elle en porte – d’ailleurs de manière salutaire – les marques indélibiles. Aussi, avec le renouveau islamique qui secoue certains pays, il ne faudrait pas que le débat sur l’islam devienne l’apanage des seuls religieux. Un échange entre intellectuels arabisants et élites francophones pourrait aider à dépassionner et à normaliser l’étude crique de la réalité islamique au sud du Sahara. Le modèle ne doit pas toujours venir du nord du Sahara ! La place et le rôle des Etats africains au sein des organisations panislamiques comme l’OCI sont là pour le prouver.

Il serait intéressant, aujourd’hui, de mener une profonde réflexion autour de cette fascination de la langue du Coran et évaluer son impact sur le regard africain sur l’islam ainsi que le rôle et la place du continent dans ce qu’il est convenu d’appeler la oummah islamique. il est certain que l’apport de l’Afrique noire au débat sur l’identité musulmane et ses implication dans la contruction de solidarités transnationale ne peut être que très enrichissant. Le continent noir a su produire une expression propre de l’islam basée sur les valeurs de tolérance et de coexistence pacifique. En somme, tout ce qui peut contribuer à mettre en avant un esprit de dialogue inter-religieux, afin de redorer le blason d’une religion souvent victime de ses franges extrémistes et lui permettre de réinvestir le champ de la pensée critique qu’elle a pourtant bien défriché.

* bakary.sambe@gmail.com

Notes :

1 – Le laboratoire d’islamologie de l’IFAN détient d’innombrables manuscrits de ce type.
2 – Ekuwe Adamu : La question d’identité, in l’Afrique et la culture arabo-islamique, Publications de l’ISESCO, 1989, p.150.
3 – ibid,
p150
4 – ibid p150.
5 – Barry, A. : l’Afrique sans le capitalisme , Ed. T.S. Zed & Harris, Collection  » Points de vues « , 1996.
6 – Barry, A : ibid, p.96.
7 – Barry, A. , ibid, p53.
8 – ibid, p53.
9 – in Colloque : Afrique et la culture arabo-islamique. Publications de l’ISESCO, p. 152
10 – Ekwé, A, ibid, p154.
11 – Ekwe, A : ibid p152.

Enseignement islamique au Sénégal : enjeux politiques internes et rapports avec le monde arabe

Mercredi 8 octobre 2008

Enseignement islamique au Sénégal : enjeux politiques internes et rapports avec le monde arabe

INTRODUCTION 

Au Sénégal, l’enseignement religieux fait partie du processus d’islamisation massive du pays. Ce ne sont pas les multiples conquêtes des Almoravides et des tribus berbères du Sahara qui firent de l’islam la religion des 95% de sénégalais[1]. Ces conquérants qui opérèrent dans la région à partir du XI ème siècle, avec des actions diverses poursuivies jusqu’au XVI ème, n’ont pas pénétré au cœur du pays et leur entreprise prosélytique, par le biais du commerce, n’a touché que certaines couches de la population comme les grands commerçants, les élites lettrées et les princes. Ca Da Mosto, un voyageur portugais qui sillonna le Sénégal de 1455 à 1457 faisait mention de la présences de quelques Arabes dans la cour du Djoloff[2] enseignant l’arabe et l’islam aux princes du royaume.

C’est ce mode d’islamisation par l’enseignement religieux et la formation spirituelle qui sera à l’origine de l’expansion de la « religion du prophète » qui petit à petit détrônera celle des ancêtres.  Face à un système éducatif imposé à ses débuts, inauguré par des autorités coloniales dont l’un des soucis premiers était l’assimilation de l’indigène, les chefs confrériques ont développé l’enseignement religieux comme rempart contre ce que Cheikh Hamidou Kane appelle « l’école nouvelle ». 

Ainsi des écoles coraniques appelées « daara » en wolof, vont être créées à l’image des madâris (pluriel de madrasah) du Maghreb. On peut même dire que la méthode utilisée par ces écoles fut calquée sur le modèle des mosquées-écoles comme elles se présentent aujourd’hui dans certaines cités religieuses du Maroc, notamment Fès. Il faut dire que la confrérie Tijâniyya entrée très tôt au Sénégal par le biais des échanges entre les deux rives du Sahara a largement contribué à l’adoption de telles méthodes comme facette parmi tant d’autres de l’énorme influence culturelle du Maroc en Afrique noire musulmane. Certainement, le voisinage avec la Mauritanie et surtout le bilâd Shinqît, prolongement du modèle religieux et culturel marocain, sera un élément non négligeable pour saisir la similitude prononcée entre les deux systèmes d’éducation.

Depuis la fin des années 1970, de nouvelles écoles se sont créées. Leur objectif initial fut de moderniser l’enseignement de l’islam et de l’arabe. Dans un premier temps, ce fut pour pallier à la méconnaissance du français chez les arabisants. Elles portèrent ainsi le nom d’écoles « franco-arabes » avec un enseignement obligatoire de la langue officielle du pays. Les pays arabes ayant développé une coopération culturelle avec le jeune Etat indépendant offrirent, alors, des bourses d’études dans les plus grandes universités du Machrek (Azhar, Médine etc.).    Dans les pays arabes on les orientera systématiquement dans les études littéraires et théologiques en les considérant comme de futurs imâms ou du‘ât, devant islamiser leur société d’origine. Il faut rappeler qu’il y a eu (et encore aujourd’hui), une vieille croyance à une mission d’islamisation de l’Afrique noire par ce biais surtout dans les conceptions saoudiennees des relations arabo-africaines où le continent noir est vu comme un éternel « maillon faible » de la « ‘Umma ». On parlait même d’un devoir de secours de « peuples musulmans » menacés par la « christianisation » ou l’«occidentalisation » culturelle. 

A leur retour au bercail, les anciens étudiants se regroupent dans le cadre d’associations puis de syndicats afin de promouvoir et de défendre l’enseignement de l’arabe, leur seul débouché pour entrer dans la vie active. Leur formation étant essentiellement religieuse, la contestation du système qui ne leur fait pas de place se fera sous la bannière de l’islam et de ses « valeurs ». Ainsi au modèle d’éducation laïc de l’Etat sénégalais, les « arabisants » vont opposer ce qu’ils appellent « l’éducation islamique » qui ne peut passer, selon eux, que par l’enseignement de l’arabe et de l’islam.  Ayant noué des relations, au cours de leur formation, avec des organisations islamiques et des partenaires privés dans les pays arabes, les arabisants sont aidés par ces derniers pour la construction de nouvelles écoles où l’enseignement dispensé s’inscrit en faux avec l’enseignement traditionnel, coranique, aux nets penchants soufis. Ces partenaires, en même temps qu’ils contribuent financièrement, orientent les méthodes et les contenus de l’enseignement. L’Etat sénégalais se retrouve, de ce fait, dans une posture inconfortable : comment affirmer sa souveraineté dans un domaine aussi fondamental que l’éducation tout en cédant à quelques exigences des arabisants pour ménager la susceptibilité des pays arabes « amis », pourvoyeurs de pétrodollars dans le contexte économique des années 1970 ? La lutte des arabisants en plus de ces incidences politiques internes tend à devenir, en même temps, un enjeu de politique extérieure et va au-delà de la simple question linguistique qu’elle posait au départ. Elle est traversée, entre autres par les problématiques de la laïcité de l’Etat, du modèle éducatif « « importé et de l’insertion économique et sociale d’une élite « frustrée ». I- Ecoles coranique :  méthodes, techniques et supports pédagogiques : 

L’élève (taalibé, en wolof, de l’arabe tâlib) entre, généralement, dans ces écoles à partir de l’âge de cinq ans et commence par la mémorisation du coran dont les versets sont écrits sur des planchettes en bois appelées alluwah en wolof (de l’arabe al-lawh). L’encre utilisé à cet effet est fabriqué à partir du carbone qui se dépose sur les marmites recueillis par les enfants eux-mêmes pendant leurs heures de pose et généralement le mercredi après-midi. Cette poudre est ensuite mélangé à l’eau avec une certaine maîtrise des doses. Pour faciliter la fixation de l’encre sur les planchettes de bois, on y rajoute de la gomme arabique. Une telle technique traditionnelle est certainement empruntée à la Mauritanie où nombre de cheikhs sénégalais sont allés étudier avant de fonder leurs propres écoles. 

Mais l’innovation fut de donner des noms wolofs ou peuls à certaines lettres de l’alphabet arabe afin d’éviter les confusions phonétiques ou graphiques. Ce procédé fut utilisé surtout en ce qui est des lettres dites mu‘jamah (avec des points) et autres sons gutturaux inexistants dans le système phonétique des langues sénégalaises. On sait que le fameux « g » (comme dans Guennoun, un kâf et trois points au dessus) présent l’écriture au Maghreb et absent, à notre connaissance, du système graphique au Machrek, fut très tôt adopté et s’intégrait parfaitement dans la phonétique wolof.

Rappelons, à cet effet, que les lettres arabes ont permis la transcription première des langues africaines comme le wolof, le peul ou encore le Mandingue avant d’être remplacées par les caractères latins après l’intrusion coloniale. On peut dire que ce fut une erreur monumentale d’autant plus que la population musulmane était tentée de rejeter tout ce qui s’apparentait aux langues européennes, ainsi assimilées à la culture de l’occupant et donc au christianisme[3] dans son imaginaire.

A- Mémorisation du Coran, apprentissage de l’arabe et acquisition des savoirs islamiques 

L’étape de la mémorisation du Coran est la plus dure pour les disciples. La rigueur des marabouts enseignants s’accentue durant cette période qui va généralement de cinq à dix ans bien qu’il existe des cas particuliers où certains élèves mettent deux ans pour connaître parfaitement l’ensemble des sourates du Coran. Cheikh Hamidou Kane, dans son roman l’Aventure Ambiguë, nous donne une certaine idée de l’attention particulière que les marabouts accordaient à la prononciation et aux règles de récitation, en ces termes : « ce jour-là, Thierno l’avait encore battu. Cependant Samba Diallo savait son verset simplement sa langue lui avait fourché ». Ce cycle peut durer jusqu’à l’adolescence. C’est ensuite que le disciple se consacre à l’études des savoirs religieux et de la langue arabe.  Visant, avant tout, à former « les futurs imams », cet enseignement accordait une place importante au fiqh. Le petit livre inachevé d’Al-Akhdarî servait d’initiation à cette discipline. Viennent ensuite celui d’Al- ‘Ashmâwi suivi de la Muqaddimat al-‘Izziya.  

L’étude de la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî constitue une phase importante car beaucoup d’élèves, notamment âgés, mettaient un terme à leurs études et retournaient dans leurs villages d’origine tandis que d’autres, ayant plus de dispositions, continuaient avec le Mukhtasar de al-Khalîl. A partir du choix méthodologique et des supports pédagogiques nous pouvons remarquer, non seulement, l’influence maghrébine mais aussi l’orientation malikite de cet enseignement. C’est ce qu’a voulu souligner Mouhammmed Bamba Ndiaye, de manière succinte, en ces termes : « l’islam sénégalais est de rite malikite, sunite et à orientation soufie »[4].  Pour ce qui est de l’exégèse et de l’interprétation du texte coranique, le Tafsîr des frères Al-Jalâlayni est la livre élu. Les autres classiques du tafsîr comme Ibn Kathîr sont, néanmoins, connus. Mais les oulémas sénégalais ont une grande préférence pour cet ouvrage caractérisé par l’orientation soufie de ses interprétations et surtout la fréquence des Qisas (épilogues de la vie des prophètes ainsi que leurs miracles) proche de leur imaginaire religieux[5]. Les Mu’allaqât ainsi que les Maqâmât d’Abu-l-Qâsim Al-Harîri sont étudiées en littérature. D’ailleurs ces deux ouvrages ont fortement marqué le style des premiers grands cheikhs sénégalais que ce soit en prose ou en poésie. 

Après la mémorisation du Coran, la poursuite ou l’arrêt des études était en fonction des dispositions propres à chaque élève ou disciple.

A titre d’exemple là où certains disciples se limitaient à des études purement religieuses basées sur le fiqh, d’autres étaient initiés au Mantiq (logique) et au Kalâm (Théologie). Le fameux Sullam ainsi que les écrits d’Al-Sanûsî étaient des manuels prisés dans ces domaines.  On le voit bien, cette méthode d’enseignement exigeait une bonne capacité de mémorisation. C’est, certainement, ce qui faisait de certains ouvrages en vers tels que la Milhat al-I’râb et l’Alfiyya d’Ibn Mâlik des références incontournables en grammaire. Il n’est pas rare dans certains « foyers ardents » de l’enseignement religieux du Sénégal de rencontrer des gens qui les connaissent, encore aujourd’hui, de mémoire ! Les chefs confrériques vont s’appuyer sur les écoles coraniques pour diffuser leurs modèles. Les détracteurs d’un tel système lui reprochent d’ailleurs son orientation soufie qui serait, selon eux, à la base de ses « archaïsmes » décriés. 

B- Ecoles coraniques : méthodes traditionnelles, marques du confrérisme et ambition  « universitaire » 

Les écoles coraniques étaient de hauts lieux d’échanges intellectuels. Il arrivait que des disciples de différentes régions et daara-s du pays, aux itinéraires divers, se rejoignaient dans un centre plus spécialisé sur un domaine précis de connaissance. C’était plus une question d’hommes, de spécialisation que de méthode. Certains cheikhs tels que Serigne Hady Touré[6], par exemple, étaient connus pour leur compétence incontestée dans des domaines aussi spécialisés que l’astronomie, la géométrie ou d’autres disciplines non directement liées au savoir religieux. Mais elles servaient à l’édification des mosquées et l’orientation vers la qibla, en direction de la Mecque.  Les écoles coraniques, contrairement ce que pensent ses détracteurs, n’étaient pas de simples lieux de mémorisation du « livre saint » des musulmans. Au XIX ème siècle et même jusqu’au milieu du XX ème on comptait au Sénégal de grands centres d’enseignement d’une importance comparable, proportionnellement, à celle de Cairouan ou de Fès, au Maghreb. Nous pouvons citer, à cet égard, celui de Pire Goureye, qui fut un passage obligé pour tous ceux qui ont marqué l’histoire religieuse du Sénégal comme El Hadji Omar Tall. Les principales références des savoirs religieux, toutes confréries confondues, ont séjourné dans cette ville phare, véritable université qui sera victime d’un incendie « programmé » par les troupes françaises de Pinet-Laprade. 

Les cheikhs confrériques qui assuraient cet enseignement ont eu un souci de décentralisation pour diverses raisons. C’est ce qui a contribué, par la suite, au foisonnement des écoles coraniques à l’intérieur du pays. Déjà, le nombre de disciples allant de plus en plus croissant, ils avaient initié un système de tutorat où les plus anciens et, éventuellement, plus avancés dans les études encadraient les nouveaux élèves. Mais, eu égard, au contexte politique difficile de l’époque marqué par une surveillance étroite des autorités coloniales, empêchant le déplacement des marabouts, il fut adoptée toute une stratégie de contournement. Conformément au système pyramidal, les disciples ayant parachevé leurs études allaient fonder de nouvelles daaras dans leurs provinces d’origine, perpétuant ainsi l’enseignement du cheikh[7] tout en évitant les grands regroupements attirant la suspicion des colons.

On pourrait, sans exagération, dire que cette stratégie est calquée sur la manière dont les confréries se sont propagées avec l’aide des muqaddams éparpillés dans les différentes régions.

Le cas d’El hadji Malick Sy, appartenant à la confrérie Tijâniyya pourrait servir, ici, d’illustration. Réalisant que ses déplacements, dans l’Afrique Occidentale Française (AOF) pourrait éveiller la suspicion du Gouvernement Général, El Hadj Malick préféra, envoyer, ses disciples après leur formation, dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Sérigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye[8] à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Sérigne Abdou Azîz, « Maodo[9] avait envoyé tous ces muqaddam de la Tijâniyya en leur demandant d’aller « faire un sacrifice » en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[10]. La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité »[11] 

Il faut signaler que cet enseignement vivement critiqué, aujourd’hui, par la nouvelle génération d’arabisants pour ses archaïsmes certains a su donner au pays ses plus grands érudits qui n’ont, à certains égards, rien à envier aux diplômés de nos universités modernes.

De toute façon, l’enseignement religieux a toujours été le sujet d’un débat opposant les « Anciens » et les « modernes » mais aussi, à travers l’histoire du pays, un enjeu politico-religieux majeur. Nous reviendrons sur la politique coloniale en matière d’éducation ainsi que ses objectifs affichés de contrecarrer l’expansion de l’islam par ces écoles coraniques[12].

Simplement, il faudra retenir que cet imaginaire d’un pouvoir politique hostile au développement de ce qui, dans le langage politique des associations islamiques sénégalais, est désigné sous l’expression d’enseignement arabo-islamique, est constant et omniprésent. 

En effet, depuis les années 1950, il y a eu de grands projets de construction d’instituts d’enseignement religieux dont la langue de travail est l’arabe afin de suppléer aux écoles publiques de l’Etat. Ces instituts sont édifiés grâce à l’aide de certains pays arabes comme l’Arabie Saoudite ou les autres monarchies pétrolières. Ils sont contrôlés par les associations ou mouvements islamiques qui ont du mal à être reconnus dans leur rôle.

Ce problème est au centre d’un débat ou conflit politico-religieux latent entre les politiques et les arabisants, ces nouvelles « élites frustrées » ayant acquis une formation supérieure dans les pays arabes dans une langue qui n’est pas celle de l’Etat et de ses institutions.

Nous nous limiterons, dans cette étude, à la contestation du modèle éducatif institutionnel de la part des associations islamiques et à une analyse du discours qu’elles tiennent à son égard.

Pour ce faire, nous nous appuierons sur un travail de terrain récemment mené au Sénégal auprès d’acteurs associatifs et responsables de mouvements islamiques locaux[13]. 

II- Des écoles coraniques aux instituts « franco-arabes » : L’éducation comme enjeu politico-religieux au Sénégal : 

Toutes les associations islamiques déclarent, dans leurs objectifs, un souci prononcé pour l’éducation. Elles sont constituées par d’anciens étudiants sénégalais des universités arabes. Cependant, derrière leur lutte pour plus de reconnaissance de l’enseignement de l’arabe et de l’islam, pointe, entre autres, un souci d’insertion professionnelle et sociale. Issus de ce même enseignement, ces anciens étudiants des facultés de théologie et de langue arabe du Maghreb comme du Machre ne peuvent s’insérer dans aucun autre secteur de l’économie ; la langue de travail étant le français.

La promotion de la langue arabe est, en plus de la dimension symbolique voire religieuse, est une question de survie et d’affirmation d’une identité. Les associations islamiques essayent de faire de l’enseignement de l’arabe et de sa reconnaissance leur cheval de bataille.

C’est autour de cet enseignement que les arabisants construisent et entretiennent une conflictualité avec l’Etat, considéré comme « impie » parce que laïc, hostile car ayant adopté la langue du colonisateur de culture « chrétienne ». Ces deux dernières données sont primordiales pour comprendre le discours produits et les attitudes adoptés à l’égard de l’Etat et surtout de sa politique éducative

L’enseignement de l’arabe et de l’islam est la principale activité des associations islamiques à côté des actions sociales. Dans ces associations, on reproche, à l’Etat de mener une politique éducative « non conforme aux voeux des populations », qui n’a « aucune orientation islamique ou spirituelle ». C’est l’avis de la plupart des leaders islamiques comme M. D[14]. de l’Organisation pour l’action islamique OAI qui déplore : « d’une manière générale l’éducation prônée par l’Etat est vide de tout programme spirituel. [...] elle n’est pas orientée selon les préoccupations des citoyens »[15].

A-    Islamisation de la contestation du modèle éducatif étatique : 

La critique de cette politique éducative appuyée, principalement, sur sa non religiosité, essaye, en outre, de s’armer d’autres arguments en dehors du motif initial de son rejet. Le thème de la non adéquation avec les besoins réels est parfois emprunté par les associations au registre de la contestation sociale globale.

C’est une manière de s’approprier cette contestation en y ajoutant une dimension religieuse, parfois plus apte que toutes les idéologies à susciter l’adhésion. On part d’une critique axée sur la non religiosité pour aboutir à des considérations d’ordre général afin d’inscrire la revendication d’une éducation « religieuse » dans le cadre global d’une contestation qui dépasse largement les seules associations et leurs militants.

Ainsi, les associations islamiques, de manière subtile arrivent à créer le lien entre leurs revendications propres et celles émanant du reste de la société, véhiculée par le biais des formations politiques ou syndicales. En plus, le thème de l’éducation se prête, plus que beaucoup d’autres, à cette manipulation dans un pays ou il est parmi les nombreux secteurs névralgiques.

L’Organisation pour l’Action Islamique (OAI), par exemple, tente d’inscrire cette contestation dans le cadre d’un malaise général avec ses pendants sociaux : «  on peut dire qu’elle (éducation) est sans valeur. Aujourd’hui, il y a beaucoup de diplômés qui chôment », conclut un de ses responsables, après un long plaidoyer pour l’éducation « islamique » généralisée. La non conformité de la politique éducative gouvernementale aux « exigences islamiques » que déplorent les associations poussent certains mouvements parmi les plus radicaux à lui dénier toute légitimité. Pour ces militants, il n’est pas explicable de vouloir inculquer une éducation à orientation laïque à des « enfants de musulmans dans un pays islamique ».

Les termes utilisés dans ce discours contestataire  prennent tout leur sens dans un contexte de conflit permanent avec l’Etat.

Le discours des militants associatifs est doublement efficace. Sur le plan intérieur, il s’insère dans le cadre d’une contestation de l’action publique. De plus, il constitue le pilier de leur argumentaire pour les requêtes formulées en direction du monde arabe en vue du financement de « projets éducatifs ». Afin de convaincre les partenaires du monde arabe à leur apporter un soutien financier, les associations islamiques mettent en avant l’argument selon lequel l’enseignement « islamique » ou « arabo-islamique », selon les formulations, est délaissé par les pouvoirs publics d’un pays à majorité musulmane. Les partenaires, se considérant comme des missionnaires de l’islam, ayant le devoir de venir en aide aux musulmans « persécutés » du monde, financent des projets éducatifs afin de « promouvoir » l’enseignement de l’arabe et de l’islam.

Cette présentation un peu simpliste de la situation de l’islam au Sénégal est un thème récurrent dans le discours islamiste et on ne peut compter les organes de presse arabes qui en font l’écho. Cette presse présente les musulmans d’Afrique comme victimes d’une ségrégation dans leurs propres pays où le pouvoir politique réel leur échapperait et qu’ils seraient sous la domination d’Etats plus sensibles aux demandes de minorités religieuses (chrétiennes, dans leur entendement), tenant, par le biais de lobbies locaux ou étrangers, les reines du pouvoir.

Ainsi, pour les associations, ce sont ces minorités et ces lobbies qui influent sur l’action étatique et empêchent, par cette influence, l’implication des pouvoirs publics dans la promotion de l’enseignement « arabo-islamique ».

Les groupes qu’ils dénoncent seraient même derrière le caractère laïc de l’Etat et de ses institutions et donc de sa politique éducative considérée par les militants associatifs comme aux antipodes de l’islam. Cette politique éducative serait même une facette du combat que ces « forces » mènent contre la religion musulmane.  M. Ndour[16] soutient : « En d’autres termes, la notion d’éducation, au regard de l’Etat sénégalais, signifie tout ce qui est contraire à l’éducation islamique qui est la seule vraie éducation ».

B- Arguments, stéréotypes et construction d’une conflictualité : le choc des « modèles » 

Le fondement de cette conception de l’action éducative de l’Etat se trouve dans l’idée que ce système d’enseignement est légué par la colonisation française. Cette dernière considérée comme « un des premiers ennemis de l’islam » est, selon M. Ndour, « le prolongement du modèle occidental », l’éternel rival, dans la conception islamiste, de celui islamique ou « arabo-islamique ».

La question de l’enseignement religieux ou celui de l’arabe se double d’une autre problématique : celle d’un conflit de modèles ou de valeurs. Tout en dénonçant caractère laïc de l’enseignement public au Sénégal, les associations combattent, en même temps, ce qu’elles appellent les « valeurs occidentales importées ».

Elles veulent aussi lui opposer un autre modèle provenant du monde arabo-mususlman. Est-ce le rejet d’une domination « culturelle » pour en accepter une autre ou une bien la dernière est-elle inconsciemment incorporée dans le système de valeurs local par le biais de l’islamisation ? En tout cas cette attitude complexe est une constante dans le discours de l’islamisme sénégalais et de ses acteurs.

Ainsi, ce n’est pas seulement un système éducatif et son contenu, une pédagogie ou une politique éducative mais les valeurs qui lui seraient « inhérentes » qui sont remises en cause.

Le constat sévère de M. Lô, du mouvement al-Falâh[17] est révélateur de cette attitude plus qu’hostile : « l’Etat sénégalais a hérité de sa politique éducative. C’est un échec total ». Pour lui il y a, en même temps une « importation de valeurs » à l’origine d’une « déviation des jeunes musulmans du pays du modèle islamique » que son mouvement tente de « restaurer ». C’est de ce point de vue que l’aide des partenaires arabes est perçue comme participant à la promotion de l’islam  et de ses valeurs en terre africaine.

N’oublions pas que le discours et la vision des associations s’inscrivent dans une perspective de « conscientisation » des détenteurs de pétrodollars, « bailleurs de l’islam », comme communément appelés.

Dans cette configuration, les « frères en islam » ont comme devoir religieux de venir en aide aux associations dans un pays où le « modèle islamique » est, à leurs yeux, dominé par un autre : celui laïc ou impie dans leur conception.

Selon certains responsables comme M. Lô, il y’aurait un « vieux complot » occidental à la base de toutes les initiatives visant à affaiblir l’islam et à combattre son modèle dans le monde islamique même par des stratégies d’homogénéisation culturelle appuyée sur le principe laïc et son pendant moderniste. Il met dans ce registre tous les « concepts nouveaux » ou « maquillés » comme il ironise.

Dans cet ordre d’idées, en parlant de la mondialisation comme support de cette domination culturelle, M. Lô n’admet pas qu’on parle de rupture mais plutôt d’un « nouveau visage ». Il explique, d’ailleurs, le « mal d’orientation » des jeunes musulmans du pays par cette vague de la mondialisation culturelle en ces termes : « Maintenant on nous parle de mondialisation. La mondialisation est quelque chose qui date de longtemps sous l’égide de l’Occident. Ils ont tout fait pour que l’Amérique imprime ses marques au reste du monde. Et maintenant on est dans un pays où les jeunes sont perdus ».

De la même manière, le mouvement Al-Falâh essaye de trouver à « l’échec de la politique éducative » de l’Etat, une explication liée en grande partie, selon lui selon lui, à sa non-conformité aux « préceptes de l’islam ». Il soutient que pour les mêmes raisons, il y a une grande contradiction entre son niveau actuel et l’état du monde contemporain : « ce qui est bizarre est que l’Education régresse au Sénégal alors qu’on est dans un monde de communication », soutient-il.

La volonté des associations à s’approprier la contestation du mal d’éducation se lit dans les critiques portées à l’égard du système et de la politique éducatifs. Il faut, cependant, noter que leur argumentation, fortement orientée, veut tout ramener à des questions plus ou moins liées à l’islam et au modèle laïc de l’Etat sénégalais.

 L’« exclusion de l’islam » du champ éducatif est, selon les militants associatifs « islamiques », la principale cause de son « retard » et de son « improductivité sociale ». Les associations suggèrent et exigent toutes l’introduction de l’enseignement religieux dans le système scolaire lorsqu’elles ne demandent pas que l’Etat délègue certains volets éducatifs, comme la morale, aux associations islamiques bénéficiant, seules, de la légitimité religieuse. « L’enseignement religieux, soutient, Seydi Alioune Boye[18], doit être introduit à l’école ou bien l’Etat soutient les associations islamiques qui s’en occupent ».

L’Emir de la Jamâ’atu ‘ibâdu rahmân, quant à lui, ne voit pas d’alternative au modèle d’enseignement islamique proposé par les associations car toutes les autres politiques se sont, selon lui, soldées par un échec. Pour lui, il est incompréhensible que les pouvoirs publics s’y opposent car « l’éducation laïque prônée par l’Etat est un échec ».

Depuis l’arrivée du Président Wade en mars 2000, l’enseignement religieux est introduit dans les écoles publiques sénégalaises. Néanmoins, la suspicion d’un Etat anti-islamique perdure et les associations se considèrent comme seules détentrices des solutions qui s’imposent.

En d’autres termes toutes les initiatives étatiques dans ce domaine sont restées vaines et que les associations seraient plus aptes à conduire toute politique y afférant. « Même les Etats généraux sur l’éducation religieuse n’ont abouti à aucun résultat » soutient un militant islamique de la région de Dakar, avant de conclure : « la demande de l’introduction de l’enseignement religieux [dans le système éducatif] est légitime d’autant plus que c’est une revendication de tous les musulmans ».

De plus en plus d’écoles dites franco-arabes sont, ainsi, créées afin de se constituer en alternative au système éducatif laïc, ne répondant pas, selon les associations islamiques, aux réelles préoccupations des musulmans qui représenteraient 95 % de la population sénégalaise[19]. Pour ces associations c’étaitt une manière, d’enseigner la religion et en même temps permettre aux élèves d’acquérir les bases de la langue officielle –le français – dont la maîtrise, seule, aide à accéder au terrain de compétition féroce qu’est le marché du travail.

Dans cette lutte pour la défense de l’enseignement de la langue arabe et de l’islam, les associations islamiques tentent, non seulement, de sensibiliser la population locale, mais visent, aussi, à atteindre d’autres pays « musulmans », notamment arabes. En plus de son efficacité pour attirer des financements étrangers, cette stratégie cherche à mettre l’Etat devant ses « contradictions » et face à ses partenaires arabes chez lesquels il veut maintenir intact son image de pays « arabophile ».

III- De la défense de l’enseignement de l’arabe à l’exportation des « conflits » Etat/arabisants

La construction d’une conflictualité autour de la langue arabe et de sa promotion sera facilitée par les antécédents historiques liés à cette vieille revendication. Partant de l’assimilation de l’Etat sénégalais moderne à un legs colonial, les associations islamiques vont entretenir l’idée selon laquelle ses dirigeants seraient hostiles à l’enseignement de l’arabe et donc de l’islam.

Il est vrai que ce passé colonial, constamment revisité et réinterprété, selon les enjeux pour y puiser des arguments ou expliquer les conflits contemporains, est propice pour fournir les bases d’une telle construction.

En effet, pour comprendre les subtilités de ces constructions argumentaires ainsi que la position inconfortable des pouvoirs publics, décrits comme les héritiers des « anciens maîtres », il serait utile de rappeler les origines du conflit.

Les différentes dispositions réglementaires qui ont régi cet enseignement montrent le rapport conflictuel qu’ont entretenus acteurs « islamiques », promoteurs et « défenseurs de la langue arabe », et autorités politiques et ce, depuis l’époque coloniale.

A- Les antécédents du conflit : les arabisants, l’Etat et la question linguistique 

Pour les associations islamiques, actives dans l’enseignement de l’arabe, l’Etat représente la principale entrave au plein épanouissement de celui-ci. Dans leur argumentation, ils essayent de rattacher les faits à l’époque coloniale du Sénégal. C’est là un point de repère historique essentiel dans l’analyse des rapports tumultueux et complexes entre politique et religion au Sénégal.

D’une manière générale, jusqu’aux dernières ruptures, la situation présente de l’islam et des ses rapports avec le pouvoir politique est un héritage direct de cette période de l’histoire du pays.

L’argumentation des arabisants met en avant le paradoxe selon lequel la supériorité numérique des musulmans dans le pays n’a pas joué en leur faveur dans le domaine de la formation et de l’éducation institutionnelle. Dans ses Lumières sur le Sénégal, Mouhamadou Bamba Ndiaye  de la Jamâ ‘at ‘Ibâd al-Rahmân, évoque ce « paradoxe » en guise d’introduction à ses réflexions « critiques » sur l’« enseignement arabo-islamique » et ses difficultés.

Il faut toujours garder à l’esprit que ces mouvements considèrent l’instauration de l’enseignement laïc, dit « français », institutionnalisé comme relevant d’une volonté d’affaiblissement, de négation de l’islam et de l’ « identité musulmane du pays », selon leur expression.

Mouhamadou Bamba Ndiaye soutient, exagérément, que l’enseignement laïc a comme objectif majeur de pousser la majorité musulmane du pays à « l’apostasie ou, du moins, tente d’en faire des musulmans ne connaissant de l’islam que le nom, ne faisant pas la distinction  entre le licite et l’illicite »[20].

Il poursuit, en rattachant ce fait à l’« œuvre » de la colonisation qui, selon lui, a « dépouillé les musulmans de leur identité musulmane ».[21]

Pour l’ex-militant de la Jamâ ‘a, ce furent les mêmes raisons qui conduisirent les autorités coloniales françaises à persécuter des oulémas et cheikhs et à mettre sur pied des règles dont le seul but sera de « barrer la route à tout développement de l’enseignement arabo-islamique ».

Ces arguments seront porteurs lorsqu’il s’agira, pour les mouvements islamiques, de présenter leur projet de promotion de la langue arabe, auprès de leurs financiers du monde arabe.

Le procédé est omniprésent dans la construction du discours idéologico-politique. Il faut, en fait, savoir problématiser et ériger les situations en défis. Ensuite, les stratégies à adopter fluctueront en fonction des enjeux et des situations. Ce n’est qu’un simple problème de gestion, politiquement rentable, de passions et de symboles rassembleurs.

La publication du Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe par le Syndicat des enseignants en langue arabe, obéira à la même logique en replaçant la question dans le contexte conflictuel dans lequel se sont trouvés l’islam et la colonisation française dans l’Afrique de l’Ouest de la fin du XIXème et du début du XX ème siècle.

S’appuyant sur cette dualité ou opposition, le Livre Blanc s’appuie sur des constructions du type idéologique en faisant une lecture utilitariste de l’histoire réelle, en ces termes : « Quand les colons firent irruption au Sénégal, ils y trouvèrent un peuple foncièrement musulman et par voie de conséquence l’enseignement religieux était source de préoccupation dans presque tout le terroir. Face à cette réalité, les colons entreprirent un grand nombre de ruses voire de contraintes pour barrer la route à l’expansion de l’enseignement arabo-islamique ».[22]

Il est vrai que le Gouverneur français le Général Louis Faidherbe (1854), dans le cadre des réformes de sa politique générale de la colonie, avait entrepris une « restructuration de l’enseignement arabo-islamique ».

Un arrête, pris par lui, visa à définir les conditions d’ouverture d’écoles enseignant l’arabe et les préceptes de l’islam. L’arrêté, publié le 22 juin 1857, stipulait en substance : « l’ouverture d’une école arabe coranique est désormais assujettie à une autorisation délivrée par les autorités coloniales françaises ».

Selon ces dispositions, le candidat, futur enseignant dans une école coranique doit remplir certaines conditions et subir un examen. En plus, un certificat de bonne conduite à obtenir des mains des autorités coloniales est requis. Ce certificat de bonne conduite n’avait d’autre but que de disqualifier les éventuels « subversifs » à l’« ordre colonial ».

En somme, neuf décrets furent publiés, à ce sujet, entre 1854 et 1910, par les différents gouvernements qui se succédèrent de Faidherbe à Camille Guy.

A partir de ce fait historique, les milieux arabisants et/ou « islamistes », considèrent le système colonial comme étant à l’origine de tous les maux dont souffre l’enseignement arabo-islamique ou arabo-musulman, comme ils se plaisent à le qualifier.

D’ailleurs, le Syndicat des Enseignants Arabes n’hésitera pas à y revenir très fréquemment. « Ainsi, note t-il, si nous jetons davantage un regard dans l’histoire, nous comprendrons à juste titre, que la colonisation n’a lésiné sur les moyens pour enrayer l’enseignement arabo-islamique »[23].

Les conditions qu’exigeait l’Administration coloniale étaient difficiles à réunir. Cette législation à outrance, aussi, finissait par refléter une certaine hostilité à l’enseignement qu’elle voulait réglementer. Elle poussa les concernés à  passer outre toutes ces règles qu’ils trouvèrent inacceptables et finirent par s’y opposer. C’est ce que remarque ici, dans le Livre Blanc, le Syndicat des enseignants arabes, en ces termes : « Les musulmans s’étaient constitués en bloc homogène mais vigilant face aux grands moyens dont disposait le colon et finalement la foi triompha d’autant plus que le colon ne réussit jamais à appliquer sa politique de déstabilisation de l’enseignement arabo-islamique. D’ailleurs, les maîtres d’écoles coraniques de la campagne ont toujours montré leur hostilité aux arrêtés coloniaux et, même, certains cheikhs des grandes villes, à l’instar de Saint-Louis[24], continueront à dispenser l’enseignement de l’arabe et des sciences islamiques sans se soucier outre mesure de l’intransigeance du colon »[25].

La réglementation commençait à peser lourd et enlevait aux différents arrêtés tout caractère objectif. A titre d’exemple, l’arrêté du 22 juin 1857 comportait, outre les conditions citées plus haut, d’autres nombreuses dispositions qui ne faisaient que verser davantage dans l’excès et l’intransigeance.

Certains décrets exigeaient, par exemple, que le requérant pour l’ouverture d’une école coranique pût justifier qu’il était de la ville de Saint-Louis et qu’il y eût résidé pendant au moins sept ans !

En plus, comme en attestent plusieurs correspondances dans les Archives Nationales du Sénégal, un rapport mensuel devait être remis au Gouverneur français afin de prouver sa loyauté à l’Administration coloniale.

Si nous insistons sur ces faits, c’est pour mieux faire comprendre l’attitude que les arabisants eurent à l’égard des autorités politiques, de l’enseignement institutionnel en français et la manière dont l’enseignement de l’arabe et de l’islam servira d’argument lorsqu’il s’agira de séduire les partenaires du monde arabe pourvoyeurs de pétrodollars.

IV-  Implication des partenaires arabes ou l’élargissement du conflit : 

Comme il faut, de toute manière, intéresser les financiers au « conflit », pour les pousser à le financer, les mouvements islamiques firent de l’enseignement de l’arabe et de l’islam leur cheval de bataille contre l’Etat laïc et son système éducatif considéré par certains milieux comme étant aux antipodes de leur religion. C’est pourquoi, dans leur argumentation, les arabisants puisent, de l’histoire, d’innombrables images fortes de ce duel islam/colonisation afin de conforter certains axes de leur thèmes favoris qui alimentent leur discours idéologico-politique.

Dans cette configuration, il faut toujours un ennemi extérieur pour renforcer la cohésion interne du groupe et des défis pour entretenir le conflit. L’attitude très subjective des représentants de l’Administration coloniale leur fournit de la matière.

Pour les « défenseurs de la langue arabe », l’Administration coloniale, avec son penchant assimilationiste, était inséparable de la « mission » originelle de l’Eglise catholique, qui, il est vrai, de temps à autre, prêtait main forte à la première.

Les autorités coloniales n’hésitèrent pas, parfois, à tomber dans la partialité, très loin de la neutralité et de des principes laïcs professés par les républicains en Métropole.

Au moment où la neutralité religieuse qui avoisinait un certain « laïcisme », était en vigueur dans la France de la IIIème République, les autorités coloniales s’offraient les bons offices de l’Eglise catholique et s’alliaient des marabouts ou s’appuyaient sur les uns contre les autres.[26]

Mouhamadou Bamba Ndiaye, nous rappelle, à juste titre, que l’Administration coloniale exigeait des maîtres d’écoles coraniques d’envoyer leurs élèves de plus de douze ans, suivre les cours du soir en français dispensés par la Mission catholique.[27]

D’autres règles furent ajoutées à cet arsenal juridique. Il y eut, par exemple, un arrêté stipulant qu’il était désormais interdit aux écoles coraniques d’accepter des élèves âgés de 6 à 15 ans aux heures d’ouvertures des « écoles françaises ».  Si l’on sait qu’au début de la scolarité, l’enseignement public était confié aux missionnaires catholiques, on comprend mieux l’hostilité des chefs religieux à ces dispositions réglementaires et à l’école française qu’ils n’ont jamais conçue comme véritablement laïque.

Pour eux, il s’agit une tentative d’immixtion de l’Etat laïc dans les affaires religieuses en déclarant une guerre ouverte à une forme d’enseignement religieux et laissant libre cours à d’autres.

Plus tard, d’autres moyens seront mis en œuvre pour favoriser l’enseignement du français au détriment de l’arabe. Une aide financière était accordée aux seuls maîtres d’écoles coraniques acceptant d’enseigner le français quelques heures par semaine.

Puis, à l’initiative des autorités françaises, sera créée l’Ecole des Fils de Chefs, des Interprètes et des Otages à Saint-Louis, capitale du Sénégal colonial mais aussi ville phare de l’islam depuis ses contacts avec les armées Almoravides, au Moyen-Âge.

 L’Ecole des Fils de Chefs aura pour mission de former les élites lettrées des cercles religieux et traditionnels Ceddo (lire tieddo en wolof) afin d’en faire le noyau indigène de l’Administration coloniale.

Rappelons que, dans le cadre des efforts conciliants de Faidherbe d’établissement de meilleurs rapports avec l’islam, on y enseignait l’arabe et le fiqh pour former des cadis « bien encadrés », servant, plus tard, d’auxiliaires dans les tribunaux indigènes.

Le fait essentiel qui résultera de cette politique était que, désormais, la maîtrise du français, devenait un gage de réussite sociale et constituait, de ce fait, un atout majeur dans toute l’Afrique noire.

Cet atout sera d’autant plus consistant que même les cercles religieux et traditionnels s’en saisiront. La politique de Faidherbe prouvera, de ce fait, son efficacité car visant, en premier lieu, les deux catégories ayant le plus farouchement combattu la colonisation française au Sénégal.

L’« école française » attirera de plus en plus d’« indigènes » au détriment de l’école coranique où l’enseignement, en arabe, ne permettait pas d’accéder aux métiers les plus valorisants d’alors : postiers, interprètes, garde de cercle, tirailleurs sénégalais ou, au plus, chef de canton, sans pouvoir réel.

L’« école nouvelle » recrutant, aussi, dans les cercles religieux, privera l’islam  sénégalais de voix prédicatives capables de se faire entendre. Mais, comme le soutient un personnage de l’Aventure Ambiguë, il fallait, désormais, aller « apprendre chez eux (les Français) l’art de lier le bois au bois et l’art de vaincre sans avoir raison »[28]. 

Mouhamadou Bamba Ndiaye impute, à ce phénomène, la situation de « faiblesse des musulmans » dans un pays où ils sont majoritaires et où la langue de leur livre sacré ne permet pas une ascension sociale. Selon lui, c’est à cause de l’« Ecole Nouvelle »[29] que « les musulmans se trouvent aujourd’hui dans une situation « affligeante » dans un pays où ils représentent environ 95%( ?) et où ils ne sont que d’un faible poids ».

Il établit, ainsi, un parallèle avec les autres composantes religieuses de la société sénégalaise, notamment les chrétiens qui, selon lui, « sont moins de 5%  et ont la main mise sur les centres (de décisions) stratégiques, soit dans l’armée, l’enseignement, la radio et la télévision ».

On peut, aisément, remarquer que Ndiaye a du foncer les traits dans ce tableau socio-politique du Sénégal. Mais ce qui importe le plus, ici, c’est le raccourci emprunté, constamment, pour arriver à convaincre en misant sur le caractère symbolique voire sacralisé de la langue du Coran.

Il faut savoir que l’étude présentée par Mouhamadou Bamba Ndiaye, dans ses Lumières sur le Sénégal, s’adresse, essentiellement à deux publics bien définis. Cet ouvrage, publié exclusivement dans un arabe soutenu, cible, en même temps, les arabisants constituant l’essentiel des militants des associations islamiques et les partenaires financiers du monde arabe qui vont s’émouvoir de la « piteuse situation » des « frères en religion » et, donc, « obligés » de leur fournir l’aide nécessaire.

D’ailleurs, pour toucher la sensibilité des partenaires wahhabites – les plus généreux -, Ndiaye conclura, de manière ramassée, par une critique au système des confréries soufies, pourtant, plus représentatives de la réalité islamique au Sénégal[30].

Au même titre que l’école française, quelques lignes plus haut, il leur impute les raisons de la « faiblesse des musulmans »[31], pour ce qu’elles sont, selon lui, à l’origine de leur division en plusieurs obédiences.

On pourrait dire que cette démarche est commune à toutes les associations islamiques, leur « combat » étant nourri par l’enjeu que représente l’enseignement de l’arabe et de l’islam. Elles sont conscientes de l’efficacité d’une telle démarche.

Il suffit, en fait, de critiquer, d’attaquer le système confrérique et d’implorer le soutien des « frères en religion » appelés à aider une communauté musulmane à la fois majoritaire et « victimisée ». C’est ce qui permet aux partenaires arabes, Etats, organisations, comme individualités, se sentant investis d’une mission prédicatrice, de mobiliser des fonds en leur faveur.

L’enjeu culturel et politique que représente l’enseignement de l’arabe et ses promoteurs pour les autorités successives du pays ne perdra en rien sa portée.

Déjà, avant l’indépendance, l’enseignement de l’arabe et de l’islam a toujours été au centre des préoccupations – sécuritaires – de l’Administration coloniale, comme nous l’avons évoqué. Son enjeu politique, proprement dit, ne fera que s’accentuer par la suite.

Rappelons que lors des rudes batailles électoralistes qui opposèrent Lamine Guèye à Ngalandou Diouf, respectivement, en1924 et 1927, cet enseignement était au cœur des débats politiques et des promesses des deux candidats au Parlement français.

 D’ailleurs, pour respecter leurs promesses, certains hommes politiques locaux, se sont efforcés d’introduire l’arabe comme langue vivante dans le système éducatif étatique, au niveau du secondaire, et ce, en pleine période coloniale.

L’introduction de l’arabe ainsi que sa place dans le système éducatif constitueront, pour longtemps, le cheval de bataille des mouvements islamiques. On peut dire que l’enjeu est resté tel quel après l’indépendance.

Par la suite, les associations vont défendre l’enseignement de l’arabe et sa place dans le cadre d’organisations syndicales qui recrutent parmi les arabisants ; leur base traditionnelle.

La lutte des arabisants a une double signification : une revendication sociale à l’intérieur et un signal fort renvoyé aux partenaires étrangers. Sur le plan intérieur, elle est la revendication d’une prépondérance musulmane devant, selon, eux se refléter sur l’institutionnel telle que ressentie de manière informelle. Selon eux, cette prépondérance doit s’affirmer, malgré le caractère laïc de l’Etat difficilement acceptable, au regard de la supériorité numérique des musulmans dans le pays qu’ils mettent toujours en avant.

Sur le plan international, le combat pour le « respect de la langue arabe » est un symbole de l’attachement de ces mouvements à la « communauté musulmane supra-nationale ».

En effet, pour les mouvements islamiques, la langue arabe reste le seul moyen de maintenir le « cordon solide », al- ‘urwat al-wu×qâ, qui lie les arabes et les non-arabes, dans le cadre de la foi partagée.

L’autorité politique, aussi, saisit l’opportunité pour en faire profiter son image internationale. En prêtant une grande attention à cette demande intérieure formulée par les associations d’arabisants lorsque les circonstances le permettent, l’Etat pratique, lui aussi, un double jeu. Il s’efforce de ne pas frustrer la majorité musulmane du pays que les associations islamiques – contre toute réalité – tentent de représenter malgré leur profond attachement au confrérisme.

L’Etat prend, ainsi, le soin de traiter publiquement, avec égard, la langue arabe et l’enseignement religieux. En outre, par cette politique, l’Etat sénégalais essaye de soigner ses rapports avec le monde arabe et surtout avec les pays pourvoyeurs de pétrodollars.

La médiatisation officielle de l’action des associations islamiques et la multiplication des inaugurations (ou inaugurashow comme se plaisent à les qualifier la presse satirique) de mosquées et d’instituts islamiques sert à donner, à l’étranger, l’image d’un Etat soucieux du développement de l’islam donc en bon terme avec le monde arabe qui en serait le défenseur.

Il est, toutefois, important de souligner, au regard de l’inséparabilité de la langue arabe et de l’islam, dans les perceptions, que l’appréciation intérieure et extérieure de telles actions peuvent différer.

Certains Etats arabes financent, aussi, des projets pour la promotion de la langue arabe conformément à l’idéologie de l’arabisme et du nationalisme arabe. Ce même geste peut être présenté par l’Etat sénégalais, lors des inaugurations (écoles, centres culturels) comme une œuvre de promotion islamique, de sa part, en tenant compte de l’image que la masse des musulmans se fait de la langue arabe. Ils en tirent ainsi, un profit politique à l’intérieur tout en satisfaisant la demande extérieure de leurs partenaires.

Le Centre Culturel Saddam Hussein à Dakar, peut être cité en exemple. Ce projet entièrement financé par l’Etat irakien se déclarant baasiste a été confié, par l’Etat, à la Fédération des Associations Islamiques au Sénégal.

Le choix porté sur la F.A.I.S. était bien réfléchi parce que ce mouvement regroupe plusieurs associations d’arabisants et/ou islamiques tout en étant dirigée par des membres influents des milieux confrériques, porteurs de millions de voix lors des fréquentes consultations électorales.

Toute la politique « musulmane » de l’Etat sénégalais sera orienté par ces enjeux. On pourrait dire que ce n’est pas par une réelle prise en compte des mouvements islamiques, moins influents politiquement que les confréries, ses alliés traditionnels, que l’Etat prêtait une si grande attention à l’enseignement de l’arabe.

Le plus important, pour lui, était de ne pas aller à l’encontre de la majorité musulmane pour qui, la langue arabe revêtait un caractère sacré vu le mythe de l’inséparabilité évoqué plus haut.

Les rapports que l’Etat entretient avec les Mouvements islamiques, défenseurs de la langue arabe et de l’enseignement religieux, sont fluctuants.

Les associations, de leur côté, auront des positions ambivalentes à l’égard du pouvoir politique selon les enjeux de leur lutte.

L’enseignement de l’arabe et de l’islam peut s’avérer un élément important dans l’analyse des rapports entre le Sénégal et le monde arabe. En plus de sa portée symbolique, son enseignement et sa promotion font appel  à différents acteurs internes mais, aussi, internationaux pour son soutien et son financement.

De simple question d’insertion ou de reconnaissance sociale d’une catégorie de l’élite locale, l’enseignement de l’arabe constitue, ainsi, un enjeu politique interne et externe.

 Les associations islamiques, en plus de la « mission » dont elles se sont investies pour la défense de cet enseignement, s’érigent, de ce fait, en intermédiaires -pas toujours désirables – entre l’Etat sénégalais et le monde arabe. C’est pour cela que leurs actions et modes de fonctionnement mériteraient une étude approfondie en ce qu’elles constituent la pièce maîtresse du schéma des relations informelles entre le Sénégal et ses partenaires arabes du Machrek. La manière dont les associations islamiques peuvent orienter, suivre ou contourner la politique arabe du pays est intéressant à plus d’un titre.

Accordant une certaine importance aux acteurs ordinaires, négligés par les théoriciens des relations internationales, l’étude me menée dans le cadre de notre thèse s’est penchée sur l’impact réels de ceux-ci, par un travail d’analyse et d’investigation sur le terrain.

Il nous semble qu’il serait incomplet de vouloir étudier les rapports entre le Sénégal et le monde arabe sans une prise en compte de ces acteurs que sont les arabisants et leurs différents mouvements islamiques. L’enjeu même des rapports arabo-sénégalais est inséparable de celui entourant la « lutte des arabisants » dans ses multiples dimensions. 

V – La lutte des arabisants et la politique extérieure de l’Etat sénégalais : interpénétration des enjeux internes et externes 

                                                    

Le Sénégal comptait plusieurs associations islamiques, avant même son indépendance, en 1960. Ces dernières, comme nous l’avons vu, étaient déjà présentes sur le terrain du combat pour l’introduction de l’enseignement de l’arabe dans le système éducatif institutionnel.

Elles jouèrent sur l’impact de la langue arabe dans le domaine religieux, pour faire plier les autorités politiques. Par cette action ponctuée de protestations et de différentes mobilisations, une plus grande attention allait être accordée à l’enseignement de l’arabe et l’enjeu qu’il représentait dans ce pays..

Contrairement à la thèse des mouvements islamiques, les chefs religieux confrériques, forts de leur influence auprès de la majorité musulmane du pays, d’obédience soufie, vont jouer un rôle important en faveur de la reconnaissance officielle de l’enseignement religieux basé sur la langue arabe.

Ces guides religieux mèneront la lutte pour la promotion de l’enseignement religieux et de l’arabe, dans une parfaite collaboration avec les associations islamiques réformistes. La forte symbolique de la langue qu’on voulait défendre et promouvoir était à ce prix malgré les divergences idéologiques.

Toutefois, il faut signaler que ces deux prétendants à la représentation des musulmans du pays s’affrontent très souvent en l’absence de projets et de visions communs; les associations islamiques étant anti-confrériques, dans leur majorité, du moins dans leur discours.

C’est dans cet anti-confrérisme circonstanciel que les associations islamiques puisent, d’ailleurs, les éléments nécessaires pour convaincre certains partenaires financiers comme les organisation d’orientation wahhabite.

Elles savent, cependant, les ménager lorsqu’ elles  peuvent être utiles lors des combats politiques ou des confrontations avec l’autorité publique.

Pour ne pas donner l’impression de prendre partie dans cet affrontement opposant ses alliés électoraux et les relais de sa politique étrangère, l’Etat sénégalais, adopte une attitude modérée. Il ne peut et ne veut ni perdre l’appui des confréries pourvoyeurs de voix aux différentes élections, ni paraître anti-islamique aux yeux des partenaires arabes s’il négligeait les associations islamiques locales en relation avec eux. Ses positions ne peuvent être que mesurées.

Historiquement, ce sont les confréries qui ont été à l’origine de l’islamisation en profondeur du pays depuis le XIX ème siècle et ont, même, donné aux mouvements islamiques leurs premiers dirigeants. Devant un aussi grand enjeu que la promotion de la langue du coran, les deux rivaux ont besoin de sceller une « union sacrée ».

Pour justifier une telle alliance « contre-nature » auprès des financiers wahhabites, les associations islamiques, eurent recours à l’argument d’une éternelle nécessité de faire bloc contre l’ennemi commun, au-delà des obédiences et des appartenances subsidiaires.

On peut lire une telle justification dans le fameux  Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe au Sénégal,:  « Certes une telle réussite (dans le combat) ne pourrait s’opérer qu’avec l’aval des chefs religieux qui par leurs efforts constants ont contribué également à l’expansion de la langue arabe et surtout des sciences islamiques à travers le pays compte tenu de l’intransigeance des détracteurs de la langue »[32]

L’enseignement de l’arabe pose des problèmes de plusieurs ordres à l’Etat sénégalais. Dépositaire d’un héritage « encombrant » en se substituant au système colonial, cette question qui l’oppose aux mouvements islamiques ne pourrait être simple à résoudre.

Dans la vision de ses contestataires, l’Etat souffre de la « tare », de porter l’étiquette d’ennemi de l’islam. Il devra, donc, faire face à nombre d’interpellations de la part de ses gouvernés. Les associations islamiques reprochent, à l’Etat sénégalais, son caractère laïc légué par la colonisation. Les confréries, de leur côté, peuvent lui opposer, selon les circonstances, leur force mobilisatrice, vu le nombre important de leurs disciples.

Dans sa politique intérieure, l’Etat, doit, en conséquence, se plier à ces exigences aussi bien en numéraire qu’en symbolique. Cependant  sur le plan international, vis à vis des pays arabes partenaires, il veut se montrer islamophile et même prêt à soutenir les « causes islamiques » ou interprétés comme tels comme la question palestinienne confondue avec celle d’Al-Quds (Jérusalem) ou de la Mosquée Al-’AqÒâ, dans l’imaginaire populaire.

La volonté apparente du gouvernement sénégalais de soutenir ces causes serait contradictoire à toute restriction, de sa part, à l’égard de l’enseignement religieux ou de ses promoteurs.

Dans leur lutte, les mouvements islamiques sont, donc, conscients de ces contraintes internes et externes de l’« adversaire » étatique et sauront en faire un avantage considérable en jouant plusieurs cartes selon les enjeux en place. Il est, en ce sens, très difficile d’évaluer ou d’interpréter, à juste titre, les différentes facettes de la politique adoptée par le gouvernement sénégalais sur cette question.

Il y a toujours une imbrication des dimensions nationale et internationale. Il est vrai qu’on ne peut plus penser que la politique internationale soit l’apanage de l’Etat. Depuis très longtemps, d’autres acteurs l’ont fortement concurrencé et lui ont disputé son monopole. Comme il est très difficile de saisir le fonctionnement des relations internationales par l’analyse des seules structures étatiques et diplomatiques officielles, il faudrait de plus en plus, prendre en compte les acteurs dits informels.

Marcel Merle, dans sa Sociologie des relations internationales, s’inscrivait, déjà, dans cette perspective où il soutint : « ce qu’il est convenu d’appeler « diplomatie » ne constitue, le plus souvent, que la partie visible de l’iceberg. Les spéculations qui se complaisent dans l’étude des configurations de forces et des manœuvres diplomatico-stratégiques ne saisissent que l’apparence des choses »[33]. Il poursuit en appelant à une prise en compte des nouvelles réalités qui bousculent les schémas de la politique institutionnelle, en ces termes : « les intérêts et les croyances s’inscrivent de plus en plus difficilement dans les limites du cadre territorial offert par l’Etat »[34]

En effet, en s’impliquant dans la promotion de l’arabe, l’Etat sénégalais essaye de satisfaire une demande interne formulée par la majorité de ses gouvernés ou, du moins, leurs représentants déclarés. Il se donne, en même temps, l’image d’un serviteur de l’islam au regard des détenteurs de pétrodollars qui veulent se présenter, pour diverses raisons, les prédicateurs internationaux.

L’Etat est conscient de l’interdépendance entre les données de la politique intérieure et celles des relations internationales. Ce fait s’impose de plus en plus dans le contexte international actuel où la mondialisation n’est pas simplement économique.

Il est vrai que cette notion d’interdépendance entre les affaires du dedans et celles du dehors, n’est pas nouvelle mais ne fait que resurgir, le contexte international aidant.

Déjà chez les marxistes, de manière plus radicale, on considérait la politique extérieure comme un simple reflet de la politique intérieure, celui de la lutte des classes. Selon l’analyse marxiste, la disparition de la conflictualité entre les classes » à l’intérieur signifie l’apaisement entre toutes les nations qui seraient parvenues à ce stade .

Marcel Merle cite, à ce propos, Claude Cheysson qui soutient « Il n’y a plus d’affaires étrangères. Il y a une traduction extérieure des politiques intérieures, il y a une capacité d’expansion vers l’extérieur de ce qui constitue les priorités intérieures »[35]. Alexis de Tocqueville, dans son analyse du fonctionnement des démocraties où l’opinion publique a un grand impact, disait qu’elles « ne résolvaient guère les affaires du dehors que par les raisons du dedans »[36].

Dans l’impossibilité de parler encore de primat de la politique extérieure sur la politique intérieure et vice versa, les théories dites de la dépendance semblent mieux convenir à notre terrain.

Pour éviter certaines exagérations de la dimension internationale du politique pour lesquelles « par un effet de contamination, la politique intérieure se trouverait absorbée et dominée par la politique étrangère »,[37] nous parlerons plutôt d’interdépendance ou d’interaction ou, comme le suggère Marcel Merle, de « compénétration des champs d’activité ». Dans ce cas, Marcel Merle serait, même, proche de James N. Rosenau avec son concept de linkage ou le jeu d’interaction de faits politiques aussi bien internes qu’externes.

Comme nous le rappelle Marcel Merle, « si les digues qu’étaient les frontières se fissurent, si les écluses que les diplomates manoeuvraient avec précaution sont déréglées, alors les plans d’eau se confondent, les courants se mélangent et les contours des bassins juxtaposés s’estompent »[38].

Ainsi, l’attitude de l’Etat sénégalais dans sa politique arabe répond à une nécessité d’équilibre et d’une bonne maîtrise de la chose politique dans ses deux dimensions interne et externe. « C’est de l’équilibre entre les affaires du dehors et du dedans que dépendent le sort des Etats-nations et, à travers eux, l’avenir du système international » conclut Merle[39].

 Il faudra, toujours, prendre en compte cette double dimension de la « politique musulmane » du Sénégal. « Bien que de constitution laïque, soutient Khadim Mbacké, l’Etat sénégalais reconnaît qu’en réalité la majorité de sa population est musulmane, que l’enseignement de l’arabe est une nécessité qu’il se doit d’organiser et de gérer »[40]. Ces propos de Khadim Mbacké reflète l’état d’esprit dans lequel les associations islamiques, en général, conçoivent leur lutte.

Néanmoins, il est important de comprendre que derrière cette lutte acharnée pour la promotion de la langue du coran, se cache un autre combat ; celui visant l’insertion socio-professionnelle des sénégalais formés en langue arabe.

L’introduction de l’arabe dans le système éducatif, outre son côté strictement symbolique obéissait, aussi, à une logique socio-économique. Autrement dit, l’essentiel des militants des associations islamiques sont formés en langue arabe dans différents domaines de spécialités bien que prédominent les disciplines religieuses. En voulant s’insérer dans un pays où le français est la langue officielle et de travail, les arabisants ont, par rapport à leurs collègues francophones, le désavantage d’être formé dans un système différent. C’est ce qui en fait une certaine élite frustrée, dépositaire de connaissances « modernes » mais inapte à s’insérer dans les circuits socio-économiques.

Conscient de ce mobile implicite de la revendication arabisante au-delà de sa portée religieuse, l’Etat, adoptera une politique qui s’articulera autour de séries de recrutements successives et progressives d’enseignants de la langue arabe.

Ainsi, en introduisant, l’arabe dans le système éducatif, l’Etat fait d’une pierre deux coups. Il affiche une volonté de donner à la langue du coran la place qui lui revient dans une société à dominante musulmane et crée, en même temps, une possibilité d’insérer ses arabisants afin d’en atténuer la victimisation.

Mais ces efforts d’insertion largement insuffisants, ne pourront endiguer la pressante vague contestataire caractéristique de cette élite de « seconde zone » .

 Leur combat se poursuivra dans le cadre des associations islamiques dont ils sont la composante essentielle. La question de l’enseignement de l’arabe ou de l’islam sera toujours maintenue au centre de cette lutte des arabisants sachant qu’il représente un double enjeu interne et externe.

A – L’enseignement de l’arabe et son enjeu dans les relations entre le Sénégal et ses partenaires du Machrek 

La langue arabe est celle du livre auquel se référent les musulmans et qui régit différents aspects de leur vie quotidienne, selon les lectures et les interprétations des protagonistes.

L’enseignement de cette langue, dans le contexte sénégalais, ne s’est jamais détaché de celui des préceptes de la religion musulmane. Nous ne reviendrons pas, de ce fait, sur l’amalgame, quelques fois volontaire, autour des dénominations « école arabe » et « école coranique ».

En plus de l’utilisation des caractères arabes dans les premières transcriptions  des langues ouest-africaines, celle du coran a profité de son aura de religiosité et est devenu donc sacré au même titre le message que le message religieux transmis.

Pour retracer l’histoire de l’introduction de l’enseignement de la langue arabe au Sénégal et en Afrique noire, le rédacteur du Livre blanc emprunte le raccourci de l’« inséparabilité » de la langue arabe du message religieux en ces termes : « les précurseurs de l’islam au Sénégal se mirent, de vive foi, à étudier le Coran, source principale de l’enseignement islamique ; les principes fondamentaux de la religion que sont la pureté, la prière, le jeûne, la zakât, le pèlerinage, le divorce et d’autres transactions administratives, commerciales et sociales »[41] .

Tout au long de ce Livre blanc, les auteurs ont utilisé l’expression « enseignement arabo-islamique », appellation plus qu’efficace pour « populariser » leur revendication, dans un pays à plus de 90 % de musulmans. Par sa relation congénitale avec l’islam, la langue arabe y devient, au gré des enjeux, une des composantes identitaires. Le livre blanc dont il sera tant de fois question, doit, par ailleurs, être replacé dans son contexte.

Dans sa Constitution, le Sénégal, est une république laïque où l’enseignement public se dispense en français, langue de communication officielle et de l’administration. Mais la promotion de la langue arabe et de son enseignement se fera sous la bannière de l’islam. C’est une manière de reposer l’éternelle question du « conflit de cultures » entre le système colonial dont l’Etat actuel est considéré comme l’héritier et l’islam comme manière de vivre et ensemble de pratiques sociales. C’est ce qui fait de l’enseignement de l’arabe un enjeu culturel, voire identitaire et forcément politique.

Tout au long de la lutte entre l’Etat sénégalais et les associations islamiques, ces dernières, protectrices et promotrices de la langue arabe ont fait valoir son caractère sacré, religieux, afin de pouvoir susciter l’adhésion des « masses musulmanes » du pays à leur cause. Dans le contexte du Sénégal à dominante musulmane, une telle stratégie leur confère une forte légitimité populaire comme défenseur d’une langue sacrée ou sacralisée par la religion dont elle est vecteur.

L’Etat, soucieux de l’impact de plusieurs forces socio-politiques internes, prend, ainsi, en compte les revendications des mouvements islamiques, dans ses différentes décisions.

Traitant des problèmes dont souffre l’enseignement de l’arabe au Sénégal, le Livre blanc passe en revue ceux d’ordre pédagogique et matériel, mais s’empressera, surtout, de plonger au cœur de l’antagonisme réel ou construit « colonisation/islam », « Etat laïc/société musulmane ».

On pourrait penser que les promoteurs de cet enseignement qui cherchent encore à gagner en reconnaissance ont compris son enjeu symbolique. La sacralisation de la langue du Coran dans un pays à majorité musulmane est pour eux une source féconde dans laquelle ils puisent des arguments. L’Etat, en perpétuelle recherche de soutiens de la part des oulémas et des guides confrériques éprouvent beaucoup de mal sur ce terrain glissant où il ne cesse d’être invité par cette partie de l’élite sénégalaise souffrant de sa méconnaissance de la langue de l’ancien colonisateur.

Cette problématique jalonne notre étude et se présente comme une donnée fondamentale des rapports arabo-africains, de l’islam et de l’Occident tel que cela se présente au niveau des perceptions et, quelques fois, des imaginaires.

Derrière cette problématique presque fantasmatique, se cache l’enjeu politique et/ou stratégique des relations entre l’Etat et les acteurs religieux. En effet lorsque les arabisants soulèvent les problèmes liés au manque de reconnaissance de l’enseignement de l’arabe, ils remettent aussi à l’ordre du jour le vieux dilemme de la double acculturation (colonisation, islamisation). Il est, en effet, déploré dans ce Livre blanc, entre autres :  « l’insuffisance de contact direct avec des Arabes de souches pour un bain linguistique d’autant plus que l’arabe est la langue par laquelle le Coran fut révélé et ce sont les Arabes qui exportèrent la religion musulmane »[42].

Une telle remarque fait allusion à la politique coloniale de la III ème République française. Les autorités d’alors avaient pris des mesures visant à limiter, sinon décourager, les contacts entre les deux rives du Sahara que l’appartenance commune des peuples à l’islam a voulu transformer en une « mer intérieure ».

Ainsi, on trouve la question de ce que les arabisant appellent l’« identité musulmane perdue » au centre de ces revendications. L’argumentation fluctuante selon les enjeux et les rapports de force oscillera toujours entre islamisation de la contestation, pour plus d’efficacité, et la quête d’une reconnaissance sur la base d’une acquisition de savoirs islamiques avec le statut qui devait être, selon les arabisants, celui des dépositaires de la langue sacrée ou sacralisée du Coran dans un pays à forte majorité musulmane.

CONCLUSION 

La dimension politique qui entoure l’enseignement de l’arabe et des savoirs islamiques, dès le début de l’ère coloniale en Afrique de l’Ouest, n’a pas aidé à dépassionner son approche.

Aujourd’hui, encore, persistent des zones d’ombres sur cette phase de l’histoire de l’islam au Sénégal. Les Archives Nationales du Sénégal renferment des éléments très intéressants à ce propos et qui nous ont permis de faire des recoupements entre les témoignages des acteurs, certaines perceptions et la réalité historique.

L’enseignement de l’arabe et de l’islam qui lui était corollaire vont être surveillés et suivis avec beaucoup de suspicion. Tout un arsenal juridique fut déployé en vue d’encadrer cet enseignement et d’en restreindre l’expansion. Cette méthode partit d’une idée centrale : celle de l’Administration coloniale à considérer l’islam comme un danger perpétuel menaçant la stabilité des colonies françaises en Afrique de l’Ouest. Il y eut une crainte persistante à voir, par le biais de l’islam et de la langue arabe, se nouer des relations entre les communautés musulmanes ouest-africaines et les centres religieux et spirituels d’un Maghreb bouillonnant de révoltes.

Ce phénomène accentuera la surveillance dont l’islam a toujours été l’objet. L’enseignement de la langue arabe qui en serait le vecteur souffrit de ce handicap. Les mesures politiques sévères, à son encontre, ainsi que la persécution des différents acteurs islamiques, furent largement mises à contribution dans la construction de la conflictualité Etat/associations islamiques.

L’enjeu politique que représente l’enseignement de l’arabe et la promotion de l’islam, pour les deux parties (Etat/Arabisants), se refléta sur leurs rapports. Ces derniers, selon les circonstances, vont évoluer, en prenant différentes formes, de la collaboration à la méfiance en passant, quelques fois, par des échanges de services. La structure étatique, cependant, n’a ni la même image ni la même attitude auprès des associations selon leurs obédiences mais aussi leur nature et surtout leur rapport avec le monde arabe dans lequel il compte de nombreux partenaires.

L’enseignement de l’arabe, tout en relevant d’une question de politique intérieure, a toujours caché une dimension externe. Ni l’Etat, ni les associations islamiques n’arrivent à le gérer loin des calculs et sans prise en compte de son caractère symbolique. Nous le voyons bien, l’approche de cette question ne peut se faire sans traverser d’autres connexes telles que la question de la laïcité, des relations arabo-africaines mais aussi la rivalité entre le modèle confrérique et les nouvelles formes de religiosités qui le combattent (wahhabisme, salafisme etc).

C’est certainement ce qui fait de l’enseignement de l’arabe et de l’islam une thématique porteuse pour toute compréhension du champ islamique sénégalais ou ouest africain en pleine mutation. Notre hypothèse d’une transition islamique dans cette région du monde, bien qu’encore peu partagée chez les africanistes, en France, se trouverait renforcée par les exigences de transversalité dans l’étude de ces formes d’islam local à l’heure des appartenances mondialisées.

Bakary SAMBE  Université Lumière Lyon 2, Associé au GREMMO 

bakary.sambe@gmail.com 


[1] – Nous n’avons pas eu de statistiques fiables sur les composantes religieuses depuis 1979. Nous nous contentons, avec réserve, des estimations disponibles.

[2] – Royaume dans le Sénégal pré-colonial, il donnerait son nom à l’ethnie wolof majoritaire ? dans le pays.

[3] – on trouve un exemple pertinent de ce rejet dans l’imaginaire et la langue wolof où le terme « nasarân », « nasrânî, chrétien) est utilisé pour désigner le français.

[4] – Ndiaye, M. B. , Adwâ’un ‘ala Sinighâl, 1992. Cet auteur est aujourd’hui journaliste au Maroc et travaille pour le Magazine Finance News.

[5] – la nouvelle génération d’arabisants formés au Machrek (Arabie Saoudite, Egypte) considère la Tafsîr d’al-Jalâlayni comme truffée de ce qu’ils appelle les  isrâ’îliyyât, en référence aux influences juives.

[6] – Serigne Hady Touré a réalisé une horloge encore fonctionnelle qu’on peut voir en visitant sa maison à Fass Touré.

[7] – Voir à ce propos notre article dans le quotidien sénégalais  Info7, du 21 mai 2002 « La stratégie éducative d’El Hadji Malick Sy : une résistance culturelle »

[8] _ il s’agit de grands muqaddams de la Tijâniyya sénégalaise, formés par Cheikh El Hadji Malick Sy.

[9] -surnom d’El Hadji Malick Sy qui signifierait en poular , le patriarche.

[10] Appel de Tivaouane, par Serigne Abdou Aziz Sy.

[11] Revue al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.

[12] – voir SAMBE Bakary, Politisation de formes de religiosité apolitique : l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, Mémoire DEA Science Politique, sous la direction de Chérif Ferjani et Lahouari Addi, Institut d’Etudes politiques de Lyon, 1998.

[13] – il s’agit d’entretiens avec des responsables de mouvements islamiques pendant et après e notre thèse de doctorat sur « l’islam dans les relations arabo-africainaes », préparée sous la direction de M. Chérif Ferjani et soutenue en décembre 2003, à l’Université Lumière Lyon 2.

[14] -il a préféré garder l’anonymat lors de notre entretien.

[15] – notre étude est jalonnée de citations de personnes interrogées par nos soins afin d’être le plus près  possible des discours et des appréciations des acteurs réels. C’est un choix méthodologique qui bien qu’il puisse irriter le lecteur, a, cependant le mérite de mieux rendre compte de la réalité que nous voulons décrire.

[16] – Président d’une association islamique à Dakar, ancien étudiant sénégalais au Soudan.

[17] . Mouvement à orientation wahhabite formé par d’anciens étudiants de l’université islamique de Médine, en Arabie Saoudite.

[18] – Fondateur du Mouvement Nûr al-Islam, (lumière de l’islam),  par ailleurs, modéré et proche de toutes les confréries du pays.

[19] – Nous restons prudents quant aux pourcentages sur la composition religieuse de la population car ce sont des chiffres assez manipulés et qu’il n’y a pas eu de recensement dans ce domaine depuis 1979.

[20] - NDIAYE Mouhamadou Bamba, Adwâ’ ‘ala Siniqhâl  (Lumières sur le Sénégal), ouvrage préfacé par le secrétaire général adjt des Frères Musulmans, Moustapha Mashhûr D’après notre traduction à partir de l’arabe.

[21] – cf. NDIAYE, ibid p22-23. 

[22] – Il est vrai que les autorités coloniales françaises ont eu une attitude négatrice à l’égard des précédents religieux en Afrique noire. Le fait que l’islam ait été présent au Sénégal depuis plusieurs siècles n’a jamais été pris en compte. C’est comme tout ce passé commun entre royaumes africains et cours maghrébines n’avait pas existé. D’ailleurs tout contact entre ces peuples sera vu avec un oeil suspicieux par ces mêmes autorités qui mettront en œuvre toute une politique dont le but sera d’empêcher ou de limiter au maximum les contacts entre l’Afrique subsaharienne et la Maghreb sous le même joug français.

[23]Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe au Sénégal, p4.

[24] – Saint-Louis du Sénégal est une ville symbolique aussi bien pour  son passé colonial que religieux. Rappelons que les Almoravides y construiront la première mosquée de la région et les missions catholiques, avec l’ère coloniale, la première église. L’appellation Saint-Louis relève purement d’une volonté de francisation car le vrai nom de la ville est Ndar que certains croient dériver de « dâr al-islâm », le domaine de l’islam. Cette ville a toujours été un centre de la culture savante et garde, encore aujourd’hui, l’image d’une cité religieuse. Il y a même tout un mythe selon lequel tous ceux qui ont fait l’histoire du Sénégal, sur le plan religieux ou politique, ont eu un passage obligé à Saint-Louis.

[25]Livre blanc, p4

[26] – c’est le même procédé que celui qui conduit les Français à se servir de la Tijâniyya contre ‘Abd al-Qâdir, en Algérie.

[27] – NDIAYE Mouhamadou Bamba, Lumières  sur le Sénégal, p24-25.

[28] – Cheikh Hamidou Kane, l’Aventure Ambiguë., Présence Africaine 1962.

[29] – par rapport à l’école coranique qui est le modèle d’enseignement historiquement plus ancré bien avant le début de la conquête coloniale.

[30] – Durant l’entretien qu’il nous accordera à Casablanca le 22/04/2002, il se défendra d’avoir une quelconque relation avec l’Arabie Saoudite. Il faut savoir que ce personnage-clé de l’islamisme sénégalais des années 80 s’est depuis peu éloigné du terrain sénégalais et des mouvements islamiques et se consacre à une carrière journalistique au sein d’un grand groupe de presse marocain où il s’occupe d’analyses financières et géopolitiques.

[31] – cf. NDIAYE, ibid, p25. 

[32]Livre blanc, opcit, p.24

[33] – Merle, M. ibid p205. 

[34] – Merle, M ibid p205. Voir aussi J. Henk Leurdijk : de la politique internationale à la politique transnationale ; in Revue Internationale des Sciences Sociales n°1, année 1974. 

[35] – Cité par M. Merle, ibid, p. 205

[36] – TOCQUEVILLE Alexis de : De la Démocratie en Amérique, T 2 , Ch5., p.52

[37] – MERLE,  ibid p163 

[38] – ibid p19 

[39]p195.

[40] -  Khadim Mbacké, chercheur  à l’IFAN, proche des milieux réformistes, sur son site Internet consacré à l’islam sénégalais.

[41] – Rappelons que l’arabe fut aussi, aux temps du Général Faidherbe, une des langues utilisées par l’Administration française suite à la création de tribunaux indigènes s’appuyant sur des cadis musulmans.

[42]Livre blanc, p25