Nul n’a le monopole de l’ »orthodoxie » en Islam !
Par Bakary SAMBE*
Les tendances radicales ont commis le « péché » de focaliser l’attention sur une variante non représentative de la pensée islamique dans sa totalité. A entendre certains discours « islamiques » produits çà-et-là, on a l’impression d’être en présence d’une religion à pensée unique dans laquelle, il ne serait même pas permis de penser. Cette situation maintes fois décriée par des intellectuels souvent incompris a plongé les Musulmans, depuis la malheureuse fermeture de la porte de l’ijtihâd (effort personnel de recherche et d’interprétation circonstanciée), dans une sorte de mimétisme social (taqlîd en arabe). Et, depuis, tout un champ religieux, traversé par une grande diversité, est réduit à des bribes d’identités à sauver ou des apparences vestimentaires voire de pilosité.
On en est arrivé à un point où certains musulmans considèrent d’autres comme « moins musulmans » ou « hétérodoxes ». D’aucuns revendiquent une exclusivité dans l’observance des enseignements du Prophète de l’islam en traitant les autres courants de « gens de la bid ‘a », des « innovations blâmables ». Une telle négation de l’enrichissante diversité des réalités islamiques est le signe d’une intolérance dont il faut chercher les explications – et non la justification ! – dans la tumultueuse histoire de la naissance des courants islamiques .
Et il est sûr que les musulmans, eux-mêmes, seront les premiers à tirer un grand profit de cette auto-critique historique, à commencer par ceux de notre pays jetant l’anathème sur tous ceux qui ne leur ressemblent pas
En effet, la lutte contre les confréries soufies prônée par les nouveaux adeptes du wahhabisme passe par une négation des autres possibilités d’expression religieuse. Les tenants de cette lutte s’autoproclament ahl al-sunnah wa al-jamâ ‘a « les gens de la tradition et de la Communauté », en en excluant tous les autres ! Sans aucune explication ou réflexion critique sur cette dénomination, ils présentent leurs mouvements, vassaux de courants théologico-politiques étrangers aux traditions africaines, comme étant la seule possibilité de rester dans le giron de la « ‘Ummah » et dans ce qu’ils conçoivent comme étant la sunnah. C’est pourquoi, il serait nécessaire de revenir sur cette dernière notion pour mettre fin à une démarche obscurantiste et intellectuellement malhonnête dont le but finale est d’exclure pur avoir le monopole.
Le terme sunnah est souvent traduit par « tradition prophétique ». Mais il ne faudrait pas perdre de vue les manipulations qu’elle a subies ainsi que le caractère arbitraire des différentes définitions qu’on lui prête. Englobant aussi bien les gestes que les paroles attribuées au prophète de l’islam, ce terme est finalement victime des conflits idéologico-politiques ayant marqué l’histoire de l’islam dès les premières années qui ont suivi la mort du Prophète Mohamed en 632.
Le climat politique et le contexte social furent tellement confus et complexes que ce que les uns considéraient comme sunnah, tradition prophétique conforme à l’orthodoxie pouvait bien être pris, par d’autres, pour des « innovations blâmables », bid’a, du domaine de la « déviance », en quelque sorte. C’est un peu la même ambiguïté qui entoure la citation du fameux hadîth selon lequel le prophète aurait prédit que sa communauté se diviserait en soixante dix sept « firqa », tendances ou groupuscules et qu’une seule sera parmi les sauvés ! Raison pour laquelle, il ne faut pas tomber dans l’imprudence de certains islamologues qui traduisent « sunna » ipso facto par « orthodoxie islamique ».
Ceux qu’on appelle les sunnites, dans la subdivision des courants islamiques, ne sont pas les seuls à adhérer à la « sunnah prophétique », en tant que pratiques et mode de vie, selon ses différentes lectures. Les chiites duodécimains, par exemple, se réfèrent, eux aussi, à une sorte de sunnah, autrement définie avec un corpus de hadiths différents (comme celui de Ja’far al-sâdiq, par exemple). Ils ajoutent, au modèle prophétique, celui de leurs imams parmi lesquels Ali, genre et cousin du Prophète, son fils Hussein et d’autres appartenant aux Ahl al-Bayt (membres de la famille du Prophète).
Bref, de quoi à manier ce terme avec beaucoup de précautions. Il est vrai que ceux qui, dans le cadre de l’islam sénégalais, en revendiquent, aujourd’hui, le monopole ne fournissent pas tout ce travail d’explication et de contextualisation. On peut même penser qu’ils se complaisent bien dans ce flou terminologique qui cache bien des intentions non avouées.
Cette manière d’approcher l’islam, hors de l’Histoire, a fait le « chou gras » de journalistes et d’une certaine presse en quête de sensationnel., beaucoup plus vendeur.
Il y a, ainsi, quelques fois une curieuse similitude entre l’approche intégriste et et celle de la presse sensationnelle des faits islamiques. ans cette démarche, on qualifie d’islamique tout et son contraire et la connaissance objective d’une religion-mosaïque cède, de plus en plus, aux ouï-dire, aux présupposés et aux stéréotypes. Finalement, cette religion est caricaturée et réduite à un monothéisme particulièrement monolithique, sans histoire et hors de l’Histoire qui déterminerait tout sans subir aucune autre détermination comme le décrie Mohamed-Chérif Ferjani.
Il est, aussi, un procédé des plus insidieux de l’obscurantisme contemporain et de l’islamophobie ambiante qui consiste à jouer sur le flou dans lequel sont volontairement enfermées les notions employées.
Devant de telles dérives, revenir à l’exigence du XVIIIème siècle et remonter à l’enseignement philosophique grec dans toute son éthique, à l’exigence de toute approche scientifique, donc, honnête, serait hautement souhaitable voire salutaire. Selon cette exigence, il faudrait définir les notions qu’on utilise pour ne les employer que dans le sens préalablement défini ou tout au moins explicité mais aussi circonstancié.
Pour chaque époque de l’islam, chaque contexte théologique, à chacune de ces catégories ou acceptions, correspond évidemment une lecture particulière des textes fondateurs. Le moins averti d’histoire islamique est conscient des antagonismes et même des contradictions qui ont vu naître les différentes écoles théologiques de l’islam. Le plus souvent, ce sont les considérations politiques qui passent avant de varis problèmes d’entendement ou d’essence théologique. A partir de là, nous retrouvons les raisons de l’acharnement contre le soufisme et ses confréries dans un monde arabe, errant, sans issue, entre arabisme et islamisme, comme le soutient Charles Risk, et qui tente d’exporter ses contradictions socio-politiques, religieusement maquillées dans d’aures contrées du monde musulman..
C’est ainsi, par exemple, que l’islam mystique – incarné et immortalisé, entre autres, par la figure emblématique d’un Ibn ‘Arabî ou encore d’un Mansour al-Hallâj (858-922) – a été harcelé, banni, combattu de manière violente, extirpé même, par l’islam juridico-théologico-dogmatique, d’ailleurs très souvent à la solde l’instance politique temporelle, fût-elle despotique.
Les dangereuses accointances entre autorités politiques et théologiens instaurent un système opaque où les premières se légitiment par les fatwa-s que les seconds leur produisent – à volonté – pour se servir de leur main armée et mieux combattre leurs contradicteurs, voire, simplement tous ceux qui voient ou réfléchissent autrement.
Le conflit ne date pas d’aujourd’hui. Il est très ancien et a opposé, en son temps, les tenants d’un islam se disant intégral, figé dans la lettre du texte dépouillé de son sens, dont il tue progressivement l’esprit, et les défenseurs d’un islam du for intérieur et/ou ouvert à la libre interprétation (ijtihâd).
C’est, aussi, le conflit entre le grand philosophe andalou Ibn Arabi (grand mystique du XIIème-XIIIème siècle) et l’un des plus rigoristes du courant hanbalite, Ibn Taymiyya qui, en son temps, accusait Ibn Arabi de « panthéisme plotinien » et de « relativisme sophiste », l’assimilant, sans raison, à un ennemi de la charia inspiré par « un esprit satanique ».
Les exemples historiques seraient légion et souligneraient davantage, l’orientation politique du discours religieux, omniprésent dans le monde arabo-musulman.
Rappelons qu’au sein même de l’Empire abbasside (de 749 à 1258), s’était déjà posé ce problème qui a pris différentes formes entre un calife clairvoyant, moderne avant l’heure, ouvert d’esprit et passionné de sciences (c’est lui qui a fondé Bayt al-hikma, la Maison de la Sagesse), al-Mâmûn (813-833), et un calife radicalement anti-mu‘tazilites (rationalistes) et persécuteur, qui imposa le traditionalisme hanbalite et ash ‘arite, al-Mutawakkil.
Le passé peut toujours éclairer notre présent. Si seulement, elle aidait à éviter les erreurs qui l’ont sillonné !
Ce conflit, dont les mobiles sont totalement étrangers au cadre sénégalais est, malgré tout, importé, sans prise en compte de son origine, par des franges de notre société à la recherche de modèle, pourvu qu’il soit arabe, sacralisé comme la culture arabe qu’ils ont bien du mal à dissocier de l’essence même du message prophétique.
Pourtant, toutes les études historiques et anthropologiques ont fait état du rôle irremplaçable des confréries, de leur caractère pacifique et ouvert, dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire. C’est d’ailleurs ce qui leur a permis de s’ancrer dans des sociétés aussi différentes de celles de l’Arabie du VII ème siècle.
Les sociétés africaines ont pu réussir une assimilation critique rarement égalée de l’islam et de son message. Sans faire abstraction de certaines dérives confrériques qui sont, comme dans tous les systèmes, le fait des extrêmes, les tarîqa ont encore leur place dans l’islam sénégalais dans lequel leur rôle est grandissant. Cet islam ne devrait avoir aucun complexe à s’affirmer dans sa différence qui est une mrue de richesse pou l’iam en général.
L’attitude de ces nouveaux mouvements, combattant les confréries et le soufisme en opérant des greffes idéologiques, procédant par intimidation, voire excommunication, cache, peut-être, d’autres problèmes qui ne sont pas que religieux.
Est-ce, alors, une simple volonté d’appropriation et d’exploitation des maux de la société dans un contexte où la contestation est le thème politique le plus porteur ?
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