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Quand Al-Zawahiri insulte Obama : du radicalisme religieux à la haine raciale

Jeudi 20 novembre 2008

Quand Al-Zawahiri insulte Obama : 

du radicalisme religieux à la haine raciale 

                                                                                               Par Bakary SAMBE*

  

Les insultes racistes contre Barack Obama proférées par Ayaman Zawahiri, numéro deux d’Al-Qaida, ne doivent pas être réduites à une simple dérive langagière. C’est un vieil impensé qui est remonté à la surface. Il n’est pas besoin de préciser, comme la grande majorité des Musulmans, notre désapprobation du discours et des méthodes de Zawahiri. Aussi, notre indignation pour ses propos à l’endroit de Barack Obama ne saurait-elle être comprise comme une quelconque défense de la politique extérieure américaine avec laquelle nous n’avons jamais caché notre désaccord sur bien des aspects.

Que s’est-il donc passé ? Un dirigeant d’une mouvance terroriste professant la haine et le bellicisme et incarnant l’intégrisme islamiste à son plus haut degré, vient de fonder sa critique d’un homme politique et de ses éventuelles décisions sur un critère racial, de couleur. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il y associe Colin Powell et Condolezza Rice, tous ces Noirs  » serviles  » dans son acception. C’est là qu’on voit que tous les extrémismes, religieux comme politiques, se valent ! Ce discours n’a rien à  » envier  » à celui des partis d’extrême droite, racistes. Le même discours avait cours dans certaines radios communautaires lors de la guerre en Irak en 2003 pour critiquer Condolezza Rice, cette autre  » négresse « .

Le plus inquiétant est que Zawâhirî emprunte le biais religieux. Mais il faut vite se détromper de ces artifices. C’est tout un imaginaire habité de préjugés qui refait surface. J’ai eu, plusieurs fois, l’occasion de revenir sur les préjugés de certains Arabes au sujet de l’homme noir (l’inverse aussi peut-être vrai sauf que l’Africain musulman voit en eux des symboles du  » bon croyant  » !). Des Zanj au temps des Abbassides à la kahla (servante noire jusqu’à récemment au Maroc, ou dadda), du Waçif (utilisé en Tunisie) au ‘Azzî mais aussi le Kahlûsh (en Algérie), les sobriquets comme les quolibets ne manquent pas dans la rue arabe contemporaine pour tancer et s’amuser à rappeler au Noir sa prétendue  » condition inférieure. » Quel étudiant africain en Egypte ou au Maroc, pour ne citer que ces pays, n’a pas entendu ces cris d’enfants comme d’adultes l’interpellant au sujet de sa couleur comme le Sammâra, le ‘Azzî et j’en passe ! Il faudra chercher l’origine d’une telle attitude dans l’histoire. Même Ibn Khaldûn, esprit éclairé de son temps, parlait des Noirs en terme de  » wahshiiyyîn, ou « mutawahhishîn« , « sauvages » en arabe : la vision arabe de l’Afrique et de l’Africain reste encore tributaire de ces préjugés. L’islamisation du continent n’a pas signé la fin des idées reçues et des préjugés. Aujourd’hui, encore, subsistent de nombreux préjugés malgré le partage d’une même religion. C’est que la mémoire collective dans le monde arabe a du mal à rompre avec l’imaginaire populaire et le caractère servile qu’il prête aux Noirs. C’est là toute la gravité des propos d’Ayman Zawahirî qui traite le président élu des Etats-Unis d’  » esclave  » ; ce qui montre que c’est surtout sa couleur qui lui donnerait un tel  » statut « . Il n’est pas rare de rencontrer des termes arabes désignant l’homme noir qui renvoient à une certaine nature servile comme dans le parler arabe syrien moderne ou le mot ‘abd (littéralement esclave, peut désigner, en même temps, un  » noir  » tout court). Même s’il tend à disparaître du langage conventionnel ce terme ‘abd (esclave en rabe) peut, de temps en temps, ressurgir pour exprimer certaines situations ou choses ayant trait aux Noirs. Ayman Zawahiri a effectivement utilisé les deux termes très évocateurs de ‘Abîd (pluriel de ‘Abd, esclave) et zunûj (pluriel de Zanj, en référence aux esclaves noirs (qui s’étaient révoltés) au temps des Abbassides). Il dit les emprunter de Malcom X ! Le conseil américain des Relations avec l’islam n’a pas été dupe d’une telle espièglerie et n’a pas tardé à condamner de tels propos qui ne sauraient engager les Musulmans.

Il faut néanmoins reconnaître les efforts éducatifs de certains pays, comme l’Algérie, alors,  » révolutionnaire « , avaient essayé de rompre avec cette image de noir africain, en initiant une véritable promotion de la culture sub-saharienne.

C’est pourquoi je ne veux pas croire à un racisme naturel des Arabes envers les noirs ou encore moins l’insinuer ! Mais il y a bel et bien un réservoir d’imaginaires enfoui sous les strates de l’histoire qui tend à remonter constamment en surface pour alimenter discours et perceptions.

L’on me rétorquera certainement qu’Al Zawahiri, dans sa condamnable allocution, a quand même fait l’éloge d’un Malcom X, lui le Musulman ! Mais c’est bien là le nœud du problème.

L’homme noir, dans les plus vieilles représentations arabes est considéré toujours avec une présomption d’irréligiosité… jusqu’à preuve du contraire (la scène est banale : salam cousin, t’es muslim ? oui ! alhamdoulilah ! et lui alors ? mon frère ?)

Il faut dire que dans le discours islamiste, la négation de la diversité des réalités islamiques et la reconnaissance des apports possibles d’autres courants sont une constante têtue.

J’ai plusieurs fois attiré l’attention sur les préjugés qui perdurent et dont souffrent les Musulmans noirs et l’islam africain. On peut en arriver à penser que quelques fois derrière la condamnation systématique de certaines pratiques de l’islam de l’islam chez les Africains, directement rangées au nombre des bid’a innombrables et blâmables, il y a quelque part le mépris de l’homme tout court. Les Musulmans africains doivent-il toujours tout copier et ne jamais rien apporter ? Ils doivent se dissoudre dans une sorte d’islam standardisé souvent modelé voire  » Mcdonnalisé  » par les conceptions  » frères musulmans « , puis s’arabiser dans leur accoutrement et leur expression pour enfin (!) être admis comme  » bons musulmans « , comme des  » frères « .

Cette tendance n’épargne pas
la France. Une scène invraisemblable à l’Université de Californie à Los Angeles me pousse de plus en plus à le penser. Lors d’une rencontre avec l’équipe de recherche sur l’islam et le Moyen-Orient dirigée par le Professeur Jonathan Friedlander (UCLA International Institute), un haut responsable musulman, par ailleurs membre de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) et président d’un Conseil régional du Culte musulman, a osé traiter l’islam pratiqué par les Africains dans sa version confrérique comme un simple  » folklore dénué de toute spiritualité « . Je suis sûr qu’il dirait la même chose des ibadhites ou des chiites duodécimains comme ismaéliens (si cela peut consoler !) ; de tous ceux qui sont différents de lui, en somme ! Il n’est donc plus étonnant qu’on ferme la porte des mosquées à des Musulmans africains voulant y célébrer un évènement aussi important dans leur vie spirituelle que le Mawlid (commémoration de la naissance du Prophète) ! A quoi bon laisser des groupes de musulmans  » folkloriques  » entonner
la Mimiya d’El Hadji Malick Sy ou les Qaçâ’id d’Ahmadou Bamba dans les mosquées ? Eh oui, cela fait un peu désordre ! Et les Anâshid des Frères en derbouka ? Ce n’est donc pas pareil ! En 2006, Un responsable musulman africain en Provence décriait même une rcertaine dérive qui risque de conduire à l’ » ethnicisation  » des mosquées.

Quel rapport me dira t-on ? La négation de la diversité, le fait d’ériger un mode de religiosité en modèle unique et exclusif, la croyance à une incapacité ou légitimité des certains à apporter quoi que ce soit en les condamnant au mimétisme, l’exclusion par le culte exacerbé des appartenances sont les ingrédients communs au discours et à toutes les conceptions unitaristes et dogmatiques de l’islam dont celle de Zawâhirî. Ils conduisent aux mêmes dérives. Et tout ceci n’aide pas à une véritable éducation à la diversité et au respect des différences qui est une nécessité dans le monde arabe. Il ne faudrait pas entrer dans le jeu de ceux qui font du noir musulman un frère et de l’autre un simple kahlush un esclave noir comme le pense Zawahiri. C’est bien cela qui transparaît dans son discours haineux et inacceptable.

Le radicalisme religieux et le discours raciste de Zawâhiri porte les mêmes germes de haine et de totalitarisme que les thèses d’extrême droite ou ultranationalistes d’ailleurs. On peut se féliciter, pour le moment, que ce type de discours franchissant le rubicond, du radicalisme à la haine raciale, reste minoritaire chez les Musulmans. En plus, il ne faudrait jamais tomber dans le travers qui veut que l’on s’émeuve du seul racisme dont on est victime en faisant la sourde oreille sur celui qui touchent les autres. Ce serait la négation de l’universalité même de l’humain !

Il est sûr que le travail d’éducation à la diversité et à sa reconnaissance s’impose à jamais en un véritable défi à relever dans le monde arabo-musulman.

bakary.sambe@gmail.com 

Arabes et Africains : Regards croisés, Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires

Lundi 17 novembre 2008

Arabes et Africains : Regards croisés

 Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires (Partie 1)

 

Par Bakary SAMBE

Pour l’Africain musulman, l’homme arabe est le symbole du ” bon croyant “. L’étroite relation entre la langue arabe et le texte coranique, véhicule de la religion musulmane est l’origine de cette perception. Néanmoins, d’autres explications sont à chercher dans le mode et les différentes étapes de l’islamisation de la partie subsaharienne du continent. Les Arabes (ou arabo-berbères ?) y ont joué un rôle important qui débuta avec le commerce transsaharien et se poursuivit durant les siècles qu’a pris l’introduction de la religion musulmane. Toutefois l’islamisation en profondeur du pays fut réalisée grâce à une action interne de guides religieux africains. Pour avoir été le premier réceptacle du message coranique, les Arabes sont, sans nul doute, des privilégiés naturels pour le leadership du monde musulman. S’ils sont numériquement minoritaires, ils demeurent culturellement dominants, bénéficiant avant toute chose du prestige linguistique et de la primauté historique.
Peu signifiant, sur le plan numérique (à peine 20 pour cent), le monde arabe doit sa position dominante dans la sphère islamique à bien d’autres facteurs. En effet, les peuples arabes sont, d’un faible poids démographique dans l’ensemble musulman dont ils ne représentent que le cinquième. Le pays arabe le plus peuplé qu’est l’Egypte est le huitième ” pays musulman ” en nombre de fidèles, derrière l’Indonésie, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, et le Nigeria. Mais le poids culturel hérité d’un passé lointain ne peut qu’effacer cette faiblesse quoi qu’en disent les chiffres et les estimations. Le leadership arabe, dans le monde musulman, a d’autres explications. Comme le dit Pascal Bonnefous[, “Diffuser le message qui aboutit aux conversions fait avancer, du même pas que la croyance, un mode de vie et, pour ainsi dire, une vague culturelle qui, tout en épousant les contours identitaires n’en submerge pas moins le paysage social et le relie à un autre où elle s’est formée”.
Les peuples ayant embrassé l’islam ont, certes, leurs spécificités culturelles ineffaçables malgré l’empreinte de cette religion dont la pratique touche bien des domaines de la vie sociale. L’acculturation de nouveaux “assujettis”, est néanmoins une constante de tous les brassages civilisationnels. Pour P. Bonnefous bien qu’ils aient gardé leurs spécificités, ” les peuples qui professent la foi musulmane véhiculent, presque malgré eux (?), des valeurs nées et exaltées sur la péninsule Arabique, partie intégrante et éminente du monde sémitique “.
Malgré l’apparente symbiose occasionnée par le partage d’une même religion dans certains cas, les rapports entre Arabes et Africains, sont caractérisés par la persistance de préjugés et de perceptions.
I – Les Noirs africains dans l’imaginaire arabe : entre préjuégés et idéologies
Sur un plan linguistique, l’Africain est désigné chez les Arabes par différents termes, au fil de l’Histoire. Il est plutôt assimilé au “noir” vu la délimitation géographique déjà reconnue par Ibn Khaldûn et encore d’usage chez les géographes modernes. Le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) est le domaine habité par les négro-africains, dénommés dans les différents recueils d’historiens arabes “sûdân”. Ainsi, on retrouve le terme de zanj dès l’époque des Abbassides ou même à l’époque anté-islamique où la légende de ‘Antara Ibn Chaddâd animait les chroniques. Comme toute vision par autrui, celle des Africains par les Arabes sera, pendant très longtemps, marquée par une subjectivité notoire à l’origine de préjugés raciaux, voire racistes, encore persistants dans le monde arabe.
Déjà chez Ibn Khaldûn, pourtant esprit éclairé de son siècle, le terme wahshiiyyîn, ou “mutawahhishîn”, “sauvages” en arabe, était d’usage pour désigner les populations noires en général. En somme, la vision arabe de l’Afrique et de l’Africain restera longtemps tributaire de ces préjugés. L’islamisation du continent, en partie, par les Arabes atténuera, certainement, cette position mais elle ne signera pas la fin d’idées reçues qui ont la vie dure. Aujourd’hui, encore, subsistent de nombreux préjugés malgré le partage d’une même religion. C’est que la mémoire collective dans le monde arabe a du mal à rompre avec l’imaginaire populaire et le caractère servile qu’il prête aux Noirs. Il n’est pas rare de rencontrer des termes arabes désignant l’homme noir qui renvoient à une certaine nature servile. Le terme ‘abd (esclave en rabe) même s’il tend à disparaître du langage conventionnel peut, de temps en temps, ressurgir pour exprimer certaines situations ou choses ayant trait aux Noirs. Il est vrai que certains pays, comme l’Algérie, alors, ” révolutionnaire “, avaient essayé de rompre avec cette image de noir africain, en initiant une véritable promotion de la culture sub-saharienne. C’était au moment où l’Algérie se considérait comme le ” carrefour ” des mouvements de libération des nations en lutte pour leur souveraineté. L’engouement entourant les manifestations du Premier festival culturel Panafricain en 1968, à Alger, témoigne de la volonté de dépasser de tels préjugés au Maghreb.
A l’époque, L’africanité du Maghreb représentait un enjeu politique majeur. Rappelons que l’hebdomadaire officiel du FLN s’appelait ” Révolution africaine ” et ses mots d’ordre révolutionnaires, aussi, passaient par une sensibilisation à l’unité de l’Afrique, malgré ses diversités. Mais, il sera très difficile d’effacer une réalité historique ou de révolutionner les mentalités dans un Maghreb où l’imaginaire populaire s’était forgé sa vision du Noir, avec ses stéréotypes. Même au Maroc, pays du Maghreb pourtant considéré comme le plus attaché à ce que Hassan II appelait ses ” racines historiques africaines “, l’image qu’on se faisait du Noir semblait rejoindre la tendance générale dans le monde arabe. La condition servile à laquelle était associé le statut social du Noir était restée dominante dans les représentations. La tradition de posséder des servantes ‘abîd (pluriel de ‘abd = esclave) dans les ” grandes maisons “, était encore vivace.
Partout au Maghreb, il y a eu cette croyance en l’existence d’une appartenance de toutes ces personnes ” serviles ” à une lignée d’esclaves devant, naturellement, effectuer les travaux pénibles. Cette condition était incarnée par deux figures omniprésentes dans l’environnement culturel et social maghrébin : celles de dada, servante, nounou noire, chargée des tâches ménagères et du hertani (de l’arabe harth,culture de la terre). Ce dernier terme désignait une catégorie sociale inférieure qu’on différenciait des castes nobles, notamment, en Mauritanie, pays très esclavagiste, malgré les efforts gouvernementaux du début des années 80. On rencontrait, aussi, des Noirs esclaves dans les oasis de la Tunisie ou jusque récemment en Mauritanie où la lutte politique des populations négro-africaines est assimilée à un combat pour leur affranchissement. En tout cas, dans les cultures locales populaires du Maghreb, l’image du Noir restait associée à une condition inférieure comme en témoignent des chansons célèbres des années 50-60 telles que “Al-kahla “, (la Noire) de la figure emblématique marocaine, Houssein Slaoui. Bien qu’une certaine sympathie aux relents paternalistes entoure, quelques fois, la figure du Noir, dans la culture populaire, le terme le ” waçiîf ” utilisé, surtout en Tunisie, pour désigner des serviteurs noirs est sémantiquement très proche de celui de ” hertani “. On trouvait les waçfân (pl. de wçîf) comme portiers des mausolées de saints ; ce qui faisait d’eux, quelques fois, des figures mystiques, intermédiaires entre le monde des saints et des profanes. D’où, d’ailleurs, cette tradition de solliciter des personnes de couleur noire pour exorciser des possédés, tels que les rites Gnâwa au Maroc etc. Mais le statut des Noirs est toujours entouré d’une certaine ambiguïté, de manière très complexe, entre le péjoratif et le mystique. Ainsi, le wçîf tunisien, équivalent du Gnâwî marocain, était une des figures de l’imaginaire populaire trouble et en rapports avec les superstitions de ceux qui croyaient à son association avec les djinns. Seules deux figures noires ou supposées comme telles arrivent à évoquer, dans le monde arabe, respectivement, l’héroïsme et la sainteté : ‘Antara Ibn Chaddâd et Bilâl[6]. Le premier, héros préislamique, doit son statut à ses prouesses guerrières légendaires, malgré les considérations ” négatives ” qui ” entachèrent ” sa généalogie. Le second Bilâl ou sayyidunâ Bilâl, chez les Musulmans, fut le muezzin du Prophète Muhammad. Malgré le rôle important qu’il jouera sur le plan religieux, il reste très loin de l’aura qui entoure d’autres Sahâba (Compagnons du Prophète). A titre d’exemple, il n’existe, à notre connaissance, aucun Hadith parole attribuée au Prophète, où il est cité comme rapporteur alors qu’il est souvent présenté comme faisant partie de l’environnement quotidien et immédiat de MuÎammad. Quelques témoignages essayent de montrer l’attachement du Prophète à ce personnage qu’il aurait défendu par rapport à quelques actes ou paroles de nature raciste provenant de ses contemporains.
Même s’il ne s’agit pas toujours d’un racisme dans son sens moderne, l’image du Noir a beaucoup souffert de ce poids historique ou légendaire. Ce fait est vu par certains intellectuels maghrébins, non pas comme une organisation ségrégative des places dans la société en fonction de la couleur de la peau ou de l’appartenance linguistico-culturelle, mais une simple difficulté à assumer le carrefour où se croisent arabo-berbères et négro-africains.
Ce sens de la mesure n’est pas du tout partagé au Moyen Orient et dans la presqu’île arabique où l’esprit esclavagiste domine dès qu’il s’agit des rapports avec des personnes de couleur noire. Même le partage d’une même religion n’a pas facilité une évolution des mentalités. Un membre de la Commission d’encadrement de pèlerins sénégalais témoigne que leur guide saoudien avait tout simplement refusé d’indiquer la tombe de Bilâl aux fidèles qui souhaitaient s’y recueillir. Il argua que quel que soit le statut religieux d’un Noir, il demeurait ” mamlûk “, la possession d’un maître, un esclave (on sait bien que Bilâl ne fut pas enterré dans l’actuelle Arabie Saoudite, mais cette réponse illustre tout l’impensé construit sur des préjugés qui ont la vie dure !)
De telles considérations pèseront sur la manière dont la prédication de l’islam en Afrique noire sera toujours conçue par les ” missionnaires ” arabes modernes et leurs financiers. L’Afrique noire, a pendant longtemps, symbolisé le domaine de l’incroyance et de l’absence de religiosité dans l’imagination des Arabes tels que cela apparaît nettement dans de nombreux écrits et témoignages.
A – L’Afrique des historiens Arabes ou la terre de l’irréligion :
En y regardant de près, sans anachronisme, il y a une certaine similitude, dans la démarche, entre la théorie de la tabula rasa, reprise par l’idéologie colonialiste pour justifier le rôle “civilisateur” de l’Europe, au faîte de sa puissance, après la révolution industrielle, et celle des prédicateurs arabes de l’islam, en Afrique noire.[7] Les ” historiens ” arabes traitant de l’Afrique noire parlent d’une région où règnent la “barbarie” et l’ignorance. A titre d’exemple, on pourrait se pencher sur l’exemple d’Ibn Khaldûn[8]. Dans sa 3 ème Muqaddima, Ibn Khaldoun soutient la thèse selon laquelle les caractéristiques physiques, culturelles et morales des hommes sont fonction de leur localisation géographique. A partir de cette idée, il construira toute une vision des plus négatives sur les peuples du bilâd sûdân (pays des Noirs). Ainsi, d’après l’un des précurseurs de la sociologie au XIV ème siècle, les peuples habitant loin des climats tempérés (al- ‘i‘tidâl ) comme ceux du bilâd as-sûdân sont démunis de toute “civilisation” au sens Khaldounien ; al-‘umran (terme arabe qui sera plus tard synonyme de Hadhâra). Poussée plus loin, cette opinion va donner naissance à des préjugés qui marqueront des générations entières. On peut retrouver, encore aujourd’hui, des écrits similaires chez le Syrien Mahmûd Shakir[ dans son ouvrage Mawâtin al-Shu’ûb al-islâmiyya : Al-Sinighâl). (Régions des peuples musulmans : le Sénégal). Ce qui paraît étonnant dans la démarche d’Ibn Khaldûn, c’est que le sociologue qu’il est ne nous dit rien des pratiques sociales des peuples qu’il prétend étudier. Il se contente de décrire des peuples vivant dans une totale anarchie, sans religion, dépourvus d’organisation sociale et de “civilisation”. C’est pourquoi, de ses descriptions simplistes, il n’aboutit qu’à de simples remarques : “ces peuples, essentiellement noirs construisent leurs habitations en terre battue, avec des bambous. Ils portent des habits en herbe et en cuir” conclut-il, sans aucune explication sociologique sur la portée ou signification de telles pratiques.
De la même manière que le milieu détermine, selon lui, la culture et la vie sociale – s’il leur en reconnaît une -, Ibn Khaldoun croit que ces habitants du bilâd as-sûdân sont dépourvus de toute humanité. Il soutient, dans la Troisième Muqaddima, que ” leurs mœurs sont très proches du comportement des animaux (sauvages) “. On pourrait être amené à penser que ces opinions qui se dégagent de la conception khaldounienne étaient répandues à son époque. D’un certain point de vue, il se dégage une volonté d’être conforme aux idées alors en vogue. Ce qui paraît, toutefois, étrange est la grande similitude entre la vision khaldounienne des Noirs et celle des Européens, cinq siècles après, durant l’ère coloniale. : ” la plupart des noirs habitent dans des cavernes, mangent de l’herbe. Ils sont sauvages et non socialisés, se mangent entre eux (…) “. Mais l’autre fondement de la vision khaldounienne est d’ordre religieux quand il soutient que ces Noirs ne connaissent pas de prophétie et ne suivent pas une Charia au sens d’une religion révélée disposant de textes sacrés et d’un code normatif. Cependant, selon lui, certaines régions habitées par des Noirs font exception à cette règle. Il cite en exemples les habitants d’Ethiopie (chrétiens) et ceux des Empires du Mali, de Gao et du Tekrour ainsi que des régions proches du Maghreb et qui sont “adeptes de l’islam “.
Les dernières précisions pourraient porter à croire qu’en parlant de jâhiliyya (ignorance) et d’irréligion, le sociologue arabe pensait plutôt aux zones d’Afrique tropicale non islamisées demeurées impénétrables par la religion musulmane. Cette hypothèse pourrait se consolider si l’on considère qu’à part l’Ethiopie, les régions citées comme exception englobent, aujourd’hui, la plupart des pays à dominante musulmane d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal.
Le Sénégal fut partie intégrante de l’empire du Mali. Le royaume du Tékrour, aussi, n’est que sa partie septentrionale d’aujourd’hui. Il s’étendait en bordure du fleuve Sénégal et fut pendant longtemps la zone tampon entre le bilâd sûdân et la Mauritanie voisine se considérant comme arabe ou arabo-berbère. Pour Ibn Khaldûn, passées ces limites géographiques, la religion est chose inexistante comme l’est la science “mafqûd” et tous leurs aspects sont loin de ceux des êtres humains .Le terme généralement utilisé, dans des études similaires, pour désigner les systèmes de croyances africains est celui de jâhiliyya, Il est, quelquefois, employé au sens d’une absence de toute religiosité ou, en tout cas, une religiosité aux antipodes du “sentier droit” qui serait l’islam, aux yeux des chroniqueurs arabes médiévaux.

A suivre…….

Bakary.sambe@gmail.com

 

 

bakary.sambe@gmail.com

LA FIN DU POLITIQUE ET LE TEMPS DES MANIPULATIONS

Vendredi 7 novembre 2008

Sénégal : la fin du politique et le temps des manipulations

Par Bakary SAMBE *

La situation dramatique sur le plan politique au Sénégal ne peut être masquée par l’étalage de chantiers-démonstration dont la pertinence et l’utilité réelle échappent au citoyen préoccupé par de simples besoins alimentaires.
Les scandales à répétition ont fini par lasser ceux qui avaient encore le courage de dénoncer et ceux qui demandaient à être informés. Dans notre pays l’extraordinaire est tombé dans la banalité de l’ordinaire.
L’ordinaire lui, est devenu une réalité double : Il y a, d’un côté, celui des professionnels de la politique, fait de rebondissements prévisibles et risibles dont la logique est l’intérêt égoïste loin de toute préoccupation du citoyen. A côté de celui-ci, l’ordinaire du sénégalais lambda à la recherche de la dépense quotidienne, oublié dans la poussière des « chantiers », inconsidéré, manipulé par les médias et trahi par ses propres représentants à l’Assemblée Nationale.
Cette bâtisse qui était le dernier bastion où pouvait se dérouler un semblant de débat démocratique est décrédibilisée. Sa légitimité, pour la première fois dans l’histoire du pays, est remise en cause, douteuse de manière perceptible par le moins pourvu de culture juridique parmi nos concitoyens.

Le pouvoir malmène les institutions

Si le pouvoir en place malmène les institutions et les affaiblit en jouant au yoyo, le plus navrant est de voir l’attitude d’une opposition aveuglée par sa part du pouvoir réel ou supposé.
Que lui est est-il arrivé pour accepter une telle manipulation et une si ridicule situation d’asservissement et de suivisme ? On pourrait peut-être avancer deux hypothèses : les chefs de cette opposition sont des gens qui ont déjà goûté aux délices du pouvoir et ont peur de la précarité ou de la prison, donc incapables de supporter une traversée du désert ; pour avoir gouverné pendant très longtemps ont-ils, aussi, peur que l’on agite l’épouvantail de quelques dossiers nébuleux concernant leur gestion ? Le musellement est en tout cas efficace !
Pourtant, la bonne cure d’opposition qui s’imposait à cette génération qui a régné sans partage depuis l’indépendance aurait été bénéfique si elle avait été mise au compte d’une culture politique de l’alternance démocratique comme réalité socioculturelle désormais intégrée de tous. Mais voici que les formations politiques de tous bords montrent, tous les jours, leur incapacité à se départir de la mentalité du « militantisme alimentaire ».
Pire, la réalité nous laisse, tous, imaginer un scénario catastrophique d’un machiavélisme classique. On nous prédit avec résignation que ceux qui sont au pouvoir et contrôlent l’avoir vont déverser des milliards sur des populations injustement affamés qui applaudiront pour des miettes qu’on leur a spoliées. Les meetings de « ralliement » vont s’en suivre. Le Prince se réinstallera confortablement et on recommencera avec les mêmes.

Le Sénégal mérite mieux

Dans cette configuration – et on la vit déjà – le pouvoir devient la fin de toutes la manœuvres. Ce qui est désespérant est qu’on est arrivé à une situation où les gens se posent la question de savoir qui d’autre mettre à la place de celui qu’on aimerait tant démettre.
Il faut, toutefois, remarquer qu’on essaye de nous faire comprendre que la situation actuelle est mieux que rien, alors qu’une telle attitude d’esprit est pire que tout ! Elle conduit très souvent à l’aventure et au tâtonnement, avec une absence notoire de ligne directrice ; celle qui a fait défaut à l’équipe subitement installée après l’alternance et qui cherche encore ses marques. Le Sénégal mérite mieux que cela !
Ainsi, du désespoir on passe au fatalisme, un fatalisme étrangement nourri de « bons sentiments ». N’oublions pas que la quête d’une bonne conscience à été à l’origine de bien des dérives y compris le totalitarisme qui annihile tout goût de résistance. Dans cet élan totalitariste, tous les moyens sont mis à contribution.
L’endormissement collectif opéré par les médias d’Etat peut avoir l’effet d’un opium et produire, pour un temps, la léthargie des consciences. Lorsque l’espoir s’éloigne on se réfugie derrière le mensonge. Celui-ci devenu monnaie courante, « tisse un rêve de bien être et de prospérité de quelques uns sur le cauchemar du plus grand nombre », comme le disait Marcos.

La jeunesse souhaite changer de vie

Il est inquiétant de constater que le discours qui prévaut aujourd’hui dans notre pays est de dire que « tout cela est mieux que rien ». Le procès de l’ancien régime, avec toutes ses tares ne faisant plus recette, voici qu’on nous sert la stratégie de la solution la moins pire. Devant une telle abdication, il vaudrait mieux promouvoir des utopies afin de nourrir l’espoir d’éviter la catastrophe et de croire à l’avenir.
Devant l’arbitraire légalisé au nom de l’argent, le refus d’être une génération sacrifiée doit nourrir l’esprit du refus et de la casse de valeurs qui ne le sont que nom. Rappelons qu’il a fallu que cette jeunesse accepte d’être qualifiée de malsaine pour poursuivre le rêve de « changer la vie ».
Le pouvoir en place a déçu. Les masques de l’opposition sont tombés. Le refuge dans la manipulation du religieux est la meilleure illustration de l’échec du politique.
On le voit, le suivisme et l’entrisme tentent de décourager les initiatives citoyennes et ceux qui théorisaient hier l’alternance générationnelle se suffisent de l’apologie de la réaction d’aujourd’hui. Mais l’affairisme érigé en credo a toujours conduit à la pensée étroite. Il est à constater, aujourd’hui que cet affairisme gangrène notre société, malade et en mal de repères. L’attitude nihiliste, elle, n’a jamais réussi à construire un modèle alternatif viable.
Mais il est une donnée irréfutable que les idéologies et les systèmes se sont toujours détrônés les uns les autres mais que la léthargie des consciences a comme symptôme l’état d’abandon et d’apologie de l’arbitraire pour masquer l’angoisse inhérente à l’impuissance. Cependant, même consciente de cette dernière il ne faudrait jamais laisser les décadents freiner la roue du progrès.
Et puis, n’est-il pas grand temps de réfléchir sur le fonctionnement de nos institutions ? La forme qu’elles revêtent n’est elle pas, en partie, responsable de la situation que nous vivons si on sait que, dans nos jeunes démocraties, le régime présidentiel conduit à des dérives monarchiques et au culte de la personnalité ? La réforme de telles institutions s’impose d’autant plus qu’il est fort probable que, dans ses formes actuelles, elles produiront toujours des dirigeants similaires avec des pouvoirs étendus et difficilement contrôlables.
La société civile doit imprimer sa vision
Sur ce terrain, la société civile a un grand rôle à jouer malgré le discrédit que certains politiciens en mal de projets et de vision veulent jeter sur elle. Il faut simplement qu’elle refuse d’être instrumentalisée par le pouvoir ou par une opposition qui veut cacher sa timidité.

Dans l’état actuel des choses, l’action citoyenne doit primer sur les intérêts individuels et les calculs égoïstes afin de renouer avec le désir du refus de l’arbitraire et de la résignation.
Le fatalisme n’a jamais été le remède contre la misère sociale. Au contraire, il a toujours servi les ennemis de la liberté, de la démocratie et de l’épanouissement du plus grand nombre.
Après avoir entamé une véritable reconquête démocratique et donné une belle leçon de civisme à tout le continent africain, la « vitrine Sénégal » doit se ressaisir, par sa jeunesse et ses forces vives, avant de voler entièrement en éclats.

Le diagnostic peut paraître sévère pour qui doute encore de la maladie de notre société. Même si par désarroi, on ne sait de qui ou de quoi viendra le remède, le fait est déjà salutaire de savoir que nous sommes d’abord malades de nous-mêmes. L’autocritique est la vertu de ceux qui n’ont pas peur de s’assumer.

Bakary.sambe@gmail.com

ISLAM ET POLITIQUE INTERNATIONALE

Jeudi 6 novembre 2008

ISLAM ET POLITIQUE INTERNATIONALE   

La Oumma : réalité politique ou construction imaginaire ? 

Par Bakary SAMBE 

Le monde actuel est caractérisé par les regroupements régionaux d’Etats dans le cadre d’organisations régionales visant à défendre des intérêts communs ou considérés comme tels. C’est comme si la survie des Etats-nations dépendait de ce mode d’organisation, dans un monde où les problèmes économiques et politiques font légion. Les pays « musulmans » ne font pas exception à la tendance et sont liés par différentes organisations à caractère multiple (OCI, ISESCO, etc). La plupart des ces organisations se fixent comme objectif la consolidation des relations entre ces états et peuples dans les domaines aussi divers que l’économie, la culture etc. 

De telles organisations internationales ont pour fondement déclaré, le partage d’une même religion qui du l’Atlantique à l’Indus regroupe plus d’un milliard d’individus. Malgré la diversité culturelle et ethnique qui caractérise cette communauté religieuse supranationale, l’Islam aurait toujours servi de ferment permettant de sceller les destins communs, fussent-ils réels, virtuels ou imaginaires. L’institutionnalisation du lien symbolique ou religieux à un niveau inter-étatique a, quelquefois, tendance à cacher d’autres facettes d’un phénomène multiforme. On a du mal à se retrouver dans un contexte international où l’affirmation d’un soi-différent, l’exacerbation des identités et des appartenances sont un élément constant qu’il faut prendre en compte dans l’approche des faits politiques. 

 Le sentiment de proximité et de fraternité qui lierait le musulman le plus lointain à ses « frères », transcendant les frontières et les diversités ou divergences culturelles et ethniques, serait-il réel ou relèverait-il du simple imaginaire ? Serait-il stable ou plutôt aléatoire ? Ou bien, obéissant à la règle de la « fluctuation de l’identité culturelle » dont parle Albert Memmi, n’évolue-t-il pas selon les enjeux de politiques internationaux. En tout cas, si nous ne pouvons lui reconnaître, de manière objective, sa réalité effective ou nous prononcer sur son caractère purement imaginaire, il sera par contre, difficile de lui enlever son efficacité au moins symbolique. Par une ingénieuse manipulation des symboles religieux, facteur d’union et de force politique, l’Oummah et ses multiples implications ont toujours occupé une place centrale dans les débats aussi bien islamologiques que politologiques.  

Cependant, dans la tradition universitaire contemporaine, il est fréquent que des spécialistes, peut-être conceptuellement mal armés, se trouvent surpris devant l’ampleur des mobilisations suscitées par l’usage fait de cet étendard identitaire qu’est l’Oummah et son contenu politico-idéologique. Mais, vu la controverse soulevée par l’acception de ce terme selon qu’on se situe aux différents niveaux d’approche, il conviendrait, avant de se lancer dans ce débat houleux, de nous y arrêter afin d’en donner une définition (certainement discutable !). Mais nous essayons, autant que faire se peut, de tenir compte de sa malléabilité[1] comme tout concept du type idéologique ou religieux. Longtemps manipulée, pendant des siècles, avec autant de subjectivité, le concept de Oummah représente, en général, cette Communauté fondée sur l’appartenance commune à l’Islam et le fait de se reconnaître dans ses croyances. Mais elle sera l’objet de toutes les controverses. En Occident, où dans le jargon diplomatique plusieurs équivalents lui ont été trouvés, elle restait et reste peut-être, aujourd’hui, le bloc musulman aux antipodes de sa culture et de sa civilisation à prétention universelle. On entendra très tôt parler de « panislamisme » dans les chancelleries européennes. Ce terme désignait chez les spécialistes des « questions d’Orient » le danger perpétuel que représentait, pour le « Vieux » continent, l’Islam et les musulmans de tous les pays, unis par la même foi. Loin de rejeter ce présupposé, les idéologues musulmans faisaient comme s’ils se reconnaissaient dans cette sorte d’illusion. Ils vont recourir à une partition arbitraire, idéologique et non moins essentialiste du monde. 

Le dâr al islâm[2] sera opposé au dâr al- harb[3] conformément à l’ancienne partition en fonction de l’acceptation ou du refus d’embrasser la religion musulmane. Autrement dit, dans leur représentation du monde, les idéologues musulmans vont emprunter et réactiver une vieille doctrine qui, jadis régulait les rapports entre le domaine où l’Islam était la religion élue et les régions où elle n’avait pas encore imposé sa suprématie. La résurgence de tels termes rappelant les phases confuses de l’histoire des relations islamo-occidentales, ne jouera pas en faveur ni d’un rapprochement ni d’initiatives intellectuelles pouvant garantir une connaissance objective de l’  « Autre Lointain »[4]   

Pour ce qui est de l’Afrique, par exemple, il faut prendre en compte le fait selon lequel les ressources bibliographiques sur l’implantation puis le développement de l’Islam et terre africaine  ne sont que trop marquées par l’intérêt purement pragmatique des différents auteurs. Les études islamiques, en Afrique de l’Ouest, doivent le gros de leurs œuvres à l’Administration coloniale française et à ses commis scientifiques. Ce fait apparaît nettement dans cette conclusion de l’un de leurs ténors Le Châtelier qui affirmait au début du siècle : « Puissance musulmane africaine par l’Algérie et par le voisinage du Maroc, par le Sénégal et le Soudan, par de nouvelles provinces du Tchad, la France est spécialement intéressée au développement des études islamiques, dans la forme pratique où elles deviennent utilisables comme élément d’action politique »[5]. Ces rappels nous semblent nécessaires en ce qu’ils aident, d’une part à remonter aux origines des préjugés et des malentendus ; caractéristiques des études islamologiques et de l’autre, à cadrer le débat contemporain sur l’existence et les éventuelles dimensions d’une Oummah islamique au sens d’une communauté au moins « sentimentale ».[6] Le simple fait de poser cette question est généralement jugé comme participant de la volonté de certains à spécifier ou opposer des camps des communautés ou des « civilisations ». La prophétie de Samuel Huntington sur le fameux clash des civilisations a rendu suspecte toute tentative visant à s’interroger sur l’impact de tel ou autre groupe social ou communauté religieuse sur le cours de la vie internationale. Le fait que la plupart des régions où des ethnies ou groupes politiques s’affrontent dans le cadre de conflits intra-étatiques renferment des minorités religieuses n’est pas pour arranger les choses ! 

On tend facilement à confondre l’évocation de tels exemples –et quelquefois au mépris de leur pertinence- à une vérification des hypothèses simplificatrices de Huntington et de tous les culturalistes qui s’en inspirent. D’ailleurs, on assiste, aujourd’hui, en France à un renforcement de ce courant, par le biais d’une série d’essais produits par des personnalités militaires[7]. Leurs travaux sont quelquefois plus proches de credo que d’une démarche scientifique.  

Comme la plupart des islamologues des années 80 en mal de paradigmes devant la résurgence de mouvements islamistes avec leur implication politique imprévue, ces polémologues auront tendance à « servir du chaud ». Suivant les rythmes de l’actualité brûlante, ils privilégieront le sensationnel au détriment de réflexion mûries et d’analyses objectives.   

Il serait, toutefois dommageable pour la recherche que de telles thèses, viennent empêcher les efforts visant à étudier un phénomène sur lequel l’actualité, la géopolitique et la sociologie, et aujourd’hui l’actualité, n’arrêtent d’attirer l’attention. Il faut, à tout prix, éviter de tomber dans les pièges d’un culturalisme béat tendant à s’ériger en véritable idéologie[8]. Loin de l’essentialisme de Huntington, il faut promouvoir une approche anthropologique selon laquelle, la culture comme la civilisation ne se définit pas seulement selon son contexte et son environnement mais part de sa spécificité locale pour se projeter dans la globalité universelle dont elle représente une simple facette[9]. Autrement dit, nous n’irons pas jusqu’à essentialiser à force de spécifier, de poser les questions culturelles en terme de dichotomie et d’opposition pour dénaturer la réalité. Cette dernière sera malheureusement, le plus souvent, conçue comme le pendant de l’imaginaire culturaliste. La volonté affichée de Huntington, de prôner le choc inéluctable des différentes « civilisations » découle de ces glissements qui, peu à peu, donnent une sorte de bricolages dignes des idéologies les plus modernes. De la même manière que l’apparition subite de phénomène « islamiste » sous sa forme politique ou violente avait causé les dérives d’islamologues à court de paradigmes adaptés, comme Bernard Lewis  (cf son ouvrage Langage politique de l’Islam etc.), le dérèglement du système international fut le début d’errements conduisant au pire des refuges : le culturalisme. 

La mondialisation de l’économie, elle, va combiner deux faits contradictoires : la globalisation et la fragmentation. Elle placera les spécialistes de la politique internationale dans une sorte de désarroi sonnant le glas de la conception réaliste des relations internationales. On pourrait décrire cet état de fait par ce que nous appelons le paradoxe de Bayart qui soutient que « le culturalisme est une idéologie de la mondialisation »[10]. D’ailleurs, Olivier Mongin croit que la grille culturaliste ne profite qu’à ces experts désarmés dont elle est « l’explication bénie des échecs ».  

Tout en récusant cette grille, il ne s’agira pas non plus de plonger dans un universalisme aux relents d’un unitarisme qui occulterait les différences et les particularités culturelles. Ces dernières sont toutefois inscrites dans la globalité universelle qui leur confère tout leur sens. L’important est d’arriver, comme le suggère Louis Dumont à réfléchir sur la manière dont « chaque société ou culture porte la trace de l’inscription de son idéologie à l’intérieur de la condition humaine »[11]. 

 Privilégier une telle démarche serait plus salutaire pour la science que de s’adonner à une recherche effrénée et, la plupart du temps, intéressée, de ce qui pourrait opposer les cultures ou civilisations  ou encore des germes potentiels de leur « choc ». Il faudrait être vigilant de telle manière à arriver à parler de l’ « illusion agrégative » – le terme est de Bertrand Badie – sans tomber dans celle de l’essentialisme. Il ne faudrait pas, pour autant, fermer les yeux sur un fait marquant de l’actualité internationale comme l’ethnicisation et le repli identitaire et religieux. Mais au lieu de substituer la géo-culture à l’étude des relations internationales dans leur ensemble, il faudra, plutôt, prendre sérieusement en compte ces éléments dans nos analyses sans, toutefois, se laisser emporter par eux. 

Réfléchir sur la Oummah et les modes d’appartenance à celle-ci s’inscrira dans cette perspective et ne sous-entend aucunement une allusion à l’imagerie d’une « internationale musulmane » comme le conçoit imprudemment la presse, influencée par une littérature alarmiste très fournie à la démarche très discutable. 

 L’enfermement dans de telles suppositions fausserait le véritable débat des relations internationales dont la fonction, nous dit Badie est de « faire communiquer des collectivités sociales en dépit de la diversité des systèmes culturels »[12]  

La Oummah islamique : une solidarité intra-communautaire transnationale ?  

La communauté des croyants est, du moins en apparence, soudée, en Islam par des liens de solidarités très forts. La relation dite verticale qui rattache les adeptes à Allah est renforcée par celle horizontale constituée par les normes et règles de vie sociale dans le contexte islamique. De tout le temps, l’Oummah et son contenu aussi bien religieux que politique ont toujours fourni la matrice d’une solidarité intra-communautaire. Dans le contexte précis de l’Islam, cette solidarité a comme particularité de transcender les territoires et les différents peuples et nations s’identifiant à cette religion ou, du moins, l’imaginaire ou l’illusion qui l’anime renforce ce sentiment d’appartenance commune devant religieusement se transformer en actes de solidarité. Il faut dire aussi que certaines lectures de la religion musulmane ont toujours aidé à cultiver cette croyance. Dans la pratique quotidienne de l’Islam, il y a toujours eu la manifestation gestuelle de l’appartenance à cette « société supra-nationale ». Pour s’en convaincre, les défenseurs d’une telle conception mettent en avant l’uniformité des pratiques cultuelles comme symbole de l’unité et du caractère indivisible de la ‘Ummah. Les prières quotidiennes sont faites par tous les musulmans de tous les pays en direction de la Mecque, cinq fois par jour. Le pèlerinage de la Mecque est l’un des moment forts de la vie de la Ummah ; où des musulmans de tous les pays se regroupent en scandant les même slogans et répétant les mêmes prières malgré la diversité linguistique. Ajoutons à tout cela la ferveur particulière animant l’assemblée qui se sent soudée par des liens forts émanant du partage d’une foi commune.  

En essayant d’analyser la manifestation concrète de la Oummah « une et indivise » Olivier Roy, par exemple, préconise trois niveaux d’existence de celle-ci : 

-          un niveau culturel : où la Ummah se traduit par une uniformité des pratiques religieuses et des codes culturels déchiffrables par tout musulman , quelle que soit son origine, en tout lieu du dâr al-islâm. C’est ce qu’il appelle la « Ummah des gens ». Cette Ummah des gens, c’est à dire des acteurs ordinaires, est parfois plus perceptible, du moins au niveau des pratiques religieuses quotidiennes que l’autre Oummah institutionnalisée dans le cadre d’organisations supranatioanles. 

-          un niveau juridique  qui selon lui est symbolisé par l’instrumentalisation de ce qu’il appelle sharî‘a (loi islamique) sert de régulation sociale des rapports entre croyants. C’est une forme de réalisation de la Ummah au niveau de ses oulémas se reconnaissant dans un certain code normatif universel et spécifique au monde musulman[13]. Ainsi, malgré la diversité des obédiences et des orientations, il y a une uniformité au moins apparente du monde musulman qui fait défaut à d’autres formes de religiosité: c’est la Oummah des oulémas.  -           

Un niveau politique : qui renvoie à la vision islamiste de la Ummah, courant représenté, en leur temps, par Hassan al-Bannâ , Abû-l a ‘lâ al-Mawdûdî ou encore l’Ayatollah Khomeiny. C’est en quelque sorte la construction politique de la Ummah.    

Pour Olivier Roy, « cette spécificité est d’autant plus dynamique qu’elle récupère aisément les deux imaginaires universalistes précédents »[14].   

Le niveau politique est fortement dépendant des deux autres précédents. On peut même le considérer comme l’étape ultime et idéaliste de la construction de la Oummah ne serait-ce que de manière imaginaire vu la difficulté de sa réalisation effective sur la plan international. C’est justement ce jeu perpétuel consistant à vaciller éternellement entre une constitution théorique et imaginaire de l’entité et les tentatives de sa matérialisation politique qui doit attirer l’attention par rapport à l’actualité brûlante. Pour encourager la réalisation politique de la Oummah, il y a tout un nombre d’interactions et d’élaborations idéologico-symboliques. C’est dans ce sens que la démarche d’Olivier Roy peut être utile à l’étude d’une telle problématique. Toutefois, le fait de vouloir tout ramener au seul parmi plusieurs modes d’expressions de l’Islam qu’il appelle néo-fondamentalisme, réduit quelque peu le phénomène de l’imaginaire communautaire. 

Le sens de cet imaginaire ne peut être compris si l’on se limite à l’étude des structures religieuses ou aux formes institutionnalisées de l’Islam que sont les organisations internationales à caractère politique. Ainsi, vu sous l’angle de son expression comme désir de sa réalisation politique, la Oummah peut bien sembler pure imagination ou illusoire. Entre l’infra-étatique (groupement de croyants) et le supra-national (Oummah), il y a tout un ensemble de processus que ne peuvent refléter les seules institutions revendiquant l’incarnation de l’Oummah au sens politique.  

Passer de l’infra-étatique au supra-national, nécessite, donc, d’innombrables constructions, de raccourcis, de bricolages de faits réels en vue de satisfaire l’imaginaire. Ce dernier vise généralement à calmer les esprits dont la déception résulte de l’énorme faille séparant la réalité socio-politique des idéaux constitutifs de la conscience collective. En quelque sorte, l’individu croyant se saisit de la construction, au moins imaginaire, de la Oummah et tente de réaliser, dans le mythe et le rêve, ce que les structures politiques et religieuses institutionnalisées n’ont eu que de peine à concrétiser.  

L’exemple des évolutions politiques dans différentes régions du monde arabe pourrait être cité ici. Las de cette longue errance « entre arabisme et islamisme » comme le dit Charles Rizk[15], on assiste aujourd’hui dans ces pays, à des tentatives de constructions de réalités politiques s’inspirant d’un imaginaire qui trouve ses racines dans un passé profond mais toutefois ravivé par l’actualité internationale. 

A défaut d’être constituée en bloc institutionnalisé et cohérent, la Oummah se réalise au niveau des individus par un sentiment d’appartenance commune. C’est, peut-être, là qu’on pourrait rejoindre Olivier Roy dans son idée de « paradoxe » d’une Oummah qui n’est point une « communauté » structurée mais une « collection d’individus »[16]. Mais cela ne doit en rien être une raison objective de ne pas en tenir compte, surtout eu moment où on assiste à un mouvement inverse de la globalisation ; la fragmentation. On sait bien qu’il y a aujourd’hui une relation étroite entre culture, identité et relation internationale[17]. C’est une réalité incontournable que la culture, l’identité et/ou la religion fassent une irruption inattendue sur le marché de biens symboliques qu’est devenue la scène internationale, comme le fit l’idéologie aux temps de la guerre froide.  Dans un tel contexte international marqué par l’exacerbation des revendications d’appartenance et où le phénomène religieux se glisse subrepticement au coeur de l’agenda diplomatique des grandes chancelleries, par les récents évènements aux Etats-Unis, la pertinence d’une telle question n’est plus à démontrer. Le religieux et ses implications politiques s’impose comme un élélment dont il faut désormais tenir compte dans l’approche des faits internationaux. Sa dimension géopolitique ravivée, aujourd’hui, par l’actualité brûlante, doit inciter à une sérieuse réflexion. C’est seulement cette dernière qui pourra nous faire éviter les dérives conduisant aux pires amalgames. Dans un monde où les frontières ne sont plus que des barrières imaginaires et perméables face à l’afflux d’acteurs internationaux de moins en moins étatiques, l’approche de la politique étrangère doit être interdisciplinaire et s’ouvrir à toutes les spécialités pour parer au danger d’une diplomatie à contresens.   

bakary.sambe@gmail.com  



[1] -voir à propos des différntes acceptions du terme oummah, Mohamed-Chérif Ferjani, « les maux d’un mot » in  Les mots de la nations.  

[2] – On pourrait traduire cette expression par « domaine de l’islam »  

[3] – « domaine de la guerre » , espace dans lequel la guerre est permise afin de recueillir la conversion des non-musulmans.  

[4] – voir Maxime Rodinson, La fascination de l’islam ou les étapes du regard occidental sur l’islam,  

[5] – Le Châtelier,  L’Islam en Afrique Occidentale., p8.   

[6] Rodinson Maxime : islam , politique et croyance, Fayard, 1993.   

[7] – on peut citer l’ouvrage du Général Eric de la Maisonneuve intitulé La Violence qui vient,  

[8] – Voir Jean François Bayart : du culturalisme comme idéologie, Revue Esprit avril 1996.  

[9] Lire Mondher Kilani, La Construction de la mémoire, Ed. Labor & Fides, Lausanne 1992.  

[10] – BAYART J. François : Le culturalisme est une idéologie de la mondialisation, revue esprit Avril 96, p71.  

[11] – DUMONT Louis : Essai sur l’individualisme, Paris, Seuil p258  

[12] – BADIE Bertrand : Cultures identités et relations internationales ; conférence tenue à la fondation du Roi Abdel Aziz à Casablanca, publiée dans Etudes Maghrébines n°7, 1998. 

[13] – Voir Olivier Roy, revue Esprit même numéro, p85.  

[14] – ROY Olivier, ibid p85.  

[15] – RIZK Charles : Entre Arabisme et Islamisme ou l’histoire des Arabes jusqu’en 1945. Cet ouvrage a été complété par un autre intitulé Les Arabes ou l’histoire à contressens, Ed.Seuil  

[16] – ROY O. ibid p98.  

[17] – Titre de la Conférence de Bertrand Badie tenue à la fondation Roi Abdel Aziz, Casablanca, publiée en intégrale ds la revue « Etudes Maghrébines, n° 7, année 1998. 

Ma France à moi, l’Amérique que j’ai vue et le monde de mes rêves..

Samedi 1 novembre 2008

                    Ma France à moi,

l’Amérique que j’ai vue

et le monde de mes rêves                                                         

Par Bakary SAMBE 

Trois semaines passées aux Etats-Unis dans le cadre du International Visitors Leadership Program (Programme des Visiteurs internationaux), m’ont plongé au cœur des réalités de cette société si proche et si loin de nous.

La représentation que nous nous faisons des autres est toujours une infinie opération de construction et d’interrogation. Il faut la confronter à des moments de réalité pour mieux s’en apercevoir.

Le programme auquel j’ai participé portait sur la thématique de la « gestion de la diversité. » Quelle pertinente interpellation pour un jeune français qui avait plus l’habitude de composer avec le concept d’intégration républicaine, de citoyenneté dans un système où la République n’avait que des citoyens. On était plongé dans un environnement culturel, social et linguistique où le terme « communauté », « community »  devenait non seulement redondant mais polysémique voire valorisée. Voici, soudain, qu’un mot qui fait bondir dans mon pays trouve droit de Cité. En vrai enfant du jacobinisme, je me mis alors à chercher où était l’Etat, version République, à la française. Il se révéla omniprésent, pesant et diffus à la fois, au milieu de ce bouillonnement d’appartenances et d’identités. Je me rappelle encore la question, elle aussi redondante, d’un de mes co-invités aussi bien nourri du discours républicain propre à notre modèle de société, de savoir où était le ciment qui tenait tout cela, toute cette diversité, ces variantes aussi contrastées que les gratte-ciels et les écrans de Times Square : on vivait un profond et véritable choc ; celui-là même propice pour déclencher le questionnement.

En contact quotidien avec une société que l’on découvrait en même temps, pouvait-on se contenter de dialoguer avec elle, de toujours l’interroger sans se questionner soi-même ?

Je suis sûr qu’on étonnait par nos questions tels les Persans de Montesquieu avec leur accoutrement.

D’un rendez-vous à l’autre, l’Amérique vivante s’offrait à nous, multiple dans sa réalité et unique dans la conception de sa diversité, ses contrastes, pour ne pas dire ses contradictions. Les nôtres aussi réussirent à sortir de nos têtes pour habiter notre discours. On se demandait si en sondant la société américaine, on n’était pas, au fond de nous-mêmes, en train de refaire la nôtre.

Notre sacro-saint principe d’égalité resté, pour beaucoup, très idéaliste, est soudain dialectiquement bousculé par la notion de diversité, ici, visible, telles nos minorités métropolitaines, dans la haute Administration, les Ministères, le Congrès, les Services, à travers l’opulence de Manhattan comme dans la misère au Bronx ou à Florence Avenue de Los Angeles.

Mais comment percer, alors, le mystère de ce charme d’une Amérique que l’on connaissait de manière hollywoodienne, à travers Disney et Mickey et qui était, à présent, en train de dérouler le film de sa réalité contrastée, sous les yeux d’enfants de la plus célèbre République ?

On ventait notre laïcité et on ne l’entendait pas de la bouche des excellentes interprètes qui servaient, non sans efforts, un très mitigé et light « secularism .» On « déplorait » le communautarisme et devenait incompréhensible car nos propos intraduisibles. Voilà qu’un concept que l’on connaît bien chez nous comme aux antipodes de nos valeurs républicaines devenait intraduisible chez nos hôtes : il fallait le commenter pour le faire comprendre ! Etions nous alors intraduisibles ou simplement incompréhensibles ?

Ah tiens ! C’est comme la « misère des banlieues » ! Cela sonnait comme une véritable oxymore : Ici, ceux qui habitent les « suburbs » sont les nantis du système capitaliste.

Le « choc des cultures » pouvait être donc occidentalo-occidental, pour ceux qui seraient tentés d’y croire !

De jeunes ressortissants de notre « vieille Europe » partis à la rencontre de l’Amérique la découvraient toute nouvelle. Leur parcours sur l’asphalte brillant des grandes avenues à la Broadway est semé d’interrogations mais aussi certainement d’introspection. Le chemin qui menait à la meilleure connaissance des cousins d’outre-Atlantique était certes pavé d’une noble et bonne intention : la rencontre d’autrui dans toute sa différence. Mais les marqueurs d’interrogation « comment ? » et « pourquoi ? » l’emportaient sur tous les autres qui fleurissaient le discours. Signe d’une méconnaissance inavouée ou d’une culture de stéréotypes mal assumée ? Les « rendez-vous du donner et du recevoir » – dirait Senghor – peuvent quelques fois être faussés par l’égocentrisme comme retour de bâton d’un repli qui a beaucoup duré.

Le voyage en Amérique est souvent l’occasion de survoler l’océan de la méconnaissance mutuelle sans faire escale sur les points névralgiques des différends et des différences.

Mais l’esprit a bien la manie de nous renvoyer les interrogations refoulées dans les rêves les plus hollywoodiens.

Dans cette interaction avec l’Amérique vivante, notre modèle républicain a été constamment tancé dans son idéalisme par la réalité d’une société qui respire vraiment la diversité et qui s’en glorifie telle que nous savons si bien le faire de notre principe d’égalité. En écoutant çà et là les lamentations des laissés pour compte d’un système ultra-libéral, on pouvait, quelques fois, avoir de précieux moments pour la conscience de « fraterniser » autour d’un modèle social, de la solidarité nationale voire de la sécurité sociale. En revoyant les images de quartiers où les communautés pleines d’initiatives pallient le « déficit de République », comme nous l’aimons, on pouvait ressentir les limites d’un rêve souvent réel pour le seul self made man.

Mais la vigoureuse image d’une Amérique dynamique et agissante sur le cours de l’histoire était là, telle une tempête balayant toutes les illusions d’une autosatisfaction démesurée conduisant à l’angélisme : commode état d’esprit consistant à comparer ce qu’on croit avoir de mieux avec ce que l’autre aurait de pire !

L’image des « Neuf de Little Rock » et la tempête qu’elle avait provoquée il y a environ 50 ans contrastait avec le vent d’Obamania qui souffle, à présent, jusqu’en dehors de l’Amérique, n’épargnant même pas les Monts du Lyonnais.

La grande question qui m’a habité le long d’un voyage est : Comment une société que l’on voyait multi-communautaire et ségrégationniste a su produire un Barack Obama, venu bousculer les idées et propulser au plus loin les rêves les plus idéalistes.

Fallait-il rester à la surface des choses, emporté par la vague d’engouement ou s’efforcer d’y voir plus clair et de plus près ?

Les causeries à bâton rompu dans le QG de campagne du désormais candidat démocrate dans le Minnesota fut partie de ces images qui marquent, des moments qui restent gravés dans la mémoire lorsqu’on aura tout oublié.

A l’inverse d’une société « Mcdonaldisée » et dépolitisée que nous avions tendance à imaginer, ce lieu grouillait de jeunesse, d’initiatives, de rêves et était rempli d’espoir. Dans une symbiose hors du commun, toute une jeunesse, multicolore et intégrée autour de l’idéal de la possibilité d’une nouvelle Amérique, venait balayer d’un revers de main, l’image d’un pays excessivement conservateur et passif devant la toute puissance de Fox News.

Cette Amérique que j’ai vue ressemblait tellement à « ma France à moi » telle qu’il faudrait que je la vive. C’est peut-être, même, le monde dont je rêve qui commençait à prendre forme dans un coin du Minnesota et sur une parcelle de mon esprit. Il semble qu’on pouvait rêver debout. Mais, j’aurais, le moment d’un songe, refoulé quelques uns de mes désirs d’un monde nouveau.

 

Bakary SAMBE,  Docteur en Sciences politiques, Chercheur associé au GREMMO Lyon 

Bakary.sambe@gmail.com