Cheikh Ahmad Tijânî :
du personnage historique au saint mystique
Par Bakary SAMBE
S’atteler à la biographie de Sîdî Cheikh Ahmad Tijânî est chose ardue. La difficulté d’une telle tâche s’explique par les différentes visions produites sur le même personnage. Celle sacralisante et admiratrice de ses disciples ne saurait être identique à celle de simples historiens qui se focalisent sur une vie et un parcours.
Nous nous proposons, ici, d’essayer de rendre compte autant que possible des dimensions historique et religieuse voire mystique du personnage qui fût à l’origine de cette Târîqa dont l’orientation, le discours et surtout la méthode n’ont cessé d’interroger non sans fasciner.
Ses contemporains sont divisés sur l’appréciation de son enseignement comme les générations successives qui se sont scindées en admirateurs et détracteurs. Ce qui entre parfaitement dans la logique de l’historiographie et du regard porté sur un passé diversement apprécié.
Même s’il semble d’une extrême difficulté de dissocier l’homme de la voie qui porte son nom, nous allons, dans un premier, nous intéresser au personnage historique avant d’évoquer les traits caractéristiques de la confrérie.
Les sources historiques sont abondantes mais sont marquées par des prisses de position de telle sorte qu’on pourrait penser à une éternelle dualité voire une confrontation de celles-ci. Entre les développements d’un Zayyânî dans son Tarjumânat al-Kubrâ, Coppolani ou encore Louis Rinn, l’auteur de Marabouts et Khouan en Algérie, tout un champ s’ouvre et des interprétations différentes d’une réalité socioreligieuse s’affrontent et se superposent.
Les précisions contenues dans Jawâhir al-Ma’ânî sont la principale source pour les disciples de la Tijâniyya et constituent la référence ultime pour ceux-ci. Elles seront complétées ou commentées par des écrits ultérieurs comme la Bughyat al-Mustafîd de Sîdî al-Arabi Ben Sayih al-Sharqâwî (commentant l’œuvre de Tijan Ibn Baba Al-Alawî) ou encore plus tard Ahmad Adîb al-Makkî l’auteur de la Risâlat Bulûgh al-Amânî Fî Manâqib Sîdî Ahmad Tijânî.
Si nous ajoutons à cela l’expansion géographique de la Tarîqa à travers le Maghreb, l’Afrique Noire et jusqu’aux confins d’Asie et d’Europe centrale, l’on comprend mieux cette diversité dans l’approche du parcours d’un des plus grands soufis de son temps pour les historiens sinon le plus grand de tous les temps pour ses disciples. Afin de rendre compte de cette dualité inhérente à l’histoire du personnage, nous évoquerons toutes les sources à notre disposition, laissant au lecteur le soin de l’interprétation et de la critique.
Parcours du Cheikh Soufi : Entre temps historique et itinéraire mystique
Il est né Cheikh Shihâbu Dîn Abûl Abbâs Ahmad Ibn Sîdî Mahammad Ibn Mukhtâr Ibn Ahmad Ibn Muhammad Ibn Sâlim Tijânî. Sa lignée s’inscrit dans celle des Ahl al-Bayt, les chérifs, comme communément appelés.
Sa mère, Aïcha, est d’une grande famille de chérifs et de savant religieux. Rappelons que le grand père maternel d’Ahmad Tijânî est le grand cheikh et walî (waliyu) Sîdî Muhammad al-Sanûsî Tijânî.
Cheikh Ahmed Tijânî est né vers 1150 de l’Hégire (1737) dans le village d’Aïn Mâdî en pleine région de l’Aghouat, porte du Sahara algérien. C’est dans cet environnement familial qu’il eût tôt fait de s’initier aux différents savoirs religieux.
Il manifesta très tôt un vif intérêt au Tasawwuf, (soufisme) la science des mystiques musulmans. Il découvrit, très jeune, ses aspects, ses stations (maqâmât), la connaissance des grands cheikhs. La vie ascétique le tenta très vite ainsi qu’il donnera une grande place au Dzikr et invocations de toutes sortes nécessaires pour atteindre les états supérieurs.
On pourrait compter parmi ses cheikhs et maîtres, durant cette première période, son père, puis le grand ‘Arif Sîdi al-Mabrûk Ibn Bû Afia al-Madâwî al-Tijânî.
Après la mort de son père et de sa mère le même jour vers 1757, il quitta une première fois son pays pour Fès et ses environs à la recherche de savoirs et pour rencontrer le plus grand nombre de porteurs de baraka à l’époque.
C’est dans cette région du Maroc, autour de Fès, grand centre religieux et culturel, plus précisément à l’endroit nommé Jabal Zabîb qu’un cheikh qu’on comptait parmi les gens du Kashf, Sîdî Ahmad Ibn Hasan al-Wanjalî (mort en 1771 lui suggéra de retourner dans son pays en lui prédisant un avenir où il marquera à jamais son temps et les générations futures. Cheikh se dirigea alors vers le Sahara en quête d’autres signes et surtout d’un guide spirituel. Il restera un certain temps dans le Sahara, plus précisément dans la zâwiya dit de « Balad al-Abyad » où se trouve le mausolée du célèbre Cheikh Sîdî Abd al-Qâdir Ibn Muhammad plus connu sous le nom de Sîdî Cheikh.
Cheikh Ahmad Tijânî retournera pour une courte période à Aïn Mâdî avant de repartir pour Tlemcen où il se retira, loin de tout, adorant Dieu, étudiant et enseignant l’islam aux populations.
L’année 1767 marque un tournant dans la vie du Sûfî Ahmad Tijânî. C’est en cette année qu’il décida de se détourner du monde profane, renouvellera son intention (niyya) d’entrer véritablement en adoration (ibâdat) et effort constant (mujâhadat) en se consacrant entièrement à Dieu qui occupa ainsi tout l’espace de son cœur de Muhibb (celui qui aime Dieu). Curieusement, cette attitude lui causa le plus grand désagrément de celui qui veut se consacrer à Dieu et qui veut faire de l’adoration un but ultime : l’afflux des gens et en grand nombre. Il essayera de se détourner d’eux.
Comme le rapporte Jawâhir al-Ma’ânî, il eut l’attitude de celui qui n’est pas intéressé par l’importance du nombre des disciples, rappelant tout simplement les enseignements de l’islam et les orientations à suivre pour qui veut se rapprocher de Dieu (Jawâhir, T1, p.24). Le Jawâhir al-Ma’ânî ne donne pas de détails sur le contenu réel des signes qui lui sont apparus se contentant d’énoncer : « Seydina Cheikh fut inspiré de ce que lui fut inspiré, ce qui se fixa dans son cœur s’y fixa, lui apparut ce qui lui apparut avec tout ce qu Dieu lui réservera… » (Jawâhir, T1, p.24). C’est à cette étape de la vie mystique qu’il se rapprochera de la Confrérie Khalwatiyya, comme le rapporte, par ailleurs, l’auteur de Salwat al-Anfâs (T1, p.133).
Cheikh Ahmad Tijânî arriva en Tunisie la même année d’où il se dirigera vers la Mecque pour le pèlerinage, en 1772.
Sur sa route, il rencontrera le Cheikh, dit grand ‘ârif, (ce lui qui connaît Dieu) Abû Abdallah Muhammad Ibn Abdarrahman qui l’initiera à la Tarîqa Khalwatiyya.
Il poursuit, alors, son chemin jusqu’en Egypte avec une grande intention de s’entretenir avec Cheikh Muhammad al-Kurdî, le grand cheikh de la Khalwatiya, visant à progresser auprès de lui et d’en faire un guide spirituel. Seydi El Hadji Malick Sy donne un détail important dans Fâkihat Tullâb en situaant la vision prophétique du Cheikh après cet évènement (wa ba’da mâ qaddamahul kurdiyyu, ra’â nabiyal karima as-safiyyu).
Son dialogue avec Cheikh Muhammad al-Kurdî est maintes fois rapporté par les références de la Tarîqa au regard de l’importance de cette rencontre et du tournant qu’elle constitue dans la quête spirituelle de Seydina Cheikh Ahmad Tijânî.
C’est lors de ces échanges que le Cheikh exprima clairement son vœu d’accéder au statut de grand Pôle (al-Qutbaniyyat al-Kubrâ). Lors de son séjour à la Mecque, au mois de Shawwâl 1187H (1773 de notre ère), un des plus grands Cheikh de la Khalwatiyya qui s’y trouvait, Ahmad Ibn Muhammad al-Hindî, lui proposa de devenir son maître et de lui transmettre ses secrets Al-asrâr.
Cheikh Ahmad Tijânî déclina l’offre par loyauté et respect de son allégeance à Cheikh Muhammad Kurdî. C’est ainsi qu’al-Hindî, lui assura qu’il sera l’héritier et le destinataire de son savoir, de ses secrets, de ses dons et de ses lumières (wârithuhû fî ‘ilmihi wa asrâririhî wa mawâhibihî wa anwârihi). C’est là aussi où il lui signifia qu’il atteindra le degré de l’imâm Shâzalî (celui qui est à l’origine du famaux Hizb al-Bahr).
Après ce périple si particulier en Orient et riche en évènements, Cheikh Ahmad Tijânî retourne au Maghreb portant ainsi le message de la Khalwatiyya qu’il inculquera à ses disciples, en commençant par Sîdi Ali Harazim Barrâda qu’il rencontre pour la première fois à Tlemcen (Algérie).
C’est avec Sîdi Ali Harazim Barrâda qu’il partira à Fès précisément en 1777. Ils quitteront Fès pour Abû Samghûn en Algérie pour la prédication auprès des populations en attendant l’ouverture « al-Fath al-Akbar » que lui avaient prédit Cheikh Muhammad al-Kurdî et tant d’autres saints en Orient.
Rappelons qu’au-delà de la Khalwatiyya, le Cheikh a poussé sa quête spirituelle très loin en embrassant voies et méthodes différentes.
Parmi ses maîtres connus : Moulay Tayyib Ibn Ahmad al-Wazzânî (mort en 1766), Sîdî Ahmad Ibn Hasan al-Wanjalî (mort en 1771 ) cité plus haut, Sîdî Abdallah Ibn al-Arabî (m. 1774 ). Seydinâ Cheikh a aussi connu la Tarîqa Nâsiriyya à laquelle il fut initié par Abû Abdallah Muhammad Ibn Abdallah al-Tazânî, la Tarîqa al-Malâmatiyya du Walî Ahmad Twâsh originaire de la ville de Taza (au Nord du Maroc) qu’il a rencontré durant son périple dans le Sahara, comme il connut la Tarîqa de Sîdî Ahmad al-Habîb al-Ghumârî de Sijilmassa.
Il est important de préciser que Seydina Cheikh a pris de tous ses awliyâ (pluriel de walî, saint) par recherche de baraka. Il a toujours veillé à faire la distinction entre cette recherche de baraka et l’affiliation à une voie dans le but d’en devenir murîd (aspirant) où y trouver une ascension par la Tarbiyya (éducation spirituelle)
A titre d’exemple, des cheikhs comme Muhammad al-Kurdî, lui ont tout de suite fait savoir qu’il atteindra les sommets et surpassera ceux qui ont atteint la Qutbâniyyat al-Kubrâ (Le grand Pôle des Saints) (falaka aktha minhâ !!).
La fourchette de sa vie qui alla de 1783 à 1814 fut décisive. C’est durant cette période que se dessineront les grandes orientations du Saint homme. Il gagnera en célébrité dans les cercles soufis avec tout ce que cela implique de défis et surtout de risques.
Entre 1781 et 1814, Cheikh Ahmad Tijânî entre dans une dernière phase dont les évènements et faits marquants pourraient se résumer ainsi en cinq points :
1- Durant cette période, le Cheikh révélera dans sa prédication le contenu de son message spirituel. Comme évoqué dans ce passage des Jawâhir al-Ma’ânî, par ce message, que nous pouvons traduire « Dieu va revivifier les contrées, il en fera profiter citadins et bédouins, et par son action, les éléments de la sunna muhammedienne vont se répandre. C’est en cela qu’il mérite l’appellation de « muhyiddîn (le revivificateur de l’islam), l’homme de son temps ». C’est par lui que Dieu a revivifié la sunna dans le Maghreb après que ses dernières traces s’étaient effacées », (Jawâhir, T1, p.20).
2- Le destin historique de Cheikh Ahmad Tijânî se forgera à cette période de prédication de la Tijaniyya dans la région de Tlemcen. La réaction des autorités turques régnant en Algérie à l’époque sera à l’origine de son exil. En effet, le Bey d’Oran du nom de Muhammad Ibn Uthmân décidera de son expulsion vers un village du Sahara.
3- C’est à la suite de la prise du pouvoir par le fils de ce Bey Othman qui persécutera les Tijânes que le Cheikh sera contraint à l’exil définitif à Fès. 4- L’exil à Fès du Cheikh a eu lieu précisément en 1796. Sa prédication ne fut pas facilement accueilli dans ce Maroc bouillonnant d’idées religieuses contrastées et en affrontement les unes contre les autres. Cette hostilité à la confrérie naissante, n’a pas empêché son expansion dans le Sahara et plus tard en Afrique noire. Il faut dire que son projet d’étendre ses enseignements et sa méthode éducative fondée sur un soufisme cherchant toujours la conformité à la Tradition prophétique, comme insistent les sources de la Tarîqa, fut réalisé par ses disciples appartenant aux différentes aires géographiques.
5- La période allant de 1796 à 1814 coïncide avec un vaste mouvement religieux touchant toutes les sphères de société marocaine dont le Cheikh est l’illustre hôte (au temps du sultan marocain Mulây Sulaymân), loin de son Algérie natale.
C’est en cette période que le soufisme en tant que méthode spirituelle souffrira beaucoup des attaques salafistes, ce courant qui croit détenir l’exclusivité de la tradition prophétique en ignorant la face cachée des choses et surtout la haqîqa qui va forcément, de manière complémentaire et indissociable, avec la Sharia comme deux faces d’une même pièce de monnaie.
Rappelons aussi que d’autres confréries comme la Darqâwiyya avaient prospéré de manière significative au Maghreb, notamment dans l’ouest algérien jusqu’aux confins du Maroc dont les autorités n’étaient pas insensibles à de tels développements. Bref, une conflictualité latente dans un environnement politique où le religieux devenait un élément catalyseur.
Tijaniyya : naissance d’une confrérie ou renaissance du soufisme ?
L’environnement politico-religieux ainsi décrit peut, à vue d’œil sembler propice et favorable à la Tijaniyya naissante. Pourtant, il n’en était rien !
D’ailleurs, toute tentative d’historiciser les débuts de la Tarîqa se heurte à cette difficulté majeure. Cette tâche devient hybride : en voulant relater les débuts de la tarîqa, on ne peut négliger les critiques et toutes les entreprises pour empêcher son développement. Ce ne sera pas le seul fait des courants salafistes de l’époque, mais aussi celui des autres confréries. Ces dernières voyaient dans l’émergence de la confrérie Tijâniyya une menace pour elles-mêmes ainsi que leur déploiement.
La rupture voulue par Seydinâ Cheikh dans la manière d’appréhender le spirituel et le soufisme en général allait certainement à l’encontre de tout ce qu’avait connu le Maghreb, jusqu’ici, avec un confrérisme qui n’a pas échappé à un aspect inhérent à toute vulgarisation : les pratiques décriées comme « folkloriques » qui prêtaient ainsi le flanc à toutes les attaques notamment wahhabites.
D’autres notions, largement développées par Cheikh Ahmad Tijânî qui est parvenu à les expliquer et les traduire sur le plan spirituel, lorsque les confréries précédentes s’étaient contentées de gloser là-dessus, vont considérablement attirer la réprobation de ceux qui se sentaient « menacées » ou condamnés à l’obsolescence.
La Tarîqa Tijaniyya étant, de ce fait, le réceptacle de l’essence même du soufisme avec le regain d’intérêt pour la fameuse « haqîqa al-muhammadiyya », la réalité muhammadienne.
Le fait que la Tarîqa du cheikh se dit muhammadienne (tarîqa muhammadiyya) et poussa cet aspect le plus loin possible, change la donne. Car, du coup, au même titre que l’islam aura le monopole de la quintessence du monothéisme et en devint ainsi la synthèse, la confrérie Tijâniyya entre dans le rôle de celle qui, désormais incarne dans sa totalité tout l’enseignement soufi par une matérialisation inouïe de ce lien avec le Prophète Muhammad. C’est, certainement, dans ce sens qu’il faudra comprendre le caractère muhammadien qui lui est attaché.
Ce ne sera pas chose aisée surtout lorsqu’entreront en considération des éléments comme la Qutbâniyya al-uzmâ, (Grand Pôle), la Khatmiyya et la Katmiyya, notions essentielles qui entérineront, à jamais le statut de la confrérie et de son Cheikh sur lequel nous reviendrons lorsque nous traiterons, en profondeur, des enseignement et des pratiques de la Tijâniyya dans une prochaine étude.