Interview donnée à Xalimasn.com lors de la Cinquième Edition du Forum National sur la Tijaniyya
Xalima: Docteur Bakary Sambe, Bonjour. La communauté Tidiane de France se donne rendez vous à Grenoble ce samedi 9 mai au tour d’un forum National. Quel est le sens de cette rencontre?
Bonjour et merci de votre invitation.
Cela fait précisément cinq ans que les Tidianes de France ont mis en place ce cadre de concertation autour de projets communs afin de perpétuer et de vulgariser les enseignements de la Tarîqa Tijâniyya dans l’Hexagone. Je crois qu’ils le font par pure conscience de l’héritage de la Tijaniyya et de sa place dans les débuts de l’implantation de l’Islam en France de la première guerre mondiale à la période de l’installation massive de Tidianes par le biais de l’immigration de travail et d’études, ils ont voulu réaffirmer cette réalité historique qu’on tend très souvent à négliger.
Xalima : C’est quand même une nouveauté….
Non, je parlerai plutôt d’un retour de l’Histoire qu’un Forum National sur la Tijaniya se tienne en France…Il faudrait peut-être rappeler que la cérémonie de la pose de la première pierre de la Grande mosquée de Paris dans l’entre-deux-guerres a été rehaussée par la présence de El Hadji Abdou Hamid Kane, venu y représenter Seydi El Hadji Malick Sy et de Cheikh Ahmed Soukayrij le grand Muqaddam marocain, auteur du Kashful Hijab.
Xalima : Vous voulez dire, docteur Sambe, que la Tijaniya a des racines historiques en France ?
On pourrait le dire comme cela. Paris a toujours été un grand centre de la présence tijanie en Europe. Un Muqaddam algérien, aujourd’hui très âgé, nous a plusieurs fois apporté des témoignages dans ce sens. Il se souvient même des séances de Wazifa à la Grande mosquée de Paris dans lesquelles prenaient part régulièrement le regretté Président Mamadou Dia. En quelque sorte la Mosquée de Paris a été le siège de la Tijaniya avant que les adeptes de la confrérie en soient éloignés injustement.
Xalima : Vous parlez toujours du passé, qu’en est-il de la situation présente ?
Je pourrais même dire que la situation présente est plus que réjouissante notamment avec le rajeunissement du public qui fréquente les hadra-s et les séances de Wazîfa. Rares sont les villes où on ne trouve pas un endroit où les Tijanes sacrifient à la tradition de la Hadratoul Juma’a. Les dâ’iras tijanes sont partout présentes et ont toujours l’honneur d’accueillir la visite de cheikhs et de Muqaddams dans les différentes villes. C’est cette dynamique qui a d’ailleurs été à l’origine de l’idée de lancer un Forum National sur la Tijaniya, un évènement annuel regroupant les jeunes Tijanes et leurs aînés …
Xalima : ce sont des retrouvailles donc, mais y a-t-il un contenu, une cohérence dans ce que vous faites ?
Je crois que depuis la préparation de la première Edition en 2005 à Lyon, les différents comités de pilotages ont veillé à ce que ce soit une rencontre utile. C’est pour cela cette rencontre se fait toujours autour de projets et de différentes thématiques ayant trait à leur vie spirituelle mais aussi aux enjeux du monde contemporain.
Xalima : justement comment concilier vie spirituelle et réponse aux défis du monde contemporain. N’y a-t-il pas là une trahison de l’idéal du soufisme qui est une voie plutôt ascétique ?
Je crois que c’est un peu méconnaître l’histoire de la Tijaniya que de le penser. La méthode spirituelle proposée par Tijaniyya s’affirme comme un dosage bien équilibré entre les deux principes du Shukr –défini dans la Risâlat al-Qushayriya comme la reconnaissance manifestée à l’égard de Dieu, le bienfaiteur, par une attitude de modestie – et de la Mujâhada – qu’Ibn Arabî explique comme cette manière de se faire violence soi-même en se détournant des jouissances matérielles. C’est finalement un soufisme d’action ancré sur les deux pôles de la Tarbiyat al-himma, l’orientation du cœur et le fait de s’efforcer spirituellement vers la Vérité pour atteindre la perfection, et de la Tarbiyat al-hâl : cette manière d’être par lequel se manifeste la profondeur de l’attachement à Dieu. Serigne Babacar Sy de Tivaouane, place à ce point précis les conditions de l’Istiqâma, la droiture qui selon lui est accessible aux disciples de la Tijaniyya sans fuir son monde social et se réfugier dans l’éternelle khalwa (isolement) cet auto-détournement des réalités de ce monde d’ici-bas au lieu de l’affronter. La double contrainte de répondre aussi bien aux exigences du temps qu’à celles de l’Intemporel(Dieu) qui habite l’aspirant Tijânî fait de lui un soufi qui pratique un « exil intérieur », mais en plein cœur des contradictions du monde profane qu’il se doit, aussi, de dompter. C’est peut-être là, une des marques les plus concrètes de la rupture qu’a introduite la confrérie Tijaniya dans la démarche générale du soufisme. Saisissant, donc, parfaitement cet aspect de la Tijaniyya qui veut qu’elle soit la voie de la conciliation entre une intense vie spirituelle et une conscience des exigences de la vie quotidienne dans laquelle ils doivent aussi exceller, les jeunes de France s’organisent pour refaire vivre cette fierté d’y appartenir mais aussi ce devoir d’en perpétuer l’enseignement.
Xalima : Pourquoi, d’ailleurs, ce choix de Grenoble ?
Ce choix s’inscrit dans une logique de continuité. Il faut aussi dire que les Tijanes de Grenoble ont été du noyau fondateur qui a beaucoup œuvré pour la tenue de la première Edition du Forum National de la Tijaniyya en février 2005 à la Grande Mosquée de Lyon, avec une forte participation des Hadra-s de Marseille, de Paris, de Perpignan, de Grenoble sans compter de nombreuses individualités venues de toute la France. C’est en 2006 que le Forum a entamé le tour des villes de France avec une nouvelle Edition à Marseille qui se caractérise par une forte activité des hadra-s et des dâ’iras. Les différentes activités qui s’y tiennent du Maouloud à la célébration annuelle de la Khatmiya drainent de plus en plus de monde et rayonnent sur tout le Grand Sud de la France, de Perpignan, Toulouse, Bordeaux à Nice. Ensuite, Nice, avec tout ce qu’elle compte de Tijanes, a accueilli la Troisième Edition du Forum National sur la Tijaniyya en 2007. Je crois profondément que l’Edition de Nice a marqué le point de départ d’un élargissement de l’événement à des régions venues rejoindre le groupe. Donc comme je vous l’ai dit l’idée de continuité a été fondamentale. C’est pourquoi ces échanges ne se limitent pas à la seule occasion qu’offre la tenue du Forum mais se poursuivent notamment par un mailing général regroupant des Tijanes de partout dénommé de manière symbolique Wakeurcheikh dans un esprit de rassemblement.
Xalima: Mais vous ne touchez pas encore les grands centres européens……
Je ne serais pas de votre avis, car l’Edition de 2008 à eu lieu Paris. Cette édition a réellement donné une nouvelle dimension au Forum en mieux le faisant connaître auprès de Tijanes partout dans le monde, du Sénégal au Maroc en passant par l’Algérie. C’était la première fois qu’on l’organisait à un lieu aussi prestigieux que le Palais de l’UNESCO à Paris et qu’il y avait une diffusion en direct via Internet. Ce travail de communication abattu par les Tijanes de Paris a donné une meilleure visibilité et désormais une certaine reconnaissance à cet événement très attendu des Tijanes du monde.
En plus, on peut dire que L’Edition de Paris 2008 a été l’occasion d’adopter une nouvelle manière de travailler avec la mise en place d’un Comité de pilotage composé de plusieurs commissions selon les besoins de l’organisation. Le Comité avait en son temps accueilli avec grande satisfaction des représentants de nouvelles villes européennes, notamment de Suissse et d’Italie, qui veulent se joindre au groupe ouvert à toutes les propositions.
Xalima: Revenons au Forum précisément, au niveau du contenu réel, au-delà de l’organisation et des manifestations… Quel sera le thème central ?
Toutes les Editions passées ont été organisées autour de vraies questions débattues en atelier avec des conclusions partagées en plénière. Cette année, les travaux porteront sur des thématiques essentielles comme l’éducation religieuse en milieu immigré mais aussi comment envisager des solutions pour le problème de la désaffection des hadras en France aujourd’hui. La place d’une voie soufie dans le monde d’aujourd’hui marque par la résurgence de nouveaux courants hostiles au soufisme sera aussi à l’ordre du jour.
Deux conférences y seront, d’ailleurs, animées à partir de 14h30. L’une d’entre-elles que je donnerai, aura pour thème « Pour une déconstruction du discours de l’anti-soufisme: quel enjeu pour la Tijaniya ?. Cheikh Ahmed Ndiéguène de Marseille, lui, traitera de « La Tijaniyya face a la crise de la foi et des valeurs, que peut-elle faire?. Donc vous voyez bien que le contenu y est et est de loin privilégié par rapport aux manifestations et les retrouvailles qui ont aussi leur importance.
Xalima ar vos écrits, vous faites partie des intellectuels Tidianes les plus connus en Europe et de la diaspora. Dites nous brièvement comment se porte la Tidjania en occident?
Se voulant humbles et tolérants, sages et modérés, les Tijânes d’Europe célèbrent le culte de Dieu et la fraternité tijânie dans la sérénité et la discrétion. Dispersés dans la Cité, dépourvus très souvent de repères (zâwiya, mosquées) nécessaires à un plein épanouissement spirituel. Ils s’efforcent, dans leur grande majorité, de vivre dans l’harmonie la Tradition musulmane, les cultures d’origines et les devoirs de la citoyenneté au pays d’accueil ou d’adoption. On peut dire qu’ils sont, eux aussi, dans ce mouvement général d’une quête des lignes d’équilibre dynamique entre tradition religieuse et culturelle d’une part, modernité et citoyenneté, d’autre part. Les tijanes sont organisés en dâ’ira ou hadra et se réunissent régulièrement pour des dzikr (invocation) collectives les vendredis ou à des jours où ils n’ont pas de contraintes professionnelles. Sans réellement disposer de mosquée ou de zawiya où ils peuvent pratiquer dignement leur culte, ils essayent de donner corps à leur solidarité confrérique et de vivre une spiritualité intérieure et paisible loin des préoccupations militantes ou des considérations politiques et indépendants de toute tutelle.
Xalima: Ne croyez-vous pas que les Tijanes devraient moderniser leurs structures pour exister sur le terrain ?
L’équation, comme on le sait, n’est jamais simple à résoudre ; cet équilibre et cette harmonie sont difficiles à trouver par ou pour tous les Musulmans de France. Ces points d’équilibre sont d’autant moins faciles à déterminer que les adeptes de la Tijâniyya en France sont à la marge des structures « représentatives » des musulmans de ce pays. Ceci n’est pas du fait d’un manque d’intérêt pour l’organisation du culte musulman et ses structures existantes, mais par ce qu’ils sont incompris voire rejetés car ayant une autre vision de la chose islamique par ceux qui développent souvent un unitarisme quelque peu dogmatique. Leurs pratiques sont considérées par certains tenants du salafisme, et parfois au-delà, comme relevant de bid‘a, « innovations blâmables » dans l’acception étriquée de l’islam chez certaines franges radicales. Il y a une semaine, j’ai été invité par nos frères et amis mourides lors des journées Khadim Rassoul à Taverny et mon intervention portait justement sur cette marginalisation du soufisme en général dans l’espace musulman en Europe. Mais, le fait n’est point nouveau si l’on se rappelle les multiples péripéties ayant marqué les rapports entre les tenant du légalisme religieux souvent en connivence avec le politique et ces chercheurs de spiritualité et de paix intérieure. Ajoutons à cela, tous les facteurs, renvois et amalgames historico-politiques qui ont accentué, au Maghreb comme au Machrek, le bannissement du soufisme et de ses confréries, pour mieux saisir cette incompréhension.
Xalima:Les Tijanes en Occident vont alors rester dans cette situation ou font-ils quelque chose ?
Bien sûr que oui ! Ils n’ont jamais déserté, en fait, le terrain de l’action. Peut-être que la discrétion qui entoure leurs activités fait croire à une inertie. Cela n’a jamais été le cas…C’est dans ce sillage que sont nées depuis les années 1960 et même bien avant, des regroupements confrériques à travers la France comme dans des pays voisins (Belgique, Suisse et récemment l’Italie). Les communautés tijânies sont présentes, en France, notamment en région parisienne à l’instar de celles qui se retrouvent dans le cadre des Dâ’iras sénégalaises, maliennes, ou de l’Association Tijâniyya France-Afrique Solidarité. D’autres hadra -s, plus ou moins importantes, sont implantées à Bordeaux, Lormont, Lille, Toulouse, Dijon et Grenoble. Grâce, aussi, au travail de l’imâm Assane Cissé, disciple de la branche niassène de Kaolack (Sénégal), des zâwiya tijânies sont, aujourd’hui implantées en Angleterre et dans plusieurs Etats d’Amérique. Cet été, dans le cadre d’une délégation de leaders musulmans invités aux Etats-Unis pour y rencontrer des autorités et organisations importantes, les responsables du Département d’Etat, malgré un calendrier chargé, ont quand même tenu à ce que nous rencontrions les membres de la Islamic Tijaniya Foundation of América dont le Président fondateur est Serigne Ahmed Sy, petit fils de Cheikh El Hadji Malick Sy ; ce qui veut dire que son organisation qui tient une Convention chaque année, à l’instar du Forum en France, fait désormais partie du paysage religieux en Amérique…
Xalima :Merci Docteur Sambe d’avoir répondu aux questions xalimasn.com
Merci à vous aussi …
Propos recueillis par Adama Diouf, Xalima.com
slm alkm Bakary
Merci pour tout ce travail