Qui a peur de l’Africanité ?
La ville de Tozeur a accuilli en mai un important colloque international sur « Les interactions culturelles entre L’Afrique et le Monde Arabo-musulman » dont le président du comité d’honneur n’est autre que le grand écrivain martiniquais Edouard Glissant qui sera par ailleurs l’invité de la Foire du livre de Tunis. Initiée par le Laboratoire « Patrimoine » que dirige le professeur Abdelhamid Larguèche à l’Université de la Manouba, cette rencontre se tient avec le soutien de l’UNESCO dans le cadre du projet « La Route de l’esclave » qui s’ouvre aux nouveaux paradigmes de la recherche sur les silences de l’histoire et sur les traces qui imprégnent la géographie et la culture du Tout-Monde. Lancé en 1994 à Ouidah au Bénin par l’UNESCO, «La Route de l’esclave» a en effet eu le mérite de briser le tabou de la traite et de l’esclavage et d’initier un long travail de reconnaissance et de compréhension de cette tragédie inhumaine. Edouard Glissant(qui fut directeur du Courrier de l’Unesco et président du Parlement international des Ecrivains) réclamait, quelques années plus tard, l’inscription de l’esclavage comme crime contre l’humanité, avec le Martiniquais Patrick Chamoiseau (Goncourt 1990 pour son roman Texaco) et le Nigérian Wole Soyinka (premier auteur africain et premier auteur noir à recevoir le prix Nobel de littérature en 1986), dans cet appel retentissant : « Nul lieu au monde ne peut s’accommoder du moindre oubli d’un crime, de la moindre ombre portée. Nous demandons que les non-dits de nos histoires soient conjurés pour que nous entrions, tous ensemble et libérés, dans le « tout-monde ». Ensemble encore, nommons la traite et l’esclavage perpétrés dans les Amériques, crime contre l’humanité ». Par la suite, l’assemblée générale des Nations Unies déclarait 2004 « Année internationale de commémoration de la lutte contre l’esclavage et son abolition », marquant par la même occasion le bicentenaire de la proclamation du premier État noir, Haïti, symbole du combat et de la résistance des Africains déportés.
Paradoxalement, la France qui votait en 2005 une loi sur « la colonisation positive », a été le premier pays à « reconnaître l’ampleur des souffrances et de l’humiliation subies par des millions d’hommes et de femmes à travers le monde » en votant en mai 2001(année de la déclaration de Durban) la loi Taubira qui fait de l’esclavage un crime contre l’humanité. Afin d’ouvrir la question au débat public, à l’enseignement et à la recherche, cette loi a été suivie par un ensemble de mesures dont l’institution d’un Comité pour la mémoire de l’esclavage et d’une journée nationale de commémoration, ainsi que la création d’un Centre national de mémoire et d’histoire dont la tâche fut confiée en 2006 à Édouard Glissant qui en a posé les jalons dans une œuvre-rapport intitulée « Mémoires des esclavages ». L’écrivain antillais y affirme qu’il ne s’agit pas d’explorer ce seul passé, mais d’inscrire l’avenir dans une nouvelle trajectoire en dépassant la problématique identitaire. Contre les figements d’une « mémoire de la tribu », Glissant propose donc que ce centre élargisse son objet, au-delà de l’esclavage transatlantique, à tous les esclavages. Car « nous avons à dire tout esclavage, parce que nous essayons d’être lucides et d’être participants», écrit-il. En effet, si la traite transatlantique fut le plus grand mouvement organisé de déportation massive d’Africains vers le continent américain, l’esclavage a en revanche impliqué tous les continents provoquant dans la rencontre extrême des peuples, « une dynamique qui va profondément transformer les aires géographiques concernées ». Dans ce sens, les traditions orales qui traversent ces continents représentent une source d’information parfois plus précieuse que les archives écrites européennes.
C’est pourquoi, Glissant insiste sur la nécessité d’ouvrir le temps et l’espace en interrogeant les autres lieux de l’esclavage afin que « les histoires cachées remontent à la conscience et forcent les mémoires…» Et le rapport pointe aussi bien « l’esclavage domestique » pratiqué par exemple par les Touaregs que la responsabilité des Africains eux-mêmes dans cette tragédie humaine, que Glissant et quelques autres ont évoqué particulièrement à travers la figure marquante de « Askia » Roi du Dahomey. Conscient des limites de la « mémoire institutionnelle », Edouard Glissant a crée à son tour l’Institut du Tout-Monde, centre et site de recherches et d’études à Paris, pour « contribuer à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples ». En répercutant les clameurs du Chaos-Monde, la voix essentielle d’Edouard Glissant semble ainsi s’insérer tout naturellement dans ce dialogue interculturel dont Tozeur est l’un des relais. Ainsi, si le tabou est levé, il reste encore beaucoup à faire pour mettre au jour ces « mémoires fragmentées et territorialisées » qui participent d’une mondialisation avant l’heure. Et il faudra les rechercher dans « l’héritage laissé par les esclaves » eux-mêmes que « les intolérances des pensées de l’unique » n’ont pas empêché de concevoir « l’inconcevable avancée des créolisations ». Outre les lieux de mémoire, il s’agira donc de « valoriser les expressions des populations issues de l’esclavage afin de rendre visibles et lisibles leurs contributions aux arts et à la pensée ».
Les nouvelles orientations établies par le comité scientifique international de « La Route des esclaves » intègrent justement cet aspect immatériel en se proposant de promouvoir « les apports de l’Afrique et les contributions de la diaspora d’ascendance africaine », « les cultures vivantes et les expressions artistiques et spirituelles issues des interactions générées par la traite négrière et l’esclavage » et de préserver « les archives et les traditions orales» qui leurs sont liées. Et pour renforcer l’universalité du projet, le comité s’est penché tout récemment sur la «Traite dans le monde arabo-musulman » qui, par bien des aspects, demeure méconnu. Abdelhamid Larguèche notait déjà qu’en Tunisie, « la minorité d’origine africaine n’a commencé à intéresser les chercheurs que tardivement ». Rappelons cependant que deux colloques avaient déjà été organisés par l’UNESCO au Maroc, successivement en 2007 et 2008, sur «Les interactions issues de la traite négrière et l’esclavage dans le monde arabo-musulman ». On y relèvera notamment la communication de Bakary Sambe sur « L’incidence du rapport servile sur le regard intersubjectif entre Arabes et Noirs Africains ». L’intervenant y affirme que « le mot « Afrique » ne cesse d’interroger le maghrébin », évoquant ainsi « cette situation confuse entre l’appartenance géographique au continent « noir » et le fait de se reconnaître dans sa culture et son identité ». Et d’ajouter : « seule, une sorte de «thérapie collective » par une revivification du passé « positif » pourrait palier ce manque de reconnaissance, source des préjugés persistants ». Nous interpelle également la communication du Dr. Abderrahmane N’gaide sur « Musique et danse chez les Haratin de Mauritanie : Conscience identitaire et/ou dissidence culturelle ? » Il y est précisément question de « culture servile » et de « dissidence culturelle » abordée comme modèle d’une culture brouillé et en perpétuel renouvellement qui s’alimente dans les réminiscences. Ainsi, « les individus qui portent en eux les traces de cette culture procèdent par frémissement ».
Le colloque de Tozeur qui s’inscrit dans cette continuité, se déclinera en volet scientifique et en volet culturel. Le premier se propose d’approfondir la réflexion sur les divers aspects liés à l’esclavage, tout en initiant « un réseau thématique pour le développement des études et du dialogue culturel entre l’Afrique et le monde arabo-musulman ». Il s’articule essentiellement autour de trois axes : « Histoire, pratiques et représentations de l’esclavage dans le monde arabo-musulman », « Interactions, échanges et influences entre l’Afrique et le monde arabo-musulman » et « Patrimoines matériels, immatériels, cultures d’Afrique dans le monde arabo-musulman ». Plusieurs participants des quatre coins du monde prendront part à ces travaux dont le professeur Samia Kassab-Charfi (Chercheur en littérature antillaise, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis) qui a eu l’idée géniale d’inviter Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Enfin, le volet cultuel du cette rencontre bénéficiera de la deuxième édition du Festival de musiques de Tozeur et de ses manifestations artistiques constellées de chants, de transes et de mélopées d’Afrique et d’Orient.
On rappellera enfin ce qu’évoquait Ali Saidane dans « la fête du Thalmud à Sidi Bou Ali de Nafta », communication présentée en marge du Festival « L’Orientale Africaine » 2008. Saidane y conclut en effet que « les stratifications successives des diverses cultures qui se sont succédées au Balad al Jerid, ainsi que le métissage qui en est sorti, la persistance des traditions païennes et africaines dans les expressions non seulement du Thalmud mais aussi de la Banga du rituel de Sidi Marzoug, font de cette région avec Djerba le véritable réceptacle d’activités de création, de préservation et de diffusion de produits culturels où l’arabité, l’amazighité et la négritude devrait constituer l’ossature principale» Il semble donc tout à fait logique que cette rencontre se tienne à Tozeur, aux portes de ce désert dont Henri Labouret disait qu’il « n’est point une barrière infranchissable, mais une mer intérieure invitant à passer d’un bord à l’autre». Reste maintenant à souhaiter un prompt rétablissement à Edouard Glissant et à espérer qu’il sera parmi nous.
Par Nadia HADDAOUI
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