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Tivaouane : rayonnement international d’une ville-phare
Par Bakary SAMBE
Dès que le croissant lunaire de Rabî’ al –awwal détrône celui de Safar, tous les regards, mais aussi, tous les cœurs se dirigent vers Tivaouane, cette ville- Lumière où la Burdah l’œuvre d’Al-Bûsayrî retentit pour rendre hommage au Prophète de l’Islam. Mais qui, dans le monde arabo-musulman, aurait entendu parler de cette bourgade de la plaine du Cayor, pendant longtemps, réduite à sa seule gare (7ème ) si, en 1902, un fils de Gaya, El Hadji Malick Sy, ne s’y était pas installé afin de perpétuer l’enseignement de Sayyidunâ Muhammad (PSL) ? Il faut donc rendre à César ce qui lui revient !
Cheikh El Hadji Malick Sy a très tôt connecté cette ville aux grandes capitales de l’islam. Le nom de Tivaouane est désormais célèbre, de Fès l’impériale au Caire, du Liban à l’Arabie Saoudite, disons tout simplement du Golfe à l’Océan. Cette œuvre fut initiée de longue date ! La ville de Fès, capitale de la Tijâniyya qu’il a, sa vie durant, rêvé de visiter et dont il a hérité des secrets, eut tôt fait d’envoyer ses plus illustres muqaddams dans la cité de Maodo où il a accompli un travail inestimable.
Déjà, son séjour mauritanien, auprès du Cheikh Muhammad Ali en fera un personnage célèbre sur la rive droite du fleuve Sénégal. En plus de ce court séjour, El Hadj Malick, profitera de son voyage à La Mecque pour nouer des liens dans le monde arabe.
Il voulut saisir l’occasion de ce voyage vers La Mecque, en 1889, pour faire un détour à Fès afin de se recueillir sur la tombe d’AÎmad Tijânî. Ce vœu ne s’est pas réalisé dans ce monde profane, jusqu’à sa mort en 1922. Il fut, par ailleurs, un grand ami du Cheikh Mawlûd Fall, disciple de Cheikh Muhammad al-Hâfiz et d’autres notables et grands muqaddams.
La personne d’El Hadj Malick est incontournable dès lors qu’il s’agit de la Tijâniyya au Sénégal et surtout en pays wolof. Il a contribué de manière considérable à la propagation de la confrérie à l’intérieur du Sénégal. Si El Hadj Omar Tall est l’apôtre de la Tijâniyya dans la sous région ouest-africaine, El Hadj Mâlick, lui, a été pour beaucoup dans l’œuvre de sa vulgarisation à l’intérieur du Sénégal. En tous cas, les témoignages sur la vie de Moulay Ali al-Kathirî, un originaire de Fès, indiquent l’intérêt de Tivaouane pour les sciences islamiques et les ouvrages qui y sont consacrés1. Le Professeur Rawane Mbaye, un des rares à se pencher sur cette œuvre inépuisable, considéra la pensée d’El Hadji Malick Sy comme un véritable « pôle d’attraction entre la Sharî ‘a et la Haqîqa » !
L’attachement incontesté de Maodo à Cheikhna Ahmed Tijânî fut tel qu’il vouait un respect profond à la ville de Fès et à ses ressortissants. Mais, à défaut de pouvoir effectuer ce voyage de Fès, il entretiendra des relations constantes avec la Zâwiya-mère et son muqaddam. Il l’invitera, d’ailleurs, dès 1914 à venir visiter Tivaouane, capitale de la Tijâniyya sénégalaise. Cheikh El Hadji Malick reçut les ijâzât de Seydi Ahmad Sukayrij et du Muqaddam Ahmad al-‘Abdalâwî2. Malgré cela, son désir de visiter Fès est resté intact et se p erçoit dans ses poèmes dédiés au fondateur de la confrérie donnant une place importante à la ville de Fès (voir fala budda min shakwâ ilâ-l-lâhi kurbatî). Il l’exprime en des termes très émouvants et affirme toute son « amertume » si toutefois, il ne se rendrait pas auprès de Cheikhna Ahmed Tijânî :
Wa mâ ziltu arjûhâ mina-l-lâhi wahdahû / wa in lam analhâ fayâ marârata ‘îshatî).
Les relations entre la Zâwiya de Fès et celle de Tivaouane, ainsi initiées par El Hadj Malick Sy, vont être perpétuées par ses successeurs, Seydi Ababacar Sy et El Hadji Abdou Azîz Sy Ce dernier personnage occupera une place importante dans la conception que les tidjânes du Sénégal auront des relations avec le Maroc, considérées, avant tout, comme des rapports bâtis sur le partage d’une même confrérie. Ainsi, son fils aîné et premier calife Seydi Ababacar Sy (1922-1957) reçut la visiste, au Sénégal, du petit fils du fondateur de la confrérie Cheikh Muhammad al-Tayyib al-Tijânî en 1948. Cette visite inscrite dans la continuité des rapports entre la famille Sy et le Maroc sera suivie de celle de Sayyid Ben’amar al-Tijânî dès 1951. Rappelons que, de son vivant, El Hadj Malick Sy avait essayé de rapprocher sa famille du Maroc, en l’occurrence son fils aîné, Seydi Ababacar Sy, en lui chargeant d’organiser la visite et la tournée au Sénégal de cheikh Ahmad ibn Sâ’ih de la branche Tijâniyya de la région de Rabat.
C’est cette même volonté qui se manifesta à l’occasion des visites de 1948 et de 1951 lorsque Seydi Ababacar Sy confia son frère et futur calife El Hadj Abdou Aziz Sy d’organiser la tournée des chérifs Ben ‘Amar et Óayyib al-Tijânî, à travers les villes et villages du Sénégal, pour rencontrer les membres de Tarîqa. El Hadji Abdou Azîz Sy effectue une visite mémorable à Fès en 1949. Rappelons qu’El Hadj Abdou Aziz Sy et Thierno Saïd Nourou Tall seront les deux personnalités religieuses sénégalaises à aller accueillir le Roi Mohamed V du Maroc, lors de son escale à Dakar, alors de retour d’exil de Madagascar. D’ailleurs deux émissaires – et non des moindres – seront présents à Tivaouane suite à la disparition de Seydi Muhammad al-ManÒûr Sy, fils d’El Hadj Malick : Sidî Ahmed Tijânî et Chérif Muhammed al-Habîb Tijânî.
Même à la disparition d’El Hadji Malick Sy, en 1922, les rapports entre la ville de Tivaouane et, à travers elle, la communauté tijânie du Sénégal et le Maroc se sont distingués par cette imbrication d’un processus de coopération bilatérale et religieuse pour renforcer les liens historiques entre deux peuples.
Lors de l’inauguration de la Grande Mosquée de Dakar en 1964, El Hadji Abdou Azîz Dabbakh fut désigné pour diriger la prière du vendredi avec deux remarquables sermons prononcés devant Le Roi Hassan II.
Ce rayonnement de la ville de Tivaouane demeure une réalité persistante. Récemment en 1998, le khalife général, Serigne Mansour Sy Borom Daaraji fut désigné, lors du grand rassemblement au Tchad, pour prononcer un discours historique en direction de la Ummah islamique. Ce fait s’inscrit dans la particularité de Tivaouane d’avoir toujours été à l’avant-garde du processus de l’internationalisation de l’islam sénégalais. La qasîda qu’il dédia au défunt roi Hassan II, lors des journées Cheikhna Ahmed Tijiânî, fut considéré par le Ministre marocain des affaires islamiques, Abdel Kabir al-Alaoui Madghrî, comme le plus bel hommage qu’il n’ait jamais entendu.
En fait, les efforts de Seydi El Hadji Malick pour l’islam bénéficient d’une large reconnaissance hors de nos frontières. En 1995, la revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation de Seydi El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutenait que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [le Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya ». Faisant allusion à sa stratégie éducative, la revue Al-Azhar poursuit son témoignage sur le travail de Maodo : « il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité »3
Ses successeurs et petits fils n’ont pas rompu avec cette tradition. Cheikh Ahmed Tidiane Sy Maktoum, fut, lui aussi, présenté par les Editions Dâr Maktabat al-Hayât de Beyrouth en ces termes : « Il est actuellement parmi les hommes qui oeuvrent pour l’intérêt des musulmans et de l’humanité. Il bénéficie de l’estime et de l’amitié sincères de tous les leaders du monde arabe. Ils l’estiment pour sa vision, ses qualités humaines et sa sagesse politique »4.
De même Serigne Abdou Azîz Sy Jr, en plus de ses charges comme l’Ambassadeur de la Tarîqa, avec ses nombreuses tournées européennes et même américaines, auprès des talibés, est présent dans toutes les grandes organisations islamiques dont la Ligue Islamique Mondiale, l’Association mondiale de l’Appel Islamique (AMAI) et d’autres Congrès où il représente le continent africain, tout entier. On peut dire que Serigne Abdou Azîz Sy Junior est prédestiné à ce rôle qu’il joue avec constance. Depuis son plus jeune âge, du temps de son père Serigne Babacar Sy, cet infatigable défenseur de la Tijâniyya et de hadra a fait l’unanimité chez tous les muqaddams et s’est mis au service de la Communauté qui lui doit énormément. Que Dieu lui prête longue vie pour qu’il continue à perpétuer cet héritage et faire encore la fierté de la Tarîqa et de l’islam ! Partout dans le monde des jeunes Tijanes s’inspirent des enseignements de cette Tarîqa Muhammadiya, comme dans le cadre du Forum National sur la Tijaniyya dont la 4ème édition sera tenue à Paris en avril 2008.
Tivaouane mérite ce rayonnement et ce respect que lui voue le monde entier. Dans ce sillage, ses fils se sont toujours distingués par la science et l’ouverture d’esprit qui fait le génie de la Tijâniyya. Ainsi, les prestigieuses Durûs Hasaniyya, cours magistraux organisés par le Roi du Maroc, pendant le mois de ramadan, reçoivent toujours avec autant d’enthousiasme, le fils du vénéré El Hadji Abdou Azîz Sy, El Hadji Malick dit Maodo, à la vaste culture islamique et à la maîtrise inégalée de la langue arabe. Le poème émouvant qui clôtura sa communication, lors de cette assemblée, est resté un chef d’œuvre, encore consultable, dans les Archives de l’Institut des Etudes Africaines de Rabat.
Au-delà de la seule famille Sy, les fils de cette cité de la science et de la piété sont partout dans le monde pour perpétuer cet enseignement et veiller jalousement à l’héritage de Maodo, l’une des plus grandes fiertés de l’espace religieux sénégalais. Le travail de recherche fouillée qui produisit son ouvrage majestueux et inimitable, « Khlâsou Zahab », est mené dans un esprit digne de l’université moderne avec les références classiques telles que le Murûju Zahab d’Al-Mas’ûdî, Tâjul ‘Arûs, Al-Kâmil fi-t-tâtîkh du célèbre Ibn Al-Athîr etc. L’énorme travail fourni par El Hadji Rawane Mbaye mérite postérité et approfondissemnt si l’on pense aux « trésors » jusque-là inexplorés dans Kifâyatu Râghibîna ou Ifhâm al-munkir al-Jâni
Il serait grand temps que cet héritage trouve sa véritable place dans l’étude de notre patrimoine. Il n’est plus concevable qu’une ville qui a joué un si grand rôle dans l’histoire religieuse et intellectuelle du pays ne fasse l’objet d’études sérieuses. De ces recherches, aussi bien le patrimoine national, l’islam et ses adeptes que la jeunesse tireront un grand profit.
Par Bakary SAMBE
L’œuvre de Cheikh Omar al-Foutiyou Tall a permis une large expansion de la Tijaniyya dans toute l’Afrique occidentale. C’est par son biais, en passant par Cheikh Al-Fahim Yoro que Seydi El Hadji Malick Sy reprit le flambeau et porta au plus haut la bannière de la confrérie avec notamment un travail inouï de vulgarisation.
A l’image de celui dont il a hérité, Cheikh El Hadji Malick Sy n’a pas bénéficié de circonstances paisibles pour dérouler sa méthode et sa philosophie. Le fameux principe soufi de Haml adhal wara (supporter les adversités) afin de progresser et mieux servir Dieu les hommes, a guide son action. Serigne Alioune Gueye l’exprime dans sa Marthiya (Ala nafsihi kam Aktharal Durra wal Adha / linaf ‘il baraya wal-ilahi bi marsaddi). Maodo a trouvé le Sénégal ou il a réussi a implanter la Tijaniyya dans une situation plus que désespérante qui pourrait saper le moral des plus détermines (Ata wa biqaul ardi Zulmun wa Zulmatun, nous rappelle Serigne Alioune Gueye). Mais il a réussi à illuminer les cœurs et sauvegarder la flamme de l’Islam dans son expression la plus vitale.
Cette fierté du Sénégal et de la Umma islamique consolidera le caractère Muhammadien de la conduite du Tijani en dédiant sa vie entière au prophète de l’Islam. L’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy est dense et d’une grande variété[1]. Mais la thématique la plus commune est celle du Madîh, panégyriques dédiées au Prophète de l’Islam. Le Khilâçu Dhahab, ce joyau poétique mais aussi mine inépuisable pour tout féru de Sîra (Hagiographie du Prophète) est devenue le symbole et l’illustration de son inimitabilité dans ce genre, trouvant ses origines depuis l’aube de l’Islam. De Ka’b Ibn Zuhayr et Hassan Ibn Thabit à Muhammad Al-Busayrî, on ne peut dénombrer les personnages illustres qui se sont distingués dans cet art prisé des soufis et dans lequel Cheikh El Hadji Malick Sy est un maître incontesté. A qui d’autre doit-on d’ailleurs la démocratisation du Gamou, évènement qui est rentré dans l’ordinaire et célébré un peu partout dans ce pays ?
Grace a Cheikh El Hadji Malick Sy, le musulman sénégalais a ceci d’enviable : vivre en permanente connexion avec la Sira du Prophete à tel point que ce dernier lui devient tout a fait familier. Il a su traduire ce caractère Muhammadien de la Tijaniyya, développé plus haut, en une réalité non seulement conçue mais sentie et vécue.
Qui d’autre mieux que lui a su rendre à Seydina Muhammad (PSL) ce qui lui revient ! Dans chaque facette de sa vie, Seydi El Hadji Malick renvoie tout au Prophète Mouhammad (PSL). Le point d’orgue de cet amour du Sceau des Prophètes et la volonté d’élever, autant que possible, celui-ci à son plus haut degré est l’inimitable Khilâsu Dhahab fî Sîrati Khayril ‘Arab dans lequel il adopte la rime en « m » (d’où l’appellation mîmiyya) et le mètre al-basît tel que le fit Muhammad al-Bûsayrî, l’auteur de la Burdah, quelques siècles avant.
Mais là où Seydi El Hadji Malick Sy innove c’est dans sa connaissance du contexte socio-historique dans lequel vécut le Prophète. Il navigue, constamment, entre la vie du Prophète et l’évocation de ce contexte avec une culture historique qui peut étonner plus d’un. Malgré le manque chronique d’ouvrages de références qui caractérisa son époque, la difficulté de les acquérir, sans parler de la complexité de l’environnement historique qui vit la naissance du Prophète (PSL), Maodo nous abreuve de connaissances sur Rome, Byzance, Chosroes, Anou Shirwân et les autres. Sa connaissance géographique doublée de sa maitrise de l’histoire qui se dégage de nombreux écrits reste encore une énigme et une source d’admiration pour quelqu’un qui n’a quitté le Sénégal que pour le pèlerinage à la Mecque. Lorsque Seydi El Hadji Malick Sy, dans son approche de la vie du Prophète et du berceau de la révélation, le Hijâz, en arrive à donner, avec une précision inouïe, les noms de lieux et de repères encore méconnus par les habitants-mêmes de ces régions, l’on ne peut qu’encore admirer ses efforts inestimables pour l’acquisition du savoir.
Du savoir comme mode d’action et de stimulation spirituelle : la méthode Maodo
Nombreux sont les hommages qui lui ont été rendus, dans ce sens, par les personnages les plus illustres de l’islam en son temps. Mais, à côté de celui de Serigne Serigne Hâdy Touré, Cheikh Thioro Mbacké a exprimé, de la plus belle manière, cette secousse qui venait de toucher l’islam du Sénégal en disant que « c’est un pilier de la religion qui venait de s’effondrer » en cette année 1922 qui l’a vu partir (tahaddama ruknu-d-dîni). Il remarque qu’avec la disparition de Seydi El Hadji Malick Sy, c’est un véritable esprit éclairé qui venait de faire défaut au monde des oulémas (kamâ khasafal qamâru), tel l’éclipse couvrant d’ombres la luminosité de la lune.
Ces témoignages ne peuvent entrer dans le registre de la complaisance car les actes posés par Cheikh El Hadji Malick Sy, eux-mêmes, sont là, intacts et encore plus éloquents. Outre la qualité de leurs auteurs, ces hommages qui sont rendus à El Hadji Malick Sy sont corroborés par son action en faveur de l’islam. Le savoir est son cheval de bataille, et à l’enseignement pour le transmettre, Maodo consacrera sa vie.
L’érudition de Cheikh El Hadji Malick Sy que reflètent la quantité et la diversité de ses œuvres avait même étonné ses contemporains si l’on sait les difficultés de son temps dés qu’il s’agissait des savoirs islamiques. La stricte surveillance de la circulation des livres et des personnes exercée par l’autorité coloniale rendait la tâche encore plus rude. Rappelons la lutte contre ce qui fut appelée « l’influence maghrébine », déclenchée, durant l’entre-deux-guerres, dans le sillage du Rapport William Ponty, pour empêcher l’expansion de l’islam par les échanges entre les deux rives du Sahara. (Ce rapport est encore consultable aux Archives Nationales du Sénégal et celles d’Outre-Mer à Aix-en-Provence.)
Comme les idées et les croyances ont une plus grande mobilité que les humains et les structures, la pensée de Maodo et son enseignement atteindront, malgré tout, les régions les plus lointaines de l’Afrique occidentale. Son œuvre littéraire colossale ne pourrait être dûment analysée dans le cadre de cet article. Il fit beaucoup appel au génie de la poésie pour transmettre son message avec une parfaite intelligence des réalités d’une société où les vers rythmés d’un poème sont plus facilement mémorisables que les fades phrases d’une prose. Sa parfaite maîtrise des techniques de la prosodie arabe (‘arûd) ne fait aucun doute. Le poids des mots et le choc des idées donnent à cette œuvre son caractère éternel. La qâsîda Rayy zam’ân fî sirat sayyid banî ‘adnân, plus connue sous le nom de Nûniyya, reste un témoin de ses qualités littéraires.
La pensée religieuse de Cheikh El Hadji Malick Sy ainsi que son style, sur le plan littéraire, ont marqué toute une génération de muqaddam qui les ont, ensuite, transmis à leurs disciples. Par un système pyramidal, il a su déjouer le plan d’assimilation culturelle des colons et contourner les obstacles devant lui dressés. Cette pensée est dominée par une grande ouverture d’esprit et une modernité avant l’heure. Cela est dû au fait que la confrérie Tijâniyya, une voie particulièrement élitiste, s’est, très vite, confrontée aux populations citadines et à l’élite des villes, véritables laboratoires d’idées et d’ébullition intellectuelle. Ce fait a certainement consolidé la place donnée au savoir et a la quête de la connaissance dans la stratégie de Cheikh El Hadji Malick Sy.
On pourrait penser que son attitude d’esprit à l’ égard du savoir et des sacrifices qu’il requiert ont durablement façonné sa manière d’être et d’agir d’où son penchant pour l’humilité.
Tolérance et modestie au service de l’éducation spirituelle : la leçon du Maitre Maodo
Devant l’impossibilité d’être exhaustif, on pourrait avancer que, généralement, la pensée de Seydi El Hadji Malick Sy est dominée par l’ouverture qu’il a toujours prônée ainsi que la tolérance exemplaire qui marque son discours. Dans un vrai sens de la mesure, il est arrivé à un équilibre ou tolérance n’a jamais rimé avec laxisme et où l’ouverture n’a point empêché son enracinement dans la Sunna et la Tariqa Tijaniyya.
Son célèbre Fâkihat at-Tullâb ou Jâmi’ul Marâm en est un bel exemple. Il y traite des principes généraux de la Tarîqa Tijâniyya et de la discipline du murîd, l’aspirant à Dieu et à la réalisation spirituelle. Conformément à sa sagesse légendaire, El Hadji Malick Sy y soutient que les différences de Tarîqa et d’obédiences doivent être perçues comme de simples différences de goût et non des sources de conflits ou de haine. Il appelle, explicitement, à une reconnaissance des dons et mérites de chaque homme de Dieu qui ne sont pas toujours forcément comparables. Pour Maodo, si les confréries sont différentes et n’ont pas les mêmes conditions, elles reflètent, néanmoins, toutes, les principes fondamentaux du soufisme et l’enseignement du Sceau des Prophètes (PSL). En quelque sorte une plurielle manifestation de l’unicité du but ultime comme dirait Ibn Arabi.
De ce fait, El Hadji Malick Sy instaure la modestie en doctrine et en fait le sage moyen d’éviter les tiraillements et les troubles sociaux. Dans la conclusion de Fakihat at-Tullâb intitulée Khâtimat fî Bayâni Ikhtilâfi awliyâ’i l-lâhi fi t-tarâ’iq wa al-madhâhib (Conclusion sur la divergence entre les Hommes de Dieu), Cheikh El Hadji Malick exprime cela avec une ouverture d’esprit et une tolérance révélatrices de sa personnalité hors du commun (vers 3, 4 et suiv.).
Il emprunte une image pleine de sagesse pour montrer que la réalité religieuse est jalonnée de différences de perception, en rappelant que seuls les courants divergent mais que le destin est commun et qu’on converge, tous, vers la seule et même Vérité éternelle ; celle de Dieu. « Oh mon frère ne critique pas un parfum (musc) alors que tu es enrhumé ! », dit-il, si nous essayons de traduire très approximativement le vers 7 du chapitre cité. Et comme, dans sa vision, « nul de détient le monopole de la Vérité » (pas dans un sens sophiste !), il insiste sur les dangers de critiquer et de stigmatiser la voie d’autrui sans la comprendre et l’avoir expérimentée. Mieux, pour éviter les polémiques stériles et qui attirent la haine (al-mirâ’), Cheikh El Hadji Malick conseille à ses disciples d’avoir la maturité et l’esprit d’élévation qui consiste à ne pas répondre aux attaques. Ainsi, dans une pure tradition soufie, Maodo, conscient des fâcheuses conséquences qui peuvent découler de l’intolérance, du repli sur soi et du mépris des autres, fait de la modestie et du respect, un devoir religieux en soi, en utilisant le terme wâjib (vers 13). Par ce credo, traduit en actes concrets, dans sa vie, El Hadji Malick Sy a su mener une coexistence pacifique avec, aussi bien, ses coreligionnaires que les adeptes des autres croyances.
Cependant, il est une autre facette de son œuvre à travers laquelle s’exprime tout son enseignement spirituel, durablement enraciné dans la démarche propre à la Tijaniyya. C’est dans ces ouvrages qu’il traite de thématiques fondamentales liées au soufisme telles que l’éducation spirituelle, les cheminements de l’aspirant, le Zuhd, les relations sociales (Mu‘âmalât) et le rapport à Dieu. Bref, tout un champ du soufisme déblayé par Cheikh El Hadji Malick Sy, la plupart du temps en poésie par souci pédagogique (plus facile mémorisation), mais aussi à travers des traités comme l’incontournable Kifâyatu Raghibîn[2].
Fidèle à l’attitude d’humilité qui sous-tend toute son action mais aussi sa quête spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy met, toujours, en avant le principe de crainte ou de conscience intime de Dieu (Taqwa). Sans perdre de vue, la facette miséricordieuse, il ne se fie pas non plus aux états d’optimisme excessif que confère aux dévots l’autosatisfaction démesurée. Mais quel que soit le degré de spiritualité, Cheikh El Hadji Malick Sy nous a toujours enseigné que l’aspirant ne peut se passer de la couverture et de l’indulgence de Celui qui est le Seul à savoir toutes les dimensions apparentes ou secrètes de sa personnalité et de ses actes dans toute leur insuffisance par rapport aux exigences de pureté et à la gratitude de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy attire l’attention sur ce fait primordial lorsqu’il lance cet appel (da’awtuka yâ sattâru fa-stur ma’îbatî).
De son maitre, Cheikh Ahmad Tijani, Cheikh El Hadji Malick Sy hérita donc de cette manière d’allier l’excellence spirituelle à la pleine implication sociétale. Maodo le fit par l’éducation et la promotion du savoir. Sa façon d’appréhender le savoir n’est pas du type de l’érudition décalée de la réalité et de la société, ni une forme de gnose sans racine et incapable de produire des ressources spirituellement mobilisables. C’est une connaissance et une éducation spirituelle au service de l’action fidele à l’idéal de la tarbiyyat al-himma.
Si Cheikh Ahmad Tijani a réussi à amorcer cette rupture en matière de tasawwuf au 19eme siècle, c’est qu’il a su traduire les idéaux en réalité et faire de l’aspirant a la réalisation spirituelle un véritable acteur conscient, utile et au cœur de son monde social. Et pourtant, sans fuir ce monde social qu’il a affronté, aidé en cela par sa solidité spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy, a revivifie l’enseignement de Cheikh Ahmad Tijani. Comme l’a si bien exprimé Serigne Babacar Sy (Rabba bila Khalwatin ashabahu alanan…etc.), voici qu’une voie se singularise par une intense spiritualité doublée d’une forte implication sociétale tout en atteignant l’idéal de l’istiqama (droiture).
El Hadji Abdou Aziz Sy Dabbakh, désignait Maodo, à juste titre, par le qualificatif de ‘Alamul Huda (l’incarnation ou l’étendard de la droiture). Entre le Ilm, la connaissance à son plus haut degré qu’il inculquera avec mansuétude et de la manière la plus débonnaire (Hilm) à des générations de Muqaddam, Cheikh El Hadji Malick Sy a produit des résultats difficilement égalables dans la formation d’hommes hors du commun, de personnes-ressources et de valeurs sures au service de l’Islam (Fajahada fiha bi siyasati wa nada, wa ilmin wa hilmin fahtada kullu muhtadi).
Témoignage ne put être plus éloquent dans ce sens, que celui de la Revue Al-Azhar : ‘« grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité’ (Revue Al-Azhar Juin 1995).
Entre Sharî‘a et Haqîqa ou l’art de la conciliation chez Cheikh El Hadji Malick Sy
A la différence de nombreux hommes du Tasawwuf et en veritable dépositaire de l’héritage de la Tijaniyya, Cheikh El Hadji Malick n’a jamais été habité par une quelconque tension ou un balancement entre les impératifs de la Shari’a et ceux de la Haqiqa. Il a su les concilier et ainsi créer une sorte d’harmonie favorable à une vie spirituelle se fondant sur la première en se nourrissant de la seconde. Ce vers tiré de son ouvrage intitulé Kifâyatu Râghibîn résume, à lui seul, une telle attitude d’esprit (wa bâtinun lam yuwâfiq min sharî’atînâ/ fa-ktubhu bil-lâmi lâ bin-nûni kal fitanî) où il exclut toute sorte d’extrapolation mystique non conforme à l’esprit de la Sharî’a. Tout bâtin (ésotérisme) qui contrarie cet esprit est considéré par Maodo comme un bâtil (l’ivraie).
Le plus remarquable de l’expérience de Cheikh El Hadji Malick Sy est ce sens de la mesure et la conscience de l’équilibre entre la Sharî’a et la haqîqa. Il a su rester, sa vie durant, selon l’heureuse expression du Professeur Rawane Mbaye, ce « pôle d’attraction » entre les deux domaines de la connaissance, s’appuyant merveilleusement, sur une donnée essentielle que le saint Coran qualifie de meilleur viatique vers le vrai monde al-Taqwâ, traduit – et certainement réduit – à la « crainte de Dieu », état non mesurable parce qu’intérieur, mais qui se manifeste par les actes. Tous ceux de Maodo, d’après les témoignages de ses contemporains, reflètent cette conscience intime de Dieu.
S’inscrivant dans la pure tradition Seydina Cheikh Ahmed Tijâni, El Hadji Malick Sy a tenté et réussi cette expérience soufie innovée par la Tijâniyya. Comme le prône la Tariqa, Maodo a pu allier éducation spirituelle et plein engagement dans le monde d’ici bas, cette sorte de « retraite au milieu de la société », une tarbiya au-delà de l’abstraction, décelable au visu (‘al-hâl) et à l’action (‘al-himma) tendant résolument vers l’istiqâma, la droiture (Wa man lî bi ‘ustâdhin yurabbî murîdahû/ bilâ khalwatin bal himmatin mithla ahmadî, pleurait Serigne Alioune Guèye à sa disparition).
El Hadji Malick Sy s’est appuyé sur les inépuisables ressources spirituelles de la Tijâniyya en rompant avec le mysticisme des refuges, de la fuite et de l’isolement (comme dans la khalwatiyya), jusqu’à parvenir à la « sacralisation des actes quotidiens » dont parle Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy. De ce fait, l’enseignement de Maodo s’inscrit dans le traditionnel schéma triptyque où, après l’acte de foi (Imân), la soumission manifeste et sincère à Dieu (Islâm), l’aspirant cherche à parfaire son rapport à l’Etre Suprême par l’Ihsân ; l’état ultime où la conscience de Dieu guide les pas du néophyte dans sa quête de la félicité. Un tel projet ne pourrait être mené à bien sans que son porteur se soit agrippé à la Sunna du Prophète (PSL) dont il suit les traces, ‘alâ nahji rasûl, comme le rappelait Serigne Alioune Guèye.
Il est vrai que c’est dans ce domaine de l’observance de la sunna prophétique que les témoignages sur Seydi El Hadji Malick sont sans appel. Ainsi Seydi Tijan Ibn Bâba al-‘Alawî, s’arrête, dans l’élégie dédiée à Maodo, sur sa rigueur et son souci de la référence et de l’authenticité en matière religieuse. Il lie cet aspect de la personnalité de Seydi El Hadji Malick Sy à son attachement au Prophète. C’est à dire que Maodo a toujours su faire vivre le principe de l’amour du Prophète qu’il définit comme intrinsèquement lié à l’action et à l’application de la Sunna. Il le dit dans Khilas Dhahab « wa laysa naf ‘un ‘alâ hubbin bilâ ‘amalin/ wa tâbi ‘an sunnatal mukhtâri faghtanamî », « il n’y a aucune utilité à clamer son amour au sceau des prophètes si cet amour n’est pas matérialisé en action/ Il faut que tu suives la sunna de l’Elu ». C’est pourquoi, en fin connaisseur de Seydi El Hadji Malick, Tijane Ibn Baba l’identifiait à un Bukhârî dans sa rigueur et sa soif de sagesses et de paroles authentiques, mais insiste sur son travail de panégyrique en l’honneur du Prophète Muhammad (PSL) (Fakâna k’abni Zuhayrin fî madâ’ihihi), dit-il en le comparant à Ka‘B Ibn Zuhayr devenu le modèle dans cet art et qui a fortement influencé Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Burda, chantée à Tivaouane durant les dix premiers jours de mois béni de Rabî’al-awwal.
De même fit Cheikh Ahmad Sukayrij dans un témoignage épistolaire adresse aux Tijanes du Sénégal et a sa famille qu’il corroboré plus explicitement dans un autre de ses ouvrages comme son Radd akâdhîb al-muftarîna ‘alâ ahlil yaqîn, pour apporter les preuves de la totale inscription de la Tijâniyya dans la sunna du Prophète Muhammad. Il lui donna comme titre Jinâyat al Muntasib al-‘anî Fî mâ nasabahû bil kadhib Li –Shaykh Tijânî et y recense les accusations gratuites faites à la confrérie, pour les démonter avec verve et preuves à l’appui. C’est cet ouvrage que le grand Muqaddam marocain a choisi pour présenter, Seydi El Hadji Malick Sy, aux côtés d’El Hadji Omar et d’autres illustres personnages, en ces termes : « Parmi ceux qui ont brillamment écrit et composé de manière bénéfique sur la Tijâniyya, on peut citer le legs béni des anciens aux générations suivantes, habitant dans la région du Sénégal, le grand muqaddam, feu Seydi El Hadji Malick ibn Othman. Il a éclairé l’élite comme le commun des mortels en levant le voile (sur les connaissances). Quiconque se penche sur ses œuvres aura la certitude que l’auteur fait partie des grands hommes de Dieu (Kummal al-rijâl) qui ont reçu la grande ouverture divine (‘al-maftûh alayhim). […] Il s’est consacré sa vie durant à l’éducation et a initié un nombre inestimable de disciples à la Tarîqa qui ont témoigné de son observance des recommandations divines, de son intransigeance dans l’adoration de Dieu, de sa disponibilité à servir son pays et ses Hommes tout en se détournant de ce qu’ils possèdent (voir Jinayat…p.81.
La confrérie Tijaniyya est née pour relever un défi et restaurer un ordre. Son destin est d’être contraint à affronter les difficultés, sa singularité réside dans le fait de symboliser l’universalité de l’Islam en réconciliant spiritualité et plein engagement sociétal. C’est une spiritualité vivante qui a amorcé une véritable rupture lui valant tous les mérites mais l’expose, en même temps, comme la citadelle du soufisme, objet de toutes les visées. Mais c’est justement de là qu’elle tire toute sa force. A l’image de la mission Mouammadienne qu’elle catalyse, les défis de toute sorte lui sont inhérents. Sinon elle perdrait sa singularité. Cheikh Ahmad Tijani, en tant que personnage historique comme figure mystique, a marqué son époque tout en fournissant aux générations suivantes leur viatique pour affronter les défis de leur temps. Mais il peut surtout se targuer de pérenniser son enseignement spirituel par les hommes de pensée et d’action qui se réclament de lui. Finalement, son héritage a su perdurer même à l’épreuve du temps et de ses vicissitudes grâce à la conscience du devoir chez ses héritiers de la trempe de Cheikh El Hadji Malick Sy.
Ce dernier n’a-t-il pas assez œuvré pour que les générations futures soient, elles aussi, conscientes du défi qu’ils se doivent, à leur tour, de relever ?
Dr. Bakary SAMBE Institute for the Study of Muslim Civilisations – The Aga Khan University (International) in the United Kingdom – London
La Tijaniya : des origines à l’expansion
Par Bakary SAMBE
Sur le plan historique, la Tijâniyya, évoque, par son simple nom, un ensemble de faits intéressants pour tout spécialiste de l’Islam en Afrique noire au regard du caractère, parfois, politique qu’il a revêtu dans les régions ayant connu l’occupation française. C’est ce qui fait de cette confrérie, un mouvement considéré comme engagé et « averti des réalités de son temps »1. Cependant, elle est parfois méconnue dans le monde arabe, qui n’a plus le même rapport au soufisme que l’Afrique noire où le phénomène confrérique est un élément clé dans la compréhension des sociétés et des pratiques islamiques.
Origines historiques et spirituelles de la Tijâniyya :
La tarîqa doit son nom à son fondateur Cheikh Ahmed Ibn Muktâr Ibn Sâlim al-Tijânî né en 1727 à Aïn Mâdî, en Algérie.
Ce cheikh est célèbre par les nombreux miracles qu’il aurait accomplis. Après sa mémorisation du Coran à l’âge de 7 ans, il se consacra aux autres sciences islamiques dans lesquelles il fut très brillant d’après ses contemporains, comme en témoignent les classiques de la Tijâniyya tels que Munyat al-Murîd. Au terme d’une étude approfondie sur les savoirs islamiques, il optera pour le soufisme qu’il alliera à une stricte observance des pratiques de l’Islam ; ce qui selon al-Jawsaqî2 fait de lui un soufi « peu ordinaire ». La confrérie qu’il a fondée insiste sur le fait que l’aspirant à la sainteté doit être d’abord irréprochable pour ce qui est des piliers et des enseignements et dogmes fondamentaux de l’islam. La biographie du cheikh se confond avec l’historique de la confrérie. La naissance de cette dernière marque l’aboutissement des différentes étapes de sa vie mystique.
Son pèlerinage à la Mecque à l’âge de 36 ans constitue une étape décisive dans le chemin qui le mènera vers les « illuminations ». Comme pour la majeure partie des soufis, il est passé par plusieurs voies dont la Qâdiriyya, la Nâsiriyya et la Kalwatiyya. Il créera sa propre confrérie à l’issue d’une entrevue qu’il aurait eue avec le Prophète Muhammed (PSL) qui lui donnera l’ordre de créer la Tijâniyya, Tarîqa al-Ahmadiyya al-Tijâniyya.
Cette rencontre mystique se serait déroulée dans le village d’Abû Samghûn, non loin de son village natal, Aïn Mâdî, dans l’Aghouat algérien. La référence suprême de la confrérie, les Jawâhir al-Ma‘âni, (Perles des sens) soutient même que le cheikh a fait cette rencontre avec le Prophète « à l’état de veille et non de sommeil ». Evidemment, cet épisode de la vie du cheikh est celui qui suscite le plus de controverses et de critiques provenant surtout des tenants du salafisme.
Toute sa vie durant, le cheikh s’entourera de nombreux disciples dont le plus grand fut le muqaddam El Hadj Ali ibn Issâ, plus connu sous le nom Sîdî Ali Hrâzim Barrâda, qu’il choisira pour sa succession avant de mourir le 19 Septembre 1805. Son mausolée se trouve à Fez, au Maroc. Il est important de rappeler, que c’est suite aux persécutions dont il fut l’objet en Algérie de la part des autorités ottomanes, que Cheikh Ahmad Tijânî se réfugiera à Fez, où il bénéficia de la protection de Moulây Soulaymân.
Nombreux sont ses adeptes sénégalais qui s’y rendent en pèlerinage tous les ans lors du retour de la Mecque. L’étape de Fez, via, Casablanca faisait partie de l’itinéraire du Hajj et ce, même sous la colonisation française comme en atteste les témoignages du rapport du Commandant Nekkach (Archives de l’Afrique Occidentale Française).
Implantation de la confrérie au Sénégal :
La Tijâniyya s’est implantée au Sénégal dans le cadre des relations entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. Mais, cette fois-ci, elles ont pris une autre tournure : l’Afrique noire et la Tijâniyya ont pris contact à la Mecque, en Arabie.
En effet, en 1827, un jeune marabout du Fouta Toro, El Hadj Omar Tall, se rendit au pèlerinage où il y rencontra un des grands muqaddam de la Tijâniyya, Cheikh Muhammad al-Ghâlî. Après son initiation à la tarîqa, Omar al-Fûtî restera trois ans au service de ce muqaddam qui le désigna comme Calife de la Tijâniyya en Afrique Occidentale. Le marabout commencera à prêcher la nouvelle voie dès son retour au Sénégal. Il serait même difficile de parler de l’expansion du tidjânisme sans évoquer la vie d’El Hadj Omar, tellement elles sont liées. C’est lui ou ses petits-fils qui initieront tous les futurs disciples constituant aujourd’hui les différentes branches de la confrérie au Sénégal.
El Hadj Omar Tall, « apôtre » de la Tijâniyya en Afrique Noire :
Ce personnage difficile à présenter, est très disputé entre les historiens de l’Islam qui en font un « grand conquérant » et les nationalistes africains pour qui, il demeure le symbole de la lutte anti-coloniale. Sa biographie est donc particulièrement controversée.
Il serait né vers 1796-1797 à Halwar au Nord du Sénégal, dans l’actuel département de Podor (Région de Saint-Louis). Hassan ibn Hassan, soutient que son père fut un des Almoravides dont il ne cite pas le nom, alors que la plupart des historiens reconnaissent ses origines sénégalaises en situant sa naissance sur la rive gauche du Sénégal dans l’ancien royaume du Walo.
Le cheikh mémorisa le Coran à l’âge de 12 ans, puis s’intéressa au fiqh, la jurisprudence musulmane, au tajwîd, technique de lecture du Coran, à la langue arabe et aux sciences. Il fit le passage obligé de l’époque à l’école cayorienne (ancien roy. Du Sénégal précolonial) de Pire Saniokhor un de ces « foyers ardents » de l’islam sénégalais. Le débat houleux sur sa vie politique a quelque peu obscurci le personnage religieux qu’il était. El Hadj Omar Tall reste célèbre, aussi, pour sa vaste culture islamique. Rappelons qu’il est l’exégète des Jawâhir al-Ma‘ânî (les Perles des Sens), la « Bible de la confrérie » sous le titre évocateur de Rimâh fî hifz Jawâhir al-ma‘ânî (Flèches pour la sauvegarde des perles des Sens).
Tous s’accordent que sans cette exégèse, le texte demeura longtemps incompréhensible. Il acquiert une grande expérience religieuse avec ses nombreux voyages dans les capitales islamiques de l’époque. Du Bornou (Nigeria) où il bénéficia de l’asile chez Ahmed Bello. Il se retrouvera au Nigeria puis au Macina avant de regagner le Fouta Djallon dans l’actuelle Guinée.
Une grande partie de son action fut consacrée à l’expansion du Tidjânisme. Son époque fut marquée par l’intrusion coloniale en Afrique de l’Ouest. Son oeuvre ne pourrait que participer au rétablissement d’un ordre socio-politique menacé. Il adopta La Tijâniyya comme modèle à la fois social et religieux. On ne peut compter, par ailleurs, les violentes critiques dirigées contre ce personnage visant à nuire à son image religieuse. Mais du fait qu’elles viennent, dans leur grande majorité, des autorités coloniales ainsi que de quelques islamologues encore trop marquées par leurs thèses, elles ne semblent en rien convaincre un grand nombre de sénégalais. On reproche, en effet, à El Hadj Omar d’avoir massacré des musulmans qâdirs qu’il voulait, à tout prix, « convertir au Tidjânisme » selon Khadim Mbacké3.
La stratégie d’El Hadj Omar consistait à unifier les musulmans de la région autour des mêmes objectifs afin d’en faire un noyau de résistance à la conquête française. Or cette dernière, comme d’habitude, voulait jouer la carte des minorités en vue d’une dislocation de l’Empire Toucouleur4 alors sous l’égide de l’Almamy.
El Hadj Omar a formé des disciples qui ont poursuivi son œuvre. Parmi eux, son fils Ahmadou Cheikhou que les Français ont combattu manu militari, le considérant à l’instar de son père, comme un véritable danger contre leurs intérêts. En tout état de cause, El Hadj Omar aura, sur le plan religieux, marqué son époque et certains n’ont pas hésité à voir en lui le nouveau Mahdi venu « sauver » le Soudan Occidental.
La plupart de ses disciples ne croit pas en sa « mort » en 1864 lors d’une rude bataille contre les troupes françaises ; évoquant simplement une mystérieuse disparition dans les falaises de Bandiagara.
L’expansion de la Tijâniyya doit beaucoup à son oeuvre et à celle de ses successeurs tels qu’El Hadj Ablaye, Ibrahima Niass, et notamment Malick Sy, qui inscrivit sa démarche dans la continuation du grand Almamy (Imam en Peul). Les Muqaddam que ce dernier a formés, ont ensuite répandu les enseignements de la confrérie dans leurs provinces d’origine. Ce travail d’expansion de la confrérie se poursuit aujourd’hui dans la dispora sénégalaise d’Europe et surtout en France avec la tenue annuelle d’un Forum national sur la Tijaniyya depuis 2005.
La tijâniyya qui regroupe aujourd’hui 50 % de la population du Sénégal s’est scindée en plusieurs familles représentant les différentes sensibilités à l’intérieur de ce vaste courant soufi. Contrairement aux idées reçues, cette confrérie est numériquement beaucoup plus répandue au Sénégal que le Mouridisme. Elle est simplement subdivisée en obédiences et « maisons ». Ce qui constitue une certaine diversité des enseignements et des orientations. Il faudra noter la croissance numérique de la confrérie en Afrique notamment au Nigeria et dans les pays anglophones avec le rayonnement spectaculaire du Mouvement Fayda Tijaniyya des disciples d’El Hadji Ibrahima Niass dit Baye Niass.
Caractéristiques et pratiques de la Tijâniyya :
Nous l’avons vu plus haut, la Tijâniyya est une voie d’origine maghrébine, introduite au Sénégal par El Hadj Omar Tall. Essayons à présent d’en définir les caractéristiques.
La Tijâniyya est l’une des dernières voies soufies à faire leur apparition. Pour mieux comprendre cette confrérie, il faudra toujours prendre en compte un fait fondateur : les tijânî croient au caractère spécifique de leur voie. Ils fondent cette croyance sur une similitude et une comparaison. Les musulmans voient en l’Islam la dernière religion révélée et la récapitulation des messages divins précédents. De même, les tidjânes considèrent leur confrérie comme l’aboutissement de toutes les voies antérieures. De plus, pour eux, Sîdî Ahmed Tijânî est le sceau des Saints, Khâtim al-awliyâ, comme Mouhammad celui des Prophètes Khâtim al-anbiyâ. En fait, cette confrérie essaye d’opérer une « révolution » du soufisme dans les pratiques et les conceptions.
Elle veut marquer une rupture dans la pratique du mysticisme. Il ne s’agira plus du soufi enfermé ou retiré dans le désert loin des préoccupations « temporelles », mais du mystique essayant de traduire la force du dzikr et de la prière en moyen d’affronter le quotidien. Comme en témoigne Serigne Babacar Sy dans un célèbre vers, en parlant de Sîdî Ahmad Tijânî, : « Il a éduqué, ses disciples, sans khalwat (retraite spirituelle), jusqu’à ce qu’ils empruntent le droit chemin, Dieu l’a vraiment comblé de ses dons ». Dans l’enseignement de la Tijâniyya, il y a un grand souci de conformité aux préceptes de l’islam. Le Cheikh avait largement insisté sur ce point, comme en atteste les ouvrages de muqaddam le réitérant.
Selon le célèbre Amadou Hampâthé Bâ, membre de la confrérie, La Tijâniyya « correspond aux conditions de notre époque » et qu’elle « présente une analogie analogie parfaite avec les trois piliers de l’enseignement des Oulémas »5 à savoir îmân, islâm et ihsân (la Foi, la Soumission et la Bienfaisance). Au regard de l’importance des invocations (dzikr), dans la pensée soufie, les tijânî en ont fait le fondement même de leur confrérie.
Les trois piliers de la confrérie étant :
-le lâzim6 ou al-wird al-lâzim :
Ce sont les « invocations obligatoires ». Le lâzim est récité matin et soir. La lecture de la salât al-fâtiha en est le moment fort. En plus de cette prière, le fidèle doit demander, cent fois, pardon à Dieu Istighfâr, répéter lâ ilâha illa llâh (il n’y a d’autre divinité sinon Allah) une centaine de fois aussi.
-la wazîfa :
Ce sont des dikr que l’adepte peut faire soit individuellement ou collectivement avec ses confrères. Dans ce dernier cas, elle est chantée. Les tijânî la récitent en groupe en formant un cercle.
Elle revêt un caractère très solennel, surtout au moment de réciter la Jawharat al-kamâl (12 fois) « Perle de la Perfection » dictée, selon les tijânî, à leur cheikh par le Prophète Muhammed (PSL) et qui se présente dans l’assistance dès la septième fois.
-la hadrat al-Jumu‘a :
Elle signifie « Présence du Vendredi ». Cette pratique regroupe tous les fidèles tijânî, tous les vendredis, entre les prières d’al-‘asr (après-midi) et celle d’al-Magrib (coucher du soleil) dans les mosquées. Les disciples répètent un nombre de fois indéfini la formule lâ ilâha illa llaâh (mille fois au moins).
Les tijânî semblent être très rigoristes quant aux conditions d’affiliation à leurs confréries. D’une manière générale, une grande importance est accordée à la fidélité d’où quelques critiques à leur égard. D’aucuns comme Khadim Mbacké de l’IFAN reprochent à cette voie de trop insister sur la stricte fidélité au cheikh, en imposant à ses prosélytes de ne pas pratiquer un autre wird en même temps que le sien, et voient donc dans ces restrictions un manque d’ouverture. Mais Amadou Hampâthé Bâ, estime au contraire, que cette imposition est très sage, car chaque confrérie dispose de sa méthode d’éducation mystique. Selon lui, bien que « tous les wird mènent à Dieu », le disciple doit avoir un seul maître car « qui trop embrasse mal étreint ». Bâ soutient, en fait, que ces restrictions ne sont qu’une façon de préserver le novice de « dispersion spirituelle ».
C’est ainsi que cette confrérie a participé à l’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest où sa pratique est encore plus vivante qu’au Maghreb qui l’a vu naître. Les confréries ont réalisé, contrairement aux entreprises « jihadistes », l’islamisation en profondeur des sociétés africaines. Contrairement à la situation présente du soufisme et des confréries dans le monde arabe, les confréries sont une donnée fondamentale dans l’islam africain.
Au-delà de son rôle socio-culturel voire politique, la Tijâniyya a joué un rôle de premier plan dans l’affermissement des relations arabo-africaines surtout maroco-ouest-africaines. Par le biais de cette confrérie, se sont tissés des rapports entre oulémas maghrébins et africains7. Cette confrérie, parfois, méconnue, dans son pays d’origine (Algérie) et au Maroc a été pendant plus de deux siècles la jonction entre ce qui fut appelé par les historiens arabes le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) et les contrées les plus lointaines du monde arabe et surtout maghrébin qui y exportera, entre autres, le Malikisme, le dogme ash’arite et les classiques du Fiqh du Mukhtasar de Khalîl au Matn d’Ibn ‘Ashir et la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî.
La méconnaissance de ces liens et de cette histoire, de l’islam soufi contemporain ainsi que la nécessité d’une prise en compte de la différence des réalités islamiques en France, ont abouti à l’idée de la tenue d’un Forum national sur la Tijâniyya, l’une les plus répandues dans le monde musulman.
Notes :
1 Marone I. Tidjânisme au Sénégal ; Bullet de l’IFAN Série B, T XXXII, Janv70
2 voir al-nafahât al qudsiyya fi-s-sîrat al-ahmadiyya, Beyrouth, Année ?
3 K. MBACKE :Soufisme et confréries religieuses au Sénégal, Dakar 1995 p41.
4 – les Toucouleurs et les peuls sont les deux composantes du groupe éhnique appelé Halepoular (Peuls). Ils sont originaires de la région du fleuve Sénégal.
5 – Bâ Amadou Hampathé : vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara, Paris , Seuil 1980 pp 230-231
6 – le mot lâzim signifie « obligatoire » en arabe.
7 – Voir la thèse de Bakary SAMBE, L’islam dans les relations arabo-africaines, sous la direction de Chérif ferjani et de Lahouari Addi, GREMMO – Maison de l’Orient, Univ-Lyon 2, décembre 2003.