Pour une approche critique du concept d’ »islam noir »

Par Bakary SAMBE

D’un islam « spécifique » à un islam « paria ».

Les années trente ont inauguré, au Sénégal et dans les colonies d’Afrique occidentale française, l’ère d’un colonialisme aux forts relents d’humanisme. Malgré l’arrivée du Front Populaire au pouvoir, en France, l’idée coloniale faisait presque encore l’unanimité. Simplement, il fallait lui trouver des fondements humanistes qui la rendrait plus « acceptable ». Dans ce contexte, la stratégie assimilationniste fit un peu de place à celle de la connaissance et de la compréhension du colonisé et même, quelques fois, à la reconnaissance des cultures, voire au culte des particularismes locaux.

Dans cette atmosphère sociopolitique, une meilleure connaissance de l’islam en général, devint alors une priorité et pas seulement en Afrique noire. Toute une politique est alors mise en œuvre afin de favoriser des études sur cette religion. Mais on voulut, délibérément, pour le cas de l’Afrique noire, définir une « politique musulmane » spécifique, différente de celle ayant cours dans d’autres colonies, notamment celles du Maghreb voisin.

L’enjeu était de différencier l’islam africain ou « noir  » de celui du Maghreb ou du monde arabe. Signalons, toutefois, que cette volonté de distinction abusive n’a jamais accueilli l’enthousiasme de tous[1]. Si elle a donné un cadre conceptuel à des études pionnières sur l’islam sénégalais, elle n’a pas manqué d’irriter certains cercles religieux, notamment réformistes à l’époque dont les arguments sont aujourd’hui repris par une nouvelle génération penchant plutôt pour une simple expression locale d’un islam « universel ».

Ceux qui s’étaient insurgé contre l’appellation d’« islam noir » y voyaient, donc, une manière de sous-estimer cette forme de religiosité à laquelle fut assigné, de fait, un statut intermédiaire entre l’animisme africain et le monothéisme islamique qui ne pouvaient, selon les milieux coloniaux et certains nationalistes africains, s’accommoder de l’ontologie négro-africaine.

Derrière cette notion largement relayée à l’époque, il y avait une conception paternaliste, voire, quelques fois, raciste, des musulmans africains assimilés à une frange inférieure, à la limite du folklorique[2], par rapport à l’islam « authentique ».

Au-delà de ce fait, c’est, surtout, l’orientation pragmatique des études sur l’islam au Sénégal qui retient l’attention. Il n’était pas étudié simplement pour être connu mais surtout pour être surveillé et contenu. C’est cette orientation qui a fini par déterminer les fondements théoriques sur ce champ qui en souffre encore. Malheureusement les générations de chercheurs africains lourdement influencés par l’école de française de l’africanisme ont perpétué cette thèse qui ne résiste plus à l’épreuve d’une critique simplement historique.

Il faut dire, aussi, que leur marge de manœuvre était des plus réduites si l’on sait les particularités de certains centres de recherche.

Avec cette posture dommageable pour une meilleure connaissance de l’islam en Afrique, on avait toujours du mal à distinguer, dans ces études, le chercheur aux intentions scientifiques du « commis colonial » en quête de renseignements sur une question au centre des préoccupations de la Direction des Affaires musulmanes et des Affaires politiques. Le Front Populaire avait innové dans ce sens en créant, en 1936, le Centre de Hautes Etudes d’Administration Musulmane (CHEAM)[3].

L’objectif en était de « parfaire la formation technique, des administrateurs français, civils et militaires, des officiers, des magistrats, professeurs, économistes qui exercent leurs fonctions à l’étranger surtout dans les pays d’influence musulmane »[4].

Mais, en réalité, la véritable mission politique du CHEAM fut précisée dans une lettre de Marius Moutet, alors ministre des Colonies, adressée au Gouverneur Général de l’Afrique occidentale française, Marcel de Coppet.

Le Ministre des Colonies affirmait : « notre grande colonie africaine ne pourra pas entièrement être tenue à l’écart de l’évolution qui se poursuit dans le monde de l’islam et il est plus que jamais nécessaire que nos administrateurs puissent, par leur formation, aussi bien dans les cercles qu’auprès de votre Gouvernement général, se renseigner, quotidiennement, sur les tendances nouvelles, l’origine des propagandes pernicieuses, et déceler, avant qu’ils ne se manifestent ouvertement, des mouvements de nature à contrarier l’action de notre administration  »[5]. C’était là des consignes pour parer à la « contagion » des colonies africaines par le nationalisme et l’anticolonialisme montants dans le Maghreb d’alors et les autres pays musulmans.

Malgré l’échec de cette « politique musulmane », l’étude de l’islam en Afrique s’est enrichie par des recherches conséquentes cependant dispersées et sans continuité. Car, en effet, les aléas politiques de l’avant-guerre n’ont pas permis la stabilisation du personnel en charge de telles études. Finalement, on s’est rabattu sur une politique qui, bien que favorisant la recherche sur cet islam, s’est contentée de mettre sa connaissance au service des objectifs coloniaux.

Il fallait, donc, théoriser cet islam et le promouvoir sous sa forme la plus « spécifique » à tout prix. Ainsi, vit le jour la théorie de l’« islam noir ». Cet islam fut conçu de la manière la plus schématique, comme une forme de « religion originale » qui, par le caractère « enfantin » et « superstitieux » du Noir, se serait éloignée de l’« ’islam originel », lui, pratiqué par les seuls Arabes. Au regard de ses tendances, « animistes » à certains égards, on le qualifia alors de « vagabondage islamique ». De cette spécificité largement cultivée et entretenue on tirera même la conclusion selon laquelle, l’islam africain serait inférieur.

Cependant, le fait le plus regrettable n’est pas la vision caricaturale née de toutes ces considérations, fruits d’un contexte socio-historique déterminé : c’est surtout sa marginalisation universitaire en Europe mais surtout dans le monde arabe.

On ne peut que déplorer le peu de place qui est faite à l’islam en Afrique et à ses différentes expressions dans les études islamologiques. Cette non prise en charge scientifique est liée à un sentiment selon lequel cet islam serait périphérique par rapport à l’ensemble du monde musulman qui n’a pas cessé, par l’actualité et l’histoire, de focaliser leur attention.

Christian Coulon a essayé de trouver une explication à ce fait qui n’a jamais obéi à des critères objectifs. Selon lui, « l’islamologie académique a épargné l’Afrique noire, sans doute, parce que les musulmans vivant au sud du Sahara paraissaient être loin du cœur de l’islam, de la civilisation islamique, référence obligée de toute littérature savante »[6].

C’est dans cette croyance en un islam africain isolé du reste du monde musulman qu’il faut chercher l’origine de tels préjugés défavorables. Mais il faut toujours qu’une telle opinion n’a jamais recoupé la réalité historique. Faudrait-il encore que des recherches sérieuses libérées des préjugés comme du culturalisme viennent réinvestir ce domaine qui n’a que trop souffert d’une marginalisation injustifiée.

 

 

 


 

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