La République en danger … à cause du voile !
Par Raphaël LIOGIER, Professeur des universités à Sciences Pô Aix-en-Provence, Directeur de l’Observatoire du religieux,
Contrairement à l’image menaçante répandue dans le grand public français les musulmans constituent indéniablement une des minorités sociales les plus pacifiques, les plus tolérantes, les plus calmes et les plus respectueuses des valeurs et lois de la République. Malgré cela, depuis le début des années 80 en particulier, son image s’est dégradée, devenant la cible de discriminations non seulement populaires (refus devenu banal de vendre ou de louer un appartement, de donner un stage ou un travail à un « arabo-musulman ») mais, ce qui est plus préoccupant, de discriminations institutionnalisées et, depuis 2004, légalisées.
Pourtant, les musulmans ne réagissent pas, compréhensifs vis-à-vis des frayeurs populaires, surtout depuis les attentats meurtriers du 11 septembre. C’est ainsi qu’ils ont accepté sans broncher de devenir les boucs émissaires privilégiés de ceux qui se pensent comme les « français de souche », se disant, sans doute, que la situation finirait bien par s’améliorer, que les préjugés finiraient par fondre devant leur comportement irréprochable. La loi du 15 mars 2004 interdisant le simple voile considéré comme musulman à l’école publique, accompagnée de toute une rhétorique juridique destinée à faire comme si tous les signes religieux étaient mis sur le même plan, ne les a pas trompés. Ils savaient qu’ils étaient dans le collimateur en raison de leur islamité doublée, souvent, de leur arabité, et pour rien d’autre, et ils décidèrent néanmoins de se soumettre à la loi, de l’appliquer scrupuleusement malgré tout, histoire de démontrer leur civisme. Pourtant, malgré tous leurs efforts, aujourd’hui encore plus qu’hier, lorsqu’un voyou caillasse un policier, lorsqu’un vol à la tire est commis dans une cité dite difficile, les « arabo-musulmans » qui « noyautent » les « quartiers » sont inlassablement associés à cette situation chaotique, même si justement, ils se battent tous les jours pour un retour à l’ordre, pour l’alphabétisation, pour l’éducation, contre le vandalisme, contre l’alcool, contre la drogue, contre les comportements anti-sociaux.
Revenons en arrière. Début des années 80, pour la première fois sont entendues les expressions de « sauvageons des cités », d’islamisation des « quartiers », mais c’est surtout la période de sortie brutale des 30 glorieuses, le passage de la prospérité économique à un chômage endémique qui touche non seulement les milieux ouvriers mais aussi les classes moyennes. C’est aussi à ce moment que la deuxième génération des français issus de l’immigration, français de naissance donc, se prend en main, passant du statut de minorité passive, subissant le regard de l’autre, à celui de minorité active, volontairement visible. Cette nouvelle façon de se comporter se traduit aussi par le fait de redécouvrir l’islam. Cette conjonction entre une crise économique forte qui touche toute la population et l’émergence de cette nouvelle minorité arabo-musulmane clairement française, installée définitivement « ici », sans oublier le contexte international de la première grande vague de terrorisme islamique, en Algérie en particulier, va engendrer un phénomène de rejet viscéral, incontrôlable rationnellement, qui sera dans un premier temps contenu, en quelque sorte, par les pouvoirs public qui cherchèrent à naturaliser l’islam, à le sculpter « républicainement », à lui donner une apparence « présentable » (par exemple en cherchant à tout prix à mettre en place une institution représentative des musulmans de France).
1989, première affaire du voile qui défraie la chronique assortie de discours haineux et des premières mesures publiques destinées à endiguer le phénomène. Puis, ce sera le 11 septembre. Entre temps, la France est passée d’une crise économique, à une crise sociale et bientôt à une crise symbolique profonde, dont l’aboutissement est le débat récent sur l’identité nationale. Ce pays, jadis centre intellectuel et culturel, s’est transformé en périphérie du monde anglo-saxon et bientôt de l’Asie. Le cinéma français sous perfusion a perdu de son lustre, la littérature française n’est presque plus traduite, la création artistique française est de moins en moins présente hors de l’Hexagone, bref la fameuse exception française n’est plus fameuse qu’ici. Emportés dans le tourbillon de la mondialisation, les français ont besoin de désigner des coupables pour ce désastre, des boucs émissaires qui, suivant la définition de René Girard, doivent être suffisamment visibles, différents, pour être visés, et suffisamment présents, proches, pour être à portée de main. C’est pour cela que le comportement irréprochable des musulmans, qui depuis 30 ans cherchent à se faire oublier, à vivre en bonne entente, n’y change rien. L’évolution des choses leur échappe complètement, parce que c’est un problème social qui touche l’ensemble de la société française, indépendamment de ce que font ou de ce que sont les musulmans.
Pour preuve de ce climat délétère délirant, la profonde irrationalité des arguments soulevés tour à tour pour interdire le voile intégral : argument féministe, alors qu’il est évident que ce voile est volontaire et n’a rien à voir avec la situation afghane, saoudienne ou autre ; argument humaniste, affirmant qu’on ne peut être digne d’être citoyen si l’on ne montre pas ses yeux, c’est ainsi qu’un des chroniqueurs du Grand Journal de Canal Plus devant une femme en voile intégral lui assènera qu’il ne peut lui parler parce qu’il ne la connaît pas ne pouvant distinguer ses yeux, alors même qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée d’imposer aux multiples stars en lunettes noires reçues sur le même plateau une telle exigence ; argument sécuritaire, fondé sur l’idée étrange que l’on peut se cacher derrière le voile pour commettre un attentat ou pratiquer le vol à la tire, comme on peut le faire aussi derrière un casque de moto ou des bandages à la sortie de l’hôpital ; argument théologique, plutôt cocasse en situation de laïcité théorique, qui s’inspire d’interprétations coraniques reprises par les représentants de l’Etat ; et enfin, argument épidémique, s’en prenant à cette « gangrène » qui infiltre notre beau pays et le défigure. Ce dernier argument étant le plus répandu, celui qui revient toujours en dernière analyse, et qui est pourtant le plus irrationnel, fondé sur un rejet épidermique de l’autre. Il suffit de voir à quel point aujourd’hui on le retrouve non seulement dans les sites internet néo-templiers, nationalistes, et d’extrême droite en général, mais aussi, de plus en plus, dans les forums des grands journaux.
Mais le plus grave n’est pas là, car cela pourrait rester une folie populaire passagère comme il y en a tant. Le plus tragique est qu’une grande partie de la classe politique encourage et amplifie cette vague sans précédente de xénophobie. Je crois sincèrement que c’est cela la décadence, lorsqu’un nombre croissant de politiques sont corrompus par la plus vile des corruptions, non pas celle de l’argent typique du tiers-monde, mais la corruption populiste, qui conditionne des tactiques de carrières à l’exclusion de tout intérêt général. Car il est évident que la plupart des hommes politiques ne peuvent pas croire sérieusement que le voile intégral, qui ne concerne que quelques centaines de jeunes femmes un peu excentriques, qui, de surcroît, sont individualistes, dépolitisées, avec des idées et croyances proches de celles du new-age, menacent l’ordre public. Le phénomène en lui-même intéresse très peu la classe politique, pour preuve l’attitude de la Mission d’information de l’Assemblée Nationale qui n’a pas vraiment cherché à s’informer sur le sujet, mais seulement à auditionner le plus souvent des idéologues dont les discours étaient déjà connus, qu’ils soient « pour » ou qu’ils soient « contre » le voile intégral.
L’affaire du voile intégral, comme l’affaire Dreyfus jadis, manifeste un problème de société beaucoup plus profond, typique des dérives de notre époque : c’est l’ « opinion » qui construit la réalité légitime, même si cette opinion est elle aussi construite par ceux qui la suivent ! Les publicitaires bien sûr, mais de plus en plus souvent les politiques, les intellectuels, les artistes, envoient des signes à « l’opinion » en fonction des signes qu’ils reçoivent d’elles. C’est pourquoi la plupart des hommes politiques – ce qui n’était pas encore le cas dans les années 80 – consultent de plus en plus rarement des spécialistes de l’agriculture lorsqu’ils veulent faire une loi sur ce sujet, mais des conseillers en communication, autrement dit des spécialistes en signes, et ils se posent une seule question : quels signes pouvons-nous envoyer pour être le mieux perçu, le mieux apprécié possible ? Nous sommes entrés dans l’empire des signes décrit et décrié par Baudrillard !
Avec l’affaire du voile intégral ce cercle vicieux a atteint son paroxysme, favorisé par une classe politique dont nombre de membres ne croient plus en rien sauf à leur réélection, ne consultant que des experts en sondages et communications, et qui, se faisant, au lieu de juguler l’angoisse populaire fondée sur la méconnaissance, travaillent à l’amplifier, pour des raisons de basse tactique. Pour les uns afin d’apparaître en héros présidentiable, pour les autres afin de faire un croche patte à un concurrent. C’est l’effondrement de toute politique au sens d’Annah Arendt auquel nous assistons. En outre, une telle attitude d’apprenti sorcier, profondément irresponsable et cynique, est en train, pour le coup, de toucher maintenant la République dans ses fondements historiques. Dans les forums des grands journaux de nombreuses voix s’élèvent pour demander l’abolition de la Constitution et de son Conseil Constitutionnel, du Conseil d’Etat, institution ringarde ; et pour certains même, ce sont les Droits de l’homme qui ne sont plus adaptés à cette « situation d’urgence » ! Amnesty International a beau lancer une déclaration solennelle, plus rien n’y fait, la haine s’est répandue comme une traînée de poudre, le racisme et l’islamophobie se donnent maintenant la main, soutenus par les parlementaires qui veulent en finir eux aussi, en termes à peine dissimulés, avec la Constitution et les institutions trop gênantes. Ce n’est pas un hasard si dans le même temps, on entend des voix d’élus qui voudraient faire censurer un film qui évoque un événement douloureux de l’époque coloniale française, ce n’est pas un hasard si j’ai dû annuler dernièrement la soutenance de thèse d’un de mes doctorants marocains qui n’a pas obtenu de visa malgré la convocation de l’école doctorale… française, ce n’est pas un hasard si l’on songe sérieusement à retirer la nationalité française à « certains » français (alors que l’on ne saurait envisager cela pour un simple tueur en série, si toutefois il s’agit d’un tueur français « de souche » !).
Aujourd’hui, la République est menacée par certains de ceux qui, se faisant, usurpent l’honneur de la représenter, pour cause de démagogie maladive, prêts sans sourciller à jeter aux orties des siècles d’histoire, autrement dit la République elle-même avec tout ce qu’elle contient, et d’abord sa Constitution qui est, comme le mot le dit bien, son ossature, sa substance intime, ce qui fait de la France à proprement parler un Etat de droit, un Etat dans lequel il ne suffit pas d’être majoritaire pour avoir raison, mais dans lequel il faut aussi être juste. C’est l’Etat de droit qui est aujourd’hui fragilisé, et nullement à cause des musulmans. Cette période ressemble, toute proportion gardée bien sûr, à l’Allemagne de l’Entre-deux-guerres, un pays complexé par la défaite, écrasé par la crise économique, aujourd’hui nous dirions par la crise financière et identitaire, qui cherche des bouc émissaires, qui en appelle à un retour à la Nation, à ses racines, et qui, progressivement, abandonnent les attributs de l’Etat de droit à travers des lois de plus en plus discriminatoires.
L’histoire nous dit que quel que soit le comportement des populations visées, qu’elles obéissent sagement ou non à ces mêmes lois, essayant de se faire oublier, la fureur populaire ne s’apaisera pas. Hier c’était le simple voile à l’école, aujourd’hui le voile intégral dans les espaces publics, avec des déclarations autorisées inimaginables il y a encore une dizaine d’années, sur l’assimilation « forcée » des « arabo-musulmans » et même sur l’essence guerrière, misogyne et terroriste de l’islam. Il est évident que demain ce sera autre chose. Comme les catholiques eux mêmes au début des années 80 qui ont manifesté pour la défense de l’école sous contrat, il est probable que nous nous orientons vers un mouvement social de grande ampleur, seul susceptible d’ailleurs de faire revenir le personnel politique à la raison et à son expression républicaine, la Constitution de la République Française et les principes généraux du droit, garanties multi-séculaires de la survie de l’Etat de droit. Un tel mouvement social pacifique me semble aujourd’hui nécessaire non seulement dans l’intérêt des musulmans de France mais pour prémunir, tout bonnement, la République contre une dérive populiste qui ne pourrait que lui être fatale. J’ai bien peur que se dessine en tout cas une nouvelle fracture française autour de l’image du « musulman traître à la nation », un peu comme il y avait une ligne de fracture au début du siècle dernier entre les dreyfusards et les antidreyfusards qui a été à l’origine de toutes les dérives aussi haineuses qu’insensées de part et d’autre.
Raphaël LIOGIER, Professeur des universités à Sciences Pô Aix-en-Provence, Directeur de l’Observatoire du religieux, auteur de Une laïcité « légitime ». La France et ses religions d’Etat (Entrelacs, 2006)