Entretien avec Bakary SAMBE, docteur en sciences politiques, spécialiste des relations internationales et du monde musulman, Senior Fellow à la European Foundation for Democracy (EFD), a récemment publié « Islam et diplomatie » (juillet 2010)
Comment analysez-vous ce vent de liberté et démocratisation qui balaye le monde arabe, comme récemment la Tunisie et l’Egypte ?
On pourrait appeler cela l’effet « cocotte-minute » ! Depuis des décennies la parole politique est bridée, les libertés élémentaires bafouées ; A force de privations et de répression, cela finit bien par exploser. C’est le cas en Tunisie avec le régime policier de Ben Ali et la corruption qui s’était érigée en système clanique. Mais cette situation a permis de de voir s’effondrer toutes les théories politiques essentialistes, notamment occidentales, qui enfermaient les sociétés arabo-musulmanes ou du tiers monde dans un carcan et les figeait dans l’immobilisme. Nombre de spécialistes croyaient que l’aspiration à la liberté, à la démocratie, aux droits de l’homme était l’apanage de certaines sociétés au détriment d’autres.
En effet beaucoup croyaient cela improbables …
Ce qui les a mis dans un désarroi inouï est le fait que ce soit parti de la Tunisie où on croyait le régime de Ben Ali être le produit de mécanismes sociaux figés à jamais. L’acte du jeune Mohammed Bouazizi qui s’est immolé a démonté tous les présupposés sur les populations arabo-musulmanes que l’on croyait seulement capable de transférer la violence sur le terrain du terrorisme et de la lâcheté. Mais cette situation exprime, par ailleurs, un ras-le-bol général démontrant que la « fin de l’histoire » que théorisait Fukuyama pouvait aussi partir du bas et n’était pas un simple processus messianique émanant d’un Occident devant exporter la démocratie libérale et l’économie de marché. Les choses sont beaucoup plus complexes. Le cas égyptien vient encore signer l’obsolescence de telles théories ; Et heureusement…
Y a t-il des risques de contagion dans la région ?
Il est clair que la jeunesse du monde arabe affranchie de la censure par la magie de l’Internet et de Facebook a bien retenu la leçon tunisienne. Des manifestations ont suivi en Algérie. Le Maroc voisin s’agite avec des appels à manifestations contradictoires selon les sensibilités, mais le plus important est que le débat est désormais posé et le gouvernement l’a bien compris qui a procédé à une baisse des prix de certaines denrées en prenant conscience de la nécessité de réduire le fossé entre riches et pauvres, par exemple. Le cas égyptien n’est pas seulement l’effet d’une contagion : des manifestations avaient bien eu lieu dans ce pays avant même la chute de Ben Ali. Le mouvement « Kifâya », (ça suffit, en arabe) avait bien germé depuis 2004 et ses slogan étaient repris durant ces deux dernières semaines sur la place Tahrir qui a jubilé à l’annonce de la démission de Mubarak après 30 ans de règne. Les mêmes ingrédients qui ont produit le ras-le-bol tunisien sont aujourd’hui tous réunis dans le monde arabe où on voit un pays comme le Yemen d’Ali Abdallah Saleh s’agiter. D’ailleurs des concessions importantes ont été faites par le régime de Sanaa avec la célèbre phrase du président yéménite qui fera certainement date : « lâ tawritha wa lâ tamdîda » (plus question de dévolution monarchique, ni de prolongement de mandat). Signe des temps, même la monarchie jordanienne toujours forte de l’allégeance des bédouins et des clans de la région du Karak semble secouée par des protestations demandant des mesures urgentes sur le plan sociopolitique, sans que cela soit le fait des seuls Frères Musulmans comme à l’accoutumée….
Parlons-en des « Frères musulmans », on craint, d’ailleurs, leur arrivée au pouvoir en Egypte. Selon vous, de telles craintes sont-elles vraiment justifiées ?
D’abord, il faudra s’accorder sur ce dont on parle. Fondée dans les années 20 par Hassan Al-Bannâ’, rappelons que la stratégie des Frères Musulmans s’appuie sur deux aspects : la prédication (da’wa) ou appel au respect des prescriptions religieuses selon une certaine lecture ; dans la société égyptienne, cela a réussi à mobiliser surtout dans les années 1980, les Frères sont également parvenus à s’infiltrer dans plusieurs associations de charité. Le deuxième aspect touche à leur rôle politique, avec un engagement fort en 1984 par une alliance avec le parti libéral Wafd qui leur a permis de faire entrer six députés au Parlement égyptien. En 1987, les Frères Musulmans furent au cœur de l’Alliance Islamique, une association composée de deux forces politiques légales de faible impact et de la Confrérie. Officiellement illégal à l’époque et qui le reste encore aujourd’hui. Cette alliance a obtenu 60 sièges au Parlement dont 35 détenus par les Frères. Jusqu’en 1995, les Frères ont continué à se présenter aux élections législatives et en 2000, ils obtiennent 17 sièges au Parlement. Pour dire que contrairement à l’image créée par les médias occidentaux, ils ont toujours joué la carte de la démocratie, comme d’ailleurs le FIS algérien jusqu’à l’interruption du processus démocratique. Je crois personnellement que ces partis, comme la Nahda en Tunisie (promettant de ne pas revenir le code du statut personnel et les droits des femmes) ont évolué. C’est l’exercice du pouvoir et la confrontation aux réalités avec des responsabilités à assumer qui les contraindront à cette évolution inéluctable ; le discours dans l’opposition se trouve toujours mis à l’épreuve dès qu’il s’agit de régler des problèmes socio-économiques. Ils ont conscience que la jeunesse qui a déclenché ce « printemps arabe » ne demandait pas des versets coraniques ou des hadîths et des mosquées mais du travail, de la formation, et par-dessus tout, de la liberté et de la démocratie. A mon avis, ce sont là des assurances qui peuvent dissiper toutes les craintes ! Voyez le cas de l’AKP avec Erdogan en Turquie ! Si les Frères Musulmans tiennent le discours de la démocratie pour se faire accepter, ils finiront par être tenus par leur discours ! Il va être intéressant de suivre leur évolution, maintenant, dans un contexte égyptien en transition……
Est-ce qu’une arrivée au pouvoir des « Frères musulmans » en Egypte peut avoir un impact sur la géopolitique dans la zone surtout vis-à-vis d’Israël ?
Il est clair que l’Egypte est un point central de la géopolitique du Moyen-Orient ; Obama l’avait bien compris qui y prononça son discours de 2009. Moubarak et Abdallah II de Jordanie sont les alliés incontournables des Etats-Unis dans le cadre du processus de paix qui tarde à tenir ses promesses. Les Frères Musulmans étaient soupçonnés dans l’assassinat de Sadate après les accords de Camp David. Mais, comme je l’ai dit sur la question démocratique, même si les Frères musulmans, après tout, la première force du champ politique égyptien arrivaient aux affaires, les contraintes politiques locales, les exigences économiques qui font que l’Egypte est demandeuse d’aide occidentale et surtout l’aspiration à la paix de ces peuples du Moyen-Orient, vont infléchir leur attitude vis-à-vis du processus de paix. Certainement Israël serait amené à être moins intransigeant et que les Etats-Unis vont revoir leur copie surtout pour atténuer l’anti-amaricanisme dans la rue et l’opinion publique arabes. On a bien observé la retenue des autorités américaines qui n’ont pas voulu se mettre à dos les manifestants par précaution. Imaginez, si Washington s’était rangé aux côtés de Moubarak, malgré les pressions saoudiennes, comment assainir par la suite les rapports avec les Egyptiens. Je crois que nous sommes véritablement dans une nouvelle ère…
Pouvez-vous revenir rapidement sur l’évolution de la crise égyptienne qui a eu finalement l’issue que l’on sait ?
Je n’ai jamais voulu faire des prédictions surtout en politique qui est une usine à surprises par nature ! Mais il était permis d’imaginer plusieurs scenarii possibles : Jusqu’à hier Hosni Moubarak n’avait, en apparence, manifesté aucune intention de partir et croyait toujours pouvoir s’en sortir, mais avec le durcissement du ton dans la rue égyptienne qui n’a rien voulu céder en bravant un couvre-feu datant de la mort de Sadate, le Raïs a bien été obligé de quitter le pouvoir. Mercredi, la déclaration de Omar Suleiman issu des élites de l’armée semblait insinuer que celle-ci avait fait le choix de protéger le régime. Les choses se sont précipitées et ce régime ne pouvait plus compter sur des soutiens dans un pays où la révolte avait déjà gagné les syndicats, les jeunes et même les fonctionnaires. La situation était intenable : le peuple a eu raison de la dictature et même de la force, car il ne faut pas oublier que l’on a décompté plus de 300 morts parmi les manifestants. Je pense qu’à partir de là, ils ne pouvaient plus faire machine arrière…
Et que peut-il se passer dans les jours à venir ?
Hosni Moubarak a donc fini par céder après 18 jours de mobilisation. L’homme fort de l’Egypte depuis 30 ans vient d’annoncer, par la voix de son vice-président Omar Souleimane, qu’il quittait le pouvoir et le confiait à l’armée. Il faudra être attentif maintenant sur la manière dont elle va gérer la transition : sera-t-elle loyale par rapport à la population qui a consenti de nombreux sacrifices conformément à la fibre nationaliste qu’on lui connaît ? Les prochains jours nous édifieront. Mais ma grande question est comment les régimes arabes vont maintenant contenir l’onde de choc partie de Tunis. Le vent de la liberté et de démocratie qui vient de souffler sur l’un des plus importants pays du monde arabe va-t-il épargner les autres ? Une heure à peine après sa démission, les puissants Frères musulmans de Jordanie déclaraient, par la voix de leur porte-parole, Jamil Abu Bakr, que le départ de Moubarak « doit être une leçon pour beaucoup de régimes arabes. Il est intervenu grâce à la volonté du grand peuple égyptien et est le résultat de l’injustice et de la corruption.» Ces deux derniers symptômes étant omniprésents dans le monde arabe, on peut légitimement se demander si la leçon tunisienne et l’expérience égyptienne ne vont pas encore faire des émules…
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