Deux ans après la révolution en Tunisie : désenchantements et espoirs

Mohamed-Cherif Ferjani

Professeur de science politique à l’Université Lyon2 en délégation CNRS à l’IRMC à Tunis

REVOLUTION ET ESPOIRS DE LA LIBERATION

 En janvier 2011, lorsque le peuple tunisien a réussi, par un soulèvement pacifique, à se débarrasser de son dictateur, un vent de liberté a soufflé sur toute la région entrainant des soulèvements en Egypte, en Lybie, au Yémen, en Syrie et ailleurs. On a alors parlé d’un « printemps arabe » annonciateur de la naissance de l’autre rive de la Méditerranée à la démocratie. Les mots d’ordre qui ont porté le soulèvement à l’origine de la chute/fuite de Ben Ali traduisaient une aspiration à la liberté, à la dignité et à la justice de sociale. Les premières mesures de la transition autorisaient tous les espoirs : amnistie générale, reconnaissance des anciens partis interdits et de nouveaux partis ainsi que de dizaines d’associations incarnant  différentes expressions d’une société civile jusqu’alors étouffée et que plus rien ne semble ramener à la soumission, démantèlement des rouages symboles du pouvoir déchu, etc. Au bout de quelques semaines (du 14 janvier au 27 février 2011), on est passé de la logique de réformer le système, en en gardant les institutions, à une logique révolutionnaire liant « les objectifs de la révolution » à la nécessité de réformes politiques permettant une transition démocratique (nom de la Haute instance) passant par l’abrogation de la constitution en vigueur et la dissolution des assemblées et des conseils municipaux et régionaux en place, l’élection d’une constituante sous l’égide d’une instance indépendante, avec un code électoral imposant la parité hommes femmes, etc. La Tunisie devenait un modèle pour un nouveau type de « révolutions de l’indignation » dans lequel les jeunes et les réseaux sociaux sont les principaux acteurs. Le vent de la révolution a libéré tout ce que la dictature a étouffé durant des décennies, le meilleur et le pire ! C’est précisément, l’ampleur de la réaction libérée par la révolution qui fut à l’origine des premiers désenchantements.

NUAGES DANS LE CIEL DE LA TRANSITION

En effet, les nuages ont commencé à s’amonceler dans le ciel d’une fragile transition avec la violence de courants obscurantistes qui ont profité des libertés acquises grâce à la révolution pour affirmer ouvertement leur rejet de la démocratie, des droits humains et des acquis modernes de la Tunisie, dont en particulier les droits des femmes et la liberté de conscience, d’expression et de création. Des mosquées ont été prises par des islamistes radicaux pour devenir des tribunes propageant des discours de haine et d’incitation à la violence contre tous les symboles de ce qui est contraire à leurs conceptions : les femmes émancipées, les non musulmans et les musulmans qui ne partagent pas leurs vues, les artistes et les œuvres jugées blasphématoires ou attentatoires au sacré, la consommation de l’alcool, la non observation des normes religieuses et prescriptions cultuelles, etc. Des lieux de cultes chrétiens et juifs, des mosquées ibadhites, des mausolées soufis ont été la cible d’attaques et d’incendies.

Tout en minorisant les atteintes aux libertés et aux doits fondamentaux par les courants radicaux, le mouvement islamiste d’Ennahda, bénéficiant de son statut de principale victime des vingt dernières années de la dictature, a su joué sur la peur qu’inspirent les salafistes pour se présenter comme une alternative à la menace qu’ils représentent, ainsi qu’à la dictature et aux courants modernistes jugés trop laïques et peu respectueux de « l’identité arabo-musulmane » du peuple, et qui sont accusés sinon de collaboration du moins de sournoise connivence avec le pouvoir déchu et « les ennemis de l’islam ». Tout en ménageant les mouvements qui se réclament des différentes branches du salafisme pour s’en servir comme réserve électorale, il a rassuré les grandes puissances et profité des largesses des riches pétro-monarchies de la Presqu’Île Arabique dont l’objectif était et reste l’étouffement du souffle démocratique du « printemps arabe ». En face, le camp moderniste était de plus en plus divisé et incapable de s’entendre sur le minimum d’objectifs communs pour faire face à la montée inquiétante des islamistes. Certains mouvements ont préféré s’allier aux islamistes dans l’espoir de les assagir plutôt que de s’allier avec des partis et des mouvements avec lesquels ils partageaient les mêmes objectifs. Ce faisant, ils ont contribué à donner une caution démocratique et laïque à l’islam politique et une crédibilité à son discours d’ouverture et de modération.

ENNAHDA A L’EPREUVE DU POUVOIR : ENTRE UTOPIE THEOCRATIQUE ET REACTIVATION DES ROUAGES DE LA DICTATURE :

 Ce processus a conduit à la victoire, certes relative, des islamistes aux élections du 23 octobre 2013 : quelque 37% des votes exprimés (des quelque 50% du corps électoral) et 41% des sièges. Une nouvelle phase transitionnelle a commencé sous la direction d’Ennahda et de deux partis laïques qui ont accepté de gouverner avec elle : le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (ETTAKATOL) Les rivalités entre ces deux partis dont les chefs convoitaient le Palais de Carthage (la Présidence de la République) a favorisé Ennahda et lui a permis d’asseoir son hégémonie sur le gouvernement et dans l’Assemblée Constitutionnelle.

La politique menée depuis le tournant des élections n’a fait qu’ajouter aux désenchantements générés par la violence salafiste, la duplicité d’Ennahda et l’impuissance du camp moderniste à unir ses rangs. Elle a montré les limites de la conversion démocratique du Mouvement Ennahda et la fidélité de son chef – R. Ghannouchi – et de ses lieutenants les plus influents au sein du mouvement, aux fondamentaux intégristes de l’islam politique tels qu’ils furent fixés dans la doctrine des Frères Musulmans  par Hassan Al-Banna. C’est la fidélité à cette doctrine qui est derrière les mesures et les tentatives visant à restreindre les libertés et les droits fondamentaux des citoyens, dont en particulier ceux des femmes. L’aggravation des inégalités sociales et régionales, la volonté de soumettre les rouages de l’Etat à Ennahda en vue des prochaines échéances électorales (avec notamment la révocation des Gouverneurs, des Délégués, des Maires, des présidents et des directeurs des services administratifs et des entreprises publiques dans tous les secteurs importants, pour les remplacer, contrairement aux engagements pris avant les élections, par des hommes d’Ennahda), la réapparition du népotisme et de la corruption sous des formes plus arrogantes que sous le règne de Ben Ali avec l’aide des mêmes personnes qui avaient servi sous la dictature déchue, etc., ont été à l’origine de nouveaux désenchantements à la mesure des espoirs suscités par la révolution. La volonté de soumettre la justice en s’appuyant sur les structures et les magistrats corrompus qui ont servi docilement la dictature de Ben Ali s’est traduite au niveau de la justice transitionnelle par une conception sélective : ceux qui font allégeance à Ennahda sont blanchis et les autres sont harcelés, soumis à des chantages de toutes sortes et menacés en dehors de toute procédure légale.   L’hégémonisme du parti de R. Ghannouchi s’appuie sur le non respect des délais concernant l’élaboration de la constitution, la mise en place d’instances indépendantes pour l’organisation des prochaines élections, pour l’autorégulation des médias et de la justice, comme pour la promulgation des lois relatives à ses instances. Outre l’indulgence à l’égard de la violence des salafistes contre les expressions de la société civile, les démocrates et les défenseurs des libertés et des droits fondamentaux, voire contre les citoyens dont les comportements ne correspondent pas à leurs conceptions, l’hégémonisme d’Ennahda s’appuie sur des milices et des phalanges autoproclamées « ligues – ou comités – de protection de la révolution » s’attaquant aux manifestations de la société civile, aux réunions des partis de l’opposition, aux locaux des syndicats.

RESISTANCE DE LA SOCIETE CIVILE, UN ATOUT MAJEUR POUR LA REUSSITE DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Cependant, la résistance opposée par la société civile, et notamment par le mouvement syndical qui s’est régénéré grâce au rôle que ses structures locales et régionales ont joué dans la révolution, a pu limiter l’offensive islamiste contre les libertés, les droits et les acquis modernes de la Tunisie. Cette résistance a fait reculer le gouvernement sur certaines nominations, notamment à la tête des médias, sur la volonté d’inscrire la sharî‘a comme source de la loi et de remplacer le principe d’égalité par la notion de complémentarité entre hommes et femmes ou de limiter les libertés par le « respect du sacré », et sur des mesures visant à interdire ou limiter la liberté de manifester. La solidarité de toute la société civile, et de tous les courants opposés à la politique dirigée par Ennahda, avec l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens lorsqu’elle est devenue la cible des attaques de l’islam politique en raison de son rôle dans la défense des salariés, des populations défavorisées, des libertés et des droits fondamentaux, a obligé les partis au pouvoir à reculer.

C’est aussi sous la pression de la société civile que les partis et les mouvements se réclamant de la modernité, de la démocratie et du progrès ont été obligés de se regrouper de façon à équilibrer un champ politique menacé par le retour à l’hégémonie d’un parti – Ennahda à la place du RCD, avec les mêmes pratiques, les mêmes conceptions et, parfois, les mêmes hommes de main -, face à des partis divisés entre ceux qui lui servent d’alibi et ceux qui lui résistent dans la désunion et l’impuissance. C’est ainsi qu’on a vu apparaître le mouvement initié par le Premier Ministre de la deuxième phase de la transition (27 février – 23 octobre 2011), Beji Caïd Essebsi, sous le nom de Nidâ’(Appel) Tunisie qui représente désormais une force au moins équivalente à Ennahda, le processus de rapprochement entre des mouvements du centre gauche – le Parti Républicain lui-même né d’une fusion de plusieurs partis dont en particulier le PDP (Parti Démocrate Progressiste) et Afaq Tunisie, la Voie Sociale et Démocratique née également de la fusion de plusieurs partis dont l’ancien parti Communiste (devenu dans les années 1990 le Mouvement Ettajdid) et du Parti du Travail Tunisien -, Le Front Populaire regroupant des partis de la gauche radicale et des organisations nationalistes panarabes, le Front Démocratique regroupant des partis où domine une orientation  démocrate musulmane. Ces regroupements envisagent des alliances électorales pour les prochaines échéances comme c’est le cas entre Nida’ Tunisie, le Parti Républicain et la Voie Sociale et Démocratique et d’autres partis ou fronts qui cherchent encore avec qui s’allier. Ces fusions et alliances ne pourront rivaliser avec les islamistes qu’en allant, comme le fait le Front Populaire, dans les régions défavorisées et dans les cités populaires pour y affronter les salafistes et les partisans d’Ennahda, quitte à y laisser plus que des plumes. En effet, ce n’est pas en se réunissant dans les hôtels de la capitale et des stations balnéaires et en se réfugiant dans les quartiers riches qu’ils réussiront à rallier les populations qui commencent à désenchanter par rapport aux promesses de l’islam politique.

Les victoires remportées grâce la résistance de la société civile ont pesé sur les relations entre les partis alliés au pouvoir et au sein de chacun de ces partis. En effet, des contradictions de plus en plus importantes opposent ouvertement les partis de la troïka par rapport au contenu de la prochaine constitution (notamment au sujet des droits des femmes et du principe d’égalité, de la référence à la sharî‘a et aux valeurs de l’islam, d’un côté, et aux textes internationaux concernant les droits humains, de l’autre, du caractère civil de l’Etat, de la nature du régime politique, etc.) comme par rapport aux décisions et mesures prises unilatéralement par Ennahda sans consultation de ses alliés, ou par rapport aux demandes de la société civile et des partis de l’opposition, ou encore par rapport à l’attitude vis-à-vis de la violence des salafistes. Ces contradictions se traduisent au niveau de chaque parti par des clivages qui ont conduit à l’éclatement du CPR et de ETTAKATOL.

Le mouvement Ennhada, sans éclater comme ses alliés, est lui-même traversé par des clivages de plus en plus apparents concernant notamment l’attitude par rapport aux mouvements salafistes et leurs prolongements au sein d’Ennahda, mais aussi par rapport aux demandes de la société civile et aux engagements pris avant les élections à propos de ces demandes. Trois tendances commencent à se dessiner : (1) une aile clairement salafiste proche de la version wahhabite représentée par Habib Ellouze et Sadok Chourou, (2) une aile plus proche de la doctrine des Frères Musulmans qui ne veut pas rompre avec les salafistes tout en voulant ménager les Etats-Unis d’Amérique et les Etats Européens et leurs alliés au Proche Orient ; Ghannouchi, sa famille et ses lieutenants les plus proches représentent cette aile encore hégémonique au sein d’Ennahda, (3) une aile plus encline à une rupture avec les salafistes pour honorer les engagement internationaux du mouvements (notamment à l’égard des Etats- Unis et de l’Europe) et ses promesses démocratiques ; cette aile s’exprime à travers les positions défendues, contre celle des deux premières ailes, par le chef du gouvernement Hamadi Jbali, parfois, mais pas toujours, par ses Ministres de l’Intérieur, Ali Laarayedh, des Droits humains et de la Justice transitionnelle, Sélim Dilou, de la Justice, Noureddine Bhiri, et par l’intellectuel du mouvement, Ajmi Lourimi. Malgré l’omnipotence de R. Ghannouchi qui continue à pousser au maintien des liens avec les salafistes en leur donnant des gages au détriment de la démocratie, des droits humains et du caractère civil de l’Etat, la troisième aile arrive à marquer des points à la faveur des extravagances des salafistes (notamment avec l’attaque en plein jour contre l’ambassade des Etats-Unis et les affrontements avec les forces de l’ordre à Bir Ali Ben Khlifa, au printemps 2012, et dans la banlieue populaire de la capitale, Douar Hicher en octobre 2012.

Les victoires remportées par la société civile dans la défense des libertés et des droits acquis avant et après l’indépendance, voire depuis le XIXème siècle, les processus de regroupement qui vont dans le sens d’un rééquilibrage du paysage politique en faveur de la démocratie, les échecs du gouvernement, la corruption et le népotisme qui ont fait leur réapparition dans la pratique du nouveau pouvoir, les divisions advenues ou à venir de la Troïka au pouvoir, sont des facteurs qui incitent à l’optimisme. Malgré les désenchantements, compréhensibles au regard des attaques et des menaces visant les libertés et les droits chèrement acquis et accumulés depuis plus d’un siècle et demi, l’espoir de voir le processus en cours aboutir à l’instauration d’une démocratie est loin d’être compromis. Bien au contraire, la résistance, dont a fait preuve la société civile durant ces deux dernières années, montre que quels que soient les vainqueurs dans les prochaines échéances électorales, la Tunisie ne sera plus gouvernée comme avant. Les gouvernants devront compter avec la résistance de la société et avec la liberté que les Tunisien(ne)s ne semblent plus prêts à sacrifier pour quelque impératif que ce soit. Le mérite du processus en cours en Tunisie est qu’il ne repose sur aucune force, aucune institution au dessus la société : ni armée comme c’était longtemps le cas en Turquie et dans d’autres transitions, ni une monarchie qui anticipe les évolutions en les cadrant, comme au Maroc. C’est à la société civile et à ses seules forces pacifiques que ce mérite revient. Il revient aux partis politiques modernistes, quelle que soit leur idéologie, de prouver qu’ils sont à la hauteur de ce que la résistance de la société civile permet d’espérer.

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