Dakaractu : Un Forum sur la paix et la sécurité en Afrique, pour quoi faire ?
Bakary Samb : Les organisateurs de ce forum disent inscrire celui-ci dans la suite du sommet de l’Elysée, l’an dernier, sur la sécurité en Afrique, convoqué naguère par François Hollande et qui avait accueilli les chefs d’Etat du Sénégal, du Mali, de la Mauritanie et même du Nigéria, entre autres. Ce Forum de Dakar s’intéresse donc aux problématiques de sécurité des frontières, celles sanitaires, et celle évidemment liée au terrorisme qui ensanglante la bande du Sahel.
Dakaractu : La présence des Chefs d’Etat, de militaires, de ministres de la Défense, notamment celui de la France, laisse-t-elle penser que l’Afrique est en guerre contre le terrorisme et les jihadistes ?
B. S. : Certains observateurs avisés ont relevé qu’aujourd’hui, le continent africain est fortement militarisé, avec une forte présence étrangère. On l’a vu au Mali dans le cadre de l’opération Serval et Barkhane, en Centrafrique, et certains émettent même l’idée d’intervenir au Nigéria avec Boko Haram, qui à mon sens ne relève plus d’un problème nigérian ou africain, mais est devenu un problème international qui devrait être traité comme tel par les Nations-Unies. Alors, peut-on dire que nous sommes plus en sécurité avec ces armées étrangères déployées sur notre continent ? Je ne le crois pas. Il convient d’abord de s’attaquer aux racines du mal, à ses causes plutôt qu’à ses symptômes.
Dakaractu : La solution militaire ne traduit-elle pas le fait que la bataille est déjà perdue ?
B. S. : Je l’ai dit plusieurs fois, notamment avec des experts de l’Union Européenne, que l’achat d’un vieux char d’occasion valait plus cher que la construction d’une école. L’image est forte, mais elle dit que si on attend que les jihadistes, les salafistes ou autres, s’installent au nord du Mali, en Libye, ou en Algérie, c’est qu’on a déjà perdu la bataille contre le terrorisme, qui à mon sens doit se gagner par l’éducation et la justice sociale.
L’éducation parce que dans nos pays, nos Etats africains sont parmi les rares au monde où l’Etat n’a pas une totale maîtrise sur le système éducatif. Imaginez un pays qui veut construire un type de citoyen, transmettre des valeurs, pour faire un citoyen modèle, et jouer son rôle d’Etat qui s’occupe de socialisation, et qui a plusieurs systèmes éducatifs. Un système éducatif reconnu, officiel, d’écoles publiques et laïques, et un autre système éducatif qui lui échappe totalement, en termes de financement, d’orientations pédagogiques et de curriculum. Cela conduit à un choc entre différentes élites qui n’ont pas les mêmes systèmes de socialisation, pas les mêmes valeurs et qui tôt ou tard vont s’affronter sur des questions fondamentales telles que la nature laïque de l’école, voire la constitution ou la vision même de nos Etats.
Nous sommes en face de problèmes que nos Etats doivent traiter de façon très sérieuse. La communauté internationale, si elle vise à aider l’Afrique, doit accompagner nos Etats dans ce sens-là. D’autre part, nos Etats sont perdus dans des « stratégies Sahel » qui sont souvent contradictoires et sans harmonisation.
Dakaractu : Par rapport à la salafisation de notre espace religieux, quel aurait dû être le rôle des confréries au Sénégal, pour juguler ce qui se répand de façon insidieuse.
B. S. : Les confréries jouent un rôle important de rempart contre l’idéologie salafiste et wahabite, qui à mon sens est bien implantée dans notre pays. Cette idéologie, à l’origine de massacres ou de la destruction des mausolées de Tombouctou, est bien présente chez nous et depuis bien longtemps, incarnée par des mouvements qu’on connaît, qui ont pignon sur rue et qui parfois, par une stratégie de dissimulation de leur agenda, infiltrent la société civile, la classe politique et s’affirment comme tels, étant dans un pays où la Constitution ne permet pas l’érection de partis politiques d’obédience religieuse.
D’un autre côté, je crois que les confréries pourraient jouer un rôle beaucoup plus important, si elles s’attelaient à un véritable travail de modernisation de leur discours, pas dans le sens de la perte de leurs valeurs fondamentales, mais dans le sens d’une nouvelle pédagogie du soufisme. Car nous sommes en présence d’une nouvelle jeunesse de plus en plus exigeante dans sa compréhension de la religion, et qui est en demande forte de spiritualité. Si les confréries n’offrent pas ce cadre-là, nos jeunes vont regarder ailleurs. Nous sommes dans un monde globalisé, dans un marché de biens symboliques, où circulent des offres, et les consommateurs que sont nos enfants ne consommeront que des offres bien modelées sur ce marché-là.
Or, ces confréries offrent des choses archaïques, qui ne collent pas avec les réalités du moment. Pour jouer leur rôle de rempart, ce discours doit être travaillé et revu. Ces confréries doivent aussi cesser leurs accointances répétitives avec le pouvoir politique, qui les décrédibilisent complètement. Il y a un paradoxe dans le paysage islamique sénégalais, c’est qu’une frange de la population se détourne des confréries, non pas en étant contre leurs enseignements des anciens comme Cheikh Amadou Bamba, ou El Hadj Malick Sy, mais par déception vis-à-vis d’un discours qui ne tient pas compte de leurs réalités. Cette frange de la population, malheureusement, se dirige vers des mouvements allant de l’idéologie des Frères Musulmans à certains cercles salafistes, comme celui qui contrôle la Mosquée de l’Université de Dakar, où derrière un décor de modernité, sous un discours d’un Islam rationnalisé, on transmet une idéologie des plus rétrogrades de l’Islam. Les confréries doivent jouer leur rôle, car elles ont une force, un impact sur la réalité et sur la vie des gens, de sorte qu’aujourd’hui, elles ne peuvent pas se mettre à l’écart de ce combat pour leur survie et la pérennisation d’un modèle religieux qui a façonné l’espace sénégalais, mais aussi parce qu’il y a un enjeu global de sécurité.
Au Nigéria, on a vu des gens instruits, complètement rejetés par le marché du travail, en dehors du système politique et économique, qui se radicalisent et combattent leur propre société.
Dakaractu : Le terrain d’adhésion n’est-il pas celui que proposent à des jeunes désœuvrés ou non instruits, les nouveaux jihadistes?
B. S. : Nous avons longtemps dormi sur nos lauriers et sur le mythe du sénégalais naturellement non violent, qui veut accréditer l’idée que cela ne peut nous arriver ici, comme cela s’est produit au Mali et à Tombouctou. Je crois qu’un jeune, désespéré au point de s’immoler devant les grilles du Palais présidentiel ou dans le campus universitaire, ce jeune-là est capable s’il est endoctriné, de porter une ceinture d’explosifs et de se faire sauter avec. Et puis, sur le terrain, à Tombouctou, durant l’opération Serval, on a retrouvé des sénégalais, venant de France certes, mais aussi du Sénégal, qui faisaient partie d’un mouvement salafiste et qui ont été à Tombouctou pour faire le Jihad. Des témoignages existent dans ce sens. Ce mythe du sénégalais naturellement non violent ne tient plus la route. Quand l’Etat faillit, quand l’éducation échoue, quand la justice sociale n’est pas au rendez-vous, quand la démocratie se réduit seulement à une démocratie électorale, alors que dans la redistribution des richesses, l’Etat ne joue pas son rôle, nos jeunes peuvent être embrigadés ou endoctrinés par ces mouvements qui leur vendent des illusions. Les terroristes ont deux choses que nos Etats n’ont pas : le temps et l’argent.
Dakaractu : La première des sécurités n’est-elle pas de rétablir la justice sociale et de donner un avenir à ces jeunes ?
B. S. : La base de la sécurité est la justice sociale et aussi que l’Etat joue pleinement son rôle, que l’éducation soit assurée, que les inégalités soient résorbées. L’approche militaire et seulement sécuritaire ne peut épuiser la question, d’autant que Al Quaïda a changé de stratégie depuis l’Afghanistan, et ne s’investit plus dans des causes globales et internationales, mais se limite à récupérer des conflits locaux, à les islamiser et à attirer l’occident dans le piège de l’intervention, ce qui va leur donner de nouveaux arguments de l’anti-Islam de l’occident. Il nous faut avoir le courage de considérer la réalité de la menace. Je ne suis pas un pyromane, ni un alarmiste, mon rôle de chercheur m’amène à dire que ce qui s’est passé ailleurs peut se passer ici chez nous. L’idéologie salafiste qui a conduit à la destruction des mausolées de Tombouctou est bien chez nous. Maintenant, l’opérationnalité de la menace n’est qu’affaire de circonstances, et ces circonstances malheureusement ne sont pas maîtrisables, il nous faut donc être vigilants et mener une politique de prévention.
Dakaractu : Depuis 2012, vous ne cessez de tirer la sonnette d’alarme. Que vous répondait-on ?
B. S. : Dans le contexte malien, nous nous étions rendu compte que le discours émergeait, attirait notre attention sur un certain endoctrinement dont le support était l’enseignement incontrôlé, et des liens avec certaines organisations en dehors du Sénégal, qui avaient l’intention d’exporter leur idéologie dans notre pays. Je suis un patriote, je ne veux pas nuire à l’image de mon pays, à des investissements probables, au tourisme, mais nos autorités publiques doivent prendre leurs responsabilités en tenant compte de la menace. Il nous faut gérer cette menace avec vigilance et prévention, et surtout utiliser les ressorts qui existent dans notre société, comme l’idéologie soufie, les paroles de nos guides qui portent et qui sont écoutées.
Il ne faut pas se leurrer! Le Sénégal ne peut demeurer cette oasis de stabilité, dans un océan d’instabilité, si on ne prend pas nos responsabilités et qu’on ne résout pas les frustrations de notre jeunesse, qui peut être à la merci de certains vendeurs d’illusions.