Il est coordonnateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux, au Centre d’Etude des religions (CER) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (UFR-CRAC). Enseignant-chercheur à l’UGB, Bakary Sambe analyse pour Seneweb la situation politique internationale marquée depuis mercredi par l’attaque des locaux de Charlie Hebdo en France, un pays «qui compte plus de citoyens musulmans que certains pays membres de l’OCI», tient à souligner le spécialiste de l’islam, qui estime qu’au-delà du sensationnel médiatique et de l’immédiateté des réactions contradictoires, on doit, toujours, «avoir le courage assumé du recul préalable à une approche objective des faits et des phénomènes».
L’attaque, qualifiée d’attentat islamiste par le président français, n’est pas sans rapport avec le contexte international marqué par le retour du religieux, la recrudescence du djihadisme. Al Qaida, Aqmi, l’EI, Boko Haram : Bakary Sambe scrute aussi d’un œil interrogateur la polémique autour de l’enseignement coranique au Sénégal, la modernisation des daaras qui prévoie l’introduction du français comme l’envisage le gouvernement. «Il ne faut pas que notre pays tombe dans les travers d’une guerre des élites francophones et arabophones aussi nuisible au contrat social sénégalais qu’à notre cohésion nationale dans l’avenir», préconise-t-il d’emblée. Insistant sur la nécessité d’un dialogue des cultures pour un monde apaisé et sans extrémisme, il invite les musulmans en France comme ailleurs, «à sortir des oppositions fantasmagoriques entre l’Occident et l’islam virtuellement entretenues par ceux qui y ont un intérêt politique immédiat». Entretien.
1. Peut-on dire qu’on assiste au retour du religieux dans le contexte international
Le religieux n’a jamais quitté la scène internationale. Il y a eu un moment marqué par la mode d’une théorie du désenchantement du monde. Malgré la sécularisation poussée de certaines sociétés, notamment occidentales, la quête de sens a demeuré inhérente à l’humain. Malgré, aussi, la désaffection par rapport aux relations classiques traditionnelles dans le contexte européen, d’autres formes de religiosités dites sectaires ont ressurgi et ont reposé l’éternelle question du sens même refoulée. Il est vrai que la disparition du communisme politique et la perte de vitesse des mouvements de gauche à l’échelle planétaire ont fait de l’islam, plus particulièrement, le réceptacle aussi bien de plusieurs formes de rejet de l’ultralibéralisme économique que de la contestation d’un monde injuste avec des puissances hégémoniques. De ce fait, on a pu entendre parler de « péril vert » dans un contexte où de « nouveaux barbares » fortement stigmatisés étaient désormais les ennemis désignés de « l’Empire ». L’Occident a eu, donc, dû mal gérer cette « fin de l’histoire » dogmatique dans le sens d’une vision unique et globalisée du monde et de ses réalités et, de ce fait a été, dans ses franges extrêmes et radicales, vite piégé par les approches essentialistes prophétisant un inéluctable « choc des civilisations » érigé finalement en doctrine politico-stratégique. Voilà qui a conduit à un découpage virtuel et tendancieux du monde en civilisations ennemies qui ne pourraient dialoguer et qu’on en arrive aujourd’hui au choc des extrêmes politiques (droites nationalistes européennes, néoconservateurs américains) et religieux (extrémistes se réclamant des religions). De même, dans le monde musulman de ces dernières décennies, suite à des politiques incohérentes souvent fondées sur des despotismes et des régimes impopulaires ne pouvant offrir aucun horizon aux jeunes désœuvrés et aux laissés pour compte, il y a eu une montée de l’extrémisme avec la religion comme refuge et souvent alibi à tous les excès. Après les guerres du Golfe, le 11 septembre, les massacres contre des populations civiles en Palestine et ailleurs, sous le regard bienveillant d’une communauté internationale, malheureusement, de moins en moins crédible à force de « deux poids-deux mesures », nous avons assisté cette semaine à une illustration de cet esprit de surenchère néfaste pour le vivre ensemble et la paix.
. Quelle lecture vous inspire l’attentat contre Charlie Hebdo qui a coûté la vie à 12 personnes ce mercredi ?
Au-delà du sensationnel médiatique et de l’immédiateté des réactions contradictoires, le chercheur doit, toujours, avoir le courage assumé du recul préalable à une approche objective des faits et des phénomènes. Malheureusement, on ne nous laisse pas souvent le temps de l’analyse à postériori. Mais, on assiste là à une parfaite et douloureuse illustration d’un conflit de cultures et de visions du monde qu’on a rarement cherché ces dernières années à faire dialoguer, tant on était obnubilé par les oppositions systématiques qui sont, toujours, le fait des extrémistes politiques et religieux cités plus haut. D’un côté, les partisans de la défense d’une liberté d’expression poussée à son paroxysme même si on refuse quelques fois cette même liberté d’expression sur des sujets arbitrairement jugés non négociables, et, de l’autre, une catégorie érigeant son dogme et ses symboles comme inviolables car tellement sacrés dans leur conception qu’ils ne peuvent faire l’objet d’aucune profanation dans le sens premier d’un rapport profane quel qu’il soit (académique, littéraire, artistique etc.). De part et d’autres, des excès ont été commis et le fil du dialogue a dû se perdre dans l’incompréhension mutuelle nourrie par les attiseurs de haine des deux côtés. Et cela a abouti au drame que l’on vit présentement. Tout ce qu’il faudra éviter c’est de s’inscrire dans une logique de surenchère et d’enfermement qui nous projettera en plein milieu d’un cercle vicieux d’actions et de réactions souvent disproportionnées. Le plus dommageable est qu’on en arrive à une telle situation dans un pays, la France, qui a eu une longue tradition de cohabitation avec l’islam ; comptant même plus de citoyens musulmans que certains pays membres de l’OCI. Il ne s’agit donc point d’une guerre entre l’Occident ou la France et l’Islam mais d’un choc des extrêmes. Il y a eu une attaque meurtrière condamnable à tout point de vue, mais soudain suivie d’incompréhensibles représailles contre des lieux de culte musulmans dont la majorité dénonce le même crime, à haute voix depuis mercredi. Hélas, les choses se compliquent davantage avec la prise d’otages de cet après-midi où les évènements prennent la tournure de guerre intercommunautaire tant redoutée en France et qui se pointe à l’horizon. Et il faut attendre que cela déborde la France et embrase d’autres pays européens.
3. - Pouvait-on s’attendre à une réaction de cette nature après les menaces formulées contre le journal satirique ?
4. Où commence la satire où s’arrête la liberté d’expression ? La presse doit-elle s’imposer des garde-fous ?
La liberté est un principe indissociable. Lorsqu’un organe de presse pour son style, un universitaire pour ses thèses sont la cible d’attentats, c’est la liberté d’expression qui est menacée comme quand une mosquée, une pagode, une église ou synagogue, un bois sacré ou des mausolées de saints, sont victimes d’attaques, c’est la liberté de culte et de conscience qui est aussi frappée dans son cœur. Mais l’indignation sélective ne peut avoir sa place dans le combat pour la défense des libertés. Je le sais l’heure est grave, les esprits sont surchauffés mais ne cédons pas à la stigmatisation de communautés et de nations entières, elles-mêmes victimes de leurs minorités extrémistes. Le choc des extrêmes tant redouté et qui semble se dessiner sous nos yeux n’apportera rien de positif à l’indispensable vivre-ensemble. Ces extrêmes politiques et religieuses auront toujours, malheureusement, la ferme volonté de d’ériger des murs de haine entre les peuples et les communautés, mais que cela n’infléchisse jamais celle des artisans de la paix d’ériger des ponts du dialogue.
5. Faut-il craindre une stigmatisation accrue des musulmans après l’affaire Charlie hebdo ?
Cette stigmatisation est malheureusement bien effective. Mais, aussi bien l’Europe que ses musulmans doivent entreprendre un travail sur eux-mêmes. Les Européens doivent impérativement accepter, par une rupture paradigmatique, l’urgence d’une ethnologie inversée et reconsidérer leur regard sur eux-mêmes à la lumière des nouvelles réalités du monde, de leurs sociétés changeantes, et ne pas tomber dans l’angélisme des donneurs de leçons, poussant à toujours comparer ce qu’on croit avoir de mieux avec ce que les autres auraient de pire pour se faire la meilleure image de soi. De même les musulmans sont contraints aujourd’hui à sortir des oppositions fantasmagoriques entre l’Occident et l’islam virtuellement entretenues par ceux qui y ont un intérêt politique immédiat. A la suite des premières caricatures publiées par le Jyllands posten avant d’être reprises par Charlie Hebdo, et, pour justement éviter les généralisations stigmatisantes des deux côtés, je concluais une tribune sur une note très positive de Goethe qui disait : « J’ai toujours eu une grande estime pour la religion prêchée par Mohamed parce qu’elle déborde d’une vitalité merveilleuse.
Elle est la seule religion qui me paraît contenir le pouvoir d’assimiler la phase changeante de l’existence – pouvoir qui peut la rendre alléchante à toute période. J’ai étudié cet homme merveilleux, et, à mon avis, loin d’être un antéchrist, il doit être appelé le sauveur de l’humanité. (…) J’ai prophétisé sur la foi de Mohamed, qu’elle sera acceptable à l’Europe de demain comme elle commence à être acceptable à l’Europe d’aujourd’hui ».
Pourquoi donc toujours se focaliser sur les seuls diseurs de mal ?
6. Que doit être l’attitude du monde musulman après ce drame qui a ému le plus d’un ?
Je dois dire qu’il faut arrêter de faire porter de tels actes à l’islam et à la communauté musulmane, notamment celle de France qui appelle à des sermons de condamnation de l’attentat ce vendredi. Le Conseil Français du culte musulman a été parmi les premières organisations à réprouver cette attaque. Les jeunes présumés auteurs de ces attaques sont quand même français, nés en France et qui y ont grandi, ne connaissant aucun autre pays que celui-là. La grande interrogation pour moi est : comment en est-on arrivé là, à ce que des citoyens d’un pays s’attaquent à leur propre patrie ?
7. Al-Qaida, Aqmi, l’EI : Que vous inspirent les nouvelles figures ou entités du djihadisme international ?
Al-Qaida semble souffrir de la disparition de Ben Laden malgré les tentatives d’affirmation de leadership au sein de l’organisation. Mais cette nébuleuse a complètement changé de stratégie depuis l’expérience afghane, ne s’inscrivant plus dans des causes globales, se contentant de récupérer, d’islamiser des conflits locaux et de franchiser voire labelliser des actions spectaculaires à travers le monde. Elle n’a jamais eu à vrai dire d’organisation centralisée, les différentes émanations de l’organisation fonctionnent plus sous la forme de franchises. Aqmi a du mal à se recomposer efficacement suite à l’opération Serval. Que ce soit dans les grottes d’Agharghart ou de Timidghin ou encore dans le Sud libyen, la guerre des chefs mine cette autre nébuleuse entrée depuis peu en concurrence avec des éléments se réclamant de l’EI et la résurgence de mini-organisation comme Jund al-Khilâfah. Malheureusement, pour la stabilité de notre sous-région, Boko Haram, lui est dans une logique de guerre totale et de terre brûlée massacrant civiles et innocents, déstabilisant des Etats voisins, profitant des failles sécuritaires de l’armée nigeriane surtout à l’approche des joutes électorales ; Abooubakar Shekau poussant à l’extrême cette folie meurtrière et n’a pas pu, véritablement entrer dans la peau d’un leader depuis la mort d’Ahmed Youssouf en 2009. Mais je le réaffirme encore comme lors du récent Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique : les armes les plus efficaces contre le terrorisme ne sont pas les drones, les missiles et les chars, mais des systèmes éducatifs performants et plus de justice sociale au local comme au global.
8. Un mot sur la réforme annoncée des daaras avec l’introduction de l’enseignement du français.
Il est très tôt de tirer des conclusions. Dans mon travail de terrain, j’ai pris connaissance du texte de loi et de ses dispositions ne se réduisant pas à la seule introduction du français. De même, la plupart des acteurs de la contestation du projet avec qui j’ai eu à discuter, ne rejettent pas l’idée de modernisation elle-même mais décrient ce qui serait apparenté, selon eux, à une absence de concertation. Je crois qu’à ce stade, avant l’entrée en jeu des récupérateurs de frustrations, un dialogue serein peut encore être instauré dans le cadre d’une meilleure vulgarisation de tous les aspects de la réforme mais aussi d’une médiation. Il ne faut pas que notre pays tombe dans les travers d’une guerre des élites francophones et arabophones aussi nuisible au contrat social sénégalais qu’à notre cohésion nationale dans l’avenir.
Recueillis par Seneweb News