Le soufisme :
de la quête spirituelle à l’institutionnalisation des confréries
Par Bakary SAMBE
Les confréries soufies font leur apparition dans l’Islam aux IXème et Xème siècle. L’encyclopédie de l’Islam les définit comme « une méthode de psychologie morale pour guider pratiquement les vocations individuelles ». Les turuq (pluriel de tarîqa, voie en arabe) inscrivent, alors, leur action dans le cadre du vaste mouvement ou école de pensée musulmane connue sous le nom de soufisme. Ce dernier serait une manière de se désintéresser des choses terrestres pour se consacrer à Dieu malgré les multiples divergences concernant sa définition et ses caractéristiques. C’est, en quelque sorte, un vaste « programme de vie » spirituelle dont la dimension mystique trouverait son fondement dans le Coran et les traditions prophétiques et va, parfois, au-delà du cadre islamique par sa quête universelle du divin.
Rappelons que le soufisme s’est très souvent heurté aux autorités religieuses et politiques par certaines de ses attitudes jugées « hétérodoxes ». Il est vrai que la religion institutionnalisée, et souvent proche des cercles du pouvoir ne pouvait que difficilement accepter ce courant mystique de l’Islam né contre le légalisme superficiel et qui mettait, plutôt, l’accent sur « la religion intérieure ».
La définition de l’Encyclopédie de l’Islam [1] correspondrait à l’acception première du soufisme et de la tarîqa qui en est la manifestation collective. Telle qu’elle apparaît dans les textes des premiers penseurs Junayd et Hallâj, la tarîqa n’était que l’instauration d’une méthode théorique et idéale pour guider chaque vocation en traçant un itinerarium mentis ad Deum. C’est cette vision du soufi, vêtu d’habits en laine, retiré au fond du désert, fuyant les réalités sociales, qui a longtemps pris le dessus sur toutes les autres approches pourtant plus intéressantes du point de vue sociologique.
Il faut savoir qu’après les principes fondateurs de la mystique musulmane, il y a eu une phase de socialisation ou même de massification. Les soufis « fuyant ce monde corrompu » formaient en même temps des communautés, des regroupements de fidèles d’où l’abondance dans la terminologie spécialisée d’appellations mettant en évidence le caractère communautaire de la vie des confrères : ribât[2], zâwiya, jamâ ‘a etc. Dès lors que s’amorce cette intégration, au duo traditionnel « Homme-Dieu » se substitue un triangle « Aspirant-Maître-Dieu », le second devant mener le premier à sa fin ultime : Dieu. C’est avec le nombre croissant de fidèles que s’est imposée, à ces cercles, une nécessité d’organisation. Ainsi, les turuq[3] joueront un rôle important dans l’encadrement du disciple afin de lui éviter toute dispersion spirituelle.
Le soufisme est souvent considéré comme une manifestation du perpétuel besoin de spiritualité donc comme une donnée constante de l’histoire de la religion musulmane.
Muhammad Jawwâd Mashkûr soutient que déjà aux temps du Prophète, on pouvait compter deux de ses compagnons parmi les soufis. Il s’agit de Huzayfat ibn al-Yamân et Abû darr al-Gafârî[4]. C’est à dire qu’avec l’acception première du soufisme à savoir une simple quête de spiritualité on ne saurait le distinguer de l’Islam en général. Le soufisme était là bien avant le confrérisme qui en est la forme organisationnelle.
Le débat sur la conformité du soufisme aux enseignements fondamentaux de l’islam a été brillamment tranché au Sénégal par l’ouvrage de Cheikh Tidiane Gaye de Louga Kitâb al-Taqdîs bayna-t-talbîs wa-t-tadlîs. L’inspecteur de l’enseignement arabe a tenu à rejeter toutes les fausses accusations venant des néo-wahhabites visant à ternir l’esprit et l’image même du soufisme.
En tout état de cause, la définition de Mashkûr empruntée à al-Jurjânî[5] rend bien compte de cette confusion et de la difficulté d’approche que présente la notion de soufisme. L’auteur d’al-firaq al-islâmiyya la définit comme « la purification du coeur du désir de fréquenter les gens éloignant des valeurs (d’hommes) ordinaires, des caractéristiques (purement) humaines, résistance aux exigences de l’âme passionnelle, une conformité aux valeurs spirituelles, un intérêt pour la science des vérités éternelles, une consolation de la Communauté de ses angoisses, une fidélité à Dieu, le strict suivi (des enseignements) du Prophète conformément à la shari ‘a ».
Au lieu de nous éclairer sur le soufisme, la superposition de telles prépositions non définies rend le concept encore plus opaque et même assimilable au message de l’Islam tout court.
C’est pourquoi, il nous semble beaucoup plus judicieux de jeter un regard sur certaines conditions historiques et politiques ayant favorisé l’émergence des confréries soufies qui s’est accélérée à partir du XIIème et du XIIIème siècles.
L’affaiblissement du califat abbasside depuis le milieu du IXème siècle conduira à sa dislocation définitivement en 1258. Les Turcs Seljoukides qui renverseront les chiites Bouyides en 1055-1056 avaient du coup pu stopper l’avance des Fatimides d’Egypte. Ces derniers étant chiites représentaient une menace pour le pouvoir central de Baghdad, lui sunnite.
La victoire des Turcs au Moyen-Orient puis des Ayyoubides en Egypte fatimide en 1171 peuvent être considérées comme une reconquête sunnite du monde arabo-musulman. L’autorité politique abbasside, de plus en plus en difficulté et morcelée, sera remplacée, progressivement, au niveau de la masse par celles des cheikhs, guides spirituels à la tête de leurs confréries. Notons l’intéressante ressemblance avec le cas de l’Afrique noire où les chefs confrériques ont su combler le vide sociopolitique consécutif à la destruction des royaumes et des principautés par le pouvoir colonial.
Rappelons que dans le Baghdad du XIème siècle marqué les querelles doctrinaires entre sunnisme (non encore bien constitué) et ash’arisme, l’enseignement des savoirs islamiques avait du mal à s’exempter de la routine des oulémas versés déjà dans le taqlîd (l’imitation doctrinaire aveugle). A un certain moment, ces derniers semblaient ne plus parvenir à satisfaire le besoin de spiritualité de leurs contemporains.
Pourtant al-Ghazâli avait essayé, dans son Ihyâ ‘ulûm dîn (Revivification des savoirs religieux), de tourner la page des oppositions séculaires entre les lectures littéralistes et spiritualistes du même texte sacré des Musulmans, le Coran.
Dans un tel climat de querelles et de dissension, l’autorité des Oulémas officiels et proches du cercle du pouvoir tend à décliner devant celles des maîtres soufis, plus rassembleurs.
La première moitié du XIIIème siècle sera marqué par l’invasion Mongole qui sera effective à partir de 1258 avec la prise de la capitale abbasside, Baghdad. Devant cette situation catastrophique sur le plan politique, avec tout son cortège de troubles et de désarroi, les ordres soufis, alors en pleine expansion, représentent des cadres de solidarités proposant une vision plus cohérente du monde, ayant comme base des critères spirituels et non temporels.
Marx ne disait-il pas que la religion, en plus d’un simple « opium » (plus souvent retenu par ses lecteurs !) était « l’âme d’un monde sans cœur » et « l’esprit de situations dépourvues d’esprit » ?
Cette époque sera celle de l’émergence de personnalités confrériques, des fondateurs d’ordres soufis. Par leur charisme, elles marqueront toute cette période qui vit émerger des confréries religieuses portant les noms de leurs fondateurs.
‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m.1166) sera, bien que de manière posthume (selon Jacqueline Chabbi[6]), à l’origine de la Qâdiriyya, comme Ahmad al-Rifâ’î (m.1182) de la Rifâ’iyya, Abû Madyan (m.1197) de la Madyaniyya qui deviendra par la suite la Shâdaliyya sous Abul Haasan al-Shâdalî mort en 1258. Le mouvement de création des confréries se poursuivra au XIIIème siècle avec l’avènement de la Qalandariyya, de l’Ahmadiyya. C’est la tarîqa Al-Mawlawiyya, avec l’influence du célèbre poète et mystique Jalâl ad-Dîn Rûmî (m.1273)[7] qui donnera à l’histoire du soufisme ses premiers derviches tourneurs, image marquante du soufisme en Occident.
Le XIV ème siècle verra la naissance de la Baktâshia fondée par Al-Hâj Baktâsh (m.1335). Cette confrérie est le symbole de la répression dont est victime le soufisme de la part du pouvoir seljoukide. Elle sera suivie de la Naqshabandiyya et de la Safawiyya fondées respectivement par Bahâ ad-Dîn an-Naqshabandî (m. 1389) et Safiyy ad-Dîn al-Ardabalî (m.1334).
La domination ottomane qui se renforce aux XIV ème et au XVéme siècle permettra l’entrée en relation des principaux ordres soufis avec l’élargissement et l’ouverture du monde arabo-musulman par le biais des nouvelles conquêtes et l’expansion de l’empire.
Les confréries prennent alors l’allure de vastes mouvements qui déborderont leur cadre originel et s’élargissent au-delà de ses frontières. Elles se dotent d’une organisation interne qui, tout en devenant plus complexe reflète toujours la relation de dépendance entre le murîd, l’aspirant à la perfection ou à la réalisation spirituelle, et le cheikh, le maître, guide spirituel. C’est à partir de ce moment que la tarîqa devient un cadre de vie communautaire permettant une coexistence régulée, mu’âshara, et repose en plus des pratiques islamiques « ordinaires » sur un ensemble d’observances surérogatoires qui doivent ponctuer la vie de l’adepte, du novice, de l’initié. Ce modèle séduira par la suite, l’ensemble du monde musulman ; ce qui se traduira par une vaste expansion et une ramification incessantes des confréries.
Aux XVIIIème et XIX ème siècles, les bouleversements politiques et sociaux seront accompagnés d’une explosion du nombre des voies soufies.
La Tijâniyya dont le fondateur Sîdî Shaykh Ahmad al-Tijâni mourut en 1835 conquit le Maghreb, l’Afrique Noire dont elle contribuera beaucoup à l’islamisation. Ses apôtres tels qu’El Hadji Omar Tall et El Hadji Malick Sy de Tivaouane se sont appuyés sur son enseignement pour réaliser une véritable islamisation en profondeur de différentes régions. D’autres confréries vont naître aussi bien au Maghreb qu’au Machrek et se ramifieront par la suite. Ahmad ibn Idrîs fondera la tarîqa al-Idrîsiyya qui sera suivie de trois autres turuq : Al-Rashîdiyya, al-Margâniyya et la Sanûsiyya. Cette dernière confrérie s’inscrira dans le paysage politique du Maghreb et de l’Afrique Occidentale entrés depuis peu dans l’ère coloniale avec la conquête française de l’Algérie.
Du soufisme à l’institutionnalisation du modèle confrérique :
Le triangle « Disciple – Maître – Dieu » est régi par une relation de dépendance du premier au second. Avec l’élargissement du cercle des adeptes, les chefs confrériques vont essayer d’instituer cette relation qui est la base même de l’organisation confrérique.
Le maître de la confrérie institue un certain nombre de pratiques dont la plus importante est le wird ; les prières dites par tout affilié à la confrérie et qui peuvent l’être soit individuellement où collectivement lors des halaqât dikr, séances d’invocation. Le wird est transmis, en suppléance au cheikh, par le muqaddam dont ‘Abd al-Hamîd Bakhît, disait qu’il détenait un grand pouvoir sur les autres ikhwân[8]. On appelle talqîn la scène de transmission du wird qui revêt une grande symbolique car il marque la naissance d’un pacte d’allégeance et d’obéissance au maître et aux règles de la confrérie. On devient muqaddam après avoir reçu des mains du cheikh, un diplôme de transmission, une sorte de licence appelée ijâza. Sur cette attestation manuscrite toute la chaîne de transmission, silsila, est mentionnée. Elle part du Prophète Mohammed considéré, en général, comme l’inspirateur de toutes les confréries jusqu’au cheikh qui décerne la licence. Cette démarche vise à garantir l’authenticité du statut de muqaddam et la légitimité de son éventuelle autorité sur d’autres néophytes.
Le murîd (l’aspirant à la réalisation spirituelle) doit à son cheikh respect et considération et lui verse, dans certains cas, des hadiya, dons, obole ou aumônes expiatoires. Cette pratique est justifiée par les soufis en basant sur une analogie entre leur situation et celle du Prophète de l’Islam. Ce dernier, en consacrant tout son temps à enseigner les préceptes de la nouvelle religion ne parvenait plus, semble t-il, à exercer une activité lucrative.
Le disciple qui l’en empêchait, devait donc, par reconnaissance ou compensation, lui apporter des dons lui permettant d’assurer ses dépenses quotidiennes. Il est vrai que certains soufis en profiteront pour se livrer à la mendicité, ce qui donnera, par la suite, aux soufis une image d’oisifs vivant de la crédulité des gens.
Mais, les confréries dépasseront ce cadre purement spirituel et par la sécularisation des membres du groupe en liaison avec l’évolution socio-économique, seront impliquées dans tous les secteurs de la vie y compris le domaine politique. ‘Abdul Hamîd Bakhît [9] illustre bien cette rupture en reconnaissant au mouvement confrérique deux époques distinctes : une première époque où ces voies étaient l’incarnation d’un désintéressement et d’une retraite hors du monde profane et une deuxième où s’effectuera son implication dans les affaires de la cité. Le milieu du XIX ème siècle, en Afrique, signe l’entrée du soufisme dans l’âge « moderne » avec l’exemple de la Sanûsiyya fondée par Muhammed ibn Sanûs né vers 1800 à Mostaganem (Algérie). Cette confrérie deviendra célèbre au regard de son rôle dans la résistance à l’intrusion coloniale française.
La vision de la confrérie comme cadre strictement spirituel marquera longtemps les diverses approches d’islamologues. Il est vrai que sa finalité était comme le dit Alexandre Popovic de « conserver et de diffuser l’enseignement mystique du fondateur » car elle était au début « un mode d’accès à Dieu par un ensemble spécifique de rites, de pratiques, d’exercices et de connaissances ésotériques »[10].
Mais la capacité d’adaptation des confréries leur permettant de recruter partout fait qu’elles parviennent, aussi, à imprimer leur marque à la société dans laquelle elles s’insèrent de manière harmonieuse. Comme le soutient, d’ailleurs, Constant Hames, la confrérie étant « fondée sur la relation entre un maître et des disciples, « recrute dans la famille, la tribu, le village, l’ethnie, le groupement professionnel, la nation »[11].
A l’instar de toutes les structures, la confrérie peut aussi assurer des fonctions à la carte et sortir, parfois, du statisme dans lequel on a coutume de la placer. Elle crée poursuit Hames « une organisation nouvelle qui interagit de multiples façons avec le cadre social et politique environnant ». Rappelons tout simplement que la Naqshabandiyya avait déjà intégré cette donnée dans ses principes en préconisant, dans ses principes « une retraite au milieu de la société ».
Dès lors, il devient compréhensible que les confréries allient retraite intérieure dans leurs zâwiya-s et participation active à l’« extérieur ».
On pourrait, pourtant, s’étonner de la mauvaise image du soufisme en Orient et dans le monde arabe en général. En Turquie, par exemple, le gouvernement n’a eu de cesse de persécuter les confréries soufies selon les périodes et les enjeux politiques. On note aussi un anti-soufisme exacerbé au Yémen où le Zaydisme a régné de 901 à 1962, l’Arabie Saoudite, tête de file du mouvement wahhabite, bannit le soufisme et ses confréries au même titre que le chiisme, la religion de certaines minorités persécutées. Même le mouvement les Frères Musulmans dont le fondateur, Hassan al-Bannâ appartenait à une tarîqa, la Hasâfiyya, semble hostile à cette forme de religiosité à laquelle il empruntera, pourtant, son mode d’organisation [12]. Peut-être que l’utilisation des confréries par la politique nassérienne, en Egypte, est-elle à la base de leur antipathie à l’égard de ce courant de même qu’en Algérie où les hiérarchies maraboutiques, ont collaboré avec le colonisateur français dans son combat contre Abdel Kader ! Seuls quelques pays arabes tolèrent encore l’existence de confréries : l’Irak, la Syrie, la Palestine, le Liban.
En Afrique noire, par contre, le modèle confrérique a tellement séduit que des mouvements confrériques endogènes ont vu le jour et connaissent une grande expansion ainsi qu’un enracinement hors du commun comme c’est le cas du Mouridisme (Murîdiyya) au Sénégal. Il s’est non seulement ancré dans le paysage religieux voire politique mais s’est internationalisé suivants les itinéraires migratoires des adeptes de Cheikh Ahmadou Bamba à travers le monde.
Les confréries sont nées en Orient et au Maghreb mais elles ont surtout recruté en Afrique Noire. Cela est peut-être dû à leur capacité d’adaptation et au rôle important qu’elles auront joué dans ces sociétés où elles sont devenues de véritables acteurs sociopolitiques.
Bakary SAMBE
Institute for the Study of Muslim Civilisations
[1] -voir l’article : tarîqa. [2] – ce terme est à l’origine de l’appellation almurâbit traduit almoravide en français. Le terme marabout serait aussi dérivé de ce même mot.
[3] -pluriel du mot arabe tarîqa. [4] Mouhammed Jawwâd Mashkûr : al-firaq al-islâmiyya -Majma ‘ al-buhûth al-islâmiyya Beyrouth 1995
[5] ibid p355-356 [6] – voir sa brochure intitulée, Abdel Qadir Jilânî personnage historique, non édité.
[7] Cet homme est originaire de Khurâsan Nord de l’Iran actuel chassé par l’invasion mongole en Asie Mineure il est mort à Konya en 1273 en Turquie. [8] – pluriel du mot arabe « akh » qui signifie « frère ». Peut-être à l’origine de la traduction française du mot tarîqa : « confrérie ».
[9] Bakhît Abdul Hamîd :Al-mujtama’ al- ‘arabî wa al-islâmî T2 3ème Ed. Dâr al-Ma ‘ârif 1967 p289. C’est nous qui traduisons. [10] A.Popovic et Gilles Veinstein (sous dir) in « les voies d’Allah : les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, p12. Paris 1996, 612p
[11] Hames Constant Ibid p231 [12] -Voir notre entretien avec le Pr Kîlânî de l’Université de Jordanie, Amman dans notre mémoire de Maîtrise de Lettres et Civilisations arabes 1996/97 Lyon2. (Annexes) : les confréries religieuses au Sénégal : Affirmation d’un islam noir ?