Mouridisme : le fondateur et la voie
Par Bakary SAMBE
Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.
Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba
Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.
Le Mouridisme comme un renouveau islamique :
Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.
La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :
Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté
[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431