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MOURIDISME : LE FONDATEUR ET LA VOIE

Mercredi 29 octobre 2008

Mouridisme : le fondateur et la voie

Par Bakary SAMBE

Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.

Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba

Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.

Le Mouridisme comme un renouveau islamique :

Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.

La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :

Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté

Bakary.sambe@gmail.com

[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431

 

NUL N’A LE MONOPOLE DE L’ »ORTHODOXIE » EN ISLAM

Jeudi 23 octobre 2008

Nul n’a le monopole de l’ »orthodoxie » en Islam ! 

Par Bakary SAMBE*

Les tendances radicales ont commis le « péché » de focaliser l’attention sur une variante non représentative de la pensée islamique dans sa totalité. A entendre certains discours « islamiques » produits çà-et-là, on a l’impression d’être en présence d’une religion à pensée unique dans laquelle, il ne serait même pas permis de penser. Cette situation maintes fois décriée par des intellectuels souvent incompris a plongé les Musulmans, depuis la malheureuse fermeture de la porte de l’ijtihâd (effort personnel de recherche et d’interprétation circonstanciée), dans une sorte de mimétisme social (taqlîd en arabe). Et, depuis, tout un champ religieux, traversé par une grande diversité, est réduit à des bribes d’identités à sauver ou des apparences vestimentaires voire de pilosité.

On en est arrivé à un point où certains musulmans considèrent d’autres comme « moins musulmans » ou « hétérodoxes ». D’aucuns revendiquent une exclusivité dans l’observance des enseignements du Prophète de l’islam en traitant les autres courants de « gens de la bid ‘a », des « innovations blâmables ». Une telle négation de l’enrichissante diversité des réalités islamiques est le signe d’une intolérance dont il faut chercher les explications – et non la justification ! – dans la tumultueuse histoire de la naissance des courants islamiques .

Et il est sûr que les musulmans, eux-mêmes, seront les premiers à tirer un grand profit de cette auto-critique historique, à commencer par ceux de notre pays jetant l’anathème sur tous ceux qui ne leur ressemblent pas

En effet, la lutte contre les confréries soufies prônée par les nouveaux adeptes du wahhabisme passe par une négation des autres possibilités d’expression religieuse. Les tenants de cette lutte s’autoproclament ahl al-sunnah wa al-jamâ ‘a « les gens de la tradition et de la Communauté », en en excluant tous les autres ! Sans aucune explication ou réflexion critique sur cette dénomination, ils présentent leurs mouvements, vassaux de courants théologico-politiques étrangers aux traditions africaines, comme étant la seule possibilité de rester dans le giron de la « ‘Ummah » et dans ce qu’ils conçoivent comme étant la sunnah. C’est pourquoi, il serait nécessaire de revenir sur cette dernière notion pour mettre fin à une démarche obscurantiste et intellectuellement malhonnête dont le but finale est d’exclure pur avoir le monopole.

Le terme sunnah est souvent traduit par « tradition prophétique ». Mais il ne faudrait pas perdre de vue les manipulations qu’elle a subies ainsi que le caractère arbitraire des différentes définitions qu’on lui prête. Englobant aussi bien les gestes que les paroles attribuées au prophète de l’islam, ce terme est finalement  victime des conflits idéologico-politiques ayant marqué l’histoire de l’islam dès les premières années qui ont suivi la mort du Prophète Mohamed en 632.

Le climat politique et le contexte social furent tellement confus et complexes que ce que les uns considéraient comme sunnah, tradition prophétique conforme à l’orthodoxie pouvait bien être pris, par d’autres,  pour des « innovations blâmables », bid’a, du domaine de la « déviance », en quelque sorte. C’est un peu la même ambiguïté qui entoure la citation du fameux hadîth selon lequel le prophète aurait prédit que sa communauté se diviserait en  soixante dix sept « firqa », tendances ou groupuscules et qu’une seule sera parmi les sauvés ! Raison pour laquelle, il ne faut pas tomber dans  l’imprudence de certains islamologues qui traduisent  « sunna » ipso facto par « orthodoxie islamique ».

Ceux qu’on appelle les sunnites, dans la subdivision des courants islamiques, ne sont pas les seuls à adhérer à la « sunnah prophétique », en tant que pratiques et mode de vie, selon ses différentes lectures. Les chiites duodécimains, par exemple, se réfèrent, eux aussi, à une sorte de sunnah, autrement définie avec un corpus de hadiths différents (comme celui de Ja’far al-sâdiq, par exemple). Ils ajoutent, au modèle prophétique, celui de leurs imams parmi lesquels Ali, genre et cousin du Prophète, son fils Hussein et d’autres appartenant aux Ahl al-Bayt (membres de la famille du Prophète).

Bref, de quoi à manier ce terme avec beaucoup de précautions. Il est vrai que ceux qui, dans le cadre de l’islam sénégalais, en revendiquent, aujourd’hui, le monopole ne fournissent pas tout ce travail d’explication et de contextualisation. On peut même penser qu’ils se complaisent bien dans ce flou terminologique qui cache bien des intentions non avouées.

Cette manière d’approcher l’islam, hors de l’Histoire, a fait le « chou gras » de journalistes et d’une certaine presse en quête de sensationnel., beaucoup plus vendeur.

Il y a, ainsi, quelques fois une curieuse similitude entre l’approche intégriste et et celle de la presse sensationnelle des faits islamiques. ans cette démarche, on qualifie d’islamique tout et son contraire et la connaissance objective d’une religion-mosaïque cède, de plus en plus, aux ouï-dire, aux présupposés et aux stéréotypes. Finalement, cette religion est caricaturée et réduite à un monothéisme particulièrement monolithique, sans histoire et hors de l’Histoire qui déterminerait tout sans subir aucune autre détermination comme le décrie Mohamed-Chérif Ferjani.

Il est, aussi, un procédé des plus insidieux de l’obscurantisme contemporain et de l’islamophobie ambiante qui consiste à jouer sur le flou dans lequel sont volontairement enfermées les notions employées.

Devant de telles dérives, revenir à l’exigence du XVIIIème siècle et remonter à l’enseignement philosophique grec dans toute son éthique, à l’exigence de toute approche scientifique, donc, honnête, serait hautement souhaitable voire salutaire. Selon cette exigence, il faudrait définir les notions qu’on utilise pour ne les employer que dans le sens préalablement défini ou tout au moins explicité mais aussi circonstancié.

Pour chaque époque de l’islam, chaque contexte théologique, à chacune de ces catégories ou acceptions, correspond évidemment une lecture particulière des textes fondateurs. Le moins averti d’histoire islamique est conscient des antagonismes et même des contradictions qui ont vu naître les différentes écoles théologiques de l’islam. Le plus souvent, ce sont les considérations politiques qui passent avant de varis problèmes d’entendement ou d’essence théologique. A partir de là, nous retrouvons les raisons de l’acharnement contre le soufisme et ses confréries dans un monde arabe, errant, sans issue, entre arabisme et islamisme, comme le soutient Charles Risk, et qui tente d’exporter ses contradictions socio-politiques, religieusement maquillées dans d’aures contrées du monde musulman..

C’est ainsi, par exemple, que l’islam mystique – incarné et immortalisé, entre autres, par la figure emblématique d’un Ibn ‘Arabî ou encore d’un Mansour al-Hallâj (858-922) – a été harcelé, banni, combattu de manière violente, extirpé même, par l’islam juridico-théologico-dogmatique, d’ailleurs très souvent  à la solde l’instance politique temporelle, fût-elle despotique.

Les dangereuses accointances entre autorités politiques et théologiens instaurent un système opaque où les premières se légitiment par les fatwa-s que les seconds leur produisent – à volonté – pour se servir de leur main armée et mieux combattre leurs contradicteurs, voire, simplement tous ceux qui voient ou réfléchissent autrement.

Le conflit ne date pas d’aujourd’hui. Il est très ancien et a opposé, en son temps, les tenants d’un islam se disant intégral, figé dans la lettre du texte dépouillé de son sens, dont il tue progressivement l’esprit, et les défenseurs d’un islam du for intérieur et/ou ouvert à la libre interprétation (ijtihâd).

C’est, aussi, le conflit entre le grand philosophe andalou Ibn Arabi (grand mystique du XIIème-XIIIème siècle) et l’un des plus rigoristes du courant hanbalite, Ibn Taymiyya qui, en son temps, accusait Ibn Arabi de « panthéisme plotinien » et de « relativisme sophiste », l’assimilant, sans raison, à un ennemi de la charia inspiré par « un esprit satanique ».

Les exemples historiques seraient légion et souligneraient davantage, l’orientation politique du discours religieux, omniprésent dans le monde arabo-musulman.

Rappelons qu’au sein même de l’Empire abbasside (de 749 à 1258), s’était déjà posé ce problème qui a pris différentes formes entre un calife clairvoyant, moderne avant l’heure, ouvert d’esprit et passionné de sciences (c’est lui qui a fondé Bayt al-hikma, la Maison de la Sagesse), al-Mâmûn (813-833), et un calife radicalement anti-mu‘tazilites (rationalistes) et persécuteur, qui imposa le traditionalisme hanbalite et ash ‘arite, al-Mutawakkil.

Le passé peut toujours éclairer notre présent. Si seulement, elle aidait à éviter les erreurs qui l’ont sillonné !

Ce conflit, dont les mobiles sont totalement étrangers au cadre sénégalais est, malgré tout, importé, sans prise en compte de son origine, par des franges de notre société à la recherche de modèle, pourvu qu’il soit arabe, sacralisé comme la culture arabe qu’ils ont bien du mal à dissocier de l’essence même du message prophétique.

Pourtant, toutes les études historiques et anthropologiques ont fait état du rôle irremplaçable des confréries, de leur caractère pacifique et ouvert, dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire. C’est d’ailleurs ce qui leur a permis de s’ancrer dans des sociétés aussi différentes de celles de l’Arabie du VII ème siècle.

Les sociétés africaines ont pu réussir une assimilation critique rarement égalée de l’islam et de son message. Sans faire abstraction de certaines dérives confrériques qui sont, comme dans tous les systèmes, le fait des extrêmes, les tarîqa ont encore leur place dans l’islam sénégalais dans lequel leur rôle est grandissant. Cet islam ne devrait avoir aucun complexe à s’affirmer dans sa différence qui est une mrue de richesse pou l’iam en général.

L’attitude de ces nouveaux mouvements, combattant les confréries et le soufisme en opérant des greffes idéologiques, procédant par intimidation, voire excommunication, cache, peut-être, d’autres problèmes qui ne sont pas que religieux.

Est-ce, alors, une simple volonté d’appropriation et d’exploitation des maux de la société dans un contexte où la contestation est le thème politique le plus porteur ?

bakary.sambe@gmail.com

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Samedi 27 septembre 2008

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Par Bakary SAMBE

« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief ». Ces propos de La Rochefoucault, résument l’attitude d’esprit nécessaire pour appréhender l’œuvre de Seydi El Hadji Malick Sy. Si Maodo répugnait de parler de lui, c’est qu’entres autres, la figure symbolique de la Tijâniyya se distinguait, dès le début, par son refus de s’attirer des disciples en se trouvant des qualités de thaumaturge, avec des miracles. Faisant du Prophète que l’on célèbre son modèle, il ne parla point de lui, se conformant au principe de modestie, viatique des hommes de Dieu sur le chemin de la spiritualité. Il lui fut attribué ce vers qui traduit son état d’esprit : sawfa tarâ idha-njala-l ghubâru / a farasun tahtaka am-himâru (Lorsque la poussière se dégagera, l’on pourra distinguer les vrais cavaliers !).

Mais ses contemporains comme ses successeurs ont aidé dans de nombreux écrits à saisir bien des aspects de son œuvre ce patrimoine légué aux générations suivantes.

Parmi les nombreux témoignages sur Seydi El Hadji Malick Sy, ceux de Sîdi Ahmad Sukayrij, auteur entre autres du Kashf al-Hijâb véritable répertoire des noms qui ont fait l’histoire de la Tijâniyya, par ailleurs ancien Cadi de Settât au Maroc, auteur, par ailleurs, des remarquables calligraphies de la Grande Mosquée de Paris. Il a eu des échanges épistolaires avec Seydi El Hadji Malick Sy dans lesquels, il met en exergue les éminentes qualités de ce dernier. A part les témoignages posthumes dans la correspondance que reçut la famille de Maodo, Cheikh Ahmad Sukayrij avait, dans une lettre témoigné de son admiration et de son estime pour le guide spirituel en qui il reconnaissait une noblesse de l’esprit à son plus haut degré ( laqad malaka fil majdi a’ala martabatin), un dépositaire de toutes les qualités de la sainteté (wa waritha fil wilâyati a’ala manqibatin), de la vertu, de l’obligeance et la distinction sur tous les sentiers de la grandeur (‘abal-fadli fî kulli-l-masâliki).

En fait Cheikh Ahmad Sukayrij voit en Maodo cette noblesse de l’âme, viatique vers la perfection, tellement, comme il le dit, il portait bien son nom « Mâlik » et en incarnait le sens même (Wa asbaha mâlikan isman wa wasfan/ wa akhlâqun lahû fîhâ kamâlu).

Ce témoignage épistolaire est corroboré plus explicitement dans un autre ouvrage du grand Muqaddam marocain, rédigé comme son Radd akâdhîb al-muftarîna ‘alâ ahlil yaqîn, pour apporter les preuves de la totale inscription de la Tijâniyya dans la sunna du Prophète Muhammad. Il lui donna comme titre Jinâyat al Muntasib al-‘anî Fî mâ nasabahû bil kadhib Li –Shaykh Tijânî et y recense les accusations gratuites faites à la confrérie, pour les démonter avec verve et preuves à l’appui. C’est cet ouvrage qu’il a choisi pour présenter, Seydi El Hadji Malick Sy, aux côtés d’El Hadji Omar et d’autres illustres personnages, en ces termes : « Parmi ceux qui ont brillamment écrit et composé de manière bénéfique sur la Tijâniyya, on peut citer le legs béni des anciens aux générations suivantes, habitant dans la région du Sénégal, le grand muqaddam, feu Seydi El Hadji Malick ibn Othman. Il a éclairé l’élite comme le commun des mortels en levant le voile (sur les connaissances). Quiconque se penche sur ses œuvres aura la certitude que l’auteur fait partie des grands hommes de Dieu (Kummal al-rijâl) qui ont reçu la grande ouverture divine (‘al-maftûh alayhim). […] Il s’est consacré sa vie durant à l’éducation et a initié un nombre inestimable de disciples à la Tarîqa qui ont témoigné de son observance des recommandations divines, de son intransigeance dans l’adoration de Dieu, de sa disponibilité à servir son pays et ses Hommes tout en se détournant de ce qu’ils possèdent. Tout ce que je viens d’énumérer me vient des témoignages à son sujet… » (p.81)

Dans l’élégie funèbre composé à la disparition de Maodo, Serigne Alioune Guèye peignait un personnage dont les traits moraux sont sans nul doute, ceux d’un guide proche de ses disciples. Après l’avoir qualifié de « Imâmul askhiyâ , le chef de file des généreux », l’un des plus grands muqaddams de Maodo voit en lui le substitut des différents rôles sociaux et en fait un guide complet (huwal badalul mardiyyu). Son rôle éducatif illustré par les qualités scientifiques et morales de ses disciples, s’avère une réalité perpétuée et reconnue par ses derniers. Voici que l’un de ses plus illustres disciples, Serigne Alioune Guèye s’arrête sur les qualités et dons du maître dans huit vers de son « dâliya » poème en « dâl » comme le fit, dans la même « qâfiya » (rime), Hasân Ibn Thâbit à la disparition du sceau des prophètes Seyyidunâ Muhammad. Certes les disciples de Maodo pleuraient un maître spirituel hors pair. Mais c’est le savant irremplaçable qui, désormais, allait leur faire défaut. Serigne Alioune Guèye le dit en des termes à la fois révélateurs et touchants en pleurant celui en qui il admirait le mystique dégageant le sens des réalités et des vérités éternelles « al-haqâ’iq », le maître dont la pédagogie et le goût de transmettre cultivaient la curiosité chez l’apprenant dévorant ainsi les livres et les traités (Wa man lî bi ikhrâjil haqâ’iqi nâsihan/ wa man lî bitadrîsil kitâbi wa musnadi ».

Pour dire la grande perte que constitue la disparition de l’illustre maître, il traverse le vaste champ des connaissances auxquelles Maodo a consacré sa vie, de la science des lectionnaires coraniques, des belles lettres arabes, de l’arithmétique, du Fiqh, de la grammaire, de la logique aritotélicienne qui depuis les Abbasîdes (8ème siècle) avait influencé la pensée islamique au-delà des mu‘tazilites, de la rhétorique, de l’herméneutique, à la sîra (l’hagiographie du Prophète cf. l’inimitable Khilâsu Zahab) en passant par l’astronomie, les fondements du Fiqh (Ilm al-usûl) et la métrique ‘al-‘arûd) qu’Al-Khalîl Ibn Ahmad al-Farâhîdî de Bassora, avait systématisé par ses fameux cercles concentriques, au IIème siècle de l’Hégire.

Mais le plus remarquable de l’expérience de Cheikh El Hadji Malick Sy est le sens de la mesure et la conscience de l’équilibre entre la Sharî’a et la haqîqa dont parlait le Professeur Rawane Mbaye. Il a su rester, sa vie durant, ce « pôle d’attraction » entre les deux domaines de la connaissance, s’appuyant merveilleusement, sur une donnée essentielle que le saint Coran qualifie de meilleur viatique vers le vrai monde al-Taqwâ, traduit et certainement réduit à la « crainte de Dieu », état non mesurable parce qu’intérieur, mais qui se manifeste par les actes. Tous ceux de Maodo, d’après les témoignages de ses contemporains, reflètent cette conscience intime de Dieu.

S’inscrivant dans la pure tradition Seydina Cheikh Ahmed Tijâni, El Hadji Malick Sy a tenté et réussi cette expérience soufie innovée par la Tijâniyya. Comme le prône cette confrérie, Maodo a pu allier éducation spirituelle et plein engagement dans le monde d’ici bas, cette sorte de « retraite au milieu de la société », une tarbiya au-delà de l’abstraction, décelable au visu (‘al-hâl) et à l’action (‘al-himma) tendant résolument vers l’istiqâma, la droiture (Wa man lî bi ‘ustâdhin yurabbî murîdahû/ bilâ khalwatin bal himmatin mithla ahmadî, pleure Serigne Alioune Guèye).

Seydi El Hadji Malick Sy s’est appuyé sur les intarissables ressources spirituelles de la Tijâniyya en rompant avec le mysticisme des refuges et de l’isolement (comme dans la khalwatiyya), synthétisant l’enseignement de Seyyidunâ Muhammad jusqu’à parvenir à la « sacralisation des actes quotidiens » dont parle Cheikh Ahmed Tidiane Sy.

De ce fait, l’enseignement de Maodo s’inscrit dans le traditionnel schéma triptique où, après l’acte de foi (Imân), la soumission manifeste et sincère à Dieu (Islâm), l’aspirant cherche à parfaire son rapport à l’Etre Suprême par l’Ihsân ; l’état ultime où la conscience de Dieu guide les pas du néophyte dans sa quête de la félicité. Un tel projet ne pourrait être mené à bien sans que son porteur se soit agrippé à la Sunna du Prophète (PSL) dont il suit les traces, ‘alâ nahji rasûl, comme le dit Serigne Alioune Guèye.

Il est vrai que c’est dans ce domaine de l’observance de la sunna prophétique que les témoignages sur Seydi El Hadji Malick sont sans appel. Ainsi Seydi Tijane Ibn Bâba al-‘Alawî, s’arrête, dans l’élégie dédiée à Maodo, sur sa rigueur et son souci de référentialité en matière religieuse. Il lie cet aspect de la personnalité de Seydi El Hadji Malick Sy à son attachement au Prophète. C’est à dire que Maodo a toujours su faire vivre le principe de l’amour du Prophète qu’il définit comme intrinsèquement lié à l’action et à l’application de la Sunna. Il le dit dans Khilas Dhahab « wa laysa naf ‘un ‘alâ hubbin bilâ ‘amalin/ wa tâbi ‘an sunnatal mukhtâri faghtanamî », « il n’y a aucune utilité à clamer son amour au sceau des prophète si cet amour n’est pas matérialisé en action/ Il faut que tu suives la sunna de l’Elu ». C’est pourquoi, en fin connaisseur de Seydi El Hadji Malick, Tijane Ibn Baba l’identifiait à un Bukhârî dans sa rigueur et sa soif de sagesse et de parole authentique, mais insiste sur son travail de panégyrique en l’honneur du Prophète Muhammad (PSL) (Fakâna k’abni Zuhayrin fî madâ’ihihi), dit-il en le comparant à Ka‘B Ibn Zuhayr devenu le modèle dans cet art et qui a fortement influencé Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Burda, chanté à Tivaouane durant les dix premiers jours de mois béni de Rabî’al-awwal.

On ne peut compter les hommages poétiques qui lui ont été rendus par les ténors de son temps. Mais, à côté de celui de son disciple Seigne Hâdy Touré, Cheikh Thioro Mbacké a exprimé, de la plus belle manière, cette secousse qui venait de toucher l’islam du Sénégal en disant que « c’est un pilier de la religion qui venait de s’effondrer » en cette année 1922 (tahaddama ruknu-d-dîni ). Serigne Thioro Mbacké, remarque qu’avec la disparition de Seydi El Hadji Malick Sy, c’est un véritable esprit éclairé qui venait de faire défaut au monde des oulémas (kamâ khasafal aqmâru), tel l’eclipse couvrant d’ombres la luminosité de la lune. Ces témoignages ne peuvent entrer dans le registre de la complaisance car l’oeuvre de Maodo, elle-même est là, intacte et encore plus éloquente. Outre la qualité de leurs auteurs, ces hommages qui sont rendus à El Hadji Malick Sy sont corroborés par son action en faveur de l’islam. Le savoir est son cheval de bataille, et à l’enseignement pour le transmettre, il consacrera sa vie.

L’érudition de Cheikh El Hadji Malick Sy que reflètent le nombre et la diversité de ses œuvres avait même étonné ses contemporains si l’on sait les difficultés d’alors pour l’acquisition d’ouvrages religieux. La stricte surveillance de la circulation des livres et des personnes exercée par l’autorité coloniale rendait la tâche encore plus rude. Rappelons la lutte contre ce qui fut appelée « l’influence maghrébine », déclenchée dans le sillage du Rapport William Ponty, pour empêcher l’expansion de l’islam par les échanges entre les deux rives du Sahara. (Ce rapport est encore consultables aux Archives Nationales du Sénégal et celles d’Outre-Mer à Aix-en-Provence.)

Comme les idées et les croyances ont une plus grande mobilité que les humains et les structures, la pensée de Maodo et son enseignement atteindront les régions les plus lointaines de l’Afrique occidentale. La pensée religieuse de Cheikh El Hadji Malick Sy ainsi que son style, sur le plan littéraire, ont marqué toute une génération de muqaddam qui les ont, ensuite, transmis à leurs disciples. Par un système pyramidal, il a su déjouer le plan d’assimilation culturelle des colons et contourner les obstacles devant lui dressés.

Cette pensée est dominée par une grande ouverture d’esprit et une modernité avant l’heure. Cela est dû au fait que la confrérie Tijâniyya, particulièrement, s’est, très vite, confrontée aux populations citadines et à l’élite des villes, véritables laboratoires d’idées et d’ébullition intellectuelle. Devant l’impossibilité d’être exhaustif, on pourrait avancer que la pensée de Seydi El Hadji Malick Sy est dominée par l’ouverture qu’il a toujours prônée ainsi que la tolérance exemplaire qui marque son discours.

Son célèbre Fâkihat at-Tullâb ou Jâmi’ul Marâm en est un bel exemple. Il y traite des principes généraux de la Tarîqa Tijâniyya et de la discipline du murîd, l’aspirant à Dieu et à la spiritualité. Seydi El Hadji Malick Sy, conformément à sa sagesse légendaire, y soutient que les différences de Tarîqa, de rites et d’obédiences doivent être perçues comme de simples différences de goût et non des sources de conflits ou de haine. Il appelle, explicitement, à une reconnaissance des dons de chaque homme de Dieu qui ne sont pas toujours forcémént les mêmes pour tous. Pour Maodo, si les confréries sont différentes et n’ont pas les mêmes conditions, elles reflètent, néanmoins, toutes, les principes fondamentaux du soufisme et l’enseignement du Sceau des Prophètes (PSL).

De ce fait, El Hadji Malick Sy instaure la modestie en doctrine et en fait la solution afin d’éviter les tiraillements et les troubles sociaux. Dans la conclusion de Fakihat at-Tullâb intitulée Khâtimat fî Bayâni Ikhtilâfi awliyâ’i l-lâhi fi t-tarâ’iq wa al-madhâhib (Conclusion sur la divergence entre les Hommes de Dieu), Seydi El Hadji Malick exprime cela avec une ouverture d’esprit et une tolérance révélatrices de sa personnalité hors du commun (vers 3, 4 et suiv.). Il emprunte une image pleine de sagesse pour montrer que la réalité religieuse regorge de différences de perception, en rappelant que seuls les courants divergent mais que le destin est commun et qu’on converge, tous, vers la seule et même Vérité éternelle ; celle de Dieu. « Oh mon frère ne critique pas un parfum (musc) alors que tu es enrhumé ! », dit-il, si nous essayons de traduire très approximativement le vers 7 du chapitre cité. Et comme, dans sa vision, « nul de détient le monopole de la Vérité », il insiste sur les dangers de critiquer la voie d’autrui sans la comprendre. Mieux, pour éviter les polémiques stériles et qui attirent la haine (al-mirâ’), Seydi El Hadji Malick conseille ses disciples de ne pas répondre aux attaques. Ainsi, dans une pure tradition soufie, Maodo, conscient des fâcheuses conséquences qui peuvent découler de l’intolérance, du repli sur soi et du mépris des autres, fait de la modestie et du respect, un devoir religieux en soi, en utilisant le terme wâjib (vers 13).

Ainsi, le Fâkihat at-Tullâb, plus accessible que les autres ouvrages tels que Ifhâm al-Munkir al-Jânî et tant d’autres chefs d’œuvre que Maodo nous a légués, est assez représentatif de cet état d’esprit et de cette philosophie dont les fondements sont l’enseignement et l’éducation spirituelle. El Hadji Malick Sy, par ce credo, traduit en actes concrets, dans sa vie, a su mener une coexistence pacifique avec, aussi bien, ses coreligionnaires que les adeptes des autres croyances.

Son œuvre littéraire colossale ne pourrait être dûment traitée dans le cadre de cet article. Il utilisa beaucoup le génie de la poésie pour transmettre son message avec une parfaite intelligence des réalités d’une société où les vers sont plus facilement mémorisables que les phrases d’une prose. Sa maîtrise des techniques de la prosodie arabe (‘arûd) ne fait aucun doute. Le poids des mots et le choc des idées donnent à cette œuvre son caractère éternel. La qâsîda Rayy zam’ân fî sirat sayyid banî ‘adnân, plus connue sous le nom de Nûniyya, reste un témoin de ses qualités littéraires.

Dans chaque facette de sa vie, Seydi El Hadji Malick redonne tout au Prophète Mouhammad (PSL). Le point d’orgue de cet amour du Sceau des Prophètes et la volonté d’élever, auatant que possible, celui-ci à son plus haut degré est l’inimitable Khilâsu Dhahab fî Sîrati Khayril ‘Arab dans lequel il adopte la rime en « m » (d’où l’appellation mîmiyya) et le mètre al-basît tel que le fit Muhammad al-Bûsayrî, l’auteur de la Burdah, quelques siècles avant. Mais là où Seydi El Hadji Malick Sy innove c’est dans sa connaissance du contexte socio-historique dans lequel vécut le Prophète. Il navigue, constamment, entre la vie du Prophète et l’évocation de ce contexte avec une culture historique qui peut étonner plus d’un. Malgré le manque chronique d’ouvrages de références qui caractérisa son époque, la difficulté de les acquérir, sans parler de la complexité de l’environnement historique qui vit la naissance du Prophète (PSL), Maodo nous abreuve de connaissances sur Rome, Byzance, Chosroes, Anou Shirwân et les autres. Sa connaissance géographique qui se décèle de nombreux écrits reste encore une énigme et une source d’admiration pour quelqu’un qui n’a quitté le Sénégal que pour le pèlerinage à la Mecque. Lorsque Seydi El Hadji Malick, dans son approche de la vie du Prophète et du berceau de la révélation, le Hijâz, en arrive à donner, avec une précision inouïe, les noms de lieux tels que Isâf et Nâ’ila, encore méconnus par les habitants-mêmes de ces régions, l’on ne peut que saluer ses efforts inestimables pour l’acquisition du savoir. Reste aux jeunes générations de s’approprier ce vaste héritage tout en assumant la responsabilité de sa préservation. Comme il le rappelle et suggère vivement, il faudrait essayer de cueillir les fruits de ce travail : furâtuhâ yaqûlu hal min hâ’imin /li wirdi sayyidil halîmil ‘âlimi !

L’œuvre de Maodo est colossale. Malgré les multiples efforts des chercheurs et de ses descendants, il reste à la vulgariser ne serait-ce qu’au profit des nouvelles générations à la recherche de modèles et de repères.

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