L’Afrique a t-elle passivement subi l’islamisation ?
Par Bakary SAMBE* Répondre à la question de savoir si l’Afrique aurait subi l’islamisation ou si elle a su réinterpréter pour mieux s’approprier cette religion venue d’Arabie en pose une autre : celle de l’existence d’un islam “noir” spécifique ou endogène.
Aborder le sujet aussi délicat que l’existence ou non d’un islam dit noir ne relève ni d’une quelconque revendication d’identité ni d’une nouvelle forme de “ négritude ”[1] dont le but serait d’exacerber les différenciations ou une surenchère des spécificités à la manière des culturalistes. L’islam, une religion monothéiste, sémite, d’origine arabe mais à vocation universelle, est allé à la rencontre d’un continent, d’une région habitée par des peuples qui ont la spécificité ethnologique d’être considérés comme relevant des Négro-africains. Ce ne sont ni pas les prétentions universalistes de l’islam et encore moins les spécificités des peuples africains qui nous importent le plus dans cet article. Nous comptons plutôt nous arrêter sur le fait culturel produit par la rencontre des deux. Un tel fait est habituellement désigné par l’appellation “ islam noir ”. Si d’aucuns y voient une revendication identitaire et d’autres une volonté de d’isoler les Musulmans du continent du reste de la « Ummah »[2], nous le considérons tout simplement comme une expression parmi tant d’autres d’une religion monothéiste dont le génie réside dans sa malléabilité, sa capacité à se fondre dans le moule des sociétés qui l’ont embrassée pour finir par se l’approprier.
Signalons, tout de suite, que la plus grande infortune de ce thème réside dans l’incompréhension ou le manque d’études objectives de la part de ceux qui s’y intéressent pour des raisons aussi différentes que contradictoires. Le concept d’islam noir, bien avant que Vincent Monteil s’y penche fut malmené par l’Administration coloniale française et ses “ chercheurs ” officiels, personnages dans lesquels, on a eu, quelques fois, du mal à dissocier le philanthrope du commis colonial aux intentions scientifiques – il est vrai – mais aussi pragmatiques. On peut même dire que c’est de là que vient le manque de sérieux et d’objectivité qui entoure le sujet. Au-delà de ce handicap, le thème sera le cadre d’affrontements entre deux visions extrêmes venues le passionner. Les tenants des thèses de la négritude, d’une part, feront de la question de l’islam noir un des piliers de l’apologie des cultures africaines et de leurs spécificités face à l’Europe colonialiste qui niait jusqu’à l’humanité du nègre par la fameuse théorie de la tabula rasa. De l’autre, les auteurs arabes abordent l’islam africain avec une volonté affichée de mettre en exergue le rôle -bien que moindre – de leurs “ ancêtres conquérants ” dans le processus d’islamisation du Sud du Sahara. Finalement, le sujet est effleuré dans leurs travaux tellement la non-reconnaissance des spécificités des différentes aires culturelles de l’islam est poussée à son paroxysme par un certain unitarisme dogmatique.
Après une présentation de l’état de la question, nous évoquerons le rôle incontournable du soufisme, de ses confréries et marabouts locaux dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire sans négliger les contingences socio-historiques l’ayant favorisée. Nous finirons par les débats anciens et contemporains sur l’existence d’un islam spécifiquement « africain » tout en essayant d’expliquer les véritables raisons de telles controverses.
I- Entre querelles d’historiens et réalités mutilées Le cadre exigu de cet article ne nous permettra pas d’évoquer, dans le détail, l’islamisation de l’Afrique sub-saharienne, un long processus historique dans lequel guerres razzias ont joué différents rôles lorsqu’elles venaient troubler le déroulement du “ commerce silencieux ”[4] dont parlait Hérodote. Rappelons que, très tôt, contrairement à ce que laisse présager une certaine version européenne de l’histoire de l’Afrique, les peuples du Sud du Sahara sont entrés en contact avec ceux du Maghreb par le commerce transsaharien.
Ces échanges, très importants pour leur époque, entre les deux “ Afriques ”, blanche et noire, portaient essentiellement sur l’or[5], le sel, la gomme “ arabique ” et …les esclaves. C’est, aux alentours de 1061/1062 que le chef des Almoravides Abû Bakr B. Omar déclenchera une “ guerre sainte ” en direction du sud du Sahara alors symbolisé par les célèbres empires noirs dont faisait partie intégrante l’actuel territoire du Sénégal. Ces premiers contacts se déroulèrent autour du bassin du fleuve Sénégal, limite historique mais aussi jonction entre le bilâd as-sûdân et le Maghreb. Pendant plusieurs siècles, des batailles et des alliances marquèrent l’histoire de cette région du fleuve notamment avec le célèbre royaume du Tékrour[6], peuplé essentiellement de Peuls, parmi les premiers adeptes de l’islam en Afrique subsaharienne. Les sultans marocains ainsi que les chefs de guerre Almoravides de ‘Uqbat Ibn Nâfi‘ à ‘Abdullah B. Yâsîn tenteront de s’emparer du bassin du fleuve Sénégal. Il faut dire que cette période est l’une des plus controversées de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest comme en témoignent les divergences irréductibles entre historiens ou encore les contradictions décelables chez un même historien. On pourrait penser, notamment, à Hassan Ibn Hassan, victime de l’illisibilité historique des sources abondantes mais discordantes, malgré le remarquable travail d’Ibn Abî Zar‘.
En tout cas, le caractère symbolique de cette région sera reflété par la multitude des récits et l’intérêt qu’elle suscitera auprès de tous les conquérants arabes et plus tard français. Les premiers y construiront la première mosquée du pays et les seconds la “ mère des églises ” ouest-africaines. La couverture historique de la région ne se perfectionnera qu’aux alentours du XVI ème siécle lorsque, galvanisé par la bataille des Trois Rois, plus connu sous le nom de celle de Wâd al-Makhâzin, contre le roi portugais Don Sébastien, le sultan marocain Saadien, Mansûr al-Dhahabî, obsédé par l’or du bilâd as-sûdân, multiplia conquêtes et razzias. Ces batailles contre le célèbre empire Songhaï, suscitent encore des débats houleux quant à leur portée purement religieuse d’autant plus que ces régions connaissaient déjà l’islam par le biais du commerce, des caravanes, et surtout du soufisme qui empruntera, très tôt, les routes du désert.
C’est grâce aux confréries religieuses (turuq sûfiya) que l’islamisation de l’Ouest africain connaîtra sa véritable ampleur plus que par toute autre activité guerrière pour lesquelles la religion ou sa propagation ne fut qu’un objectif secondaire. Il est vrai que l’histoire des rapports arabo-africains constitue un domaine où la tradition universitaire occidentale n’a brillé que par sa négligence voire son retard lorsque l’on sait que le premier émissaire européen, René Caillé, n’arrivera à Tombouctou qu’en 1827, huit siècles après Al-Bakrî ![7]
Toutefois, l’hypothèse d’une islamisation massive de l’Afrique par le sabre des conquérants arabes ne fait que s’affaiblir devant de plus en plus d’évidences historiques telles que le caractère élitiste de l’islam à ses débuts, en terre africaine. Nous voulons dire que la vraie propagation de l’islam au sens d’une vulgarisation, est des plus récentes. Ca Da Mosto, voyageur portugais qui sillonna cette région de 1455 à 1457, faisait mention de la présence de quelques lettrés Arabes dans la cour du roi du Djoloff, enseignant l’islam aux princes et aux membres de la cour. Le fait, au-delà de son caractère singulier, s’inscrit dans cette idée directrice selon laquelle l’islam, propagé dans cette région à l’aube du XV ème siècle, n’avait encore de réceptacle que parmi les couches privilégiées et lettrées des sociétés africaines ; ce qui explique en partie, encore aujourd’hui, son caractère très hiérarchisé avec ses marabouts et leurs disciples. En résumé, ce ne sont ni les conquêtes Almoravides ou des sultans marocains, ni la présence et l’action de ces lettrés arabes au message plutôt tournée vers l’élite politico-sociale, qui, à elles seules, firent de l’islam la religion des 90 à 95 % des Sénégalais.
A- Une islamisation multidimensionnelle : Au-delà de ces évènements historiques marquants que sont les conquêtes, il s’est opéré, par la suite, une islamisation en profondeur, qui a ancré cette religion monothéiste venue de
la Péninsule arabique dans des sociétés où elle s’est progressivement substituée à celles des ancêtres et de leurs dieux. C’est d’ailleurs, dans ce fait fondateur qu’il faudra chercher l’origine de ses spécificités qui font le substrat de l’islam noir entendu comme l’expression propre aux noirs africains de la religion du Prophète.
Les confréries vont jouer un rôle déterminant dans cette islamisation en profitant du terrain balisé – quelques fois malgré lui – par le colonialisme français. Par le rejet d’une domination coloniale dans sa dimension culturelle, les Africains ont quelques fois eu recours à l’adoption du dogme islamique en ce qu’il était en même temps une auto-aliénation opposable à la volonté d’assimilation de l’indigène au cœur du projet colonial. C’est dans ce fait paradoxal que se trouverait l’explication des spécificités de l’islam africain. a) – Le rôle incontournable du soufisme et de ses marabouts locaux
Entrées au Sénégal par le biais du commerce et des voyageurs, les confréries ont joué un rôle moteur dans l’islamisation du pays grâce, d’une part, à leur caractère pacifique et de l’autre en ce qu’elles s’adaptent mieux au mode de fonctionnement propre aux sociétés africaines. Deux confréries entreront très tôt au Sénégal par les routes du commerce et du pèlerinage :
la Qâdiriyya et
la Tijâniyya.
Ce vent du soufisme qui souffla longtemps et largement diffusé par les “ marabouts de la savane ”, ne sera pas sans traces. Il façonnera, à jamais, la vision de l’islam dans cette contrée. Mieux, le système confrérique, vu qu’il épousera les contours de la société locale, prospérera et finira par se substituer, sans heurts, à bien de ses valeurs traditionnelles. Il n’est pas à démontrer que l’appartenance et l’identification au groupe est un trait marquant des sociétés africaines. Le système confrérique, avec ses modes d’allégeance et de solidarités intra-communautaires, servira de modèle au point que deux autres confréries, cette fois-ci, locales, endogènes, vont prendre naissance. Il s’agit de la Mourîdiyya[8] et de la confrérie des lâayènes “ ilâhiyyîn ”. Cette dernière ajoutera à sa spécificité locale, une obédience ethnique, regroupant des fidèles appartenant à l’ethnie Lébou, pêcheurs de la région de Dakar.
Afin de mieux expliciter ce fait spécifique, nous nous arrêterons sur le cas particulier du grand muqaddam sénégalais de
la Tijâniyya, El Hadji Malick Sy. a1- Le cas d’El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée
Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), et eut tôt fait de mémoriser le coran et d’assimiler les savoirs islamiques avant d’être initié au wird de
la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans. Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya. La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs. D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme. Le tissu social aura du mal à se remettre de la destructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation.
L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités. L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux. Ainsi, les centres urbains demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial.
Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où
la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[9]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy. Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye en ces termes : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ». Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ». Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degrés qu’avait atteint le malaise social. Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste.
Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide ; le marabout, redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos qu’ : « à tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ». L’identité collective du groupe persécuté, on l’a vu, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ». Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur
la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient, comme le dit Césaire[11], « savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ».
La notion de résistance passive ou par la religion a, certes, de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante. Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[12]
Pour ce faire El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[13] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[14] au siècle précédent, un rayonnant centre de la culture islamique. La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[15] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base. Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir son école, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty- ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et
la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action. La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité. »[16] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire. Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[17], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays)
Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[18] avait envoyé tous ses ténors de
la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[19] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française. El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la “contrôle” et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines).
C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[20] . C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène.
Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers. El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries.
Ainsi, au risque de susciter des controverses, on pourrait se demander si la colonisation française, n’avait pas, malgré elle, favorisé ou accéléré le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. Du moins n’a-t-il pas joué un rôle dans la spécificité de cet islam ? b- La colonisation française au service de l’islam…noir ?
Les confréries et les marabouts doivent leur succès au rôle qu’ils ont joué en comblant le vide sociopolitique consécutif à la destruction des anciennes entités sociales et politiques par le colonialisme français. Ce rôle leur confère une dimension populaire et leurs chefs sont reconnus comme des apôtres de l’islam ou même, quelques fois, des héros nationaux. Aujourd’hui près de 95% des musulmans sénégalais appartiennent à des confréries qui ont toutes en commun le message soufi auquel il faudra ajouter une dose d’adaptation sociologique. Peut-être, serait-il nécessaire, ici, de rappeler que cette islamisation en profondeur que nous évoquions plus haut coïncide, étrangement, avec l’intrusion coloniale française au Sénégal. C’est qu’il s’est opéré un phénomène complexe qui mérite réflexion et analyse tellement il devient difficile de comprendre la dimension populaire voire quelques fois politique, de cet islam en l’omettant ou en le confondant à d’autres faits ultérieurs qui n’en sont que les manifestations extérieures.
Contrairement aux idées reçues, l’Afrique précoloniale n’était pas une tabula rasa. Pour le Sénégal, par exemple, il était doté de plusieurs organisations politiques sous forme de royaumes avec, à leur tête, des souverains issus de dynasties. Si nous prenons le cas de l’un d’entre-eux, le Kayor, il était dirigé par des rois portant le titre de Damel. Le plus célèbre demeure Lat Dior Ngoné Latyr Diop. Après avoir opposé une rude résistance au Génaral Faidherbe, il sera tué et ses troupes vaincues par l’armée française le 26 octobre 1886 à Dékhelé. Le sort de ce royaume sera partagé par les autres qui, un à un, vont tomber sous contrôle français, vu la supériorité militaire et l’intensité de la conquête.
C’est ainsi que l’administration coloniale va imposer un système dans lequel ses “ sujets ” ne se reconnaissent pas. D’un tel système découlera un sentiment de malaise général à cause d’un vide sociopolitique réel. La destruction effrénée des anciennes structures politiques locales et la défection de la chefferie traditionnelle vont produire une situation dans laquelle l’absence de repères facilitera toute prédication pourvu qu’elle se démarque des “ nouveaux maîtres blancs ”. Justement, c’est en ce moment que la plupart des cheikhs ont commencé à émerger.
Leur message trouvera, facilement, un écho favorable surtout qu’une nouvelle donne, cette fois-ci économique, vint s’y greffer : le développement de la culture de l’arachide. Cette culture introduite par l’Administration coloniale en vue de satisfaire les demandes des grandes huileries de
la Métropole, comme celles de Bordeaux, les confréries y joueront un rôle majeur. Vu la rude administration qui sévit dans les villes, les marabouts et leurs disciples se retireront dans les campagnes d’où leur célèbre appellation de “ marabouts de la brousse ” et y attireront leurs disciples, néophytes d’un islam local qui y trouveront une certaine sécurité mais surtout un modèle social reconstitué. Ce sera sur ces premiers cercles confrériques que reposera la nouvelle économie coloniale basée essentiellement sur l’arachide. Les autorités françaises, alors soucieuses de l’impact de cette culture sur l’économie métropolitaine traitera ces “ marabouts de l’arachide ” avec un certain égard. Ainsi, le pouvoir politique, par pure contrainte économique, allait renforcer celui des religieux.
Ces derniers seront les véritables acteurs de ce que nous appelons l’islamisation en profondeur qui, au-delà des élites politiques ou lettrées, touchera toutes les couches de la population sénégalaise. Une telle vulgarisation de l’islam n’est nullement attribuable aux ni armées arabes ou arabo-berbères qui n’ont jamais pénétré à l’intérieur du pays, ni aux incursions guerrières menées par des tribus berbères et autour desquelles demeure plusieurs zones d’ombre quant à leurs réelles motivations.
Il ne serait pas exagéré de soutenir que l’islam doit son succès en Afrique noire à son caractère pacifique, d’ailleurs indissociable de la forme soufie, mystique qu’il y a revêtu depuis ses premiers temps. Il y a toute une littérature africaine, sans doute imprégnée de l’imaginaire populaire, qui verse dans cette optique et a l’intérêt de rompre avec les idées reçues en Occident comme en Orient d’une islamisation de l’Afrique sub-saharienne par le sabre des conquérants arabes. Seydou Badian Kouyaté, par la voix d’un héros de roman remarque : “ Nous avions eu, au Soudan, trois prophètes conquérants. Ils ont voulu implanter l’islam par la force du sabre. Ils ont certes réussi à conquérir des régions fétichistes. Les peuples se sont soumis, à genoux, devant leur force, mais ils n’ont pas pu gagner les cœurs, et, la religion qu’ils ont essayé d’apporter n’a pas eu la clientèle qu’ils escomptaient. Ces régions, bien que politiquement soumises sont demeurées fétichistes. C’est de nos jours que l’islam gagne ces contrées. Il les gagne grâce à l’abnégation de ces humbles marabouts, apôtres anonymes qui vont par les pistes difficiles avec leurs sacs à provisions et leurs livres “[21]. En tout cas ce mode d’islamisation, propre au contexte africain, ne sera pas sans conséquence sur la forme d’islam qui s’y développera et serait même à l’origine de sa spécificité. II- Islam noir ou adaptation de l’islam ?
Sans certaines précautions, parfois handicapantes, visant à ménager les susceptibilités des uns et des autres, cette question est difficilement abordable. Nous opterons, quitte à raviver la polémique, pour un questionnement qui, loin d’être une fin en soi, pourrait susciter des réponses fussent-elles contradictoires. Les préjugés sont nombreux sur cette question et la méfiance de certains cercles religieux africains, notamment islamistes, est en passe de se dresser en obstacle contre toute réelle approche intellectuelle ou socio-historique. L’expression “ islam noir ”, est chargée d’histoire, de controverses et d’imaginaire. Certains milieux coloniaux entendaient par elle la manifestation d’un caractère superficiel de l’Africain qui n’épargnerait même pas un domaine aussi “ sérieux ” que celui du religieux. D’autres parleront de “ folklore religieux ” fondé sur des “ superstitions ”, alimentées par des “ mythes populaires ”.
Le plus délicat est que l’Administration coloniale, consciente de l’influence des marabouts, et, soucieuse de la préservation du caractère “ pacifique ” de cette forme de religiosité, cultivera et maintiendra cette spécificité jusqu’à l’extrême. S’étant rendu compte de l’impact des marabouts, des confréries et de leur rôle incontournable dans l’islamisation, les Français renforceront pendant longtemps cette spécificité basée sur une sorte de « syncrétisme religieux ».
Clozel, alors Lieutenant-Gouverneur du Haut Sénégal-Niger, soutient, dans sa Note sur l’état social des indigènes et sur la situation présente de l’islam au Soudan français, publiée en 1908 : ” d’ailleurs, les guerriers n’ont jamais été que de mauvais convertisseurs. La crainte arrachait bien aux fétichistes leur adhésion au dogme unitaire de l’islam, mais ce n’était là qu’un geste sans conviction : l’homme restait fidèle à ses superstitions et profondément attaché à ses traditions ethniques ”. L’Afrique noire a toujours gardé une certaine spécificité dans sa pratique et dans sa conception du dogme musulman. L’Administration coloniale française qui y voyait un gage de stabilité des colonies y a indirectement mais considérablement contribué. Elle était animée par une volonté manifeste d’isoler le Sud du Sahara du Maghreb où l’islam et ses chefs ont été très tôt au centre des “ troubles ” qui ont plus d’une fois mis à mal l’ “ ordre colonial ”.
C’est ce qui explique la conclusion tirée par le Lieutenant Clozel de son rapport cité plus haut : “ Fort heureusement l’islam de notre Afrique occidentale garde encore un caractère un peu spécial que nous avons le plus grand intérêt à entretenir. Nos musulmans n’ont pas admis le Koran absolu. Quelle que soit leur dévotion, ils ont voulu conserver leurs coutumes ancestrales (…). En sorte que l’islam soudanais apparaît comme profondément entaché de fétichisme. C’est une religion mixte issue de deux croyances primitivement diverses qui, dès leur prise de contact, ont cessé l’un et l’autre d’évoluer dans leur forme originelle “. En clair, l’objectif de l’administration coloniale était de tout faire pour garder cet islam hors de toute influence notamment maghrébine. La crainte d’un rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et du Sud du Sahara est très perceptible dans le discours et les mesures d’isolation qui seront le socle de la “ politique musulmane ” française. Elle tournera même à la paranoïa aux lendemains de la première guerre mondiale où l’on croyait à une collusion entre Berlin et Istanbul qui allait déboucher à un soulèvement musulman mondial.
Ce phénomène peut, d’ailleurs, être considéré comme étant à l’origine de l’orientation pragmatique des études islamiques dans l’empire colonial français. Le fait apparaît nettement dans cette conclusion de Le Châtelier qui affirmait au début du siècle : “ Puissance musulmane africaine par l’Algérie et par le voisinage du Maroc, par le Sénégal et le Soudan, par de nouvelles provinces du Tchad,
la France est spécialement intéressée au développement des études islamiques, dans la forme pratique où elles deviennent utilisables comme élément d’action politique ”. La stratégie consistait à éviter le rapprochement des deux rives du Sahara, sous un même empire français, qui animerait un jour le sentiment d’appartenance à une sorte d’Ummah. En d’autres termes la colonisation se trahirait elle-même si elle finirait par “ cimenter ” la cohésion musulmane qu’elle visait à éviter à tout prix.
Dans une circulaire administrative sur la “ politique musulmane ”, le Gouvernement Général de l’Afrique occidentale, exprimait de telles craintes en ces termes : “ Il est donc certain que non seulement les rivalités s’apaiseront entre les musulmans de toutes nationalités, mais encore qu’une nationalité musulmane se constituera un jour au-dessus d’elles en dépit des différences ethniques ; l’idée religieuse devant cimenter, entre eux, tous les groupes divers autrefois divergents. (…)Nous voyons les forces musulmanes se concentrer en profitant des transformations sociales consécutives à la conquête française. Or cette évolution est incontestablement dangereuse pour la stabilité politique de la colonie ”. Il fallait tout mettre en œuvre afin de prévenir une telle évolution des rapports arabo-africains qui compromettrait les intérêts politiques de l’empire. William Ponty, dans une lettre datée du 1er juillet 1906 faisait allusion à ces plans de lutte contre ce qui fut appelé « l’influence maghrébine en Afrique subsaharienne »
. Tous ces facteurs conjugués font que beaucoup de Musulmans africains y compris certains islamologues ne veulent pas admettre l’expression “ islam noir ”. Selon eux, l’acceptation de cette spécificité serait une manière inavouée de se résigner face au triomphe d’une politique coloniale qui – reconnaissons-le – a eu des rapports ambigus avec l’islam.
Mais le plus dérangeant dans l’argument de ceux qui réfutent la thèse que s’est appropriée Vincent Monteil, l’auteur des Cinq Couleurs de l’Islam, est le principe sacro-saint de l’indivisibilité de
la Ummah qui, pourtant, depuis la naissance du réformisme musulman n’est jamais sorti de son état de projet, du moins pour ce qui est de sa prétention à représenter une entité politique. III- Débats et controverses autour d’un qualificatif
Au lieu de stériliser le débat en s’agrippant sur un principe dont les défenseurs ont du mal à expliciter le contenu, essayons plutôt de nous pencher sur un autre : celui qui confère à toute culture la possibilité d’inventer sa propre manière de concevoir, d’appréhender ou de vivre le religieux ! Cheikh Touré, l’un des inspirateurs du réformisme musulman, au Sénégal, avait tout simplement, lors d’un colloque en avril 1961, à Abidjan, refusé l’appellation “ islam noir ” pour désigner la forme revêtue par cette religion en Afrique subsaharienne. Il reprochait aux islamologues de vouloir “ coller une étique ” à l’islam, arguant ainsi qu’il n’avait jamais entendu parler de “ christianisme noir ” par exemple.
Le penseur avait peut-être oublié qu’à la messe, le tam-tam avait remplacé l’orgue chez les Sérères du Sénégal ! Et à Vincent Monteil de lui rappeler : “ quel peuple en embrassant une foi nouvelle avait répudié ses herbes et se feux de
la Saint-Jean ?”. Loin d’être superficiel comme le pensait Paul Marty, par manque de sens sociologique, l’islam africain dans lequel Amadou Hampathé Bâ[22] reconnaît que “ le culte des ancêtres(…) se confond parfois avec la commémoration des saints de l’islam ” est le reflet même de l’appréhension propre au négro-africain du sentiment religieux. Cette appréhension, vu la largeur d’esprit que nécessite sa compréhension, va forcément à l’encontre de ceux qui prônent un islam basé uniquement sur “ le livre et la sunnah ” ou, plutôt, la lecture qu’ils en font. Les divergences de vues entre cette catégorie d’islamologues et les tenants d’un islam noir sont irréductibles. Cheikh Ahmed Tidiane Sy, un marabout de
la Tijâniyya sénégalaise, interpellé sur la question du tam-tam dans lequel certains milieux “ puristes ” voient une “ turpitude parmi les œuvres de Satan ”, en a donné une opinion très “ africaine ” irritant nombre de conservateurs.
Il soutint qu’au contraire, le son du tam-tam lui rappelait Dieu. Le musicien qui joue représente selon lui les êtres humains. La peau du tam-tam et le mortier en bois représentent, respectivement, les espèces animales et végétales. Ce qui, pour lui, symbolise l’union de la créature devant le Créateur. Et, qu’au lieu de se laisser emporter par quelque tentation de Satan, il médite et pense plutôt à ce Dieu Tout-Puissant qui a su mettre en harmonie tous ces éléments pour produire de si beaux sons. Voilà des visions inconciliables montrant la diversité de conceptions de la même réalité qu’est l’islam. Mais une telle diversité du monde musulman, résultat de sa capacité d’adaptation, doit-elle être sacrifiée sur l’autel d’un unitarisme, très souvent, dogmatique ? En tout cas l’introduction de l’islam, au Sénégal et en Afrique noire en général a provoqué un bouleversement et produit un cadre d’échanges.
Bien entendu, l’islam et les cultures africaines étaient tellement différents et éloignés qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir de conflits. D’ailleurs la religion du Prophète n’a pas été reçue partout sans résistance. On pourrait aisément supposer que l’islamisation de l’Afrique résulterait d’un armistice. Et comme tout armistice, celui-ci a pris en compte les rapports de force. Le rôle de l’islam comme substitut d’un ancien ordre menacé par le colonisateur ne fait aucun doute. Ce sont les régions qui ont le plus longtemps résisté à la pénétration coloniale qui sont les moins islamisées. Mais, les Africains ont-il toujours adopté l’islam sans lui imprimer les marques de leurs cultures traditionnelles ? Rien n’est moins sûr.
Là où Vincent Monteil parle de “ négrification de l’islam ”, d’autres comme Joseph Cuoq, soutiennent la thèse d’une “ acculturation du milieu subsaharien par la culture arabo-berbère “. La longue cohabitation des deux cultures à, certainement, fini par convaincre d’une certaine complémentarité non sans concessions. Une lente adaptation sans heurts va s’en suivre. C’est ce qu’a voulu démontrer Amadou Hampathé Bâ au Colloque d’Abidjan, par ces propos : “ Parlons comme chez-nous ; c’est à dire en images ! Quand l’enfant est petit, on lui donne du lait ; la viande viendra plus tard. Les gris-gris donnent la paix du cœur ; l’islam essaye de les purifier en y mettant le nom de Dieu. Mon arrière grand-père était farouchement opposé à l’islam, et, aujourd’hui, je suis musulman et ne porte jamais de gris-gris. Il faut donner à l’enfant le temps de grandir (…) Et puis le soldat inconnu n’est-il pas aussi un fétiche ? ”. Pour expliquer le succès du modèle soufi initiatique en Afrique noire, Bâ, soutient que c’est surtout son côté mystique, “ caché ” qui a “ fasciné ” les populations. “ Les Noirs sont avides de sciences divinatoires. Les païens n’ont que peu de moyens : l’islam leur a apporté les plus larges satisfactions. Tous les Soudanais, croyants ou incroyants sont de fidèles clients du diseur de choses cachées. Devin ou marabout, pour eux, c’est un tout ”.
A travers ces propos d’Amadou Hampathé Bâ, un des piliers de la sagesse africaine, nous voyons, comme le disait Senghor, qu’un “ rendez-vous du donner et du recevoir ” s’était désormais fixé entre l’islam, dans son expression mystique, et le contient noir. C’est ce que souligne pertinemment J. Cuoq en parlant d’une “ acculturation réciproque ” où l’on vit “ le milieu originel s’islamiser et l’islam s’africaniser ”. Les confréries, exogènes comme endogènes, cultiveront cet islam noir qui est devenu une réalité indéniable. Elles offrent, certainement, le cadre idéal à cette foi nouvelle pour être, selon l’expression de Pierre Rondot, “ le bernard-l’ermite dans la coquille de la religion précédente ”.
Sociologiquement parlant, le sentiment d’appartenance et l’identification au groupe est l’une des caractéristiques fondamentales du noir africain. Les confréries se prêtent bien à ce rôle de groupements communautaires. Et, comme l’eau a tendance à prendre la couleur du récipient qui la contient, nous verrons que désormais, l’islam pouvait aller avec certaines pratiques sociales déjà existantes. Mieux, il les entérinera. Ainsi le cheikh de la confrérie remplaça le patriarche de la tribu déchu par le colonisateur. Les séances délibératoires, ces assemblées “ démocratiques et égalitaires de l’Afrique traditionnelle ” dont parlait Aimé Césaire, qui se tenaient sous “ l’arbre à palabres ”, le penthie, en wolof, auront désormais, lieu dans les mosquées. Même les mariages, à la différence d’autres aires islamiques, y sont célébrés.
Malgré les critiques acerbes de certains cheikhs pour combattre le système des castes et des hiérarchies, certaines catégories sociales comme les griots, jadis chargés de la musique et de la communication dans les cours royales, vont se reconstituer sur le plan religieux. Ils deviendront chanteurs religieux ou muezzins. Quant aux cheikhs, eux-mêmes, ils sont, la plupart du temps, issus de “ grandes familles ” dont certaines ont connu la royauté. C’est le cas, dans Mouridisme, de Cheikh Ibra Fall, de la lignée de d’Amary Ngoné Sobel Fall à laquelle reviendrait, de droit, le trône du Kayor.
C’est ainsi que l’Almamy (de l’arabe al-imâm) était synonyme d’Amîru (amîr, émir) chez les Toucouleurs ou Peuls, ethnie à laquelle appartient El Hadj Omar Tall, apôtre de
la Tijâniyya en Afrique noire. Certains historiens ou islamologues, comme Amar Sambe, le considèrent, de manière laudative, comme étant “ du même filon qui produisit les Alexandre, les Mahomet, les Napoléon ”. C’est ainsi que la confrérie, sous sa forme actuelle, reproduit quelques fois, l’échelle sociale traditionnelle. De même, s’ils ont découvert le patriarcat chez les arabes ou arabo-berbères et que désormais, dans la nouvelle religion, le califat des confréries se transmettait de père en fils, les Sénégalais ont choisi une métaphore assez significative, rappelant leur attachement au matriarcat d’antan, pour désigner les chefs religieux : doomu sokhna (fils d’une femme pieuse), en wolof.
Il faut, en outre, souligner un certain syncrétisme religieux dans les pratiques et conceptions de l’islam en Afrique noire. Le fameux gris-gris “ africain ” se fabrique, avec l’islamisation progressive, en y ajoutant, désormais des versets coraniques. Il y a, aujourd’hui, des marabouts qui expliquent que c’est pour répondre à ce besoin du musulman de se protéger par la parole de Dieu. Ils s’appuient sur l’existence, dans le coran, de deux sourates (113 et 114) communément appelées al-mu‘awwidhatayni (les deux protectrices). Ils soutiennent, ainsi, qu’à défaut de pouvoir les réciter, en arabe, les analphabètes pour les attacher autour de la taille. Il est, aussi, courant d’entendre dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, expliquer l’interdiction de la viande de porc, en considérant cet animal comme un simple totem des musulmans ! Cette sorte d’” harmonie ” entre les deux “ cultures ” est due à l’action des premiers grands cheikhs tels que Ahmadou Bamba et El Hadj Malick Sy qui, par le biais du système confrérique, ont fait de l’islam un facteur de cohésion sociale.
Une lettre en date du 2 octobre 1911, adressée au Lieutenant français Clozel dont nous avons parlé plus haut, faisait déjà état de cette nouvelle situation : “ l’islam a donné aux races indigènes primitivement divisées une certaine cohésion et une sorte de personnalité religieuse et civile qui leur tient de nationalité ”. Ce passage, malgré le ton méprisant qui le caractérise, rend compte de l’attention particulière que les autorités coloniales françaises prêtaient aux “ affaires musulmanes ”. On peut expliquer cette réussite par une “ adaptation sociologique ” dont parlait Cheikh Tidiane Sy qui, évoquant le rôle du fondateur de la confrérie mouride, soutient : “ il s’est opéré un syncrétisme remarquable sur la base d’une réinterprétation des dynamismes propres à la société wolof et à la tradition islamique telle que Bamba entendait le véhiculer et que seule cette symbiose pouvait amener les wolof à admettre, progressivement, les changements qu’impliquait leur adhésion à la religion musulmane ”. Seul ce processus d’acculturation réciproque pourrait offrir des grilles de lectures afin de comprendre la situation de l’islam en Afrique noire.
Il est évident que le phénomène de conversion n’a jamais été un processus unilatéral. Quand un peuple se convertit à une religion, cette dernière aussi s’ouvre a lui et renégocie le sens de son message pour mieux le faire accepter. CONCLUSION
L’islam, au sud du Sahara, a su se conformer afin de mieux attirer, aux réalités socio-historiques des peuples qu’il a conquis. Les confréries et leurs marabouts, au-delà de leur rôle purement religieux sont impliqués dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. C’est d’ailleurs sur ce dernier plan qu’il fait le plus parler de lui ces dernières années. De simples acteurs religieux, les organisations confrériques sont devenues de véritables forces politiques incontournables au Sénégal. Malgré l’émergence de mouvement islamistes venus critiquer, selon leurs termes, l’immobilisme et l’archaïsme de ces structures, leur force ne fait que grandir. D’ailleurs, ces mouvements changent, aujourd’hui, de stratégies en se rapprochant des confréries afin de réaliser ce qu’ils appellent “ une société véritablement islamique ”[23]. Il est certain que seule cette voie conciliatrice est en mesure de maintenir intact le succès de la religion du Prophète en terre africaine.
L’islam s’est fait accepter par la voie du soufisme. Ce dernier, vu sa forte connotation mystique, offre à des Africains avides de symboles, un cadre d’épanouissement religieux adapté à leur milieu originel. Cet islam confrérique reste, aujourd’hui, le principal rempart contre l’islamisme radical qui secoue plusieurs régions du monde. Cependant, il faudrait être attentifs aux évolutions récentes marquées par la déception des certaines couches vis-à-vis des confréries vues comme des alliés du pouvoir et l’influence grandissante des doctrines venues d’Arabie. Même si les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ? Cette histoire façonnée par la colonisation, l’émergence d’élites religieuses et une quête d’identités nationales en perpétuelle reconstruction semble avoir vocation à se répéter. N’empêche que jusqu’à présent la reconnaissance de cette spécificité au-delà des qualificatifs pose un problème certain.
Seule le prise en compte de ces réalités, dans un esprit de respect des différences pourrait aider à une meilleure compréhension de l’islam africain qui n’a jamais été en périphérie du monde musulman. Toutefois, l’implantation de la religion musulmane en Afrique occidentale, est le fruit d’adaptations sociologiques et de négociations de sens. Ne dit-on pas, souvent, qu’en Afrique l’islam ne s’est pas imposé mais qu’il s’est plutôt substitué ?
* E-mail : bakary.sambe@gmail.com -Négritude : Le mouvement de la négritude est né à Paris dans les années 35. Sous l’égide de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire, Il regroupait des étudiants originaires d’Afrique ou des Antilles. Son action était guidée par une revendication d’une culture et d’une civilisation propres aux « nègres » appellation que ces étudiants revendiquait et en faisaient l’objet de leur fierté face aux théories racistes de l’époque. Un racisme anti-raciste comme aimait-on à le qualifier. – Ummah : Nous utilisons ce terme non pas pour désigner une entité politique supra-nationale , comme le font beaucoup, mais toutes les formes d’existence soient-elles imaginaires ou mythiques. Voir à ce propos notre article « Religion et politique internationale : incertitudes d’une imbrication » dans Le Soleil, quotidien national du Sénégal, édition du 27 septembre 2001.
– Tabula rasa : Il fut une idée répandue selon laquelle, l’Afrique noire était dépourvue de toute organisation politique voire sociale avant l’arrivée des colonisateurs. Cette thèse visant à justifier l’intrusion coloniale, est, malheureusement défendue par des historiens contemporains comme Bernard Lugan de l’université Jean Moulin Lyon III. – Hérodote utilisait cette expression pour désigner le commerce transsaharien qui se pratiquait entre les deux rives du Sahara depuis le moyen âge.
– Les empires africains médiévaux étaient célèbres pour leur richesse en or. Cette richesse légendaire était en fit la cible de toutes les convoitises. La tradition orale raconte que le Roi du Mali, Mansa ou Kankan Musa, sur la route du pèlerinage à
la Mecque fit tellement de cadeaux en or en Égypte que le cours du métal jaune s’effondra pendant plusieurs années – voir à ce propos le remarquable travail de Bahija Chadli de l’Université Aïn Chock (Casablanca) en éditant l’ouvrage de Bello « Infâq al-maysûr fî târikh bilâd takrûr ». Publications de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. Université Mohammed V.
– Voir à ce propos la thèse de Bakary SAMBE « l’islam dans les relations arabo-africaines », sous la direction de M.Chérif Ferjani, IEP Université Lyon 2, décembre 2003. – Mourîdiyya : Cette confrérie est fondée par cheikh Ahmadou Bamba. Elle est aujourd’hui l’une des plus populaires du pays grâce à sa grande diaspora, en Europe et aux Etats-Unis qui lui assure une véritable indépendance financière.
Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes Mbaye El Hadj Rawane:La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141.
– voir son Discours sur le colonialisme. R. Mbaye: ibid p142.
– l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques » – Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane.
– Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève) Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.
– sa ville natale au nord du Sénégal. – surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul.
Appel de Tivaouane. M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104. – BADIAN Seydou : Sous l’orage, Présence Africaine, Paris 1963, pp144-145. Le personnage en s’adressant aux jeunes du village, finit d’ailleurs par cette phrase qui pourrait faire méditer : « Je ne suis pas musulman ; j’ai choisi cet exemple parce qu’il illustre bien ce que j’ai à vous dire : je sais que la volonté de bâtir votre pays vous anime mais croyez-moi, vous ne ferez rien par la force ». – Amadou Hampaté Bâ est un grand penseur et homme de lettres nigérien qui s’est beaucoup penché sur le soufisme et sur la sagesse africaine. Il est l’auteur de Vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara (Seuil, 1980). Il y évoque les enseignements de la tijâniyya dont il serait adepte.
– voir notre article dans Prologues 2005 « Pour une ré-étude du militantisme islamique au Sud du Sahara » où nous insistons sur la nécessité d’un renouvellement des paradigmes dans l’approche de l’islam africain et de son évolution.