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Cheikh El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée

Lundi 5 janvier 2009

photoelhadjimalick.jpgCheikh El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée

                                                                                                                                                                  Par Bakary SAMBE*

Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), memorisa le coran avant d’assimiler les savoirs islamiques et d’être initié au wird de la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans. Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya. La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs. D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme. Le tissu social aura du mal à se remettre de la destructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation. L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités. 

  L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux. Ainsi, les centres urbains demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial. Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[1]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy. Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye [2]en ces termes : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ». Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions  disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ». Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degré qu’avait atteint le malaise social. Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste. 

Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide ; le marabout, redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos qu’ : « à tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ». L’identité collective du groupe persécuté, on l’a vu, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ». Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient, comme le dit Césaire[3], « savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ». La notion de résistance passive ou par la religion a, certes, de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante. Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[4]  Pour ce faire El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[5] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[6] au siècle précédent, un rayonnant centre de la culture islamique. La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[7] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base. Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir son école de Tivavoane, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty- ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action. La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité. »[8] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire. Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[9], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays) Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[10] avait envoyé tous ses ténors de la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[11] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française. 

El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la « contrôle » et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines). C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[12]C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène. Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers. El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries. On retient dans la tradition orale qu’entre le Palais du Gouverneur colonial et la Cathedrale, il a pu pacifiquement construire la Zawiya. 

*bakary.sambe@aku.edu

Research Fellow, Institute for the Study of Muslim Civilisations -Aga Khan University (International) in the United Kingdom, London


[1] Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes

[2] Mbaye El Hadj Rawane:La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141.

[3] – voir son Discours sur le colonialisme.

[4] R. Mbaye: ibid p142.

[5] – l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques »

[6] – Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane au centre ouest du Sénégal..

[7] – Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève)

[8] Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.

[9] – sa ville natale au nord du Sénégal.

[10] – surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul.

[11] Appel de Tivaouane.

[12] M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104.

Vers une zone d’influence wahhabite en Afrique ?

Lundi 15 décembre 2008

Vers une zone d’influence wahhabite en Afrique ?

 

Par Bakary SAMBE*

Dans la configuration géopolitique actuelle avec le tissage de toute sorte de liens qui échappent de plus en plus aux Etats en utilisant le caractère transnational des échanges, il est permis de penser à un projet de zone d’influence wahhabite en Afrique. La ligne Erythrée, Khartoum encerclant l’Ethiopie « chrétienne » en passant par Ndjaména traverserait, les actuelles provinces du Nord Nigeria appliquant la « Sharî‘a », le Niger et le Mali, sous effervescence islamiste, pour aboutir au Sénégal, seul pays d’Afrique noire ayant accueilli par deux fois le Sommet de l’OCI et siège régional de la Ligue islamique mondiale.

Pour une plus grande efficacité, l’Arabie Saoudite allie prédication et action sociale voire humanitaire (da’wah et ighâtha).

Parmi les décisions prises, suite au Congrès de la prédication islamique tenu au Caire, en mars 1988, notons la création du Conseil Supérieur islamique pour l’Appel et le Secours (al-majlis al-islâmî li al da’wah wa al ighâtha).

L’activité de ce Conseil est placée sous l’égide de la Ligue islamique mondiale, l’outil, par excellence de la diplomatie « religieuse » de l’Arabie Saoudite.

Réagissant au désaveu dont elle est l’objet dans certains milieux islamiques africains se dirigeant de plus en plus vers la Libye ou encore l’Iran, le royaume wahhabite, quitte à trahir son idéal aux antipodes du confrérisme s’appuie, quelques fois, sur des personnalités religieuses soufies, mais de grande envergure. Ce fut, par exemple le cas de certains marabouts que la Ligue fait participer à la plupart des congrès organisés qu’elle organise par simple calcul et pour plus de légitimité. C’est que Riyad n’a pas encore trouvé, en Afrique noire, et au Sénégal, en particulier, des relais qui lui sont dévoués et qui pourraient rivaliser de prestige avec les marabouts et les chefs confrériques.

Cette pénurie de ressources humaines adaptées ne manque pas de gêner le fonctionnement des différents organismes du dispositif de prédication de l’Arabie Saoudite et de ses institutions. Mais, d’un autre côté, cette solution de « rechange » pourrait cacher un pur calcul ou une conscience des réalités socio-historiques locales ; les marabouts ayant, largement, investi le champ religieux sénégalais et profondément marqué l’histoire du pays.

Néanmoins, l’Arabie Saoudite est, de loin, le pays arabe le plus influent dans les milieux associatifs islamiques au Sénégal, par exemple, au regard de son apport financier inégalable mais aussi le symbole religieux qu’elle incarne à leurs yeux abritant les lieux saints de l’islam.

Elle ne perd jamais de vue cet élément non négligeable dans la course aux influences.

Nous retrouverons toutes ces facettes dans le fonctionnement, le discours, mais aussi le mode d’actions des associations locales. Par une étude approfondie de celles-ci, l’action de l’Arabie Saoudite devient beaucoup plus lisible et sa stratégie approchée sous plusieurs angles. En somme, les associations islamiques et leur action sont la plus belle illustration d’une diplomatie ou d’une politique étrangère hors du commun et empruntant des circuits loin d’être classiques. En s’appuyant, dans leur conflit avec l’Etat, sur la défense de la langue arabe, support culturel de la religion majoritaire du pays, les associations islamiques s’affirmaient comme porteuses d’alternatives au programme éducatif de l’Etat laïque qu’ils veulent combattre. Mais, en même temps, la promotion de l’arabe, étant l’un des axes de la coopération entre pays arabes et africains, la revendication intérieure d’une reconnaissance linguistique allait se transformer en enjeu de politique extérieure.

Les interactions, les calculs et les différentes stratégies que nous avons présentés dans cette série d’article seraient difficilement perceptibles par des approches excluant ceux que nous appelons les acteurs ordinaires dans l’approche des faits internationaux.

L’intérêt pour le facteur islamique dans les rapports arabo-africains a pour principale motivation scientifique de mettre en exergue, entre autres, l’ampleur de l’islam sur le plan socio-politique dans cette région d’Afrique occidentale.

L’islam africain s’est toujours positionné par rapport au reste du monde musulman avec lequel ses acteurs entretiennent des relations qui façonnent les rapports entre l’Etat et l’ensemble arabe.

Au-delà des institutions, ce sont les cadres de rapprochement mis en place par les peuples et les « simples » individus qui donnent leur originalité à toutes ces constructions politico-diplomatiques. Tout en prenant en compte l’interpénétration des facteurs religieux et politiques dans ces rapports, il faudra toujours prêter une attention particulière à la manière dont les appartenances et l’adhésion à un dogme pouvaient susciter le sentiment de constituer une communauté sentimentale. Les relations informelles prennent toujours le relais face à l’échec des politiques globales et étatiques.

Il serait donc constructif de reconsidérer les stratégies des acteurs « informels » qui font que l’appartenance religieuse puisse être de nature à fournir la matrice d’une politique capable de susciter l’adhésion des « masses ». Ces appartenances peuvent, sans doute, avoir un enjeu politique international. Comme l’a toujours soutenu Maxime Rodinson, ces formes de solidarités sont à la base de « réseaux de normes et de comportements (…) imprégnés de religiosité et surtout de réaffirmation constante d’une existence commune »1.

Un tel paradigme serait de loin plus opératoire que les approches partant de l’existence supposée d’une Ummah au sens d’une « internationale musulmane » soudée et politiquement cohérente. Les spécialistes qui partent encore de ce présupposé nourrissent les thèses allant dans le sens d’un « choc des civilisations » largement affaiblies par nombre d’études critiques. Un bloc musulman au sens politique du terme semble aujourd’hui une illusion géopolitique et une pure construction imaginaire dont se démarquent les chercheurs jusqu’ici les plus récalcitrants. Même, P. Samuel Huntington semble, depuis peu, renoncer à la thèse d’un « bloc musulman » cohérent, en rappelant qu’il n’y avait « pas de civilisation moins unie que celle de l’islam »2, en parlant, tout simplement, de « conscience sans cohésion »3.

Il serait, par ailleurs, intéressant de suivre l’évolution de ces différentes stratégies des pays arabes, dans leur coopération avec l’Afrique noire, par rapport aux nouvelles réalités politiques que connaîtra le au Proche-Orient. Le contrôle de l’Irak par les Etats Unis, est une donnée politique qui inaugure une nouvelle ère dans cette région en mutation. Le devenir de l’Iran et les nouvelles zones d’influence en Asie centrale méritent aussi attention, Le gel des avoirs de plusieurs organisations panislamiques ou considérées comme telles s’est fait lourdement ressenti chez les associations islamiques sénégalaises avec lesquelles nous nous sommes entretenues.

L’action de ces pays vers l’Afrique noire, répondant, aussi, à des impératifs internes, on pourrait s’interroger sur la manière dont les nouveaux rapports de force ainsi que le remodelage prévisible de cette région, pourraient influer sur la conduite de leur politique extérieure et ses priorités. Les inévitables changements attendus en Arabie Saoudite et dans le Golfe, après la chute du régime de Saddam Hussein, pourraient, à long terme, en redéfinir les stratégies et avoir des conséquences sur les mouvements islamiques sénégalais, largement dépendants des pétrodollars. Pour de telles études, il faudra, comme nous avons voulu le suggérer, prendre encore davantage de précautions dans la manière de concevoir le fait religieux qui ne perdra pas de sa vigueur, surtout avec l’accroissement des incertitudes aussi bien politiques et économiques mais surtout l’éternel besoin de légitimation des pouvoirs en place.

* Research Fellow – Institute for the Study of Muslim Civilisations ISMC -London (UK)

bakary.sambe@gmail.com

1 – Rodinson, M : ibid, p89.

2 – Voir l’interview qu’il a accordée au New York Times, reprise par Courrier International, numéro spécial consacré à « Islam, le terroriste, le despote et le démocrate », juin-juillet-août 2003, sous le titre « Allô, je voudrais parler au monde musulman ». Il y montre que ce monde est caractérisé par une mosaïque de représentations de telle sorte qu’il serait très difficile de s’adresser à lui (p.55).

3 – La « notion de conscience » sans cohésion renvoie à l’intitulé de la partie consacrée au monde musulman dans son célèbre son ouvrage, qui a été l’objet de toutes les critiques.

ISLAM ET PETRODOLLARS EN AFRIQUE : des solidarités « islamiques » à l’exportation des idéologies

Mardi 9 décembre 2008

petrodollars.jpgIslam et pétrodollars en Afrique : 

des solidarités « islamiques » à l’exportation des idéologies 

                                                                                                                                                                                                                              Par Par Bakary SAMBE*

Le modèle de coopération afro-arabe basé sur l’idéologie tiers-mondiste a montré ses limites et son inefficacité, en tout cas, sur le plan de la visibilité et de l’impact politique. Les figures comme Nasser ou Nkrumah disparues de la scène internationales, aussi bien le nationalisme arabe que le socialisme africain dans le sillage de Bandoeng cessèrent de faire recette. C’est dans ce contexte que les « solidarités islamiques » vont résolument se substituer au tiers-mondisme d’antan. Dans cette nouvelle configuration,  le rôle de l’Arabie Saoudite allait s’accroître tout en entraînant les relations arabo-africaines dans une dimension de plus en plus religieuse. Les pays donateurs vont s’inspirer du modèle adopté par l’Eglise catholique, l’autre rival en Afrique noire. En effet, les organismes chrétiens tels que « Frères des Hommes », « Caritas » et Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), ont marqué l’actualité des années 70-80, avec leur assistance humanitaire aux populations sinistrées d’Afrique sub-saharienne. 

S’inscrivant dans l’optique traditionnelle d’une fantasmatique confrontation islam/christianisme, les pays arabes, et, plus particulièrement, l’Arabie Saoudite, vont aider à l’émergence d’organisations islamiques de secours et d’assistance humanitaire.  L’objectif d’efficacité a, alors, poussé à une « privatisation » progressive de l’aide, avec des projets de plus en plus en direction des populations locales défavorisées. C’est, dans ce contexte, qu’aux partenaires étatiques, institutionnels, vont s’ajouter d’autres relais informels et plus proches des « réalités sociales ». 

De simples regroupements d’anciens étudiants des universités du monde arabe, les associations islamiques vont, ainsi, devenir de véritables acteurs de coopération. Elles servirent de relais pour l’aide arabe (ou islamique !) directe et s’affirmèrent, de plus en plus, comme des intermédiaires privilégiés et incontournables pour les pourvoyeurs d’aides ou encore les « exportateurs » d’idéologie. C’est comme si, à l’esprit de Bandoeng, et aux principes de solidarités Sud-Sud, s’est superposé ou substitué un sentiment d’obligation d’aide et de secours aux pays africains, désormais vus comme des Etats « musulmans » dans la nécessité et destinataires privilégiés de l’aide des « frères en religion ». Les Etats arabes, en tant qu’institutions, ne seront plus les seuls présents sur ce terrain. On assistera, suite aux énormes rentrées financières due à la manne pétrolière, à l’émergence d’une « bourgeoisie » arabe, ouverte idéaux de la « solidarité islamique », qui s’impliquera directement dans cette aide aux pays « musulmans » pauvres par des projets sociaux. 

Le sentiment de solidarité sera accentué par l’importante mobilisation des Etats africains, dans le cadre de l’OUA et des initiatives personnelles en faveur de la cause palestinienne. A côté des politiques étatiques, cet engagement pro-palestinien va renforcer le sentiment de « solidarité naturelle » largement entretenu par les organes de presse des organismes islamiques. L’aide arabe revêt, de ce fait, un caractère populaire où on voit des individualités s’impliquer financièrement, indépendamment des initiatives diplomatiques officielles de leurs pays d’origine. 

La privatisation de l’aide va engendrer un besoin, de plus en plus croissant, de partenaires locaux acquis aux thèses des courants idéologiques provenant d’un monde arabe en plein bouleversement. Les associations islamiques sont plus habilitées à jouer ce rôle vu, l’origine sociale et, surtout, l’itinéraire de leurs membres. Elles sont aussi bien présentes dans les luttes politiques intérieures que dans la coopération entre le Sénégal et ses partenaires arabes. 

Afin de mieux saisir leur rôle et comprendre leurs mécanismes d’interventions dans des relations bilatérales ou multilatérales, nous essayerons de nous atteler à l’approche sociopolitique de leur action et de leurs rapports souvent complexes avec les autorités politiques. 

Mais avant tout, arrêtons-nous sur la manière dont les pays arabes arrivent à contourner les circuits diplomatiques classiques pour établir des relations directes avec des acteurs locaux, dans les pays africains. La stratégie de l’Arabie Saoudite, peut, à cet effet, fournir un cas d’exemple assez représentatif.

 La spécificité de la politique saoudienne en Afrique noire : 

L’aide apportée aux pays africains à dominante musulmane, par l’Arabie Saoudite, se caractérise, généralement, par son habillage religieux. Autrement dit, le royaume wahhabite a été, toujours, animé par une volonté d’exporter sa doctrine politico-religieuse : la wahhabisme. L’aide financière directe et les actions humanitaires facilitent cette influence idéologique. 

Entre « missions » de prédication et stratégies d’« expansion » idéologique 

A part les premières décennies qui suivirent la conquête de l’Arabie par les Âl-Sa’ûd et leur allié, sur le plan religieux, Muhammad ‘Abd al-Wahhâb (1703-1792), la doctrine s’est vite cherché des moyens de gagner des contrées hors de sa terre de prédilection. Reinhard Schulze[1] soutient qu’au début, pour les oulémas wahhabites, « l’expansion, au-delà de la Péninsule, présentait un danger dans la mesure où l’un des piliers de la doctrine affirmait qu’ils n’y avait de vrais musulmans que les ahl al-tawhîd »[2]. C’est une manière de considérer toutes les autres populations musulmanes n’appartenant pas à leur école comme sorties de la « communauté ». Cette considération allait, toutefois, au moment opportun, être utilisée comme argument justifiant le « Jihâd ». 

L’usage du glaive alternait, ainsi, avec celui de versets du coran pouvant aller dans le sens d’une prédication plus ou moins pacifique, selon les enjeux et, surtout, les rapports de force. 

En 1932, lorsque les Âl-Sa’ûd affirmèrent leur totale hégémonie sur l’actuelle Arabie Saoudite, la wahhâbiyya devint doctrine d’Etat. Malgré les divergences internes entre oulémas du Najd et du Hijâz, le wahhabisme, selon ses expressions, trouvera, très vite, des adeptes et des alliés dans le monde arabe, notamment, en Egypte et en Syrie. 

Ainsi, l’Arabie Saoudite essayera de trouver dans le wahhâbisme et sa prédication, un moyen d’influer dans le monde arabe où régnait, encore, une large fascination de personnalités charismatiques, comme Nasser. 

De ce fait, le recours à une prétendue mission religieuse, comme moyen d’expansion idéologique, devient une solution de politique étrangère. Cette stratégie qu’on pourrait qualifier de containment de l’idéologie du nationalisme et/ou du socialisme, s’affirma, de plus en plus, durant les deux décennies qui suivirent l’année 1932.  Durant cette période, le concept-clé de da‘wa connut une certaine résurgence et fut à la base de toutes sortes de constructions idéologiques. Il est, parfois, compris comme l’obligation de tout musulman de professer et répandre l’islam. L’Arabie Saoudite l’utilisa en véritable idéologie pour s’autoproclamer seul pays relevant, véritablement, du domaine de l’islam « pur » de telle sorte qu’à son nom, elle s’était arrogée le droit de mener le jihâd. Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, lui-même, considéra, dans sa doctrine, qu’il était devenu une obligation religieuse de rejoindre le domaine des Àl-Sa’ûd seul véritable pays de l’islam[3]

C’est, ainsi, qu’en 1960, dans le but de contrecarrer l’idéologie de la révolution chère à Nasser et qui serait véhiculée par l’Université d’Al-Azhar, le royaume wahhabite accélèrera la création du Conseil Supérieur des Affaires Islamiques. 

La démarche s’inscrivait dans l’optique du nouveau roi d’alors, Fayçal Ibn ‘Abd al-‘Azîz qui se considéra comme le contrepoids du socialiste Nasser et le leader de la ‘Ummah islamique.  A cet outil de prédication et de propagande saoudienne s’ajoutera, dès octobre 1961, la création de l’Université islamique de Médine. Elle sera, en même temps, la rivale, le contrepoids d’Al-Azhar et le point de diffusion de l’idéologie wahhabite dans le monde. 

Des bourses d’études vont être accordées aux ressortissants de tous les pays musulmans qui, après leur formation, devront repartir prêcher le « vrai islam » dans leurs pays d’origine. 

Les deux principaux objectifs de cette université furent nettement repris dans sa charte publiée en mai 1962. Celle-ci s’attaqua à la « politique pseudo-laïque » des socialistes arabes, en ces termes : « Si aujourd’hui, nous sommes témoins de diverses nations qui se proclament, elles-mêmes, « nations islamiques », elles ne le sont pas vraiment, car elles ne suivent pas uniquement les dogmes de l’islam et ne gouvernent (ou jugent, hakama) pas conformément à ses commandements et interdits ». Cette critique acerbe, visant directement le concurrent égyptien, devait être suivie d’une action d’égale ampleur. 

Afin de conforter l’idée saoudienne du « retour à l’islam » et surtout à son berceau originel, l’Université islamique de Médine s’inscrira dans une logique d’expansion. Comme le précise la charte, « l’Université islamique de Médine fut créée (…) pour renouveler le dogme islamique » avant de rappeler que, conformément aux vœux de Riyad, « les musulmans de tous les pays islamiques sont conviés à venir à Médine pour y étudier l’islam (…) pour, plus tard, retourner chez eux pour y enseigner et guider »[4]

L’Université islamique de Médine est au centre du dispositif propagandiste de l’Arabie Saoudite. Les futurs militants des associations islamiques ainsi que les relais des organisations internationales y étudieront en grand nombre ou suivront les stages annuels de prédication organisés dans les pays d’Afrique. L’accent sera mis sur la formation religieuse et l’enseignement strictement surveillé et orienté par la doctrine wahhabite sous la tutelle exclusive des Al Shaykh, alliés religieux inconditionnels de la monarchie, depuis son avènement. 

De la même manière que cette famille prêtera son allégeance religieuse aux entreprises guerrières des Al Sa‘ûd, elle sera la garante de sa légitimité en lui produisant les fatwas nécessaires à toutes sortes d’action. L’Université islamique de Médine, citadelle du wahhabisme, est d’ailleurs dirigée depuis sa création par un membre de cette famille. Muhammad ‘Ibn ‘Ibrâhîm Àl –Shaykh en sera le premier Président avant d’y être succédé par l’une des figures les plus marquantes de l’orthodoxie wahhâbite : Abdelaziz Ben Bâz, mort en 1997. 

Par ses enseignements et, surtout, ses énormes moyens financiers, cette université attirera des milliers d’Africains. La sélection des futurs étudiants pour ce qui est du Sénégal, se fait par le biais d’un séminaire d’été annuel de formation de prédicateurs à l’Institut islamique de Dakar. 

L’Arabie Saoudite dispose de plusieurs instruments par lesquels s’applique  son vaste programme de conquête idéologique du monde musulman. Ce dispositif universitaire est renforcé par un autre plus institutionnalisé s’appuyant sur sa diplomatie. 

Afin de mieux s’implanter dans les pays à dominante musulmane, l’Arabie Saoudite fait accompagner sa diplomatie classique d’une autre politique qui passe par l’action des organisations islamiques qu’elle crée ou finance en majorité. Ces organisations sont du même type que la Ligue islamique mondiale (à laquelle nous consacrerons une étude) et s’activent dans le social et, surtout, l’éducation comme meilleurs véhicules des idéologies dans des contrées où ils brillent par leur insuffisance.  Ainsi, l’orientation de la politique de prédication saoudienne vers l’Afrique noire trouvera son appui chez des acteurs locaux et des organisations susceptibles de mener des actions dans les domaines de l’éducation et du social. L’action du royaume wahhabite, inaugurée vers 1962, connut une accentuation dans les décennies 1970, notamment, avec les conséquences économiques des différents chocs pétroliers. La da‘wa, ainsi préconisée, comme faisant partie de la mission du royaume, s’est trouvée de plus en plus institutionnalisée et relayée par des organismes et des acteurs sous sa solde. 

On pourrait croire à une véritable stratégie de conquête développée par Riyad avec la multiplication d’organismes spécialisés financés par elle et qui essayent de coordonner les actions de prédication sous différentes formes. Ces organismes, comme nous le verrons, essayent de prendre la forme d’organisations internationales avec une certaine représentativité afin d’acquérir la respectabilité et surtout le statut privilégié des ONG sur la scène internationale où les rapports se privatisent de plus en plus. 

De l’endiguement idéologique aux stratégies d’implantation locale : 

Dans leur stratégie d’implantation, les organismes pro-saoudiens s’appuient soit sur des associations islamiques locales ou des personnes ressources bénéficiant d’un certain prestige sur le plan religieux, fussent-ils non wahhabites ou même, de manière encore plus contradictoire, d’obédience soufie. 

Les appellations et les structures se multiplient alors que les objectifs et les modes d’action restent les mêmes. Ainsi, après la naissance de la Ligue islamique mondiale, d’autres organismes annexes seront créés comme le World Assembly of Muslim Youth (WAMY), al-nadwa ‘âlamiyya li al-shabâb al-islâmî. Plusieurs autres organismes tentent de relayer cette action dans différentes zones géographiques d’Afrique et du monde musulman. 

Parmi ces organismes qui ont, souvent, une apparence purement ponctuelle, on pourrait citer le Mu’tamar ihyâ risâlat al-Masjid (Conférence pour la revivification du message de la mosquée)[5]. C’est à dire que l’Arabie Saoudite, telle qu’elle procède, essaye de multiplier les entrées en Afrique afin d’y rendre sa politique prédicative plus efficace et toujours plus visible. D’ailleurs, la da‘wa saoudienne tente, de plus en plus, de s’épanouir dans un cadre où les organisations internationales contrôlées par Riyad mènent différentes actions et créditent l’Arabie Saoudite d’un actif symbolique la présentant comme « le pays qui assiste les musulmans démunis ». 

Les initiatives n’ont cessé de se multiplier en Afrique où le combat déguisé contre le confrérisme prend plusieurs formes. La Ligue islamique ne se contentera pas d’actions sociales mais agira pour une meilleure visibilité et une occupation du terrain politique en Afrique. Elle fera même recours à des coups d’éclats tels que la conversion de Présidents[6] ou de communautés, numériquement ou politiquement, importantes. On aura l’impression quelques fois que c’est plus la symbolique de l’action qui l’emporte sur son ampleur réelle ou quantitative. 

A partir de 1976, avec la Conférence islamique africaine, organisée, à l’instigation de l’Arabie Saoudite, à Nouakchott, jusque dans les années 80, avec l’autre politique de containment visant, cette fois-ci, l’Iran république islamique révolutionnaire mais chiite, l’Arabie Saoudite semble, de plus en plus, impliquée en Afrique noire. 

Pourtant les initiatives de l’Iran chiite, au Sénégal, n’ont jamais pris une grande ampleur. Il y a eu, de temps à autre, des actes isolés ou, plutôt, des « coups médiatiques » dans lesquels on voyait trop vite la main de l’Iran. Ainsi, l’attribution de la nationalité sénégalaise à titre honorifique à Shaykh ‘Abd al- Mun‘im Zayn, le guide de la riche communauté chiite libanaise au Sénégal, avait déclenché une polémique autour d’une éventuelle infiltration de l’Iran aux idées révolutionnaires. 

Néanmoins, certains intellectuels musulmans, comme Cheikh Touré ou encore le futur membre influent da la Jamâ’t ‘Ibâd al-Rahmân, Bamba Ndiaye défendaient l’islamité de la révolution iranienne, bien qu’ils soient d’obédience sunnite. 

Ainsi, MuÎammad Bamba Ndiaye, dans la Revue Etudes Islamiques, prenait la défense de la révolution iranienne et de Khomeyni, alors diabolisé par la presse sénégalaise, en ces termes : « Sachez que Khomeyni n’est pas un sorcier : c’est un dignitaire de l’islam, les musulmans sénégalais le considèrent comme tel. Par conséquent, ils ne prêtent aucune attention aux falsifications que les Munâfiqûn[7] et autres Kuffâr[8] tentent de faire passer ».[9] Ndiaye assimilait ces « attaques » de la presse sénégalaise comme relevant d’un complot contre l’islam lui-même : « cette alerte contre l’avancée de l’islam dans notre pays ne servira pas à grand chose. L’islam étant la religion de Dieu, il en est lui-même le Gardien Suprême. Il triomphera, n’en déplaise aux non-croyants ».[10] 

Dans une parfaite connaissance sociologique du contexte sénégalais, ce type de discours pro-iranien qui se voulait défenseur de l’islam, essayait toujours de trouver un lien entre la Révolution iranienne et l’action des chefs confrériques sénégalais afin de mieux frapper l’opinion publique. Ainsi, Bamba Ndiaye soutient : « la Révolution islamique a été déclenchée par le prophète Mohammed depuis Badr[11], elle s’est poursuivie chez nous avec le refus de Cheikh Mouhammadou Bamba[12] de se plier aux lois des infidèles coloniaux, de Maba Diakhou[13] et de Cheikh Oumar Tall al-Foutiyou[14] qui n’ont pas hésité à utiliser le feu et le fer pour la défense de leur croyance. Et enfin El Hadji Malick Sy[15] qui, sur le terrain didactique, continuait de donner de sérieux coups aux « criquets pèlerins » en implantant des dârras[16] et Mosquées partout où cela fut possible. Une telle révolution se poursuivra de nos jours grâce aux héritiers conséquents de ces derniers ».[17]  En somme, la Révolution iranienne dont se méfiaient les Saoudiens n’a pas eu d’effets politiques de masse mais a, toutefois, marqué les consciences. Le « danger » à éviter était qu’elle serve d’exemple même à des non chiites qui pourraient s’inspirer de la « réussite » de Khomeiny. Elle avait, tout de même, gagné une première bataille ; celle de la communication, à travers des organes de presse comme Etudes Islamiques de Cheikh Touré[18]. Ses défenseurs sénégalais avaient, aussi, réussi à inscrire cette révolution, du moins par le discours, dans le cadre d’une éternelle lutte entre l’islam et les « forces du mal ». 

La vulgarisation des idées révolutionnaires passait, ainsi, par leur explication avec des exemples tirés de l’histoire religieuse « nationale » du Sénégal ou, du moins, la version qu’en retiennent les mouvements islamiques. 

Devant une telle effervescence et une telle densité du débat idéologique, le combat pour l’exportation des doctrines et des idées passait forcément par une meilleure communication pouvant atteindre les destinataires du message.  L’Arabie Saoudite qui s’était débarrassée du concurrent « laïque » égyptien, avec la disparition de Nasser de la scène arabe, devait, maintenant, éviter d’être devancée, dans la « conquête » idéologique de l’Afrique, par le nouveau venu qu’était l’Iran. 

Pour contrecarrer cette fascination grandissante du modèle révolutionnaire iranien au sein de l’élite musulmane, il fallait déployer des moyens financiers colossaux et investir les terrains les plus « névralgiques » dans les pays africains à dominante musulmane : l’éducation et le social. Il était, surtout, nécessaire d’encadrer cette politique par des structures imposantes capables de gagner la bataille de la communication. 

Dans un tel mode d’action, il faut, désormais, cibler des pays, des mouvements mais, aussi, des personnes ressources. C’est pourquoi, l’Arabie Saoudite cherchera des points d’appui choisis selon leur position géographique ou leur poids diplomatique. 

Ainsi, le troisième Bureau de la Ligue islamique mondiale qui s’ouvrit à Dakar était, en même temps, le siège du Conseil africain de coordination islamique. Cette dernière collaborait avec la Fédération des Associations islamiques du Sénégal. De même, la position géographique du Tchad le prédestine à accueillir le Centre de formation pédagogique de l’ISESCO, l’équivalent de l’Unesco pour les « pays musulmans ». Ce dispositif est complété par l’ouverture d’une « annexe » de l’Université islamique de Médine, à Khartoum, au Soudan, pour accueillir et former de futurs prédicateurs. 

L’Afrique noire est, sans aucun doute, parmi les priorités de la politique d’expansion idéologique inaugurée par l’Arabie Saoudite. Elle est considérée, dans le jargon des organisations panislamiques comme un des maillons faibles de la ‘Ummah, qu’il faudrait sauver et en garantir l’« identité musulmane ». 

C’est toute une nouvelle stratégie qui se dessine où l’aide financière accompagne l’exportation d’idéologies comme le wahhabisme ou le salafisme. Cette nouvelle situation va forcément remodeler le paysage religieux dans les pays d’Afrique noire traversés par une rude crise économique et où la contestation des modèles étatiques passera désormais par la manipulation des symboles religieux notamment islamiques. 

A Suivre……………….. 

*Bakary.sambe@gmail.com



[1] – Schulze R. : la da’wa saoudienne en Afrique de l’Ouest, in R. Otayek, le radicalisme islamique au Sud du Sahara, da’wa, arabisation et critique de l’Occident

[2] – cette expression veut dire « les partisans de l’unicité de Dieu ». C’est un principe fondateur des religions dites monothéistes mais, dans le sens où il est, ici, exprimé, il est revendiqué par les tenants du wahhabisme comme étant leur exclusivité.

[3] – voir à ce propos son Kashf al-Shubhât fî al-tawÎîd, Université Islamique de Médine, Ed. Munayyir, 1975.

[4] – paru dans Umm al-Qurâ, 11 mai 1962, p5. NT.

[5] – cet organisme rassemblait étonnamment 76 pays d’Afrique et d’Asie et de l’ex-union Soviétique. Plus tard, l’Arabie financera la création du Conseil Supérieur mondial des mosquées.

[6] – Des observateurs avertis nous ont confirmé le rôle primordial de la Ligue islamique mondiale dans la conversion du Président Gabonais Bernard-Albert Bongo, devenu Omar Bongo en 1973.

[7] – hypocrites, ceux qui sont décrits comme n’étant ni véritablement musulmans ni incrédules, susceptibles de trahir, à tout moment leur religion. L’utilisation du terme « munâfiq » vise certainement les musulmans alliés du pouvoir politique considéré par ces islamistes comme étant impie car non conforme, selon eux, à l’islam.

[8] – pluriel de kâfir, dénégateur, incroyant, infidèle dans le langage prosélytique.

[9]Etudes islamiques, n°16 décembre 1982, p.5,.

[10] – ibid, p5.

[11] – la bataille de Badr fut la première qui opposa MuÎammad aux Mecquois après l’Hégire à Médine.

[12] – Référence au fondateur de la confrérie des mourides considéré comme un résistant à la colonisation française même par les élites nationalistes.

[13] – ce Cheikh a mené des combats contre l’armée française au début de l’intrusion coloniale dans le Sine (provinces du sud du Sénégal).

[14] – Référence à El Hajj ‘Umar, l’apôtre de la Tijâniyya sénégalaise dont les combats contre les français sont mis sur le compte du « Jihâd ».  La nisba « al-foutiyou » s’attache à sa région d’origine, le Fouta Toro sur la rive droite du fleuve Sénégal.

[15] – Célèbre personnage de la Tijâniyya dont nous avons parlé longuement dans notre partie sur la dimension spirituelle des rapports maroco-sénégalais.

[16] – Dâra : en wolof signifie « école coranique » ; de l’arabe dâr, maison.

[17]Etudes islamiques, n°16, décembre 82, p.5.

[18] – Personnage emblématique de l’islamisme sénégalais, pourtant appartenant à une famille confrérique celle de Hâdy Touré, par ailleurs muqaddam de la Tijâniyya. Cheikh Touré visitera plusieurs fois l’Iran et enverra même certains de ses disciples que nous avons rencontrés et qui sont, aujourd’hui, à la tête de l’Organisation pour l’Action Islamique (OAI) dont nous parlerons.

Les Niassènes et le rayonnement de la Tijaniyya : un pont entre l’Afrique noire et le monde arabe

Samedi 6 décembre 2008

Les Niassènes et le rayonnement de la Tijaniyya :
un pont entre l’Afrique noire et le monde arabe

Par Bakary SAMBE*
A mon Cher ami Ndiawar Soumaré ….

On ne peut parler de la branche Niassène de la Tijaniyya sans s’arrêter sur la biographie d’El Hadji Abdoulaye Niass. Ce grand nom de la Tijâniyya est né dans le village de Bély (Djoloff) en 1845. Les historiens s’accordent à soutenir que son père fut tué lors d’une « guerre sainte » dans le Saloum[1] en compagnie de Maba Diakhou Bâ. Après sa formation religieuse classique reçue auprès de son père, il séjournera dans plusieurs autres écoles du pays, dans le Saloum et les régions environnantes. Cheikh Abdoulaye Niass se distingue par ses innombrables visites dans les pays arabes et les grandes capitales religieuses. Malgré les conditions politiques difficiles au Sénégal tout au long du XIX ème siècle et au début du XX ème, il a eu l’opportunité de visiter Fès et d’effectuer le pèlerinage à La Mecque en 1890. Durant ce voyage aux lieux saints de l’islam, il s’arrêtera en Egypte pour recueillir des ijâzât pour certaines disciplines religieuses. Il est, souvent, présenté comme l’un des cheikhs sénégalais qui ont le plus de maîtrise de la langue arabe au regard de ses multiples contacts avec le Maghreb mais aussi le Machrek. El Hadj Abdoulaye Niass est affilié à la Tijâniyya par la silsila omarienne avec le Cheikh Muhammad Ibrâhîm Diallo comme intermédiaire. Il reçut, comme ses prédécesseurs, plusieurs ijâzât des muqaddams de Fès, lors de sa visite au Maroc. Après son pèlerinage à la Mecque, il s’installera à Taïba Niassène[2]dans le Saloum[3] où il construira une grande mosquée[4]. En voulant prêcher et enseigner l’islam dans cette région du Saloum, il se heurta à l’Administration coloniale française qui surveillera, de près, ses activités et ses déplacements. Devant cet acharnement, il s’exila par deux fois en Gambie[5] voisine. Cet exil était aussi la marque de son refus d’envoyer ses enfants à l’« école française » et du service militaire obligatoire. Après un retour à Taïba Niassène qui ne durera que deux courtes années, il s’exilera de nouveau en Gambie pour les mêmes raisons en 1900. Le Cheikh s’installe définitivement à Kaolack en 1911 où il construit une Zâwiya et dispense son enseignement à ses fidèles jusqu’à sa mort en 1922, la même année que Cheikh El Hadj Malick Sy de Tivaouane.
El Hadj Abdoulaye Niass n’a pas laissé une œuvre écrite très abondante. Certains attribuent ce fait à son instabilité et les tracasseries dont il fut victime. A part son Tanbîh al-nâs ‘alâ shaqâwat nâqidî abî-l-‘abbâs (Avertissement sur les Malheurs des détracteurs d’Abû al-‘Abbâs (nom donné au fondateur de la Tijâniyya), on lui compte quelques prêches retranscrits. Il aurait dit à ce propos « Mes disciples sont mes livres et mes anthologies »[6].
Les cheikhs de Médina Baye ont eu cette réputation d’être très tôt connectés aux grands centres du monde musulman. Ce fut le cas d’El Hadji Ibrahima Niass. Outre ses contacts à l’occasion du pèlerinage à la Mecque, El Hadj Ibrahima Niass avait noué des relations aussi bien en Afrique noire que dans le monde arabe. On le disait habitué du Président Nkrumah, de Gamal Abdel Nasser, Ben Bellah, Mohamed V mais aussi de Chu En Laï ou encore du Général de Gaulle[7].
El Hadj Ibrahima Niass était convié dans toutes les grandes rencontres des pays « musulmans ». Selon un de ses petits-fils, il « se proposait d’apporter sa contribution à la marche en avant de l’islam ». C’est peut-être cet engagement qui lui aurait valu de grandes distinctions sur la scène internationale.
Ainsi, il sera élu vice-président du Congrès mondial islamique au sommet de Karachi, en 1964. Il est, par ailleurs, toujours d’après notre informateur, l’un des membres fondateurs de l’actuelle Ligue Islamique mondiale. On lui a donné, d’ailleurs, le surnom de Shaykh al-islâm vu son implication dans les organisations islamiques et son aura internationale. En Egypte, par exemple, il fut membre du Conseil Supérieur des Affaires islamiques au Caire où il entra à l’Académie de Recherche de l’Université Al-Azhar[8]. Mais, dans le Maghreb, malgré ses étroites relations avec la Communauté des Erudits en islamologie, à Alger, c’est avec le Maroc qu’il a plus noué des liens très étroits.

El Hadji Abdoulaye Niass et les oulémas marocains : des relations intellectuelles

El Hadj Abdoulaye Niass s’est rendu à Fès en 1911 en compagnie de son fils Muhammad Niass, afin de se recueillir sur le mausolée de Cheikh Ahmed Tijânî. Certains témoignages affirment qu’il y est resté pendant longtemps. Il aurait demandé à son fils de se rendre au pèlerinage à La Mecque pendant qu’il restait l’attendre à Fès[9]. Ce dernier relate l’évènement dans son Al-kibrît al ahmar fî madâ’ih al-qutb al-akbar, et dit avoir rejoint son père à Fès, avant leur départ pour le Sénégal. Cheikh Abdoulaye Niass mit à profit ce long séjour à Fès pour rencontrer les personnages les plus importants de la Zâwiya de Fès dont, en particulier, le Faqîh Ahmad Sukayrij (m.1944). Ce dernier lui décerna une ijâza et lui chargea de transmettre un « message d’amitié » à El Hadj Mâlick Sy[10]. Ce voyage à Fès, l’aura certainement marqué comme cela se perçoit à travers ses poèmes et autres écrits. Il y évoque la ville de Fès et recommande à ces disciples d’y effectuer un pèlerinage, en leur assurant qu’ils trouveront les moyens mystiques d’étancher leur « soif spirituelle »[11]. La branche Tijâniyya qu’il dirigeait restera en contact permanent avec le Maroc par la voie des pèlerinages et des échanges intellectuels. Ces liens étroits ne se seront jamais rompu et participent, encore aujourd’hui, de ce caractère spécifique qui fait des Niass un véritable pont entre l’Afrique noire et le monde arabe.
Nous reviendrons sur la perpétuation de ce lien confrérique après la disparition d’El Hadji Ibrahima Niass.

(A suivre….)
*Bakary.sambe@gmail.com

[1] – région du Sénégal peuplée essentiellement de Sérères, l’une des rares ethnies ayant opposé une longue résistance à l’islam.
[2] – « Tayba » est l’un des noms de Médine où se trouve le mausolée du Prophète Muhammad.
[3] L’un des royaumes du Sénégal situé dans le bassin arachidier, au centre du pays.
[4] – La tradition orale insiste sur le fait qu’il ait construit la mosquée avant sa propre maison à l’instar du Prophète Muhammad dont le premier geste lors de son arrivée à Médine (Hégire) était l’érection d’un lieu de culte, la Mosquée.
[5] – La Gambie fut une enclave, colonisée par les Anglais, hors du contrôle français.
[6] – D’après son petit fils Ahmed Khalifa Niass.
[7] – ces informations nous sont données par un de ses disciples par ailleurs très proche de sa famille.
[8] – l’institut islamique qu’il a créé dans sa ville de Kaolack est d’ailleurs l’un des rares à délivrer des diplômes reconnus par l’Université Al-Azhar où beaucoup de ses disciples d’Afrique de l’Ouest, notamment du Nigéria, sont formés avant d’être envoyés dans leurs pays d’origine afin d’y prêcher l’islam et la tijâniyya.
[9] – Le pèlerinage à la Mecque vu les modestes conditions de l’époque, pouvait nécessiter une longue période de plusieurs années.
[10] – Nous nous sommes entretenu avec plusieurs des enfants de ce cheikh actuellement installés à Casablanca. Ahmad Sukayrij a occupé plusieurs fonctions prestigieuses au Maroc dont celle de Cadi à Settat. En compagnie de Mawlây Hafîz, il séjournera longuement à Paris. Il est, d’après l’un de ses fils que nous avons rencontré, Abdelhay Sukayrij, l’auteur des calligraphies sur les rebords intérieurs de la Mosquée de Paris. Il reçut plusieurs distinctions aussi bien françaiases que marocaines.
[11] – On peut trouver des extraits allant dans ce sens au début de son poème « al-hamd li-l-lâh li wusûlî fâs », « Louange à Dieu pour mon arrivée à Fès ». Le voyage de Fès était périlleux et parsemé d’obstacles administratifs à l’époque. Se rendre à cette ville et y effectuer un pèlerinage relèverait du miracle !

 

Arabes et Africains : Regards croisés, Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires

Lundi 17 novembre 2008

Arabes et Africains : Regards croisés

 Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires (Partie 1)

 

Par Bakary SAMBE

Pour l’Africain musulman, l’homme arabe est le symbole du ” bon croyant “. L’étroite relation entre la langue arabe et le texte coranique, véhicule de la religion musulmane est l’origine de cette perception. Néanmoins, d’autres explications sont à chercher dans le mode et les différentes étapes de l’islamisation de la partie subsaharienne du continent. Les Arabes (ou arabo-berbères ?) y ont joué un rôle important qui débuta avec le commerce transsaharien et se poursuivit durant les siècles qu’a pris l’introduction de la religion musulmane. Toutefois l’islamisation en profondeur du pays fut réalisée grâce à une action interne de guides religieux africains. Pour avoir été le premier réceptacle du message coranique, les Arabes sont, sans nul doute, des privilégiés naturels pour le leadership du monde musulman. S’ils sont numériquement minoritaires, ils demeurent culturellement dominants, bénéficiant avant toute chose du prestige linguistique et de la primauté historique.
Peu signifiant, sur le plan numérique (à peine 20 pour cent), le monde arabe doit sa position dominante dans la sphère islamique à bien d’autres facteurs. En effet, les peuples arabes sont, d’un faible poids démographique dans l’ensemble musulman dont ils ne représentent que le cinquième. Le pays arabe le plus peuplé qu’est l’Egypte est le huitième ” pays musulman ” en nombre de fidèles, derrière l’Indonésie, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, et le Nigeria. Mais le poids culturel hérité d’un passé lointain ne peut qu’effacer cette faiblesse quoi qu’en disent les chiffres et les estimations. Le leadership arabe, dans le monde musulman, a d’autres explications. Comme le dit Pascal Bonnefous[, “Diffuser le message qui aboutit aux conversions fait avancer, du même pas que la croyance, un mode de vie et, pour ainsi dire, une vague culturelle qui, tout en épousant les contours identitaires n’en submerge pas moins le paysage social et le relie à un autre où elle s’est formée”.
Les peuples ayant embrassé l’islam ont, certes, leurs spécificités culturelles ineffaçables malgré l’empreinte de cette religion dont la pratique touche bien des domaines de la vie sociale. L’acculturation de nouveaux “assujettis”, est néanmoins une constante de tous les brassages civilisationnels. Pour P. Bonnefous bien qu’ils aient gardé leurs spécificités, ” les peuples qui professent la foi musulmane véhiculent, presque malgré eux (?), des valeurs nées et exaltées sur la péninsule Arabique, partie intégrante et éminente du monde sémitique “.
Malgré l’apparente symbiose occasionnée par le partage d’une même religion dans certains cas, les rapports entre Arabes et Africains, sont caractérisés par la persistance de préjugés et de perceptions.
I – Les Noirs africains dans l’imaginaire arabe : entre préjuégés et idéologies
Sur un plan linguistique, l’Africain est désigné chez les Arabes par différents termes, au fil de l’Histoire. Il est plutôt assimilé au “noir” vu la délimitation géographique déjà reconnue par Ibn Khaldûn et encore d’usage chez les géographes modernes. Le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) est le domaine habité par les négro-africains, dénommés dans les différents recueils d’historiens arabes “sûdân”. Ainsi, on retrouve le terme de zanj dès l’époque des Abbassides ou même à l’époque anté-islamique où la légende de ‘Antara Ibn Chaddâd animait les chroniques. Comme toute vision par autrui, celle des Africains par les Arabes sera, pendant très longtemps, marquée par une subjectivité notoire à l’origine de préjugés raciaux, voire racistes, encore persistants dans le monde arabe.
Déjà chez Ibn Khaldûn, pourtant esprit éclairé de son siècle, le terme wahshiiyyîn, ou “mutawahhishîn”, “sauvages” en arabe, était d’usage pour désigner les populations noires en général. En somme, la vision arabe de l’Afrique et de l’Africain restera longtemps tributaire de ces préjugés. L’islamisation du continent, en partie, par les Arabes atténuera, certainement, cette position mais elle ne signera pas la fin d’idées reçues qui ont la vie dure. Aujourd’hui, encore, subsistent de nombreux préjugés malgré le partage d’une même religion. C’est que la mémoire collective dans le monde arabe a du mal à rompre avec l’imaginaire populaire et le caractère servile qu’il prête aux Noirs. Il n’est pas rare de rencontrer des termes arabes désignant l’homme noir qui renvoient à une certaine nature servile. Le terme ‘abd (esclave en rabe) même s’il tend à disparaître du langage conventionnel peut, de temps en temps, ressurgir pour exprimer certaines situations ou choses ayant trait aux Noirs. Il est vrai que certains pays, comme l’Algérie, alors, ” révolutionnaire “, avaient essayé de rompre avec cette image de noir africain, en initiant une véritable promotion de la culture sub-saharienne. C’était au moment où l’Algérie se considérait comme le ” carrefour ” des mouvements de libération des nations en lutte pour leur souveraineté. L’engouement entourant les manifestations du Premier festival culturel Panafricain en 1968, à Alger, témoigne de la volonté de dépasser de tels préjugés au Maghreb.
A l’époque, L’africanité du Maghreb représentait un enjeu politique majeur. Rappelons que l’hebdomadaire officiel du FLN s’appelait ” Révolution africaine ” et ses mots d’ordre révolutionnaires, aussi, passaient par une sensibilisation à l’unité de l’Afrique, malgré ses diversités. Mais, il sera très difficile d’effacer une réalité historique ou de révolutionner les mentalités dans un Maghreb où l’imaginaire populaire s’était forgé sa vision du Noir, avec ses stéréotypes. Même au Maroc, pays du Maghreb pourtant considéré comme le plus attaché à ce que Hassan II appelait ses ” racines historiques africaines “, l’image qu’on se faisait du Noir semblait rejoindre la tendance générale dans le monde arabe. La condition servile à laquelle était associé le statut social du Noir était restée dominante dans les représentations. La tradition de posséder des servantes ‘abîd (pluriel de ‘abd = esclave) dans les ” grandes maisons “, était encore vivace.
Partout au Maghreb, il y a eu cette croyance en l’existence d’une appartenance de toutes ces personnes ” serviles ” à une lignée d’esclaves devant, naturellement, effectuer les travaux pénibles. Cette condition était incarnée par deux figures omniprésentes dans l’environnement culturel et social maghrébin : celles de dada, servante, nounou noire, chargée des tâches ménagères et du hertani (de l’arabe harth,culture de la terre). Ce dernier terme désignait une catégorie sociale inférieure qu’on différenciait des castes nobles, notamment, en Mauritanie, pays très esclavagiste, malgré les efforts gouvernementaux du début des années 80. On rencontrait, aussi, des Noirs esclaves dans les oasis de la Tunisie ou jusque récemment en Mauritanie où la lutte politique des populations négro-africaines est assimilée à un combat pour leur affranchissement. En tout cas, dans les cultures locales populaires du Maghreb, l’image du Noir restait associée à une condition inférieure comme en témoignent des chansons célèbres des années 50-60 telles que “Al-kahla “, (la Noire) de la figure emblématique marocaine, Houssein Slaoui. Bien qu’une certaine sympathie aux relents paternalistes entoure, quelques fois, la figure du Noir, dans la culture populaire, le terme le ” waçiîf ” utilisé, surtout en Tunisie, pour désigner des serviteurs noirs est sémantiquement très proche de celui de ” hertani “. On trouvait les waçfân (pl. de wçîf) comme portiers des mausolées de saints ; ce qui faisait d’eux, quelques fois, des figures mystiques, intermédiaires entre le monde des saints et des profanes. D’où, d’ailleurs, cette tradition de solliciter des personnes de couleur noire pour exorciser des possédés, tels que les rites Gnâwa au Maroc etc. Mais le statut des Noirs est toujours entouré d’une certaine ambiguïté, de manière très complexe, entre le péjoratif et le mystique. Ainsi, le wçîf tunisien, équivalent du Gnâwî marocain, était une des figures de l’imaginaire populaire trouble et en rapports avec les superstitions de ceux qui croyaient à son association avec les djinns. Seules deux figures noires ou supposées comme telles arrivent à évoquer, dans le monde arabe, respectivement, l’héroïsme et la sainteté : ‘Antara Ibn Chaddâd et Bilâl[6]. Le premier, héros préislamique, doit son statut à ses prouesses guerrières légendaires, malgré les considérations ” négatives ” qui ” entachèrent ” sa généalogie. Le second Bilâl ou sayyidunâ Bilâl, chez les Musulmans, fut le muezzin du Prophète Muhammad. Malgré le rôle important qu’il jouera sur le plan religieux, il reste très loin de l’aura qui entoure d’autres Sahâba (Compagnons du Prophète). A titre d’exemple, il n’existe, à notre connaissance, aucun Hadith parole attribuée au Prophète, où il est cité comme rapporteur alors qu’il est souvent présenté comme faisant partie de l’environnement quotidien et immédiat de MuÎammad. Quelques témoignages essayent de montrer l’attachement du Prophète à ce personnage qu’il aurait défendu par rapport à quelques actes ou paroles de nature raciste provenant de ses contemporains.
Même s’il ne s’agit pas toujours d’un racisme dans son sens moderne, l’image du Noir a beaucoup souffert de ce poids historique ou légendaire. Ce fait est vu par certains intellectuels maghrébins, non pas comme une organisation ségrégative des places dans la société en fonction de la couleur de la peau ou de l’appartenance linguistico-culturelle, mais une simple difficulté à assumer le carrefour où se croisent arabo-berbères et négro-africains.
Ce sens de la mesure n’est pas du tout partagé au Moyen Orient et dans la presqu’île arabique où l’esprit esclavagiste domine dès qu’il s’agit des rapports avec des personnes de couleur noire. Même le partage d’une même religion n’a pas facilité une évolution des mentalités. Un membre de la Commission d’encadrement de pèlerins sénégalais témoigne que leur guide saoudien avait tout simplement refusé d’indiquer la tombe de Bilâl aux fidèles qui souhaitaient s’y recueillir. Il argua que quel que soit le statut religieux d’un Noir, il demeurait ” mamlûk “, la possession d’un maître, un esclave (on sait bien que Bilâl ne fut pas enterré dans l’actuelle Arabie Saoudite, mais cette réponse illustre tout l’impensé construit sur des préjugés qui ont la vie dure !)
De telles considérations pèseront sur la manière dont la prédication de l’islam en Afrique noire sera toujours conçue par les ” missionnaires ” arabes modernes et leurs financiers. L’Afrique noire, a pendant longtemps, symbolisé le domaine de l’incroyance et de l’absence de religiosité dans l’imagination des Arabes tels que cela apparaît nettement dans de nombreux écrits et témoignages.
A – L’Afrique des historiens Arabes ou la terre de l’irréligion :
En y regardant de près, sans anachronisme, il y a une certaine similitude, dans la démarche, entre la théorie de la tabula rasa, reprise par l’idéologie colonialiste pour justifier le rôle “civilisateur” de l’Europe, au faîte de sa puissance, après la révolution industrielle, et celle des prédicateurs arabes de l’islam, en Afrique noire.[7] Les ” historiens ” arabes traitant de l’Afrique noire parlent d’une région où règnent la “barbarie” et l’ignorance. A titre d’exemple, on pourrait se pencher sur l’exemple d’Ibn Khaldûn[8]. Dans sa 3 ème Muqaddima, Ibn Khaldoun soutient la thèse selon laquelle les caractéristiques physiques, culturelles et morales des hommes sont fonction de leur localisation géographique. A partir de cette idée, il construira toute une vision des plus négatives sur les peuples du bilâd sûdân (pays des Noirs). Ainsi, d’après l’un des précurseurs de la sociologie au XIV ème siècle, les peuples habitant loin des climats tempérés (al- ‘i‘tidâl ) comme ceux du bilâd as-sûdân sont démunis de toute “civilisation” au sens Khaldounien ; al-‘umran (terme arabe qui sera plus tard synonyme de Hadhâra). Poussée plus loin, cette opinion va donner naissance à des préjugés qui marqueront des générations entières. On peut retrouver, encore aujourd’hui, des écrits similaires chez le Syrien Mahmûd Shakir[ dans son ouvrage Mawâtin al-Shu’ûb al-islâmiyya : Al-Sinighâl). (Régions des peuples musulmans : le Sénégal). Ce qui paraît étonnant dans la démarche d’Ibn Khaldûn, c’est que le sociologue qu’il est ne nous dit rien des pratiques sociales des peuples qu’il prétend étudier. Il se contente de décrire des peuples vivant dans une totale anarchie, sans religion, dépourvus d’organisation sociale et de “civilisation”. C’est pourquoi, de ses descriptions simplistes, il n’aboutit qu’à de simples remarques : “ces peuples, essentiellement noirs construisent leurs habitations en terre battue, avec des bambous. Ils portent des habits en herbe et en cuir” conclut-il, sans aucune explication sociologique sur la portée ou signification de telles pratiques.
De la même manière que le milieu détermine, selon lui, la culture et la vie sociale – s’il leur en reconnaît une -, Ibn Khaldoun croit que ces habitants du bilâd as-sûdân sont dépourvus de toute humanité. Il soutient, dans la Troisième Muqaddima, que ” leurs mœurs sont très proches du comportement des animaux (sauvages) “. On pourrait être amené à penser que ces opinions qui se dégagent de la conception khaldounienne étaient répandues à son époque. D’un certain point de vue, il se dégage une volonté d’être conforme aux idées alors en vogue. Ce qui paraît, toutefois, étrange est la grande similitude entre la vision khaldounienne des Noirs et celle des Européens, cinq siècles après, durant l’ère coloniale. : ” la plupart des noirs habitent dans des cavernes, mangent de l’herbe. Ils sont sauvages et non socialisés, se mangent entre eux (…) “. Mais l’autre fondement de la vision khaldounienne est d’ordre religieux quand il soutient que ces Noirs ne connaissent pas de prophétie et ne suivent pas une Charia au sens d’une religion révélée disposant de textes sacrés et d’un code normatif. Cependant, selon lui, certaines régions habitées par des Noirs font exception à cette règle. Il cite en exemples les habitants d’Ethiopie (chrétiens) et ceux des Empires du Mali, de Gao et du Tekrour ainsi que des régions proches du Maghreb et qui sont “adeptes de l’islam “.
Les dernières précisions pourraient porter à croire qu’en parlant de jâhiliyya (ignorance) et d’irréligion, le sociologue arabe pensait plutôt aux zones d’Afrique tropicale non islamisées demeurées impénétrables par la religion musulmane. Cette hypothèse pourrait se consolider si l’on considère qu’à part l’Ethiopie, les régions citées comme exception englobent, aujourd’hui, la plupart des pays à dominante musulmane d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal.
Le Sénégal fut partie intégrante de l’empire du Mali. Le royaume du Tékrour, aussi, n’est que sa partie septentrionale d’aujourd’hui. Il s’étendait en bordure du fleuve Sénégal et fut pendant longtemps la zone tampon entre le bilâd sûdân et la Mauritanie voisine se considérant comme arabe ou arabo-berbère. Pour Ibn Khaldûn, passées ces limites géographiques, la religion est chose inexistante comme l’est la science “mafqûd” et tous leurs aspects sont loin de ceux des êtres humains .Le terme généralement utilisé, dans des études similaires, pour désigner les systèmes de croyances africains est celui de jâhiliyya, Il est, quelquefois, employé au sens d’une absence de toute religiosité ou, en tout cas, une religiosité aux antipodes du “sentier droit” qui serait l’islam, aux yeux des chroniqueurs arabes médiévaux.

A suivre…….

Bakary.sambe@gmail.com

 

 

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MOURIDISME : LE FONDATEUR ET LA VOIE

Mercredi 29 octobre 2008

Mouridisme : le fondateur et la voie

Par Bakary SAMBE

Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.

Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba

Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.

Le Mouridisme comme un renouveau islamique :

Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.

La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :

Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté

Bakary.sambe@gmail.com

[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431

 

La Tarîqa Tijaniyya : Naissance et développement d’une confrérie

Jeudi 16 octobre 2008

 La Tarîqa Tijaniyya :

 Naissance et développement d’une confrérie

Bakary SAMBE*

La Tijâniyya, par son simple nom, évoque sur le plan historique un ensemble de faits intéressants pour tout spécialiste de l’Islam en Afrique noire au regard du caractère, parfois, politique qu’il a revêtu dans les régions ayant connu l’occupation française. C’est ce qui fait de cette confrérie, un mouvement considéré comme engagé et « averti des réalités de son temps »1. Cependant, elle est parfois méconnue dans le monde arabe, qui n’a plus le même rapport au soufisme que l’Afrique noire où le phénomène confrérique est un élément clé dans la compréhension des sociétés et des pratiques islamiques.

Origines de la Tijâniyya :

La tarîqa doit son nom à son fondateur Cheikh Ahmed Ibn Muktâr Ibn Sâlim al-Tijânî né en 1727 à Aïn Mâdî, en Algérie.

Ce cheikh est célèbre par les nombreux miracles qu’il aurait accomplis. Après sa mémorisation du Coran à l’âge de 7 ans, il se consacra aux autres sciences islamiques dans lesquelles il fut très brillant d’après ses contemporains, comme en témoignent les classiques de la Tijâniyya tels que Munyat al-Murîd. Au terme d’une étude approfondie sur les savoirs islamiques, il optera pour le soufisme qu’il alliera à une stricte observance des pratiques de l’Islam ; ce qui selon al-Jawsaqî2 fait de lui un soufi « peu ordinaire ». La confrérie qu’il a fondée insiste sur le fait que l’aspirant à la sainteté doit être d’abord irréprochable pour ce qui est des piliers et des enseignements et dogmes fondamentaux de l’islam. La biographie du cheikh se confond avec l’historique de la confrérie. La naissance de cette dernière marque l’aboutissement des différentes étapes de sa vie mystique.

Son pèlerinage à la Mecque à l’âge de 36 ans constitue une étape décisive dans le chemin qui le mènera vers les « illuminations ». Comme pour la majeure partie des soufis, il est passé par plusieurs voies dont la Qâdiriyya, la siriyya et la Kalwatiyya. Il créera sa propre confrérie à l’issue d’une entrevue qu’il aurait eue avec le Prophète Muhammed (PSL) qui lui donnera l’ordre de créer la Tijâniyya, Tarîqa al-Ahmadiyya al-Tijâniyya.

Cette rencontre mystique se serait déroulée dans le village d’Abû Samghûn, non loin de son village natal, Aïn Mâdî, dans l’Aghouat algérien. La référence suprême de la confrérie, les Jawâhir al-Ma‘âni, (Perles des sens) soutient même que le cheikh a fait cette rencontre avec le Prophète « à l’état de veille et non de sommeil ». Evidemment, cet épisode de la vie du cheikh est celui qui suscite le plus de controverses et de critiques provenant surtout des tenants du salafisme.

Toute sa vie durant, le cheikh s’entourera de nombreux disciples dont le plus grand fut le muqaddam El Hadj Ali ibn Issâ, plus connu sous le nom Sîdî Ali Hrâzim Barrâda, qu’il choisira pour sa succession avant de mourir le 19 Septembre 1805. Son mausolée se trouve à Fez, au Maroc. Il est important de rappeler, que c’est suite aux persécutions dont il fut l’objet en Algérie de la part des autorités ottomanes, que Cheikh Ahmad Tijânî se réfugiera à Fez, où il bénéficia de la protection de Moulây Soulaymân.

Nombreux sont ses adeptes sénégalais qui s’y rendent en pèlerinage tous les ans lors du retour de la Mecque. L’étape de Fez, via, Casablanca faisait partie de l’itinéraire du Hajj et ce, même sous la colonisation française comme en atteste les témoignages du rapport du Commandant Nekkach (Archives de l’Afrique Occidentale Française).

Implantation de la confrérie au Sénégal :

La Tijâniyya s’est implantée au Sénégal dans le cadre des relations entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. Mais, cette fois-ci, elles ont pris une autre tournure : l’Afrique noire et la Tijâniyya ont pris contact à la Mecque, en Arabie.

En effet, en 1827, un jeune marabout du Fouta Toro, El Hadj Omar Tall, se rendit au pèlerinage où il y rencontra un des grands muqaddam de la Tijâniyya, Cheikh Muhammad al-Ghâlî. Après son initiation à la tarîqa, Omar al-Fûtî restera trois ans au service de ce muqaddam qui le désigna comme Calife de la Tijâniyya en Afrique Occidentale. Le marabout commencera à prêcher la nouvelle voie dès son retour au Sénégal. Il serait même difficile de parler de l’expansion du tidjânisme sans évoquer la vie d’El Hadj Omar, tellement elles sont liées. C’est lui ou ses petits-fils qui initieront tous les futurs disciples constituant aujourd’hui les différentes branches de la confrérie au Sénégal.

El Hadj Omar Tall, « apôtre » de la Tijâniyya en Afrique Noire :

Ce personnage difficile à présenter, est très disputé entre les historiens de l’Islam qui en font un « grand conquérant » et les nationalistes africains pour qui, il demeure le symbole de la lutte anti-coloniale. Sa biographie est donc particulièrement controversée.

Il serait né vers 1796-1797 à Halwar au Nord du Sénégal, dans l’actuel département de Podor (Région de Saint-Louis). Hassan ibn Hassan, soutient que son père fut un des Almoravides dont il ne cite pas le nom, alors que la plupart des historiens reconnaissent ses origines sénégalaises en situant sa naissance sur la rive gauche du Sénégal dans l’ancien royaume du Walo.

Le cheikh mémorisa le Coran à l’âge de 12 ans, puis s’intéressa au fiqh, la jurisprudence musulmane, au tajwîd, technique de lecture du Coran, à la langue arabe et aux sciences. Il fit le passage obligé de l’époque à l’école cayorienne (ancien roy. Du Sénégal précolonial) de Pire Saniokhor un de ces « foyers ardents » de l’islam sénégalais. Le débat houleux sur sa vie politique a quelque peu obscurci le personnage religieux qu’il était. El Hadj Omar Tall reste célèbre, aussi, pour sa vaste culture islamique. Rappelons qu’il est l’exégète des Jawâhir al-Ma‘ânî (les Perles des Sens), la « Bible de la confrérie » sous le titre évocateur de Rimâh fî hifz Jawâhir al-ma‘ânî (Flèches pour la sauvegarde des perles des Sens).

Tous s’accordent que sans cette exégèse, le texte demeura longtemps incompréhensible. Il acquiert une grande expérience religieuse avec ses nombreux voyages dans les capitales islamiques de l’époque. Du Bornou (Nigeria) où il bénéficia de l’asile chez Ahmed Bello. Il se retrouvera au Nigeria puis au Macina avant de regagner le Fouta Djallon dans l’actuelle Guinée.

Une grande partie de son action fut consacrée à l’expansion du Tidjânisme. Son époque fut marquée par l’intrusion coloniale en Afrique de l’Ouest. Son oeuvre ne pourrait que participer au rétablissement d’un ordre socio-politique menacé. Il adopta La Tijâniyya comme modèle à la fois social et religieux. On ne peut compter, par ailleurs, les violentes critiques dirigées contre ce personnage visant à nuire à son image religieuse. Mais du fait qu’elles viennent, dans leur grande majorité, des autorités coloniales ainsi que de quelques islamologues encore trop marquées par leurs thèses, elles ne semblent en rien convaincre un grand nombre de sénégalais. On reproche, en effet, à El Hadj Omar d’avoir massacré des musulmans qâdirs qu’il voulait, à tout prix, « convertir au Tidjânisme » selon Khadim Mbacké3.

La stratégie d’El Hadj Omar consistait à unifier les musulmans de la région autour des mêmes objectifs afin d’en faire un noyau de résistance à la conquête française. Or cette dernière, comme d’habitude, voulait jouer la carte des minorités en vue d’une dislocation de l’Empire Toucouleur4 alors sous l’égide de l’Almamy.

El Hadj Omar a formé des disciples qui ont poursuivi son œuvre. Parmi eux, son fils Ahmadou Cheikhou que les Français ont combattu manu militari, le considérant à l’instar de son père, comme un véritable danger contre leurs intérêts. En tout état de cause, El Hadj Omar aura, sur le plan religieux, marqué son époque et certains n’ont pas hésité à voir en lui le nouveau Mahdi venu « sauver » le Soudan Occidental.

La plupart de ses disciples ne croit pas en sa « mort » en 1864 lors d’une rude bataille contre les troupes françaises ; évoquant simplement une mystérieuse disparition dans les falaises de Bandiagara.

L’expansion de la Tijâniyya doit beaucoup à son oeuvre et à celle de ses successeurs tels qu’El Hadj Ablaye, Ibrahima Niass, et notamment Malick Sy, qui inscrivit sa démarche dans la continuation du grand Almamy (Imam en Peul). Les Muqaddam que ce dernier a formés, ont ensuite répandu les enseignements de la confrérie dans leurs provinces d’origine. La tijâniyya qui regroupe aujourd’hui 50 % de la population du Sénégal s’est scindée en plusieurs familles représentant les différentes sensibilités à l’intérieur de ce vaste courant soufi. Contrairement aux idées reçues, cette confrérie est numériquement beaucoup plus répandue au Sénégal que le Mouridisme. Elle est simplement subdivisée en obédiences et « maisons ». Ce qui constitue une certaine diversité des enseignements et des orientations initiatiques.

Caractéristiques et pratiques de la Tijâniyya :

Nous l’avons vu plus haut, la Tijâniyya est une voie d’origine maghrébine, introduite au Sénégal par El Hadj Omar Tall. Essayons à présent d’en définir les caractéristiques.

La Tijâniyya est l’une des dernières voies soufies à faire leur apparition. Pour mieux comprendre cette confrérie, il faudra toujours prendre en compte un fait fondateur : les tijânî croient au caractère spécifique de leur voie. Ils fondent cette croyance sur une similitude et une comparaison. Les musulmans voient en l’Islam la dernière religion révélée et la récapitulation des messages divins précédents. De même, les tidjânes considèrent leur confrérie comme l’aboutissement de toutes les voies antérieures. De plus, pour eux, Sîdî Ahmed Tijânî est le sceau des Saints, Khâtim al-awliyâ, comme Mouhammad celui des Prophètes Khâtim al-anbiyâ. En fait, cette confrérie essaye d’opérer une « révolution » du soufisme dans les pratiques et les conceptions.

Elle veut marquer une rupture dans la pratique du mysticisme. Il ne s’agira plus du soufi enfermé ou retiré dans le désert loin des préoccupations « temporelles », mais du mystique essayant de traduire la force du dzikr et de la prière en moyen d’affronter le quotidien. Comme en témoigne Serigne Babacar Sy dans un célèbre vers, en parlant de Sîdî Ahmad Tijânî, : « Il a éduqué, ses disciples, sans khalwat (retraite spirituelle), jusqu’à ce qu’ils empruntent le droit chemin, Dieu l’a vraiment comblé de ses dons ». Dans l’enseignement de la Tijâniyya, il y a un grand souci de conformité aux préceptes de l’islam. Le Cheikh avait largement insisté sur ce point, comme en atteste les ouvrages de muqaddam le réitérant.

Selon le célèbre Amadou Hampâthé Bâ, membre de la confrérie, La Tijâniyya « correspond aux conditions de notre époque » et qu’elle « présente une analogie analogie parfaite avec les trois piliers de l’enseignement des Oulémas »5 à savoir îmân, islâm et ihsân (la Foi, la Soumission et la Bienfaisance). Au regard de l’importance des invocations (dzikr), dans la pensée soufie, les tijânî en ont fait le fondement même de leur confrérie.

Les trois piliers de la confrérie étant :

-le lâzim6 ou al-wird al-lâzim :

Ce sont les « invocations obligatoires ». Le lâzim est récité matin et soir. La lecture de la salât al-fâtiha en est le moment fort. En plus de cette prière, le fidèle doit demander, cent fois, pardon à Dieu Istighfâr, répéter lâ ilâha illa llâh (il n’y a d’autre divinité sinon Allah) une centaine de fois aussi.

-la wazîfa :

Ce sont des dikr que l’adepte peut faire soit individuellement ou collectivement avec ses confrères. Dans ce dernier cas, elle est chantée. Les tijânî la récitent en groupe en formant un cercle.

Elle revêt un caractère très solennel, surtout au moment de réciter la Jawharat al-kamâl (12 fois) « Perle de la Perfection » dictée, selon les tijânî, à leur cheikh par le Prophète Muhammed (PSL) et qui se présente dans l’assistance dès la septième fois.

-la hadrat al-Jumu‘a :

Elle signifie « Présence du Vendredi ». Cette pratique regroupe tous les fidèles tijânî, tous les vendredis, entre les prières d’al-‘asr (après-midi) et celle d’al-Magrib (coucher du soleil) dans les mosquées. Les disciples répètent un nombre de fois indéfini la formule lâ ilâha illa llaâh (mille fois au moins).

Les tijânî semblent être très rigoristes quant aux conditions d’affiliation à leurs confréries. D’une manière générale, une grande importance est accordée à la fidélité d’où quelques critiques à leur égard. D’aucuns comme Khadim Mbacké de l’IFAN reprochent à cette voie de trop insister sur la stricte fidélité au cheikh, en imposant à ses prosélytes de ne pas pratiquer un autre wird en même temps que le sien, et voient donc dans ces restrictions un manque d’ouverture. Mais Amadou Hampâthé Bâ, estime au contraire, que cette imposition est très sage, car chaque confrérie dispose de sa méthode d’éducation mystique. Selon lui, bien que « tous les wird mènent à Dieu », le disciple doit avoir un seul maître car « qui trop embrasse mal étreint ». Bâ soutient, en fait, que ces restrictions ne sont qu’une façon de préserver le novice de « dispersion spirituelle ».

C’est ainsi que cette confrérie a participé à l’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest où sa pratique est encore plus vivante qu’au Maghreb qui l’a vu naître. Les confréries ont réalisé, contrairement aux entreprises « jihadistes », l’islamisation en profondeur des sociétés africaines. Contrairement à la situation présente du soufisme et des confréries dans le monde arabe, les confréries sont une donnée fondamentale dans l’islam africain.

Au-delà de son rôle socio-culturel voire politique, la Tijâniyya a joué un rôle de premier plan dans l’affermissement des relations arabo-africaines surtout maroco-ouest-africaines. Par le biais de cette confrérie, se sont tissés des rapports entre oulémas maghrébins et africains7. Cette confrérie, parfois, méconnue, dans son pays d’origine (Algérie) et au Maroc a été pendant plus de deux siècles la jonction entre ce qui fut appelé par les historiens arabes le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) et les contrées les plus lointaines du monde arabe et surtout maghrébin qui y exportera, entre autres, le Malikisme, le dogme ash’arite et les classiques du Fiqh du Mukhtasar de Khalîl au Matn d’Ibn ‘Ashir et la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî.

La méconnaissance de ces liens et de cette histoire, de l’islam soufi contemporain ainsi que la nécessité d’une prise en compte de la différence des réalités islamiques en France, ont abouti à l’idée de la tenue d’un Forum national sur la Tijâniyya, l’une les plus répandues dans le monde musulman.

*bakary.sambe@gmail.com

Notes :

1 Marone I. Tidjânisme au Sénégal ; Bullet de l’IFAN Série B, T XXXII, Janv70

2 voir al-nafahât al qudsiyya fi-s-sîrat al-ahmadiyya, Beyrouth, Année ?

3 K. MBACKE :Soufisme et confréries religieuses au Sénégal, Dakar 1995 p41.

4 – les Toucouleurs et les peuls sont les deux composantes du groupe éhnique appelé Halepoular (Peuls). Ils sont originaires de la région du fleuve Sénégal.

5 – Bâ Amadou Hampathé : vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara, Paris , Seuil 1980 pp 230-231

6 – le mot lâzim signifie « obligatoire » en arabe.

7 – Voir la thèse de Bakary SAMBE, L’islam dans les relations arabo-africaines, sous la direction de Chérif ferjani et de Lahouari Addi, GREMMO – Maison de l’Orient, Univ-Lyon 2, décembre 2003.

LES RAPPORTS ARABO-AFRICAINS :Quel rôle pour l’Islam ?

Lundi 13 octobre 2008

LES RAPPORTS ARABO-AFRICAINS :
Quel rôle pour l’Islam ?

Bakary SAMBE*

De l’Atlantique à la Mer de Chine, l’Islam s’est largement répandu, touchant plus d’un milliard d’individus.
Cette religion à vocation universelle s’est implantée dans plusieurs régions du monde sous diverses formes. Mais la nécessité d’une adaptation sociologique, au sens où l’entend Guy Nicolas, fait qu’elle ménage les pratiques sociales locales quand elle ne se confond pas à elles pour mieux se faire accepter. Tel est le cas en Afrique de l’Ouest où la religion musulmane est devenue un facteur important de la vie sociale culturelle et politique, avec la présence de multiples confréries. Ces dernières ont assuré le rôle de jonction et d’interprètes du dogme islamique universaliste dans des cultures longtemps dominées par la ‘religion des Ancêtres’, l’animisme. Le monothéisme, ainsi professé, servit de lien historique, parmi tant d’autres, entre l’Afrique Noire et le Monde arabe.
L’islam africain, baptisé ‘islam noir’ bien avant Vincent Monteil, n’a jamais coupé le cordon ombilical qui le lie à ce qu’il est convenu d’appeler la ‘Ummah, traduit improprement, selon les obédiences par ‘nation’ ou ‘communauté’ musulmane.
Au cours de l’Histoire, l’Afrique Occidentale a entretenu de réelles relations avec le Maghreb tout proche, via la Sâqiat al-hamrâ’, le sud marocain, et l’Arabie lointaine.
En effet, les routes transsahariennes ont, depuis le Moyen-Age, lié cette région au monde arabe.
Dès le XIème siècle, ce que les historiens arabes, à l’instar d’Al- ‘Umarî et d’Ibn Batûta, ont dénommé Bilâd as-sûdân, (le pays des noirs) est entré en contact avec les Arabes par le commerce touchant surtout l’or, les esclaves la gomme ‘arabique’ et le sel. C’est, peut-être, ce ‘commerce silencieux’ dont parlait Henri Labouret, qui favorisa très tôt l’islamisation de l’Afrique Occidentale, par le Sud marocain. Les richesses de l’Afrique noire ont aussi profité aux célèbres empires médiévaux des Almoravides et même des Almohades . Nous serons, peut être, obligé de reposer l’éternelle question de la relation entre la cause et ses effets.
En d’autres termes, l’Islam s’est répandu par le biais du commerce, mais ce dernier a aussi profité des retombées produites par la ‘fraternité religieuse’
Le facteur islamique, aussi, serait à la base du rapprochement des deux rives du Sahara, du moins, il aurait aidé à réduire les énormes différences socio-culturelles qui existent entre l’Afrique noire et le monde arabe.
Même si, comme le soutient Jean-Louis Triaud, les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’Islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ?
La question n’est plus, comme peuvent le supposer les tenants du culturalisme, de différencier, de spécifier deux ou plusieurs cultures mais de s’interroger sur la manière dont le facteur religieux a pu servir de lien entre les Africains et le reste du monde musulman, et surtout les Arabes.
Ces rapports ont été, depuis longtemps, négligés dans les investigations aussi bien islamologiques que politologiques, dans les recherches universitaires. Ceci est-il le résultat du retard que la tradition universitaire contemporaine a toujours eu sur les historiens arabes ? Lorsque l’on sait que le plus vieux émissaire européen, René Caillé n’arriva à Tombouctou que plusieurs siècles après Al-Bakrî en 1827, on ne peut qu’accréditer une telle hypothèse.
En effet, bien avant l’arrivée des sociétés de Géographie européennes et l’acharnement militaire du XIX ème siècle, à l’ère industrielle, les princes du Mali et de Gao étaient devenus familiers des cours du Maghreb et de l’Egypte. Kankan (ou Mansa) Musa, l’empereur du Mali, avait déjà visité l’Egypte dès le XIV ème siècle sur la route de son célèbre pèlerinage à la Mecque. Rappelons-nous, par exemple, les ambassades du Kanem auprès du souverain hafsîde de Tunis (1274) ainsi que ceux du Mali à la cour des Marînides de Fès en 1337 puis en 1348 et 1361 !
Aux anciennes voies commerciales, s’étaient ajoutées les routes du pèlerinage, avec l’islamisation première des élites africaines. Ainsi le Djérid tunisien, Ghadames ou encore Touât et Tripoli étaient reliés à Tombouctou (dans l’actuel Mali), à Gao et au Tékrour(rive gauche du fleuve Sénégal), désormais en contact avec les ports du Maroc de Tlemcen ou encore de Bougie (Bijayya en Algérie).
On pourrait, alors, avancer l’hypothèse selon laquelle les relations arabo-africaines avaient pris un tournant décisif avec l’islamisation de l’Occident africain. Elles seraient même un des enjeux politiques pendant le Moyen Age où les bouleversements socio-politiques qui secouèrent le Maghreb arabe n’étaient pas sans conséquences pour les royaumes africains.
Les confréries religieuses soufies, avec le déplacement de leurs marabouts accentuèrent le phénomène aux XVIII ème et XXème siècles. Ainsi, la Qâdiriyya avait très tôt traversé le Sahara avant de devenir le cadre par excellence d’échanges culturels et spirituels entre la Sénégambie et la Mauritanie voisine. Comme le dit Joseph Cuoq, « le désert n’est point une muraille isolant du reste du monde, c’est une mer intérieure invitant à passer d’un bord à l’autre ». De ce point de vue, l’hypothèse d’un facteur islamique comme ravificateur des relations arabo-africaines ne fait que se consolider. Mieux, ne peut-on pas le considérer comme l’une des bases historiques sur lesquelles s’est fondée la réelle coopération qui a lié les deux rives du Sahara et l’Atlantique à la Mer Rouge en passant par la vallée du Nil ?
Certes, d’autres facteurs, comme l’esclavage et des hostilités politiques, sont des données constantes des rapports arabo-africains. Mais l’islam a, par la suite, facilité le tissage de vastes réseaux d’échanges aussi bien économiques, politiques que socio-culturels. L’on se souvient, dans ce cadre, que l’or africain avait beaucoup contribué à la frappe des monnaies Fatimides, Hafsîdes et même Ommeyyades, selon certains. De telles questions mériteraient d’être posées dans le cadre d’approches sérieuses pour essayer de faire le point sur le débat complexe et houleux quant au véritable impact, ou enjeu, de la religion musulmane dans les relations entre Arabes et non Arabes, en général, et les Africains en particulier.
L’ampleur, réelle ou supposée, accordée à l’Islam sur le plan socio-politique, dans cette région de l’Afrique Occidentale, où il est essentiellement confrérique, ne peut que pousser à s’interroger sur l’impact d’une telle religion dans les rapports des différents pays et peuples partageant son dogme. Elle sert de cadre rapprochement même si, loin de l’unitarisme parfois dans lequel certains veulent l’enfermer, elle est réinterprétée, adaptée, ‘moulée’ selon les contextes socio-culturels locaux.
Nous croyons, ainsi, au-delà des suppositions et des clichés simplificateurs, qu’il est important de réfléchir sur la question, aussi bien dérangeante que problématique, de l’existence réelle, politique, effective, d’une ‘Communauté musulmane’qu’on appellerait « ummah » pouvant susciter, au sens où l’entend Maxime Rodinson, un ‘patriotisme de communauté’. Autrement dit, il faudrait voir si et comment l’appartenance à l’Islam et l’adoption de son dogme, font de tous les adeptes de cette religion, malgré leur diversité d’approche, une communauté au moins ‘sentimentale’. Dans l’approche des faits internationaux, il serait intéressant d’y réfléchir tout en essayant de prendre en compte l’interpénétration des facteurs politique et religieux.
Analyser un tel phénomène est une tâche plus qu’ambitieuse car cela nécessitera une approche multidimensionnelle et interdisciplinaire qui fera appel à plusieurs ressources aussi bien sociologiques qu’historiques.
Même si la notion de Ummah, ‘une et indivise’, n’est, depuis la naissance du réformisme musulman, jamais sorti de son état de projet, elle mériterait, des réflexions plus approfondies. Il faudrait, dans ce sens, déconstruire les illusions entretenues jusqu’ici et, par ailleurs, prendre en considération les possibilités à venir. L’imbrication, dans cette question, d’une dimension politique et religieuse, pourrait expliquer le mal que les sciences sociales ont à se débarrasser des préjugés relatifs à cette notion de Ummah. Rappelons à ce titre que la France, ancienne puissance coloniale dans cette partie de l’Afrique Occidentale, redoutait, déjà à l’époque, qu’une éventuelle collusion entre Berlin et Constantinople vînt compromettre les ambitions politiques de l’Empire. C’est pourquoi, l’Administration coloniale ne tardera pas à créer dès 1906, dans le sillage des recommandations alarmistes du Rapport William Ponty, un service des Affaires Musulmanes, visant à lutter contre ce qui fut appelé l’influence maghrébine en Afrique Occidentale française.
Ainsi, il serait intéressant et sûrement constructif de voir, à cet égard, si l’appartenance à une religion où à une idéologie de type moderne, est de nature à fournir la matrice d’une politique capable de susciter l’adhésion des masses. Dans ce cas précis, une telle appartenance peut devenir un enjeu politique qui, comme le dit M. Rodinson, serait la base d’un ‘réseau de normes et de comportements (…) imprégnés de religiosité et surtout de réaffirmation constante d’une existence commune’
Certes, l’heure n’est plus aux blocs idéologiques, comme aux temps du communisme. Mais depuis que Huntington, bien qu’essentialiste dans sa démarche, a prophétisé le clash des ‘civilisations’ comme enjeu majeur de l’avenir stratégique et des relations internationales, l’on ne peut plus s’abstenir de s’interroger sur l’impact futur d’une foi qui regroupe, aujourd’hui, plus d’un milliard d’âmes. Bref, cette allégeance proclamée à l’Islam comme système de croyances et de cultes, pourrait bien, dans des circonstances politiques imprévisibles, fournir ‘un modèle de bloc particulièrement cohérent’.
Dans ces Etats ouest-africains, où l’Islam touche une part importante de la population, les relations politiques, économiques et culturelles avec le Monde arabe empruntent très souvent le canal religieux. S’agit-il d’une conscience qu’ont les dirigeants politiques de l’efficacité d’un tel procédé, prenant en compte l’impact de l’Islam ou d’un calcul visant à s’attirer les faveurs de partenaires détenteurs de pétrodollars ? On pourrait, par ailleurs, se demander si l’assistance apportée aux ‘frères en religion’ grâce à la manne pétrolière, était gratuite ou découlerait plutôt d’exigences politiques, à la fois internes et externes, dont, en particulier, le souci de se légitimer auprès des gouvernés N’est-elle pas, pour les pays du Golfe, une manière, entre autres, de gagner en sympathie auprès des pays africains, sujets de droit international, capables d’accorder leur soutien politique aux causes arabes et leurs suffrages dans les instances internationales ?
On a plusieurs fois constaté, comme dans le conflit israëlo-arabe, que les Etats africains n’ont pas échappé à la pression des couches de la population qui ont voix au chapitre – les organisations religieuses, notamment confrériques -. Tout récemment le soutien politique que les pays de la sous-région ont apporté à la Libye, isolée sur la scène internationale, a emprunté le canal religieux par le spectaculaire rassemblement des personnalités religieuses et politiques au Tchad. ! Aussi, lors de la guerre du Golfe, Saddam Hussein a été identifié par les médias d’Etat africains, au ‘satan’ menaçant la Mecque et Médine, pour susciter l’adhésion populaire à la politique favorable à l’Arabie Saoudite et au Koweït.
Cette ingénieuse manipulation des symboles religieux pour des fins politiques signifie, de toute évidence, leur caractère incontournable dans les relations arabo-africaines et leur efficacité en politique internationale.
Dans un contexte international où les gouvernements défendent leurs intérêts et où les inquiétudes socio-économiques ne font que s’aggraver, peut-on toujours continuer à croire que la solidarité religieuse, ou imprégnée de religisiosité est illusoire ?
A l’heure où, partout, se forment de grands ensembles, afin de mieux affronter les défis politico-économiques, est-il sûr qu’un renforcement de la coopération arabo-africaine soit une alternative improbable ? Ou bien, la coopération entre Etats arabes et Ouest-africains, forte de son onction religieuse, n’est-elle pas à même d’exacerber ce que Rodinson avait nommé, un ‘patriotisme de communauté’ ?
Les ressources existentielles importantes que dégagent les formes de religiosité n’ont-elles pas, parfois, la vocation de raviver et de renforcer les appartenances ?
Sans être alarmiste, dans un monde caractérisé par ce que Albert Memmi appelle ‘la fluctuation de l’identité culturelle’, nous croyons qu’il serait ‘sage’ de prendre en compte l’enjeu islamique en tant que tel, sur la scène internationale plutôt que de rester obnubilé par les effets contradictoires de l’islamisme, expression parmi d’autres de l’Islam. Malheureusement, on tend à confondre les deux notions !
Il est vrai qu’à force de penser en bloc, on risque de passer à côté de l’enrichissante diversité culturelle du monde musulman. Mais, on ne peut rester indifférent face à des situations où le sentiment d’appartenance ou de fidélité au groupe se traduit par des ‘manifestations de solidarités’ similaires à celles de mouvements ou de pays à dominante sunnite suite au triomphe du chiite Khomeiny en Iran, en 1979.
Bien que, souvent, l’organisation compte beaucoup plus que le credo ou son contenu, les rapprochements de type religieux ont, parfois, une force qui échappe à bien des observateurs. Vu l’engagement des Etats ouest-africains à majorité musulmane en faveur de la question palestinienne, ou dernièrement, de leur soutien à la Libye, peut-on, encore, continuer à exclure l’hypothèse selon laquelle de telles formes de solidarités pourraient devenir un acteur potentiel de la politique internationale pour les années à venir ? Il serait dommage, pour les observateurs et pour la recherche de ne pas en tenir compte dans l’approche des questions internationales et des échanges économiques et culturels surtout que les relations internationales ne peuvent plus se réduire à une simple affaire entre gouvernements. Au moment où l’on parle d’une ‘Europe des peuples’, ne doit-on pas considérer les autres ensembles régionaux avec plus de réalisme en prenant en considération, au-delà des organisations, des sensibilités, l’incontournable acteur : le citoyen qui fait un retour incontesté ou, plutôt, une apparition inattendue sur la scène internationale. Il contourne même les circuits diplomatiques habituels et, quelquefois, saisissant les « opportunités » de la vie internationale aléatoire, arrive à instaurer une diplomatie « parallèle » en concurrence avec les acteurs institutionnels. Le facteur religieux, dans une telle situation est d’une efficacité politique et symbolique qui dépasse toutes les prévisions. Rappelons-nous que c’est grâce à la pression incessante d’adeptes sénégalais de la qâdiriyya, voulant rendre visites à leurs cheikhs que la Mauritanie fut « contrainte » à ouvrir ses frontières ses frontières fermées depuis la crise qui l’opposa au Sénégal en 1989.
Parfois l’amitié entre les peuples eux-mêmes, prend le dessus sur les problèmes politiques opposant les Etats. La confrérie Tijâniyya a joué un rôle similaire entre les peuples d’Afrique noire et du Maghreb en instaurant une coopération informelle de fait, au mépris des bouleversements de la politique étrangère des Etats.
Pour se convaincre de ce fait, nous n’avons qu’à nous pencher sur le cas précis du Maroc. Le royaume chérifien occupe une place de choix dans ses relations et avec le reste du monde arabe et les Etats ouest-africains. La spécificité même du Maroc est cette forte implication en Afrique noire. Pendant toute son histoire, elle a tissé et développé des relations à la fois culturelles, politiques et économiques avec cette région comme en témoignent les relations spirituelles qui lient certaines villes éloignées du Maroc, comme Fès, par le biais du Tidjanisme, aux communautés musulmanes de cette région. Ce pays entretient, aujourd’hui de très bonnes relations avec l’Afrique de l’Ouest et surtout le Sénégal. Les échanges entre ces deux pays sont multiples sur le plan bilatéral. Le facteur religieux y est, certainement pour beaucoup si l’on sait que même en ayant claqué la porte de l’OUA, le Maroc n’a jamais été aussi proche de l’Afrique de l’Ouest. Cet exemple du Maroc est édifiant d’autant plus que les relations bilatérales au niveau institutionnel son doublées de rapports personnels tissés entre les deux peuples. Les situations de ce type sont innombrables. Reste que des études sérieuses s’y penchent afin de donner sa véritable place à cette donnée désormais incontournable qu’est la coopération arabo-africaine ainsi qu’à sa portée symbolique pour ne pas dire religieuse.

* bakary.sambe@gmail.com

1. Monteil Vincent : L’Islam noir : une religion à la conquête de l’Afrique, Paris Seuil, 1980.
2. Confrétrie Soufie créée par un saint d’origine irakienne dont le tombeau est à Baghdad, Sidi Abdel qâdir al-jîlânî.
3. Cuoq J/ dans son introduction au Recueil des sources arabes concernant l’Afrique Occidentale, Ed. CNRS , 1985, p25.
4. Rodinson Maxime : Islam : politique et croyance, Fayard 1993, p89
5. Voir Alphonse Gouilly : l’Islam dans l’Afrique Occidentale Française, Paris 1952 ; pp248-49
6. ibid p89.
7. Huntington P. Samuel : The Clash of Civilizations, Revue Commentaire, Avril 94
8. rappelons que le Sénégal, comme le Maroc avait envoyé des troupes dans le Golfe.

ISLAMISATION DE L’AFRIQUE PAR LE JIHAD : un mythe de l’historigraphie arabe

Dimanche 28 septembre 2008

tombouctou.jpgL’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » : un mythe dans l’historiographie arabe ? 

   Par Bakary SAMBE 

  Pour étayer la thèse selon laquelle, les ouest-africains connaissaient l’islam avant les attaques des armées marocaines, il suffit de se rappeler que les Toucouleurs[1], habitants de la vallée du fleuve Sénégal, y avaient déjà fondé des Etats théocratiques et électifs, avec l’islam comme religion officielle d’où le titre d’Almamy (al-imâm) que portaient leurs chefs politiques[2]. La période en question correspond, historiquement, à la naissance des premiers grands empires africains mais aussi à d’importants bouleversements socio-politiques au Maghreb et au Sahara. Les troubles n’ont pu épargner le bilâd al-sûdân et ont influé sur l’évolution de ses rapports avec l’autre rive du grand désert.  Ainsi l’action des Almoravides que les historiens considèrent comme le principal mouvement d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest s’étalera sur plusieurs siècles et revêtira plusieurs formes. L’action almoravide ne fut pas un mouvement, continu et uniforme, d’expansion de l’islam par le sabre, mais se confondra, de temps à autre, aux bouleversements politico-religieux qui marquèrent cette époque. Les témoignages des historiens arabes firent allusion à la pratique de l’islam dans les cours royales des grands empires africains. On trouvera, même, des rois africains prêchant l’islam auprès de voyageurs étrangers ayant visité la région ouest-africaine tels que le Portugais Ca Da Mosto. 

L’islamisation par le “jihâd”, de la part des armées arabes (ou berbères ?) ne fut qu’une manière de légitimer, religieusement, l’action des chefs politiques qui avaient, pourtant, d’autres mobiles. Nous avons évoqué, plus haut, la richesse en or de l’Afrique de l’ouest et l’importance de cette ressource dans le commerce transsaharien. Pour des raisons économiques, plusieurs chefs guerriers arabes ou arabo-berbères se sont affrontés et ont attaqué des régions au sud du Sahara. La conversion de nombreuses tribus berbères à l’islam, au VIII ème siècle diminuera considérablement les recettes fiscales des pouvoirs centraux théocratiques du Maghreb. En effet, ces peuples qui, avant d’embrasser l’islam, payaient
la Jizya , ou dîme, cessaient d’être des vassaux et devenaient, avec leur conversion, les égaux de tout autre musulman.
 Mais, loin de l’idéal religieux qui devait fortifier les liens entre anciens prêcheurs et nouveaux convertis, les traditionnels rapports de forces se feront toujours sentir malgré le partage d’une même religion qui n’a pas systématiquement occasionné un traitement égal. Cet  état de fait fut, d’ailleurs, en faveur d’autres obédiences non sunnites comme le kharijisme et le chiisme. Selon G. Désiré-Vuillemin[3], ces courants serviront, aux berbères montagnards, de mouvement de contestation des pouvoirs centraux sunnites qui n’ont de contrôle que sur les berbères sédentaires. Il est important de rappeler que la naissance des principautés rebelles ou dissidentes au Maghreb avait, très souvent, une explication religieuse.  

Ainsi, suite à l’avènement du pouvoir abbasside en 750, un kharijite d’origine persane, Ibn Rustum, sera le fondateur de la ville de Tâhart dans l’Oranie, après être chassé de Kairouan par les pouvoirs politiques avec la bénédiction des fuqahâ[4] sunites. Sa principauté survivra jusqu’en 908, malgré l’armistice qu’il signa avec les gouverneurs abbassides, suite à la pacification de l’Ifrîqiyya[5] en 788 ap-JC. Cette dernière date est d’une importance capitale pour situer les grands événements qui marqueront, par la suite, les rapports entre le Maghreb et le bilâd al-sûdan.  L’année 788 sera, aussi, celle de la naissance de la dynastie chérifienne au Maroc. Elle symbolise un tournant essentiel de l’histoire des rapports arabo-africains dans cette région qui nous intéresse si l’on sait qu’elle a coïncidé avec l’émergence des puissances économiques et l’apparition d’un trait original : le commerce transsaharien. Ce commerce reliera désormais les centres politiques émergents du bilâd al-sûdan et les ports de
la Méditerranée.
 

L’exemple d’Ibn Rustum n’est point unique car on assistera à des séries de faits similaires où les fatwâ-s[6] des oulémas légitiment l’action des chefs politiques quand elles ne peuvent ou veulent pas les contrecarrer. Ainsi, le fameux commerce transsaharien et ses échanges, de plus en plus fructueux, seront l’objet de quelques fatwas chez des oulémas Malikites de Kairouan.  Dans sa Risâla, (faisant curieusement référence encore chez les musulmans ouest-africains !) Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî considérait le profit tiré du commerce avec le bilâd as-sûdân comme illicite. Pour lui tout échange avec cette région équivalait à un commerce avec les “impies” “kuffâr[7]“, “ennemis de l’islâm”. Cette fatwa peut sembler surprenant si l’on sait que les régions visées étaient déjà à dominante musulmane et que leurs souverains avaient des ambassades dans certaines cours royales du Maghreb.  

De plus, de très nombreuses sources mentionnent l’utilisation de matériaux venus du Soudan dans la construction des mosquées au Maghreb. Abdelazîz ‘Alawî, note que le bois et l’ivoire en provenance d’Afrqiue subsaharienne ont servi à l’érection et surtout la décoration des deux minarets d’une mosquée de Fès (celle de l’école Bû‘nâniyya). Même la mosquée d’Al-Qarawiyyîn[8], l’un des temples du malikisme, doit la décoration de ses manâbir (pluriel de minbar) à l’ivoire en provenance d’Afrique noire.       L’explication à cette interdiction de commercer avec les Noirs pourrait être, alors, fournie par d’autres faits tout autres que religieux. Il faut comprendre qu’à cette période, le commerce transsaharien ainsi incriminé par la fatwa des malikites, sunnites, de Kairouan était entièrement contrôlé par des tribus berbères à dominante kharijite. Les oulémas malikites, comme instrument du pouvoir politique, ne pouvaient que viser les intérêts économiques de leurs rivaux.  Cette fatwa conjoncturelle va d’ailleurs faire place à d’autres dès le début du XIème après la fin de l’hégémonie politique et économique kharijite dans la région. Au regard de tous ces enjeux et manipulations, les détours historiques sont toujours nécessaires pour mieux saisir l’impact du religieux ainsi que l’usage qui en sera toujours fait dans les rapports que nous analysons 

Les conquérants marocains, fortement impliqués dans l’œuvre d’islamisation de la sous région ouest-africaine, adopteront la même stratégie jihadiste lorsque les nécessités économiques et/ou politiques les contraindront à réorienter leurs rapports avec le bilâd al-sûdan. Rappelons que les Almoravides se sont attaqués aux populations soninké, plus dans le but d’accomplir une “mission réformiste” que d’un quelconque “jihâd” visant à les islamiser. La preuve en est qu’ils trouveront, chez eux, des mosquées et des rois musulmans ! Les mêmes Almoravides (sunnites) n’hésiteront pas, plus tard, à apporter leur soutien militaire à l’empire du Ghana (non encore musulman, à l’époque) contre certaines tribus converties, dont Temedelt[9], mais encore attachées à l’ibâdhisme. Si l’on sait que l’intégralité de l’action almoravide est mise sur le compte du “Jihâd” par les théologiens musulmans, il faudra être prudent au maniement de ce terme dans le vocabulaire politico-religieux qui occulte bien d’autres faits historiques.  Cette querelle terminologique n’épargnera pas les historiens; et on peut trouver, chez un même auteur, plusieurs versions contradictoires. Leurs contradictions ou incohérences historiques sont quelquefois doublées de troublantes confusions géographiques. On en trouve des exemples parlants chez Ibn Abî Zar‘. Evoquant l’aventure guerrière du chef Almoravide YaÎyâ Ibn ‘Umar, il arrive que l’auteur de ’Al-anîs al-Mutrib distingue le Sahara du Bilâd al-sûdân et les confond en une seule et même région géographique quelques pages après. On peut remarquer une telle confusion dans ces deux passages où il essaye de nous situer l’action d’un conquérant Almoravide mort au Sahara : “Il s’empara de toutes les régions du Sahara et conquit le bilâd as-sûdân” puis “il mourut lors d’un jihâd au bilâd as-sûdân en 1057″[10]. De plus, il faut comprendre que certains de ces ouvrages revêtaient quelquefois un caractère laudatif, hagiographique, qui les éloignait du seul souci de la vérité historique. A titre d’exemple, on ne trouve presque aucune mention, chez Al-Bakrî ou Al-Idrîsî, des faits relatés par Ibn Abî Zar’ sur la vie du conquérant Yahyâ Ibn ‘Umar que les légendes locales considèrent comme celui qui islamisa le bilâd al-sûdân. Pourtant, Al-Bakrî était bien contemporain des “conquêtes” et de son empire strictement saharien. Pour ce qui est du bilâd al-sûdân, Al-Bakrî fait allusion à l’action Almoravide, non pas dans le sens d’une islamisation massive par les armes, mais de mouvements réformistes.  

Même si la plupart des historiens distinguent, deux étapes différentes, dans le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest (commerce transsaharien et conquêtes guerrières), il est difficile de faire la part entre l’expansion de la religion et les moyens qui la rendirent possible. La première serait redevable à un ensemble de facteurs imbriqués entre eux. Ainsi, on arrive difficilement à dissocier le rôle du commerce et celui de la conquête car ces deux moyens prosélytiques se complétaient lorsqu’ils n’allaient pas de pair ou que le premier n’était pas la cause d’hostilités mises sur le compte de la seconde. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a été le cadre d’affrontement, non seulement, entre noirs africains, arabes et berbères mais aussi entre ces deux derniers dont l’antagonisme a, pendant longtemps, porté l’habit religieux pour ne pas dire culturel. Nous faisons souvent le parallèle entre ces péripéties de l’histoire politico-religieuse de l’Occident africain avec l’action menée par les sunnites et qui n’a fait que se transposer, dans d’autres contrées du monde musulman. Commencée en Orient par les Seljoukides, cette action sera achevée par les Ayyoubides, en Egypte. Initiée par les Zirides en Ifrîqiyya, l’action « réformiste » sunnite se poursuivra avec les Almoravides au Maroc, dans le Sahara et jusqu’à la rive gauche du fleuve Sénégal.  Cette dernière étape nous intéressera le plus, au regard de ses implications directes en terre ouest-africaine. Les rapports entre cette région et les Arabes étaient marqués – et le sont encore aujourd’hui- par la dimension religieuse que leur conféraient les différents acteurs politiques ou religieux. Nous avons évoqué ces fatwas venues réguler les rapports économiques et ces conquêtes à visées économiques voire politiques faites au nom de l’islam. Mais, en plus, lorsque la différence de religion ne pouvait plus alimenter les adversités politiques, des mouvements réformistes essayaient de ramener les « frères égarés » sur la « bonne voie ». Quelle ressemblance avec l’offensive wahhabite et salafite en Afrique noire cherchant à venir à bout du système confrérique soufi à laquelle nous assistons aujourd’hui ! 

C’est aussi l’exemple de l’action sunnite au Sahara et dans une bonne partie du bilâd al-sûdân. Le malikisme et ses fuqahâ agiront, dans le même sens pour conforter l’emprise de tel ou autre sultan marocain sur des régions au sud du Sahara. Mais au-delà de simple rite de pratiques cultuelles, le malikisme fut, aussi, un moyen de vulgariser les manières et usages arabo-berbères dans les cours royales africaines et chez les élites, très tôt gagnées par l’islam, via les routes du commerce transsaharien. Le rite malikite est, de ce point de vue, un élément unificateur, du moins un facteur de rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et ceux sub-sahariens. De plus, il constituait la base des échanges intellectuels et théologiques entre oulémas des deux rives du Sahara[11].  Cependant, derrière cette apparente uniformité, se cachait un objectif politico-religieux ; celui de maintenir, en Afrique noire, la prépondérance, du rite malikite, considéré comme fait culturel maghrébin. C’est pourquoi, ces échanges entre les savants étaient appuyés et encouragés par les politiques. Comme le dit ‘Abd al-Jalîl al-Tamîmî, “l’apport des savants qui se déplaçaient à travers les vastes terres d’islam était important. C’est à eux que revient le mérite de la prépondérance exclusive du rite malikite[12]“. Cette prépondérance est à l’origine de l’extrême orientation du choix des supports pédagogiques pour l’enseignement des savoirs islamiques en Afrique noire.  

Al-Tamîmî remarque ce fait par le succès inégalé de
la Risâla, ouvrage incontournable du malikisme en Afrique noire. Aucun autre livre malikite n’a aussi bien marqué tant de générations d’oulémas ou de fuqaha africains qui y fondent leur jugement tout en ignorant son aspect contextuel et l’influence qu’y ont eue les pratiques et mœurs berbères. “L’ouvrage d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî, remarque ‘A. J. al-Tamîmî, constitue encore aujourd’hui la référence principale et unique de cette structure doctrinale immuable qui fut à l’origine de l’interaction civilisationnelle fondée sur l’islam et qui a fait l’unité du Maghreb et des régions subsahariennes”
[13] .  Le religieux comme facteur constant et déterminant est, une fois de plus, au centre de cette interaction entre peuples des deux rives du Sahara. Ainsi, toutes les études qui n’ont pas pris en compte son impact dans ces rapports risquent de ne pas percevoir un aspect des plus importants. L’emprise et le succès du Malikisme sont tels que ce rite se confond à la pratique même de l’islam dans cette région de l’Afrique où il s’inscrit durablement dans l’histoire religieuse. Ainsi, évoquant le fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, Kankan Musa qui rentre du Íijâz en 1324 ou 1325, Al-Sa‘dî raconte une anecdote pouvant nous éclairer sur l’enracinement, déjà à l’époque, du Malikisme, dans les pratiques religieuses du bilâd al-sûdân. Il s’agit de l’histoire d’un faqîh originaire du Íijâz qui aurait accompagné de l’empereur noir à son retour du pèlerinage. L’auteur du TâriÌ al-Sûdân (Histoire du pays des Noirs) relate qu’un certain ‘Abd al-RaÎmân al-Tamîmî “habita à Tombouctou. Lorsqu’il constata que les oulémas de la ville l’avaient dépassé en matière de fiqh, il émigra à Fès et y étudia le fiqh avant de revenir s’installer (définitivement à Tombouctou)”[14]. C’était pour montrer que, dans cette région,  seule la connaissance du rite malikite pouvait garantir la légitimité d’un faqîh quelle que soit sa culture islamique, fût elle des plus vastes. 

L’attachement au Malikisme est l’un des traits fondamentaux de l’islam soudanais. Ce fait expliquera, en partie, les relations particulières qu’il entretiendra avec le Maroc et ses sultans qui, en plus de leur rôle politique, s’assignaient toujours une mission religieuse. Djibril Tamsîr Niane remarque cet attachement au rite malikite, dans son évocation du fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, en ces termes :” De stricte obédience malikite, Mansa Mûsâ, n’acheta dans les villes d’Orient que des ouvrages de cette secte, il attira, dans son pays des lettrés et des artistes qu’il pensionna royalement”. Il conclut en affirmant que par ces actions, le roi venait, ainsi, de jeter les bases de ce qu’il appelle “la culture négro-musulmane du Soudan[15].  Toute cette période est, pourtant, bien antérieure aux attaques armées arabes, notamment marocaines, auxquelles de nombreuses légendes attribuent l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En effet, on a toujours gardé l’idée d’une Afrique dépourvue de religiosité, comme nous le verrons dans la partie de notre travail consacrée à la vision intersubjective entre Noirsn et Arabes. Du côté de la tradition universitaire occidentale, la théorie de la tabula rasa, pendant longtemps, support de l’idéologie colonialiste, a, aussi, empêché des tentatives sérieuses se penchant sur cette partie de l’histoire africaine.  

De la sorte, on est arrivé à croire que l’Afrique ne connaissait d’organisation politique ou sociale avant l’arrivée des armées arabes ou encore européennes pour les plus pessimistes. C’est pourquoi, Djibril Tamsir Niane s’émeut d’une telle situation, en se penchant sur l’histoire des empires noirs médiévaux dans lesquels la pratique de l’islam était chose courante bien avant la conquête armée arabe : “Il y a seulement quelques décades, rappelle t-il, seuls quelques spécialistes d’histoire africaine étaient convaincus que l’Afrique au Sud du Sahara, avait su développer des royaumes et des empires dignes de ce nom, encore qu’aux yeux de bon nombre de ces spécialistes, ces royaumes et ces empires devaient tout ou presque aux Arabes[16] Il est vrai qu’en matière d’histoire africaine, on a tendance à ne parler que de l’Afrique coloniale ou, du moins, celle des explorateurs européens, considérant cette période comme le début de son existence historique proprement dite. Cela peut sembler étonnant si l’on sait qu’entre le IV ème et le XVI ème siècle correspondant au Moyen Age européen et au développement de la civilisation musulmane, le continent noir a connu différents systèmes politiques symbolisés par les empires cités plus haut. Il l’est d’autant plus que l’empire du Ghana fut créé, au plus tard, aux environs de 300 après J.C alors que, comme le soutient Cheikh Anta Diop, « Charlemagne, créateur du premier Empire d’Occident, après les invasions barbares, fut couronné en 800 »[17]. Il rappelle, en outre que cet empire dura jusqu’en 1240, connut l’islam très tôt et commerça avec le Maghreb, comme en attestent les témoignages de ses chroniqueurs. Ainsi, la période comprise entre le XI ème et le XIV ème siècles est largement couverte par les écrits d’historiens et de chroniqueurs arabes, qui sont des sources incontournables. Mieux, dès le XV ème et durant tout le XVI ème siècle, des historiens africains utilisant la langue et/ou les caractères arabes, produiront d’innombrables ouvrages venus éclairer cette période contrastée des relations arabo-africaines. Djibril Tamsir Niane, analysant cette époque des grands empires, la qualifie de “période à tous égards, intéressante” car selon lui, “on voit le Soudan évoluer pour son propre compte et prendre chez l’étranger ce qui s’adapte le mieux à son milieu et à sa mentalité”[18]. Ainsi, bien avant les incursions guerrières des sultans marocains, au Sud du Sahara, au cours du XVI ème siècle, l’islam était assez présent dans les pratiques et la vie quotidienne des noirs africains sauf qu’il était remodelé selon le contexte et les mentalités. Le bilâd al-sûdân, nous dit D. T. Niane, fut “partie intégrante du monde musulman” depuis l’époque de ces grands empires où il “développa des structures sociales originelles”[19]. 

De nombreux historiens contemporains dont le Soudanais ‘Izz al-Dîn ‘Umar Mûsâ[20] appellent à une relecture de l’aventure guerrière almoravide considérés comme les islamisateurs du bilâd al-sûdân et à une nouvelle approche des causes de la chute de l’empire Songahï à la fin du XVI ème siècle, plus précisément en 1591. Ce dernier événement est un fait marquant de l’histoire des relations arabo-africaines. Il fait suite à l’invasion, par les armées de Mansûr al-Dhahabî, de l’empire Soghaï qui regroupait une bonne partie du Mali jusqu’au Sénégal oriental actuel. La question est de savoir comment le sultan du Maroc a pu s’attaquer, au nom de l’islam et du « Jihâd »,  à une contrée à dominante musulmane avec ses fuqahâ et ses mosquées, témoins, au même titre que les habitations, de l’incendie de la ville par les troupes marocaines. 

Là où certains auteurs parlent de « Jihâd » Izz Dîn U. Mûsâ soutient, de manière euphémique, la thèse d’un mouvement réformiste. Il adopte, d’ailleurs, la même position concernant les aventures guerrières almoravides qui menèrent les “soldats de Dieu” du Sahara aux bords du fleuve Sénégal où le royaume du Tékrour[21], déjà musulman, connaissait une organisation théocratique comme le mentionna Al-Bakrî. Le travail de Izz Dîn Umar Mûsâ, bien que peu relayé, est novateur dans le sens où il fut, depuis près d’un siècle, le premier chercheur du monde arabe à avoir l’audace d’initier une telle réflexion[22].  L’aventure d’Al-Mansûr a toujours été l’objet d’un débat aussi bien historique que politique voire religieux. Certains historiens comme Al-Fisštâlî[23] présentent l’événement de manière apologétique et en font une page en or de plus dans la vie et l’action “glorieuse” du Sultan saadien Al-Mansûr al-Dhahabî. L’attaque qu’il a perpétrée contre le Songhaï, dans le bilâd Sûdân, est perçue par l’histoire officielle au Maroc comme un événement de plus à inscrire dans “l’œuvre grandiose” des Sultans chérifiens. Ils auraient le mérite d’envoyer des armées pour répandre l’islam et sa bonne pratique aux confins du Sahara et de l’Afrique Noire.  

C’est ainsi que pour être conforme à la justification religieuse de l’événement, Al -Fishtâlî, parle d’Imamat[24] ou de Califat quant au statut politique du Sultan marocain, considéré comme le Commandeur des croyants. Il perçoit les Soudanais (habitants noirs du Sud du Sahara) comme de simples sujets en rébellion contre l’ordre califal qui serait incarné par le roi du Maroc. Ce procédé sert à masquer la contradiction entre le rôle revendiqué par Al-Mansûr et l’attitude consistant à user des armes contre les populations d’une région à dominante musulmane.Le travail d’Al-Fištâlî est intéressant pour notre question au-delà du débat sur la validité historique de ses écrits qui nous importe moins que la démarche. Il nous interpelle autrement, dans la mesure où il a façonné l’interprétation politique que différents chercheurs marocains, avec lesquels nous avons travaillé, font de cette campagne du sultan Al-Mansûr.  Il faut rappeler que plusieurs travaux contemporains sont, encore, empreints de la conception apologétique du rôle marocain dans le bilâd Sûdân.  Certains, comme ‘Abd al-Hâdî al-Tâzî[25], veulent voir dans cette aventure du Songhaï, un rôle protecteur joué par le royaume chérifien auprès des contrées musulmanes d’Afrique au Sud du Sahara. Pour al-Tâzî, l’expédition visait, avant tout, à arrêter les “convoitises non africaines sur l’Afrique”. S’agissait-il d’une simple volonté de défendre le bilâd Sûdân contre les agressions extérieures au moment où les navires (marchands mais aussi guerriers) portugais étaient déjà présents sur les côtes atlantiques d’Afrique? Ou bien le Maroc d’Al-ManÒûr, se souciait-il, plutôt, de sa sécurité intérieure exposé qu’il était, lui-même, aux convoitises européennes ? Malgré toute sa modération, al-Tâzî semble pencher pour la seconde hypothèse. Pour lui, Al-ManÒûr, voulait “remettre à leur place quelques voisins trompés par ceux qui commençaient à menacer les régions frontalières du royaume”[26]. Nous voyons, donc, que dans l’analyse de ce fait historique, il est, partout, question de justifier, religieusement, l’attitude des acteurs politiques.  

L’l’histoire, la religion, tout comme l’imaginaire religieux sont toujours sollicités afin de trouver les arguments nécessaires à la bonne conscience politique. Leur validité dépendra du poids symbolique dont ils seront ou non dotés. ‘Ibn Abî Mahallî, dans une vision « messianique » va jusqu’à prôner que ces conflits opposant le Maroc au bilâd Sûdân “doivent être vus comme des signes annonciateurs de l’apparition du Mahdî”[27].  Quoi qu’en disent les historiens marocains, l’expédition d’Al-Mansûr a été, en partie, à l’origine de la décadence des royaumes noirs de la boucle du Niger et surtout de l’empire Songhaï. Il est vrai que les conséquences de cette aventure guerrière sont tellement dérangeantes que plusieurs explications historiques, voire religieuses, lui ont été trouvées. Aujourd’hui, c’est avec beaucoup de gêne que les africanistes marocains abordent cet événement. Il persiste, cependant, un courant qu’on pourrait qualifier de “légitimiste” qui y voit un simple fait à mettre sur le crédit d’un chef au double rôle politique et religieux à qui ses “vassaux” soudanais devaient respect et obéissance, au nom de son titre de « commandeur des croyants »[28]. 

On pourrait placer cette querelle d’historiens dans le contexte plus vaste de la vision intersubjective entre Arabes et Noirs africains si l’on sait que les péripéties de ce “Jihâd” seront perçues, au sud du Sahara, comme de simples razzias ou attaques guerrières dénuées de tout fondement religieux. En Afrique sub-saharienne, il y a toute une génération d’historiens et de politologues qui a eu une attitude plus que critique sur ce rôle marocain. Au Maroc, leur vision est qualifiée d’approche « nationaliste passionnée”.  L’historien malien, Modi Sekene Cissoko est l’un des représentants de ce courant. Il présente l’invasion marocaine comme “l’hécatombe” qui anéantit “une civilisation connue et reconnue de tous”. Pour M. S. Cissoko, cet événement est d’autant plus dramatique qu’il “arrête la stabilité et le développement” de la région.”L’expédition d’Al Mansûr, nous dit Sekene Cissoko, détruisit l’ordre, l’Etat et instaura l’anarchie, bref la barbarie”. Il va plus loin en affirmant que “le mousquet eut sur les esprits les effets semblables à ceux de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945″[29]. M. Sekene Cissoko que nous avons aborder cette question de manière très émue lors d’un Colloque à Casablanca, présente l’événement comme le tournant des relations maroco-soudanaises[30]. On trouve également ce même sentiment d’amertume chez Joseph Kizerbo[31].  Pour ces historiens, l’expédition est d’autant plus injustifiable que cette région attaquée par l’armée marocaine était musulmane depuis plusieurs siècles. En plus, après sa victoire, le sultan exilera de nombreux savants comme Ahmad Bâbâ[32] de Tombouctou. Ce dernier a enseigné, pendant plus de quatorze ans, à Marrakech. Joseph Ki-zerbo considère l’expédition d’Al -Mansûr comme une recherche de prestige personnel et se pose la question de savoir si le sultan sa’adien avait bien “une vision claire et décidée” en attaquant cette région déjà islamisée. Ainsi, il lie l’événement à “l’ivresse, la joie et l’enthousiasme de la victoire de la bataille des Trois Rois[33]” avant de conclure : “c’est pourquoi ce sultan conçut le grand dessein de vassaliser l’empire”[34].  

Pendant plusieurs décennies – et dans une moindre mesure, encore aujourd’hui -, cette expédition eut des séquelles dans l’esprit des intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest. L’historien marocain, Abdelmajid Kaddourî, déplore ce fait en ces termes : “ce courant d’historiens nationalistes blessés a eu un impact énorme sur les relations du Maroc avec les Etats de l’Afrique noire, dans les années soixante dix. Cet impact est dû à la propagation de ces idées dans les manuels d’histoire pour l’enseignement notamment dans le secondaire”[35]. 

Il faut savoir que dans l’approche du processus d’islamisation de l’Afrique subsaharienne, deux courants se sont toujours affrontés. On peut dire que, sur un plan méthodologique, rien ne les sépare sauf qu’ils se trouvent de part et d’autre du Sahara ou de
la Mer Rouge. Le fait nationaliste se retrouve chez l’un et l’autre courant. Beaucoup de chercheurs du monde arabe considèrent, encore aujourd’hui l’islamisation de l’Afrique, du moins dans leur manière de l’aborder, comme un processus d’arabisation, pour ne pas dire une rupture historique dans l’évolution politique et culturelle du continent. De leur côté, des intellectuels africains « nationalistes », nient soit l’apport de la culture arabe par le biais de l’islam ou cultivent, de manière irraisonnée un certain essentialisme puritain. C’est à dire qu’ils veulent, par tous les moyens, couper l’islam africain du reste de l’aire islamique en considérant l’islamisation comme une simple acculturation ou une perte d’identité.
 S’ils s’affrontent par le contenu de leurs thèses, les chercheurs arabes et les intellectuels nationalistes africains se rapprochent par leurs dérives théoriques. D’une part, on voit un discours teinté d’arabisme qui nie toute présence antérieure de l’islam et partant de « civilisation » – dans leur acception- en Afrique noire, avant les conquêtes arabes et notamment marocaines. Ce discours mené, étonnamment, par des universitaires considère l’islamisation de l’Afrique noire comme son entrée dans l’Histoire.  

Même s’il n’atteint pas le catégorisme d’un Mahmûd Shâkir[36], le professeur Muhammad Sa‘îd Ghallâb laisse apparaître, dans son propos, l’influence des anciennes conceptions négatives sur le bilâd sûdân depuis un certain Ibn Khaldoun pourtant esprit éclairé de son époque. Evoquant l’islamisation de l’Afrique noire, l’universitaire égyptien affirme sans nuances « L’Afrique sera amenée à connaître l’un des plus grands événements – l’avènement de l’islam – qui l’ait jamais marquée si profondément à travers son histoire. C’est dire qu’une grande partie du continent s’adonnera, dès lors, à un nouveau processus historique débouchant sur autant l’adoption d’une nouvelle langue, l’arabe, que la conversion à une nouvelle religion, l’islam »[37]. Sur ce terrain on n’a cessé d’assiter à un renouveau nationaliste chez les intellectuels africains. Ce phénomène prit de l’ampleur surtout au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le thème de l’affirmation de l’identité culturelle africaine face au colonisateur devenait obsolète et qu’il fallait trouver maintenant les fondements d’une identité nationale à la base des jeunes Etats. 

Rappelons l’attitude critique des historiens comme M. Sekene Cissoko, Djibril Tamsîr Niane et Cheikh Anta Diop[38] par rapport au processus d’islamisation ou les entreprises militaires marocaines inscrites dans ce processus. Il faut ajouter à ce courant, celui de la négritude, qui nie tout apport arabe ou islamique dans l’édification de l’œuvre civilisationnelle noire africaine. Il écarte, du coup, les échanges ou les concessions mutuelles entre le dogme islamique tel qu’il est vécu et interprété en Afrique noire et les différentes cultures de cette dernière. Plus tard d’autres chercheurs adopteront une attitude plus modérée.  Tout en récusant l’idée que l’islamisation aurait introduit une rupture de taille dans la continuité de la civilisation traditionnelle africaine, ils reconnaissent cette sorte de symbiose entre les cultures africaines et les éléments du dogme islamique caractéristique de l’islam noir, cher à Vincent Monteil. L’un entre eux, Diasseny Dorank Assifat en arrive à la conclusion suivante : « L’islam et l’ontologie négro-africaine ont ainsi réagi l’un sur l’autre pour produire un champ culturel plus complexe »[39]. Le Professeur Sharîf, va dans le même sens en soutenant que ni les tenants de la négritude ni ceux d’un “islam unitaire”, méconnaissant les spécificités de cette religion en Afrique noire, ne peuvent y prétendre à une explication objective du fait islamique[40].  

Toute démarche théorique tentant d’isoler ce que les uns appellent “culture africaine” et les autres “culture arabo-islamique” est condamnée à mutiler la réalité qu’elle veut étudier. Exclure l’islam de la sphère culturelle en Afrique de l’Ouest revient à ôter à ces sociétés une marque fondamentale de leur identité depuis des siècles. Contrairement à ce que prétendent les ultras de la négritude, les musulmans africains se sentent partie intégrante de la ‘Ummah islamique, adhèrent aujourd’hui à toutes les organisations panislamiques internationales et accèdent aux réseaux de solidarité basés sur l’islam. De plus, ils se sont servis de l’islam comme étendard identitaire pour s’opposer à la domination coloniale, à travers les confréries et leurs chefs charismatiques. Certes nous ne pourrons pas aller jusqu’aux affirmations de Sharif considérant l’islam comme le seul “lien social et civilisationnel” pouvant réunir la majorité des ouest-africains. Mais, aussi, la vision des partisans de la négritude limiterait les possibilités d’approche des rapports entre les Africains et l’islam.  

Néanmoins, comme le dit Sharif lui-même, “le fait islamique est, à jamais, inscrit dans le quotidien et le rapport de l’africain (musulman) au monde”[41] au point qu’il serait difficile, dans ce contexte, de distinguer ou séparer ce qui est “purement” africain de ce qui est “islamique par essence”[42]. De ce point de vue, il rejoint, parfaitement, Diasseny Dorank dans son idée de symbiose et certains africanistes, plus proches de nos positions, dans la notion d’adaptation sociologique.  Le débat sur l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest et du Sénégal, en particulier, ne saurait se limiter à une simple confrontation d’arguments historiques. Même si ces derniers peuvent aider à mieux cerner la question, ils ne peuvent, cependant, l’épuiser. Derrière les grands événements décrits par l’histoire ou l’historiographie officielle, il y a eu d’autres faits, certes moins marquants, mais plus constants et constitutifs de la mémoire collective de ces peuples.  

A part les récits encore entretenus par les griots concernant ces entreprises conquérantes, le débat historique voire sociologique sur l’islamisation est resté l’apanage des intellectuels ou des chercheurs spécialisés. Ainsi, à force de focaliser l’attention sur ce débat et les données historiques et sociologiques accaparées par les spécialistes, on a tendance à passer à côté des autres constructions et explications des facteurs d’islamisation. 



[1] Une branche de l’ethnie des Peul. Ces derniers disent que c’est la même ethnie des hal-pulâr , ceux qui parlent pulâr. [2] – Ces Etats subsisteront jusqu’en 1881, date à laquelle le Colonel français Brière de Lisle proclama la souveraineté de
la France sur le Fouta Toro, vallée du fleuve Sénégal (rive gauche). 

[3] – DESIRE-VUILLEMIN Geneviève : Histoire de l a Mauritanie : des origines à l’indépendance, Ed. Karthala, 1994, 648p. 

[4] – pluriel de “faqîh“, savant musulman spécialiste du fiqh. [5] – Partie la plus septentrionale de
la Tunisie qui aurait donné son nom au continent africain “africa” chez les voyageurs romains. 

[6]  Fatwâ : avis juridique prononcé sur une question donnée par le mufti, sorte de docteur de la loi chez les musulmans. [7] Pluriel arabe de kâfir, dénégateur, non croyant pour les musulmans. 

[8] – Voir Abdelazîz Alawî : Fès et le commerce transsaharien avant l’expédition sa’dienne au Songhaï, in Colloque Fès et l’Afrique, Publication de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat, Université Mohamed V Souissi, 1993, pp.96-97. [9] voir à ce propos Yâqût al-Íamawî : Mu ‘jam al -buldân, T6, pp 8-9. 

[10] – Ibn    Abî Zar’ : Al-anîs al-MuÔrib; pp 124-128, Rabat 1936.  [11] – Voir à ce propos BATRAN Abdelaziz Abdallah : La guerre des fatwas entre oulémas musulmans du nord et du sud du Sahara (article en arabe) in Fès et l’Afrique: relations économiques, culturelles et spirituelles, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, Série Colloque et Séminaires, Rabat 1995, pp.183-233. 

[12] – al-TAMIMI Abdeljalîl : Les dimensions civilisationnelles des relations contemporaines entre le Maghreb et l’Afrique, p53 in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO, 1988. Pp 49-56.  [13] – al-TAMIMI , ibid p53.  

[14] – As-Sa’dî : Târîkh as-Sûdân , pp 51-65.  [15] – NIANE Djibril Tamsir : Le Soudan occidental au temps des grands empires XI – XVI ème siècle., Présence Africaine, 1975, 267p. p39. 

[16] – Niane, DT, ibid, p7. [17] – Diop, Cheikh Anta, Nations nègres et culture, de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 3ème Edition, Tome II, Présence Africaine, 1979, p. 359. 

[18] – Niane, DT, ibid, p7. [19] – Niane D T, ibid p9. 

[20] – Mûsâ I D U, Dirâsât Islâmiyya Çarb Ifrîqiyya , in BuÎû×  TârîÌiyya, n°2 mars 1999.pp57- 92. Voir aussi Essai de relecture du rôle des Almoravides dans l’islamisation du bilâd as-sûdân, ibid pp2-5. 

[21] – royaume qui s’est développé sur la rive gauche du fleuve Sénégal. [22] – Rappelons que le Professeur Mûsa enseigne en Arabie Saoudite à l’Université du Roi Saoud à Ryadh. Il nous a dit avoir initié cette réflexion lors d’une conférence à l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. La question de la conquête saadieenne du Songhaï étant encore très sensible au Maroc, on ne peut qu’imaginer la grande motivation ainsi que la conviction du chercheur. 

11 – Il est l’auteur de Manâhil  al-Ñafâ fî Ma ‘â×ir Mawâlînâ al-Šurafâ qui traite de l’historiographie des différents sultans du Maroc et des actions par eux menées. C’est une référence incontournable sur l’histoire du Makhzen. [24] – Ceci n’est qu’une résurgence de l’image du Calife, autorité représentant Dieu sur terre chez les sunites. Cette attitude n’est en rien singulière dans l’histoire de l’expansion musulmane. On peut se rappeler l’attaque par Abû Bakr, successeur du prophète MuÎammad de 632 à 634, des tribus accusées d’apostasie pour leur refus de verser la zakât, l’aumône légale, au centre politique qu’était Médine. C’est ce que l’historiographie musulmane appelle “la guerre contre les apostats” , Îurûb al-ridda

[25] – al-Tâzî Abdul Hâdî : Histoire diplomatique du Maroc, V 8, p233. Cet historien était par ailleurs conseiller diplomatique du Roi Hassan II.Il représente avec Mohamed Benchérifa de l’Académie du Maroc, une catégorie d’historiens très contestée par la nouvelle génération pour l’orientation apologétique de leurs recherches vu leur proximité avec le Makhzen. [26] – Tâzî,  L’histoire diplomatique…, pp234-235. 

[27] – Cité par KADDOURI Abdelmajid; L’expédition d’Ahmad Al Mansûr au Soudan: historiographie et discours, in Le Maroc et l’Afrique Subsaharienne au début des temps modernes (1995), Actes du Colloque International de Marrakech 23-25 octobre 1992, p217, voir également pp207-216. Ce colloque a été organisé par l’Institut d’études africaines de Rabat (Université Mohamed V Souissi. Il a réuni, pour la première fois des historiens marocains et étranger pour débattre de cette expédition dont l’abord était tabou pendant très longtemps vu les implications politiques voire religieuses. Il est vrai que cette expédition est à l’origine d’un complexe de culpabilité chez les Marocains en général et les fuqahâ (oulémas) en particulier. Kaddouri nous dit qu’elle est considérée comme un fait officiel n’ayant pas bénéficié d’un consensus national, d’où son titre “expédition d’Al Mansûr” et non “marocaine”. 

L’allusion au Mahdî est une autre résurgence de l’imaginaire musulman. En islam, on croit à l’avènement d’un “rénovateur” qui viendra à la fin des temps pour restaurer l’ordre de Dieu. Chez les sunites on parle d’Al Mahdî al-muntazar (attendu). Les chiites aussi attendent “l’imam caché”. Dans plusieurs contrées du monde musulmans des personnages charismatiques ont été pris pour ce messie / AU Soudan avec le Mahdi, au Sénégal où les adeptes de la confréries laayènes considèrent leur marabout comme l’imâm envoyé par Dieu pour restaurer la justice sociale etc. [28] – C’est le cas de Bahija Chadili (Université Hassan II Aîn Chock) qui a annoté l’ouvrage de Mohamed Bello fils d’Ousman Dan Fodio, Infâq al-Maysûr fî târîÌ Bilâd at-Takrûr, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, 1996. C’est une reprise de sa thèse sous la direction de Fatima Zahrâ TAMOUH (Université Mohamed V- Rabat). 

[29] – Cissoko Modi Sekene, Histoire de l’Afrique occidentale, Moyen Age et temps Modernes, VII- 1890, Paris, Présence Africaine, 1966. 192, 222. [30] – Nous avons rencontré Modi Sekene Cissoko lors de notre partcipation au Colloque sur le thème : Les relations maroco-africaines : bilan et perspectives” organisé par l’Université Hassan II, Casablanca 26- 28 octobre 2000. 

[31] – KIZERBO J : Histoire de l’Afrique Noire , d’hier à demain. [32] – voir BENCHARIFA Mohamed dans Min A’lâm al-tawâÒul bayna bilâd as-sûdân wa al-maÈrib, Publications de l’IEA Rabat 1999. 

[33] – Cette bataille a opposé les Sultans Abd al Malik Al-Sa’adî, Al Mutawakkil as-Sa’dî et le roi portugais Don Sébastien le 4 août 1578. Elle s’est soldée par une éclatante victoire du Maroc de la dynastie des Sa’diens à laquelle appartient Al-Mansûr al-Dhahabî. [34] Kizerbo J , ibid p198  

[35] -Kaddouri A : ibid p209. Notons aussi que Modi Sekene Cissoko, l’un des animateurs de ce courant fustigé par Kaddouri a été chargé, officiellement, de superviser l’élaboration, en 1965, des manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement secondaire [36] – Dans son MawâÔin al-Šu ‘ûb al-Islâmiyya, ce penseur syrien reprend exactement les conceptions khaldouniennes (14ème siècle) pour parler des peuples d’Afrique noire, avant l’islamisation. Il  parle de leurs mœurs et coutumes en terme de « barbarie » ou « sauvagerie ».  La reprise de cette thèse est nette dans l’ouvrage de MaÎmûd Šâkir : MawâÔin al-Šu ‘ûb al-islâmiyya, al-SiniÈâl, Al-Maktab al-islâmî, Beyrouth-Damas, 1993. 

[37] – Ghallab Mohamed Sa‘îd : Arabes et islam en Afrique, in l’Afrique et
la Culture arabo-islamique, Publication de l’ISESCO, 1988, p35. 
[38] – Cheikh Anta Diop est connu pour ses thèses sur l’origine nègre de la civilisation égyptienne très critiquée en Europe mais qui ont un succès rarement égalée au XX ème siècle chez les intellectuels africains et dans certaines universités américaines (notamment Atlanta). Voir particulièrement son ouvrage Nations nègres et culture ; de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Ed. Présence Africaine, Paris, 1979, 556 pages. 

[39] – DIASSENY Dorank Assifat : L’islamisation de l’Afrique et son impact sur les relations interculturelles arabo-africaines ;  in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO , 1988, p92. [40]¡abir Šarif k : Rôle de la ville de Fès dans la propagation de la confrérie tijânie en Afrique sub-Saharienne,  in Fès et l’Afrique, Colloque International IEA- FLSH Fès Saïs du 28 au 30 octobre 1993. Il est l’auteur d’une étude sur “le Maghreb dans les relations extérieures du Sénégal 1960-1980″ Paris III et INALCO 1987. 

[41] – ¡abir Šarif K. ; ibid p235.   [42] – ibid, p236. 

L’AFRIQUE A T-ELLE PASSIVEMENT SUBI L’ISLAMISATION ?

Samedi 27 septembre 2008

L’Afrique a t-elle passivement subi l’islamisation ?   

                                                                   Par Bakary SAMBE*    Répondre à la question de savoir si l’Afrique aurait subi l’islamisation ou si elle a su réinterpréter pour mieux s’approprier cette religion venue d’Arabie en pose une autre : celle de l’existence d’un islam “noir” spécifique ou endogène. 

Aborder le sujet aussi délicat que l’existence ou non d’un islam dit noir ne relève ni d’une quelconque revendication d’identité ni d’une nouvelle forme de “ négritude ”[1] dont le but serait d’exacerber les différenciations ou une surenchère des spécificités à la manière des culturalistes. L’islam, une religion monothéiste, sémite, d’origine arabe mais à vocation universelle, est allé à la rencontre d’un continent, d’une région habitée par des peuples qui ont la spécificité ethnologique d’être considérés comme relevant des Négro-africains. Ce ne sont ni pas les prétentions universalistes de l’islam et encore moins les spécificités des peuples africains qui nous importent le plus dans cet article. Nous comptons plutôt nous arrêter sur le fait culturel produit par la rencontre des deux. Un tel fait est habituellement désigné par l’appellation “ islam noir ”. Si d’aucuns y voient une revendication identitaire et d’autres une volonté de d’isoler les Musulmans du continent du reste de la « Ummah »[2], nous le considérons tout simplement comme une expression parmi tant d’autres d’une religion monothéiste dont le génie réside dans sa malléabilité, sa capacité à se fondre dans le moule des sociétés qui l’ont embrassée pour finir par se l’approprier. 

Signalons, tout de suite, que la plus grande infortune de ce thème réside dans l’incompréhension ou le manque d’études objectives de la part de ceux qui s’y intéressent pour des raisons aussi différentes que contradictoires. Le concept d’islam noir, bien avant que Vincent Monteil s’y penche fut malmené par l’Administration coloniale française et ses “ chercheurs ” officiels, personnages dans lesquels, on a eu, quelques fois, du mal à dissocier le philanthrope du commis colonial aux intentions scientifiques – il est vrai – mais aussi pragmatiques. On peut même dire que c’est de là que vient le manque de sérieux et d’objectivité qui entoure le sujet.  Au-delà de ce handicap, le thème sera le cadre d’affrontements entre deux visions extrêmes venues le passionner. Les tenants des thèses de la négritude, d’une part, feront de la question de l’islam noir un des piliers de l’apologie des cultures africaines et de leurs spécificités face à l’Europe colonialiste qui niait jusqu’à l’humanité du nègre par la fameuse théorie de la tabula rasa[3]. De l’autre, les auteurs arabes abordent l’islam africain avec une volonté affichée de mettre en exergue le rôle -bien que moindre – de leurs “ ancêtres conquérants ” dans le processus d’islamisation du Sud du Sahara. Finalement, le sujet est effleuré dans leurs travaux tellement la non-reconnaissance des spécificités des différentes aires culturelles de l’islam est poussée à son paroxysme par un certain unitarisme dogmatique. 

Après une présentation de l’état de la question, nous évoquerons le rôle incontournable du soufisme, de ses confréries et marabouts locaux dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire sans négliger les contingences socio-historiques l’ayant favorisée. Nous finirons par les débats anciens et contemporains sur l’existence d’un islam spécifiquement « africain » tout en essayant d’expliquer les véritables raisons de telles controverses. 

I- Entre querelles d’historiens et réalités mutilées   Le cadre exigu de cet article ne nous permettra pas d’évoquer, dans le détail, l’islamisation de l’Afrique sub-saharienne, un long processus historique dans lequel guerres razzias ont joué différents rôles lorsqu’elles venaient troubler le déroulement du “ commerce silencieux ”[4] dont parlait Hérodote. Rappelons que, très tôt, contrairement à ce que laisse présager une certaine version européenne de l’histoire de l’Afrique, les peuples du Sud du Sahara sont entrés en contact avec ceux du Maghreb par le commerce transsaharien.  

Ces échanges, très importants pour leur époque, entre les deux “ Afriques ”, blanche et noire, portaient essentiellement sur l’or[5], le sel, la gomme “ arabique ” et …les esclaves. C’est, aux alentours de 1061/1062 que le chef des Almoravides Abû Bakr B. Omar déclenchera une “ guerre sainte ” en direction du sud du Sahara alors symbolisé par les célèbres empires noirs dont faisait partie intégrante l’actuel territoire du Sénégal. Ces premiers contacts se déroulèrent autour du bassin du fleuve Sénégal, limite historique mais aussi jonction entre le bilâd as-sûdân et le Maghreb.  Pendant plusieurs siècles, des batailles et des alliances marquèrent l’histoire de cette région du fleuve notamment avec le célèbre royaume du Tékrour[6], peuplé essentiellement de Peuls, parmi les premiers adeptes de l’islam en Afrique subsaharienne. Les sultans marocains ainsi que les chefs de guerre Almoravides de ‘Uqbat Ibn Nâfi‘ à ‘Abdullah B. Yâsîn tenteront de s’emparer du bassin du fleuve Sénégal. Il faut dire que cette période est l’une des plus controversées de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest comme en témoignent les divergences irréductibles entre historiens ou encore les contradictions décelables chez un même historien. On pourrait penser, notamment, à Hassan Ibn Hassan, victime de l’illisibilité historique des sources abondantes mais discordantes, malgré le remarquable travail d’Ibn Abî Zar‘.  

En tout cas, le caractère symbolique de cette région sera reflété par la multitude des récits et l’intérêt qu’elle suscitera auprès de tous les conquérants arabes et plus tard français. Les premiers y construiront la première mosquée du pays et les seconds la “ mère des églises ” ouest-africaines.  La couverture historique de la région ne se perfectionnera qu’aux alentours du XVI ème siécle lorsque, galvanisé par la bataille des Trois Rois, plus connu sous le nom de celle de Wâd al-Makhâzin, contre le roi portugais Don Sébastien, le sultan marocain Saadien, Mansûr al-Dhahabî, obsédé par l’or du bilâd as-sûdân, multiplia conquêtes et razzias. Ces batailles contre le célèbre empire Songhaï, suscitent encore des débats houleux quant à leur portée purement religieuse d’autant plus que ces régions connaissaient déjà l’islam par le biais du commerce, des caravanes, et surtout du soufisme qui empruntera, très tôt, les routes du désert. 

C’est grâce aux confréries religieuses (turuq sûfiya) que l’islamisation de l’Ouest africain connaîtra sa véritable ampleur plus que par toute autre activité guerrière pour lesquelles la religion ou sa propagation ne fut qu’un objectif secondaire. Il est vrai que l’histoire des rapports arabo-africains constitue un domaine où la tradition universitaire occidentale n’a brillé que par sa négligence voire son retard lorsque l’on sait que le premier émissaire européen, René Caillé, n’arrivera à Tombouctou qu’en 1827, huit siècles après Al-Bakrî ![7] 

Toutefois, l’hypothèse d’une islamisation massive de l’Afrique par le sabre des conquérants arabes ne fait que s’affaiblir devant de plus en plus d’évidences historiques telles que le caractère élitiste de l’islam à ses débuts, en terre africaine. Nous voulons dire que la vraie propagation de l’islam au sens d’une vulgarisation, est des plus récentes.  Ca Da Mosto, voyageur portugais qui sillonna cette région de 1455 à 1457, faisait mention de la présence de quelques lettrés Arabes dans la cour du roi du Djoloff, enseignant l’islam aux princes et aux membres de la cour. Le fait, au-delà de son caractère singulier, s’inscrit dans cette idée directrice selon laquelle l’islam, propagé dans cette région à l’aube du XV ème siècle, n’avait encore de réceptacle que parmi les couches privilégiées et lettrées des sociétés africaines ; ce qui explique en partie, encore aujourd’hui, son caractère très hiérarchisé avec ses marabouts et leurs disciples. En résumé, ce ne sont ni les conquêtes Almoravides ou des sultans marocains, ni la présence et l’action de ces lettrés arabes au message plutôt tournée vers l’élite politico-sociale, qui, à elles seules, firent de l’islam la religion des 90 à 95 % des Sénégalais. 

A-    Une islamisation multidimensionnelle :  Au-delà de ces évènements historiques marquants que sont les conquêtes, il s’est opéré, par la suite, une islamisation en profondeur, qui a ancré cette religion monothéiste venue de
la Péninsule arabique dans des sociétés où elle s’est progressivement substituée à celles des ancêtres et de leurs dieux. C’est d’ailleurs, dans ce fait fondateur qu’il faudra chercher l’origine de ses spécificités qui font le substrat de l’islam noir entendu comme l’expression propre aux noirs africains de la religion du Prophète.  

Les confréries vont jouer un rôle déterminant dans cette islamisation en profitant du terrain balisé – quelques fois malgré lui – par le colonialisme français. Par le rejet d’une domination coloniale dans sa dimension culturelle, les Africains ont quelques fois eu recours à l’adoption du dogme islamique en ce qu’il était en même temps une auto-aliénation opposable à la volonté d’assimilation de l’indigène au cœur du projet colonial. C’est dans ce fait paradoxal que se trouverait l’explication des spécificités de l’islam africain. a) – Le rôle incontournable du soufisme et de ses marabouts locaux  

Entrées au Sénégal par le biais du commerce et des voyageurs, les confréries ont joué un rôle moteur dans l’islamisation du pays grâce, d’une part, à leur caractère pacifique et de l’autre en ce qu’elles s’adaptent mieux au mode de fonctionnement propre aux sociétés africaines. Deux confréries entreront très tôt au Sénégal par les routes du commerce et du pèlerinage :
la Qâdiriyya et
la Tijâniyya.
 

Ce vent du soufisme qui souffla longtemps et largement diffusé par les “ marabouts de la savane ”, ne sera pas sans traces. Il façonnera, à jamais, la vision de l’islam dans cette contrée. Mieux, le système confrérique, vu qu’il épousera les contours de la société locale, prospérera et finira par se substituer, sans heurts, à bien de ses valeurs traditionnelles.  Il n’est pas à démontrer que l’appartenance et l’identification au groupe est un trait marquant des sociétés africaines. Le système confrérique, avec ses modes d’allégeance et de solidarités intra-communautaires, servira de modèle au point que deux autres confréries, cette fois-ci, locales, endogènes, vont prendre naissance. Il s’agit de la Mourîdiyya[8] et de la confrérie des lâayènes “ ilâhiyyîn ”. Cette dernière ajoutera à sa spécificité locale, une obédience ethnique, regroupant des fidèles appartenant à l’ethnie Lébou, pêcheurs de la région de Dakar.  

Afin de mieux expliciter ce fait spécifique, nous nous arrêterons sur le cas particulier du grand muqaddam sénégalais de
la Tijâniyya, El Hadji Malick Sy. a1- 
Le cas d’El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée  

Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), et eut tôt fait de mémoriser le coran et d’assimiler les savoirs islamiques avant d’être initié au wird de
la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans.  Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya. La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs.   D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme.  
Le tissu social aura du mal à se remettre de la destructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation.  

L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités.   L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux. Ainsi, les centres urbains demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial.  

Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où
la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[9]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy. Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye [10]en ces termes : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ». Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions  disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ». Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degrés qu’avait atteint le malaise social.   
Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste.  

Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide ; le marabout, redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos qu’ : « à tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ».  L’identité collective du groupe persécuté, on l’a vu, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ».  Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur
la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient, comme le dit Césaire[11], « savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ».  

La notion de résistance passive ou par la religion a, certes, de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante.  Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[12] 

Pour ce faire El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[13] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[14] au siècle précédent, un rayonnant centre de la culture islamique. La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[15] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base.  Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir son école, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty- ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et
la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action.  La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité. »[16] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire. Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[17], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays)  

Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[18] avait envoyé tous ses ténors de
la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[19] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française. 
El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la “contrôle” et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines).  

C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[20] . C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène.  

Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers.  El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries.  

Ainsi, au risque de susciter des controverses, on pourrait se demander si la colonisation française, n’avait pas, malgré elle, favorisé ou accéléré le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. Du moins n’a-t-il pas joué un rôle dans la spécificité de cet islam ? b- La colonisation française au service de l’islam…noir ?  

Les confréries et les marabouts doivent leur succès au rôle qu’ils ont joué en comblant le vide sociopolitique consécutif à la destruction des anciennes entités sociales et politiques par le colonialisme français. Ce rôle leur confère une dimension populaire et leurs chefs sont reconnus comme des apôtres de l’islam ou même, quelques fois, des héros nationaux. Aujourd’hui près de 95% des musulmans sénégalais appartiennent à des confréries qui ont toutes en commun le message soufi auquel il faudra ajouter une dose d’adaptation sociologique. Peut-être, serait-il nécessaire, ici, de rappeler que cette islamisation en profondeur que nous évoquions plus haut coïncide, étrangement, avec l’intrusion coloniale française au Sénégal. C’est qu’il s’est opéré un phénomène complexe qui mérite réflexion et analyse tellement il devient difficile de comprendre la dimension populaire voire quelques fois politique, de cet islam en l’omettant ou en le confondant à d’autres faits ultérieurs qui n’en sont que les manifestations extérieures. 

Contrairement aux idées reçues, l’Afrique précoloniale n’était pas une tabula rasa. Pour le Sénégal, par exemple, il était doté de plusieurs organisations politiques sous forme de royaumes avec, à leur tête, des souverains issus de dynasties. Si nous prenons le cas de l’un d’entre-eux, le Kayor, il était dirigé par des rois portant le titre de Damel. Le plus célèbre demeure Lat Dior Ngoné Latyr Diop. Après avoir opposé une rude résistance au Génaral Faidherbe, il sera tué et ses troupes vaincues par l’armée française le 26 octobre 1886 à Dékhelé. Le sort de ce royaume sera partagé par les autres qui, un à un, vont tomber sous contrôle français, vu la supériorité militaire et l’intensité de la conquête. 

C’est ainsi que l’administration coloniale va imposer un système dans lequel ses “ sujets ” ne se reconnaissent pas. D’un tel système découlera un sentiment de malaise général à cause d’un vide sociopolitique réel.  La destruction effrénée des anciennes structures politiques locales et la défection de la chefferie traditionnelle vont produire une situation dans laquelle l’absence de repères facilitera toute prédication pourvu qu’elle se démarque des “ nouveaux maîtres blancs ”. Justement, c’est en ce moment que la plupart des cheikhs ont commencé à émerger.  

Leur message trouvera, facilement, un écho favorable surtout qu’une nouvelle donne, cette fois-ci économique, vint s’y greffer : le développement de la culture de l’arachide. Cette culture introduite par l’Administration coloniale en vue de satisfaire les demandes des grandes huileries de
la Métropole, comme celles de Bordeaux, les confréries y joueront un rôle majeur. Vu la rude administration qui sévit dans les villes, les marabouts et leurs disciples se retireront dans les campagnes d’où leur célèbre appellation de “ marabouts de la brousse ” et y attireront leurs disciples, néophytes d’un islam local qui y trouveront une certaine sécurité mais surtout un modèle social reconstitué. Ce sera sur ces premiers cercles confrériques que reposera la nouvelle économie coloniale basée essentiellement sur l’arachide.  
Les autorités françaises, alors soucieuses de l’impact de cette culture sur l’économie métropolitaine traitera ces “ marabouts de l’arachide ” avec un certain égard. Ainsi, le pouvoir politique, par pure contrainte économique, allait renforcer celui des religieux. 

Ces derniers seront les véritables acteurs de ce que nous appelons l’islamisation en profondeur qui, au-delà des élites politiques ou lettrées, touchera toutes les couches de la population sénégalaise.  Une telle vulgarisation de l’islam n’est nullement attribuable aux ni armées arabes ou arabo-berbères qui n’ont jamais pénétré à l’intérieur du pays, ni aux incursions guerrières menées par des tribus berbères et autour desquelles demeure plusieurs zones d’ombre quant à leurs réelles motivations. 

Il ne serait pas exagéré de soutenir que l’islam doit son succès en Afrique noire à son caractère pacifique, d’ailleurs indissociable de la forme soufie, mystique qu’il y a revêtu depuis ses premiers temps.  Il y a toute une littérature africaine, sans doute imprégnée de l’imaginaire populaire, qui verse dans cette optique et a l’intérêt de rompre avec les idées reçues en Occident comme en Orient d’une islamisation de l’Afrique sub-saharienne par le sabre des conquérants arabes. Seydou Badian Kouyaté, par la voix d’un héros de roman remarque : “ Nous avions eu, au Soudan, trois prophètes conquérants. Ils ont voulu implanter l’islam par la force du sabre. Ils ont certes réussi à conquérir des régions fétichistes. Les peuples se sont soumis, à genoux, devant leur force, mais ils n’ont pas pu gagner les cœurs, et, la religion qu’ils ont essayé d’apporter n’a pas eu la clientèle qu’ils escomptaient. Ces régions, bien que politiquement soumises sont demeurées fétichistes. C’est de nos jours que l’islam gagne ces contrées. Il les gagne grâce à l’abnégation de ces humbles marabouts, apôtres anonymes qui vont par les pistes difficiles avec leurs sacs à provisions et leurs livres [21]. En tout cas ce mode d’islamisation, propre au contexte africain, ne sera pas sans conséquence sur la forme d’islam qui s’y développera et serait même à l’origine de sa spécificité. II- Islam noir ou adaptation de l’islam ?  

Sans certaines précautions, parfois handicapantes, visant à ménager les susceptibilités des uns et des autres, cette question est difficilement abordable. Nous opterons, quitte à raviver la polémique, pour un questionnement qui, loin d’être une fin en soi, pourrait susciter des réponses fussent-elles contradictoires. Les préjugés sont nombreux sur cette question et la méfiance de certains cercles religieux africains, notamment islamistes, est en passe de se dresser en obstacle contre toute réelle approche intellectuelle ou socio-historique. L’expression “ islam noir ”, est chargée d’histoire, de controverses et d’imaginaire. Certains milieux coloniaux entendaient par elle la manifestation d’un caractère superficiel de l’Africain qui n’épargnerait même pas un domaine aussi “ sérieux ” que celui du religieux. D’autres parleront de “ folklore religieux ” fondé sur des “ superstitions ”, alimentées par des “ mythes populaires ”. 

Le plus délicat est que l’Administration coloniale, consciente de l’influence des marabouts, et, soucieuse de la préservation du caractère “ pacifique ” de cette forme de religiosité, cultivera et maintiendra cette spécificité jusqu’à l’extrême.  S’étant rendu compte de l’impact des marabouts, des confréries et de leur rôle incontournable dans l’islamisation, les Français renforceront pendant longtemps cette spécificité basée sur une sorte de « syncrétisme religieux ».  

Clozel, alors Lieutenant-Gouverneur du Haut Sénégal-Niger, soutient, dans sa Note sur l’état social des indigènes et sur la situation présente de l’islam au Soudan français, publiée en 1908 : ” d’ailleurs, les guerriers n’ont jamais été que de mauvais convertisseurs. La crainte arrachait bien aux fétichistes leur adhésion au dogme unitaire de l’islam, mais ce n’était là qu’un geste sans conviction : l’homme restait fidèle à ses superstitions et profondément attaché à ses traditions ethniques ”.  L’Afrique noire a toujours gardé une certaine spécificité dans sa pratique et dans sa conception du dogme musulman. L’Administration coloniale française qui y voyait un gage de stabilité des colonies y a indirectement mais considérablement contribué. Elle était animée par une volonté manifeste d’isoler le Sud du Sahara du Maghreb où l’islam et ses chefs ont été très tôt au centre des “ troubles ” qui ont plus d’une fois mis à mal l’ “ ordre colonial ”.  

C’est ce qui explique la conclusion tirée par le Lieutenant Clozel de son rapport cité plus haut : “ Fort heureusement l’islam de notre Afrique occidentale garde encore un caractère un peu spécial que nous avons le plus grand intérêt à entretenir. Nos musulmans n’ont pas admis le Koran absolu. Quelle que soit leur dévotion, ils ont voulu conserver leurs coutumes ancestrales (…). En sorte que l’islam soudanais apparaît comme profondément entaché de fétichisme. C’est une religion mixte issue de deux croyances primitivement diverses qui, dès leur prise de contact, ont cessé l’un et l’autre d’évoluer dans leur forme originelle “.  En clair, l’objectif de l’administration coloniale était de tout faire pour garder cet islam hors de toute influence notamment maghrébine. La crainte d’un rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et du Sud du Sahara est très perceptible dans le discours et les mesures d’isolation qui seront le socle de la “ politique musulmane ” française. Elle tournera même à la paranoïa aux lendemains de la première guerre mondiale où l’on croyait à une collusion entre Berlin et Istanbul qui allait déboucher à un soulèvement musulman mondial.  

Ce phénomène peut, d’ailleurs, être considéré comme étant à l’origine de l’orientation pragmatique des études islamiques dans l’empire colonial français. Le fait apparaît nettement dans cette conclusion de Le Châtelier qui affirmait au début du siècle : “ Puissance musulmane africaine par l’Algérie et par le voisinage du Maroc, par le Sénégal et le Soudan, par de nouvelles provinces du Tchad,
la France est spécialement intéressée au développement des études islamiques, dans la forme pratique où elles deviennent utilisables comme élément d’action politique ”.  
La stratégie consistait à éviter le rapprochement des deux rives du Sahara, sous un même empire français, qui animerait un jour le sentiment d’appartenance à une sorte d’Ummah. En d’autres termes la colonisation se trahirait elle-même si elle finirait par “ cimenter ” la cohésion musulmane qu’elle visait à éviter à tout prix. 

Dans une circulaire administrative sur la “ politique musulmane ”, le Gouvernement Général de l’Afrique occidentale, exprimait de telles craintes en ces termes : “ Il est donc certain que non seulement les rivalités s’apaiseront entre les musulmans de toutes nationalités, mais encore qu’une nationalité musulmane se constituera un jour au-dessus d’elles en dépit des différences ethniques ; l’idée religieuse devant cimenter, entre eux, tous les groupes divers autrefois divergents. (…)Nous voyons les forces musulmanes se concentrer en profitant des transformations sociales consécutives à la conquête française. Or cette évolution est incontestablement dangereuse pour la stabilité politique de la colonie ”.  Il fallait tout mettre en œuvre afin de prévenir une telle évolution des rapports arabo-africains qui compromettrait les intérêts politiques de l’empire. William Ponty, dans une lettre datée du 1er juillet 1906 faisait allusion à ces plans de lutte contre ce qui fut appelé « l’influence maghrébine en Afrique subsaharienne » 

. Tous ces facteurs conjugués font que beaucoup de Musulmans africains y compris certains islamologues ne veulent pas admettre l’expression “ islam noir ”. Selon eux, l’acceptation de cette spécificité serait une manière inavouée de se résigner face au triomphe d’une politique coloniale qui – reconnaissons-le – a eu des rapports ambigus avec l’islam.  

Mais le plus dérangeant dans l’argument de ceux qui réfutent la thèse que s’est appropriée Vincent Monteil, l’auteur des Cinq Couleurs de l’Islam, est le principe sacro-saint de l’indivisibilité de
la Ummah qui, pourtant, depuis la naissance du réformisme musulman n’est jamais sorti de son état de projet, du moins pour ce qui est de sa prétention à représenter une entité politique. 
III- Débats et controverses autour d’un qualificatif  

Au lieu de stériliser le débat en s’agrippant sur un principe dont les défenseurs ont du mal à expliciter le contenu, essayons plutôt de nous pencher sur un autre : celui qui confère à toute culture la possibilité d’inventer sa propre manière de concevoir, d’appréhender ou de vivre le religieux ! Cheikh Touré, l’un des inspirateurs du réformisme musulman, au Sénégal, avait tout simplement, lors d’un colloque en avril 1961, à Abidjan, refusé l’appellation “ islam noir ” pour désigner la forme revêtue par cette religion en Afrique subsaharienne. Il reprochait aux islamologues de vouloir “ coller une étique ” à l’islam, arguant ainsi qu’il n’avait jamais entendu parler de “ christianisme noir ” par exemple. 

Le penseur avait peut-être oublié qu’à la messe, le tam-tam avait remplacé l’orgue chez les Sérères du Sénégal ! Et à Vincent Monteil de lui rappeler : “ quel peuple en embrassant une foi nouvelle avait répudié ses herbes et se feux de
la Saint-Jean ?”. Loin d’être superficiel comme le pensait Paul Marty, par manque de sens sociologique, l’islam africain dans lequel Amadou Hampathé Bâ[22] reconnaît que “ le culte des ancêtres(…) se confond parfois avec la commémoration des saints de l’islam ” est le reflet même de l’appréhension propre au négro-africain du sentiment religieux. Cette appréhension, vu la largeur d’esprit que nécessite sa compréhension, va forcément à l’encontre de ceux qui prônent un islam basé uniquement sur “ le livre et la sunnah ” ou, plutôt, la lecture qu’ils en font. 
Les divergences de vues entre cette catégorie d’islamologues et les tenants d’un islam noir sont irréductibles. Cheikh Ahmed Tidiane Sy, un marabout de
la Tijâniyya sénégalaise, interpellé sur la question du tam-tam dans lequel certains milieux “ puristes ” voient une “ turpitude parmi les œuvres de Satan ”, en a donné une opinion très “ africaine ” irritant nombre de conservateurs. 

Il soutint qu’au contraire, le son du tam-tam lui rappelait Dieu. Le musicien qui joue représente selon lui les êtres humains. La peau du tam-tam et le mortier en bois représentent, respectivement, les espèces animales et végétales. Ce qui, pour lui, symbolise l’union de la créature devant le Créateur. Et, qu’au lieu de se laisser emporter par quelque tentation de Satan, il médite et pense plutôt à ce Dieu Tout-Puissant qui a su mettre en harmonie tous ces éléments pour produire de si beaux sons. Voilà des visions inconciliables montrant la diversité de conceptions de la même réalité qu’est l’islam. Mais une telle diversité du monde musulman, résultat de sa capacité d’adaptation, doit-elle être sacrifiée sur l’autel d’un unitarisme, très souvent, dogmatique ? En tout cas l’introduction de l’islam, au Sénégal et en Afrique noire en général a provoqué un bouleversement et produit un cadre d’échanges. 

Bien entendu, l’islam et les cultures africaines étaient tellement différents et éloignés qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir de conflits. D’ailleurs la religion du Prophète n’a pas été reçue partout sans résistance. On pourrait aisément supposer que l’islamisation de l’Afrique résulterait d’un armistice. Et comme tout armistice, celui-ci a pris en compte les rapports de force. Le rôle de l’islam comme substitut d’un ancien ordre menacé par le colonisateur ne fait aucun doute. Ce sont les régions qui ont le plus longtemps résisté à la pénétration coloniale qui sont les moins islamisées.  Mais, les Africains ont-il toujours adopté l’islam sans lui imprimer les marques de leurs cultures traditionnelles ? Rien n’est moins sûr.  

Là où Vincent Monteil parle de “ négrification de l’islam ”, d’autres comme Joseph Cuoq, soutiennent la thèse d’une “ acculturation du milieu subsaharien par la culture arabo-berbère “.  La longue cohabitation des deux cultures à, certainement, fini par convaincre d’une certaine complémentarité non sans concessions. Une lente adaptation sans heurts va s’en suivre. C’est ce qu’a voulu démontrer Amadou Hampathé Bâ au Colloque d’Abidjan, par ces propos : “ Parlons comme chez-nous ; c’est à dire en images ! Quand l’enfant est petit, on lui donne du lait ; la viande viendra plus tard. Les gris-gris donnent la paix du cœur ; l’islam essaye de les purifier en y mettant le nom de Dieu. Mon arrière grand-père était farouchement opposé à l’islam, et, aujourd’hui, je suis musulman et ne porte jamais de gris-gris. Il faut donner à l’enfant le temps de grandir (…) Et puis le soldat inconnu n’est-il pas aussi un fétiche ? ”. Pour expliquer le succès du modèle soufi initiatique en Afrique noire, Bâ, soutient que c’est surtout son côté mystique, “ caché ” qui a “ fasciné ” les populations. “ Les Noirs sont avides de sciences divinatoires. Les païens n’ont que peu de moyens : l’islam leur a apporté les plus larges satisfactions. Tous les Soudanais, croyants ou incroyants sont de fidèles clients du diseur de choses cachées. Devin ou marabout, pour eux, c’est un tout ”. 

A travers ces propos d’Amadou Hampathé Bâ, un des piliers de la sagesse africaine, nous voyons, comme le disait Senghor, qu’un “ rendez-vous du donner et du recevoir ” s’était désormais fixé entre l’islam, dans son expression mystique, et le contient noir. C’est ce que souligne pertinemment J. Cuoq en parlant d’une “ acculturation réciproque ” où l’on vit “ le milieu originel s’islamiser et l’islam s’africaniser ”.  Les confréries, exogènes comme endogènes, cultiveront cet islam noir qui est devenu une réalité indéniable. Elles offrent, certainement, le cadre idéal à cette foi nouvelle pour être, selon l’expression de Pierre Rondot, “ le bernard-l’ermite dans la coquille de la religion précédente ”. 

Sociologiquement parlant, le sentiment d’appartenance et l’identification au groupe est l’une des caractéristiques fondamentales du noir africain. Les confréries se prêtent bien à ce rôle de groupements communautaires. Et, comme l’eau a tendance à prendre la couleur du récipient qui la contient, nous verrons que désormais, l’islam pouvait aller avec certaines pratiques sociales déjà existantes. Mieux, il les entérinera. Ainsi le cheikh de la confrérie remplaça le patriarche de la tribu déchu par le colonisateur. Les séances délibératoires, ces assemblées “ démocratiques et égalitaires de l’Afrique traditionnelle ” dont parlait Aimé Césaire, qui se tenaient sous “ l’arbre à palabres ”, le penthie, en wolof, auront désormais, lieu dans les mosquées. Même les mariages, à la différence d’autres aires islamiques, y sont célébrés. 

Malgré les critiques acerbes de certains cheikhs pour combattre le système des castes et des hiérarchies, certaines catégories sociales comme les griots, jadis chargés de la musique et de la communication dans les cours royales, vont se reconstituer sur le plan religieux. Ils deviendront chanteurs religieux ou muezzins. Quant aux cheikhs, eux-mêmes, ils sont, la plupart du temps, issus de “ grandes familles ” dont certaines ont connu la royauté. C’est le cas, dans Mouridisme, de Cheikh Ibra Fall, de la lignée de d’Amary Ngoné Sobel Fall à laquelle reviendrait, de droit, le trône du Kayor. 

C’est ainsi que l’Almamy (de l’arabe al-imâm) était synonyme d’Amîru (amîr, émir) chez les Toucouleurs ou Peuls, ethnie à laquelle appartient El Hadj Omar Tall, apôtre de
la Tijâniyya en Afrique noire. Certains historiens ou islamologues, comme Amar Sambe, le considèrent, de manière laudative, comme étant “ du même filon qui produisit les Alexandre, les Mahomet, les Napoléon ”. C’est ainsi que la confrérie, sous sa forme actuelle, reproduit quelques fois, l’échelle sociale traditionnelle. 
De même, s’ils ont découvert le patriarcat chez les arabes ou arabo-berbères et que désormais, dans la nouvelle religion, le califat des confréries se transmettait de père en fils, les Sénégalais ont choisi une métaphore assez significative, rappelant leur attachement au matriarcat d’antan, pour désigner les chefs religieux : doomu sokhna (fils d’une femme pieuse), en wolof.  

Il faut, en outre, souligner un certain syncrétisme religieux dans les pratiques et conceptions de l’islam en Afrique noire. Le fameux gris-gris “ africain ” se fabrique, avec l’islamisation progressive, en y ajoutant, désormais des versets coraniques. Il y a, aujourd’hui, des marabouts qui expliquent que c’est pour répondre à ce besoin du musulman de se protéger par la parole de Dieu. Ils s’appuient sur l’existence, dans le coran, de deux sourates (113 et 114) communément appelées al-mu‘awwidhatayni (les deux protectrices). Ils soutiennent, ainsi, qu’à défaut de pouvoir les réciter, en arabe, les analphabètes pour les attacher autour de la taille. Il est, aussi, courant d’entendre dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, expliquer l’interdiction de la viande de porc, en considérant cet animal comme un simple totem des musulmans ! Cette sorte d’” harmonie ” entre les deux “ cultures ” est due à l’action des premiers grands cheikhs tels que Ahmadou Bamba et El Hadj Malick Sy qui, par le biais du système confrérique, ont fait de l’islam un facteur de cohésion sociale. 

Une lettre en date du 2 octobre 1911, adressée au Lieutenant français Clozel dont nous avons parlé plus haut, faisait déjà état de cette nouvelle situation : “ l’islam a donné aux races indigènes primitivement divisées une certaine cohésion et une sorte de personnalité religieuse et civile qui leur tient de nationalité ”. Ce passage, malgré le ton méprisant qui le caractérise, rend compte de l’attention particulière que les autorités coloniales françaises prêtaient aux “ affaires musulmanes ”.  On peut expliquer cette réussite par une “ adaptation sociologique ” dont parlait Cheikh Tidiane Sy qui, évoquant le rôle du fondateur de la confrérie mouride, soutient : “ il s’est opéré un syncrétisme remarquable sur la base d’une réinterprétation des dynamismes propres à la société wolof et à la tradition islamique telle que Bamba entendait le véhiculer et que seule cette symbiose pouvait amener les wolof à admettre, progressivement, les changements qu’impliquait leur adhésion à la religion musulmane ”. Seul ce processus d’acculturation réciproque pourrait offrir des grilles de lectures afin de comprendre la situation de l’islam en Afrique noire. 

Il est évident que le phénomène de conversion n’a jamais été un processus unilatéral. Quand un peuple se convertit à une religion, cette dernière aussi s’ouvre a lui et renégocie le sens de son message pour mieux le faire accepter. CONCLUSION  

L’islam, au sud du Sahara, a su se conformer afin de mieux attirer, aux réalités socio-historiques des peuples qu’il a conquis. Les confréries et leurs marabouts, au-delà de leur rôle purement religieux sont impliqués dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. C’est d’ailleurs sur ce dernier plan qu’il fait le plus parler de lui ces dernières années. De simples acteurs religieux, les organisations confrériques sont devenues de véritables forces politiques incontournables au Sénégal. Malgré l’émergence de mouvement islamistes venus critiquer, selon leurs termes, l’immobilisme et l’archaïsme de ces structures, leur force ne fait que grandir. D’ailleurs, ces mouvements changent, aujourd’hui, de stratégies en se rapprochant des confréries afin de réaliser ce qu’ils appellent “ une société véritablement islamique ”[23]. Il est certain que seule cette voie conciliatrice est en mesure de maintenir intact le succès de la religion du Prophète en terre africaine. 

L’islam s’est fait accepter par la voie du soufisme. Ce dernier, vu sa forte connotation mystique, offre à des Africains avides de symboles, un cadre d’épanouissement religieux adapté à leur milieu originel. Cet islam confrérique reste, aujourd’hui, le principal rempart contre l’islamisme radical qui secoue plusieurs régions du monde. Cependant, il faudrait être attentifs aux évolutions récentes marquées par la déception des certaines couches vis-à-vis des confréries vues comme des alliés du pouvoir et l’influence grandissante des doctrines venues d’Arabie. Même si  les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ? Cette histoire façonnée par la colonisation, l’émergence d’élites religieuses et une quête d’identités nationales en perpétuelle reconstruction semble avoir vocation à se répéter. N’empêche que jusqu’à présent la reconnaissance de cette spécificité au-delà des qualificatifs pose un problème certain. 

Seule le prise en compte de ces réalités, dans un esprit de respect des différences pourrait aider à une meilleure compréhension de l’islam africain qui n’a jamais été en périphérie du monde musulman.  Toutefois, l’implantation de la religion musulmane en Afrique occidentale, est le fruit d’adaptations sociologiques et de négociations de sens. Ne dit-on pas, souvent, qu’en Afrique l’islam ne s’est pas imposé mais qu’il s’est plutôt substitué ? 



* E-mail : bakary.sambe@gmail.com   [1] -Négritude : Le mouvement de la négritude est né à Paris dans les années 35. Sous l’égide de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire, Il regroupait des étudiants originaires d’Afrique ou des Antilles. Son action  était guidée par une revendication d’une culture et d’une civilisation propres aux « nègres » appellation que ces étudiants revendiquait et en faisaient l’objet de leur fierté face aux théories racistes de l’époque. Un racisme anti-raciste comme aimait-on à le qualifier. [2] – Ummah : Nous utilisons ce terme non pas pour désigner une entité politique supra-nationale , comme le font beaucoup, mais toutes les formes d’existence soient-elles imaginaires ou mythiques. Voir à ce propos notre article « Religion et politique internationale : incertitudes d’une imbrication » dans Le Soleil, quotidien national du Sénégal, édition du 27 septembre 2001.  

[3] – Tabula rasa : Il fut une idée répandue selon laquelle, l’Afrique noire était dépourvue de toute organisation politique voire sociale avant l’arrivée des colonisateurs. Cette thèse visant à justifier l’intrusion coloniale, est, malheureusement défendue par des historiens contemporains comme Bernard Lugan de l’université Jean Moulin Lyon III. [4] – Hérodote utilisait cette expression pour désigner le commerce transsaharien qui se pratiquait entre les deux rives du Sahara depuis le moyen âge. 

[5] – Les empires africains médiévaux étaient célèbres pour leur richesse en or. Cette richesse légendaire était en fit la cible de toutes les convoitises. La tradition orale raconte que le Roi du Mali, Mansa ou Kankan  Musa, sur la route du pèlerinage à
la Mecque fit tellement de cadeaux en or en Égypte que le cours du métal jaune s’effondra pendant plusieurs années  
[6] – voir à ce propos le remarquable travail de Bahija Chadli de l’Université Aïn Chock (Casablanca) en éditant l’ouvrage de Bello « Infâq al-maysûr fî târikh bilâd takrûr ». Publications de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. Université Mohammed V. 

[7] – Voir à ce propos la thèse de Bakary SAMBE « l’islam dans les relations arabo-africaines », sous la direction de M.Chérif Ferjani, IEP Université Lyon 2, décembre 2003. [8] – Mourîdiyya : Cette confrérie est fondée par cheikh Ahmadou Bamba. Elle est aujourd’hui l’une des plus populaires du pays grâce à sa grande diaspora, en Europe et aux Etats-Unis qui lui assure une véritable indépendance financière.  

[9] Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes [10] Mbaye El Hadj Rawane:La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141. 

[11] – voir son Discours sur le colonialisme. [12] R. Mbaye: ibid p142.  

[13] – l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques » [14] – Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane. 

[15] – Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève) [16] Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons. 

[17] – sa ville natale au nord du Sénégal. [18] – surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul. 

[19] Appel de Tivaouane. [20] M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104.  [21] – BADIAN Seydou : Sous l’orage, Présence Africaine, Paris 1963, pp144-145. Le personnage  en s’adressant aux jeunes du village, finit d’ailleurs par cette phrase qui pourrait faire méditer : « Je ne suis pas musulman ;  j’ai choisi cet exemple parce qu’il illustre bien ce que j’ai à vous dire : je sais que la volonté de bâtir votre pays vous anime  mais croyez-moi, vous ne  ferez rien par la force ». [22] – Amadou Hampaté Bâ est un grand penseur et homme de lettres nigérien qui s’est beaucoup penché sur le soufisme et sur la sagesse africaine. Il est l’auteur de Vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara (Seuil, 1980). Il y évoque les enseignements de la tijâniyya dont il serait adepte.  

[23] – voir notre article dans Prologues 2005 « Pour une ré-étude du militantisme islamique au Sud du Sahara » où nous insistons sur la nécessité d’un renouvellement des paradigmes dans l’approche de l’islam africain et de son évolution. 

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