L’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » :
un mythe dans l’historiographie arabe ?
Par Bakary SAMBE
Pour étayer la thèse selon laquelle, les ouest-africains connaissaient l’islam avant les attaques des armées marocaines, il suffit de se rappeler que les Toucouleurs, habitants de la vallée du fleuve Sénégal, y avaient déjà fondé des Etats théocratiques et électifs, avec l’islam comme religion officielle d’où le titre d’Almamy (al-imâm) que portaient leurs chefs politiques. La période en question correspond, historiquement, à la naissance des premiers grands empires africains mais aussi à d’importants bouleversements socio-politiques au Maghreb et au Sahara. Les troubles n’ont pu épargner le bilâd al-sûdân et ont influé sur l’évolution de ses rapports avec l’autre rive du grand désert. Ainsi l’action des Almoravides que les historiens considèrent comme le principal mouvement d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest s’étalera sur plusieurs siècles et revêtira plusieurs formes. L’action almoravide ne fut pas un mouvement, continu et uniforme, d’expansion de l’islam par le sabre, mais se confondra, de temps à autre, aux bouleversements politico-religieux qui marquèrent cette époque. Les témoignages des historiens arabes firent allusion à la pratique de l’islam dans les cours royales des grands empires africains. On trouvera, même, des rois africains prêchant l’islam auprès de voyageurs étrangers ayant visité la région ouest-africaine tels que le Portugais Ca Da Mosto.
L’islamisation par le “jihâd”, de la part des armées arabes (ou berbères ?) ne fut qu’une manière de légitimer, religieusement, l’action des chefs politiques qui avaient, pourtant, d’autres mobiles. Nous avons évoqué, plus haut, la richesse en or de l’Afrique de l’ouest et l’importance de cette ressource dans le commerce transsaharien. Pour des raisons économiques, plusieurs chefs guerriers arabes ou arabo-berbères se sont affrontés et ont attaqué des régions au sud du Sahara. La conversion de nombreuses tribus berbères à l’islam, au VIII ème siècle diminuera considérablement les recettes fiscales des pouvoirs centraux théocratiques du Maghreb. En effet, ces peuples qui, avant d’embrasser l’islam, payaient la Jizya , ou dîme, cessaient d’être des vassaux et devenaient, avec leur conversion, les égaux de tout autre musulman.
Mais, loin de l’idéal religieux qui devait fortifier les liens entre anciens prêcheurs et nouveaux convertis, les traditionnels rapports de forces se feront toujours sentir malgré le partage d’une même religion qui n’a pas systématiquement occasionné un traitement égal. Cet état de fait fut, d’ailleurs, en faveur d’autres obédiences non sunnites comme le kharijisme et le chiisme. Selon G. Désiré-Vuillemin, ces courants serviront, aux berbères montagnards, de mouvement de contestation des pouvoirs centraux sunnites qui n’ont de contrôle que sur les berbères sédentaires. Il est important de rappeler que la naissance des principautés rebelles ou dissidentes au Maghreb avait, très souvent, une explication religieuse.
Ainsi, suite à l’avènement du pouvoir abbasside en 750, un kharijite d’origine persane, Ibn Rustum, sera le fondateur de la ville de Tâhart dans l’Oranie, après être chassé de Kairouan par les pouvoirs politiques avec la bénédiction des fuqahâ sunites. Sa principauté survivra jusqu’en 908, malgré l’armistice qu’il signa avec les gouverneurs abbassides, suite à la pacification de l’Ifrîqiyya en 788 ap-JC. Cette dernière date est d’une importance capitale pour situer les grands événements qui marqueront, par la suite, les rapports entre le Maghreb et le bilâd al-sûdan.
L’année 788 sera, aussi, celle de la naissance de la dynastie chérifienne au Maroc. Elle symbolise un tournant essentiel de l’histoire des rapports arabo-africains dans cette région qui nous intéresse si l’on sait qu’elle a coïncidé avec l’émergence des puissances économiques et l’apparition d’un trait original : le commerce transsaharien. Ce commerce reliera désormais les centres politiques émergents du bilâd al-sûdan et les ports de la Méditerranée.
L’exemple d’Ibn Rustum n’est point unique car on assistera à des séries de faits similaires où les fatwâ-s des oulémas légitiment l’action des chefs politiques quand elles ne peuvent ou veulent pas les contrecarrer. Ainsi, le fameux commerce transsaharien et ses échanges, de plus en plus fructueux, seront l’objet de quelques fatwas chez des oulémas Malikites de Kairouan.
Dans sa Risâla, (faisant curieusement référence encore chez les musulmans ouest-africains !) Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî considérait le profit tiré du commerce avec le bilâd as-sûdân comme illicite. Pour lui tout échange avec cette région équivalait à un commerce avec les “impies” “kuffâr“, “ennemis de l’islâm”. Cette fatwa peut sembler surprenant si l’on sait que les régions visées étaient déjà à dominante musulmane et que leurs souverains avaient des ambassades dans certaines cours royales du Maghreb.
De plus, de très nombreuses sources mentionnent l’utilisation de matériaux venus du Soudan dans la construction des mosquées au Maghreb. Abdelazîz ‘Alawî, note que le bois et l’ivoire en provenance d’Afrqiue subsaharienne ont servi à l’érection et surtout la décoration des deux minarets d’une mosquée de Fès (celle de l’école Bû‘nâniyya). Même la mosquée d’Al-Qarawiyyîn, l’un des temples du malikisme, doit la décoration de ses manâbir (pluriel de minbar) à l’ivoire en provenance d’Afrique noire.
L’explication à cette interdiction de commercer avec les Noirs pourrait être, alors, fournie par d’autres faits tout autres que religieux. Il faut comprendre qu’à cette période, le commerce transsaharien ainsi incriminé par la fatwa des malikites, sunnites, de Kairouan était entièrement contrôlé par des tribus berbères à dominante kharijite. Les oulémas malikites, comme instrument du pouvoir politique, ne pouvaient que viser les intérêts économiques de leurs rivaux. Cette fatwa conjoncturelle va d’ailleurs faire place à d’autres dès le début du XIème après la fin de l’hégémonie politique et économique kharijite dans la région. Au regard de tous ces enjeux et manipulations, les détours historiques sont toujours nécessaires pour mieux saisir l’impact du religieux ainsi que l’usage qui en sera toujours fait dans les rapports que nous analysons
Les conquérants marocains, fortement impliqués dans l’œuvre d’islamisation de la sous région ouest-africaine, adopteront la même stratégie jihadiste lorsque les nécessités économiques et/ou politiques les contraindront à réorienter leurs rapports avec le bilâd al-sûdan. Rappelons que les Almoravides se sont attaqués aux populations soninké, plus dans le but d’accomplir une “mission réformiste” que d’un quelconque “jihâd” visant à les islamiser. La preuve en est qu’ils trouveront, chez eux, des mosquées et des rois musulmans ! Les mêmes Almoravides (sunnites) n’hésiteront pas, plus tard, à apporter leur soutien militaire à l’empire du Ghana (non encore musulman, à l’époque) contre certaines tribus converties, dont Temedelt, mais encore attachées à l’ibâÃisme. Si l’on sait que l’intégralité de l’action almoravide est mise sur le compte du “Jihâd” par les théologiens musulmans, il faudra être prudent au maniement de ce terme dans le vocabulaire politico-religieux qui occulte bien d’autres faits historiques.
Cette querelle terminologique n’épargnera pas les historiens; et on peut trouver, chez un même auteur, plusieurs versions contradictoires. Leurs contradictions ou incohérences historiques sont quelquefois doublées de troublantes confusions géographiques. On en trouve des exemples parlants chez Ibn Abî Zar‘. Evoquant l’aventure guerrière du chef Almoravide YaÎyâ Ibn ‘Umar, il arrive que l’auteur de ’Al-anîs al-MuÔrib distingue le Sahara du Bilâd al-sûdân et les confond en une seule et même région géographique quelques pages après. On peut remarquer une telle confusion dans ces deux passages où il essaye de nous situer l’action d’un conquérant Almoravide mort au Sahara : “Il s’empara de toutes les régions du Sahara et conquit le bilâd as-sûdân” puis “il mourut lors d’un jihâd au bilâd as-sûdân en 1057″. De plus, il faut comprendre que certains de ces ouvrages revêtaient quelquefois un caractère laudatif, hagiographique, qui les éloignait du seul souci de la vérité historique. A titre d’exemple, on ne trouve presque aucune mention, chez Al-Bakrî ou Al-Idrîsî, des faits relatés par Ibn Abî Zar’ sur la vie du conquérant YaÎyâ Ibn ‘Umar que les légendes locales considèrent comme celui qui islamisa le bilâd al-sûdân. Pourtant, Al-Bakrî était bien contemporain des “conquêtes” et de son empire strictement saharien. Pour ce qui est du bilâd al-sûdân, Al-Bakrî fait allusion à l’action Almoravide, non pas dans le sens d’une islamisation massive par les armes, mais de mouvements réformistes.
Même si la plupart des historiens distinguent, deux étapes différentes, dans le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest (commerce transsaharien et conquêtes guerrières), il est difficile de faire la part entre l’expansion de la religion et les moyens qui la rendirent possible. La première serait redevable à un ensemble de facteurs imbriqués entre eux. Ainsi, on arrive difficilement à dissocier le rôle du commerce et celui de la conquête car ces deux moyens prosélytiques se complétaient lorsqu’ils n’allaient pas de pair ou que le premier n’était pas la cause d’hostilités mises sur le compte de la seconde. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a été le cadre d’affrontement, non seulement, entre noirs africains, arabes et berbères mais aussi entre ces deux derniers dont l’antagonisme a, pendant longtemps, porté l’habit religieux pour ne pas dire culturel. Nous faisons souvent le parallèle entre ces péripéties de l’histoire politico-religieuse de l’Occident africain avec l’action menée par les sunnites et qui n’a fait que se transposer, dans d’autres contrées du monde musulman. Commencée en Orient par les Seljoukides, cette action sera achevée par les Ayyoubides, en Egypte. Initiée par les Zirides en Ifrîqiyya, l’action « réformiste » sunnite se poursuivra avec les Almoravides au Maroc, dans le Sahara et jusqu’à la rive gauche du fleuve Sénégal.
Cette dernière étape nous intéressera le plus, au regard de ses implications directes en terre ouest-africaine. Les rapports entre cette région et les Arabes étaient marqués – et le sont encore aujourd’hui- par la dimension religieuse que leur conféraient les différents acteurs politiques ou religieux. Nous avons évoqué ces fatwas venues réguler les rapports économiques et ces conquêtes à visées économiques voire politiques faites au nom de l’islam. Mais, en plus, lorsque la différence de religion ne pouvait plus alimenter les adversités politiques, des mouvements réformistes essayaient de ramener les « frères égarés » sur la « bonne voie ». Quelle ressemblance avec l’offensive wahhabite et salafite en Afrique noire cherchant à venir à bout du système confrérique soufi à laquelle nous assistons aujourd’hui !
C’est aussi l’exemple de l’action sunnite au Sahara et dans une bonne partie du bilâd al-sûdân. Le malikisme et ses fuqahâ agiront, dans le même sens pour conforter l’emprise de tel ou autre sultan marocain sur des régions au sud du Sahara. Mais au-delà de simple rite de pratiques cultuelles, le malikisme fut, aussi, un moyen de vulgariser les manières et usages arabo-berbères dans les cours royales africaines et chez les élites, très tôt gagnées par l’islam, via les routes du commerce transsaharien. Le rite malikite est, de ce point de vue, un élément unificateur, du moins un facteur de rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et ceux sub-sahariens. De plus, il constituait la base des échanges intellectuels et théologiques entre oulémas des deux rives du Sahara.
Cependant, derrière cette apparente uniformité, se cachait un objectif politico-religieux ; celui de maintenir, en Afrique noire, la prépondérance, du rite malikite, considéré comme fait culturel maghrébin. C’est pourquoi, ces échanges entre les savants étaient appuyés et encouragés par les politiques. Comme le dit ‘Abd al-Jalîl al-Tamîmî, “l’apport des savants qui se déplaçaient à travers les vastes terres d’islam était important. C’est à eux que revient le mérite de la prépondérance exclusive du rite malikite“. Cette prépondérance est à l’origine de l’extrême orientation du choix des supports pédagogiques pour l’enseignement des savoirs islamiques en Afrique noire.
Al-Tamîmî remarque ce fait par le succès inégalé de la Risâla, ouvrage incontournable du malikisme en Afrique noire. Aucun autre livre malikite n’a aussi bien marqué tant de générations d’oulémas ou de fuqaha africains qui y fondent leur jugement tout en ignorant son aspect contextuel et l’influence qu’y ont eue les pratiques et mœurs berbères. “L’ouvrage d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî, remarque ‘A. J. al-Tamîmî, constitue encore aujourd’hui la référence principale et unique de cette structure doctrinale immuable qui fut à l’origine de l’interaction civilisationnelle fondée sur l’islam et qui a fait l’unité du Maghreb et des régions subsahariennes” .
Le religieux comme facteur constant et déterminant est, une fois de plus, au centre de cette interaction entre peuples des deux rives du Sahara. Ainsi, toutes les études qui n’ont pas pris en compte son impact dans ces rapports risquent de ne pas percevoir un aspect des plus importants. L’emprise et le succès du Malikisme sont tels que ce rite se confond à la pratique même de l’islam dans cette région de l’Afrique où il s’inscrit durablement dans l’histoire religieuse. Ainsi, évoquant le fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, Kankan Musa qui rentre du Íijâz en 1324 ou 1325, Al-Sa‘dî raconte une anecdote pouvant nous éclairer sur l’enracinement, déjà à l’époque, du Malikisme, dans les pratiques religieuses du bilâd al-sûdân. Il s’agit de l’histoire d’un faqîh originaire du Íijâz qui aurait accompagné de l’empereur noir à son retour du pèlerinage. L’auteur du TâriÌ al-Sûdân (Histoire du pays des Noirs) relate qu’un certain ‘Abd al-RaÎmân al-Tamîmî “habita à Tombouctou. Lorsqu’il constata que les oulémas de la ville l’avaient dépassé en matière de fiqh, il émigra à Fès et y étudia le fiqh avant de revenir s’installer (définitivement à Tombouctou)”. C’était pour montrer que, dans cette région, seule la connaissance du rite malikite pouvait garantir la légitimité d’un faqîh quelle que soit sa culture islamique, fût elle des plus vastes.
L’attachement au Malikisme est l’un des traits fondamentaux de l’islam soudanais. Ce fait expliquera, en partie, les relations particulières qu’il entretiendra avec le Maroc et ses sultans qui, en plus de leur rôle politique, s’assignaient toujours une mission religieuse. Djibril Tamsîr Niane remarque cet attachement au rite malikite, dans son évocation du fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, en ces termes :” De stricte obédience malikite, Mansa Mûsâ, n’acheta dans les villes d’Orient que des ouvrages de cette secte, il attira, dans son pays des lettrés et des artistes qu’il pensionna royalement”. Il conclut en affirmant que par ces actions, le roi venait, ainsi, de jeter les bases de ce qu’il appelle “la culture négro-musulmane du Soudan“.
Toute cette période est, pourtant, bien antérieure aux attaques armées arabes, notamment marocaines, auxquelles de nombreuses légendes attribuent l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En effet, on a toujours gardé l’idée d’une Afrique dépourvue de religiosité, comme nous le verrons dans la partie de notre travail consacrée à la vision intersubjective entre Noirsn et Arabes. Du côté de la tradition universitaire occidentale, la théorie de la tabula rasa, pendant longtemps, support de l’idéologie colonialiste, a, aussi, empêché des tentatives sérieuses se penchant sur cette partie de l’histoire africaine.
De la sorte, on est arrivé à croire que l’Afrique ne connaissait d’organisation politique ou sociale avant l’arrivée des armées arabes ou encore européennes pour les plus pessimistes. C’est pourquoi, Djibril Tamsir Niane s’émeut d’une telle situation, en se penchant sur l’histoire des empires noirs médiévaux dans lesquels la pratique de l’islam était chose courante bien avant la conquête armée arabe : “Il y a seulement quelques décades, rappelle t-il, seuls quelques spécialistes d’histoire africaine étaient convaincus que l’Afrique au Sud du Sahara, avait su développer des royaumes et des empires dignes de ce nom, encore qu’aux yeux de bon nombre de ces spécialistes, ces royaumes et ces empires devaient tout ou presque aux Arabes“ Il est vrai qu’en matière d’histoire africaine, on a tendance à ne parler que de l’Afrique coloniale ou, du moins, celle des explorateurs européens, considérant cette période comme le début de son existence historique proprement dite. Cela peut sembler étonnant si l’on sait qu’entre le IV ème et le XVI ème siècle correspondant au Moyen Age européen et au développement de la civilisation musulmane, le continent noir a connu différents systèmes politiques symbolisés par les empires cités plus haut. Il l’est d’autant plus que l’empire du Ghana fut créé, au plus tard, aux environs de 300 après J.C alors que, comme le soutient Cheikh Anta Diop, « Charlemagne, créateur du premier Empire d’Occident, après les invasions barbares, fut couronné en 800 ». Il rappelle, en outre que cet empire dura jusqu’en 1240, connut l’islam très tôt et commerça avec le Maghreb, comme en attestent les témoignages de ses chroniqueurs.
Ainsi, la période comprise entre le XI ème et le XIV ème siècles est largement couverte par les écrits d’historiens et de chroniqueurs arabes, qui sont des sources incontournables. Mieux, dès le XV ème et durant tout le XVI ème siècle, des historiens africains utilisant la langue et/ou les caractères arabes, produiront d’innombrables ouvrages venus éclairer cette période contrastée des relations arabo-africaines. Djibril Tamsir Niane, analysant cette époque des grands empires, la qualifie de “période à tous égards, intéressante” car selon lui, “on voit le Soudan évoluer pour son propre compte et prendre chez l’étranger ce qui s’adapte le mieux à son milieu et à sa mentalité”. Ainsi, bien avant les incursions guerrières des sultans marocains, au Sud du Sahara, au cours du XVI ème siècle, l’islam était assez présent dans les pratiques et la vie quotidienne des noirs africains sauf qu’il était remodelé selon le contexte et les mentalités. Le bilâd al-sûdân, nous dit D. T. Niane, fut “partie intégrante du monde musulman” depuis l’époque de ces grands empires où il “développa des structures sociales originelles”.
De nombreux historiens contemporains dont le Soudanais ‘Izz al-Dîn ‘Umar Mûsâ appellent à une relecture de l’aventure guerrière almoravide considérés comme les islamisateurs du bilâd al-sûdân et à une nouvelle approche des causes de la chute de l’empire Songahï à la fin du XVI ème siècle, plus précisément en 1591. Ce dernier événement est un fait marquant de l’histoire des relations arabo-africaines. Il fait suite à l’invasion, par les armées de ManÒûr al-Åahabî, de l’empire Soghaï qui regroupait une bonne partie du Mali jusqu’au Sénégal oriental actuel.
La question est de savoir comment le sultan du Maroc a pu s’attaquer, au nom de l’islam et du « Jihâd », à une contrée à dominante musulmane avec ses fuqahâ et ses mosquées, témoins, au même titre que les habitations, de l’incendie de la ville par les troupes marocaines.
Là où certains auteurs parlent de « Jihâd » Izz Dîn U. Mûsâ soutient, de manière euphémique, la thèse d’un mouvement réformiste. Il adopte, d’ailleurs, la même position concernant les aventures guerrières almoravides qui menèrent les “soldats de Dieu” du Sahara aux bords du fleuve Sénégal où le royaume du Tékrour, déjà musulman, connaissait une organisation théocratique comme le mentionna Al-Bakrî. Le travail de Izz Dîn Umar Mûsâ, bien que peu relayé, est novateur dans le sens où il fut, depuis près d’un siècle, le premier chercheur du monde arabe à avoir l’audace d’initier une telle réflexion.
L’aventure d’Al-Mansûr a toujours été l’objet d’un débat aussi bien historique que politique voire religieux. Certains historiens comme Al-Fisštâlî présentent l’événement de manière apologétique et en font une page en or de plus dans la vie et l’action “glorieuse” du Sultan saadien Al-Mansûr al-Dhahabî. L’attaque qu’il a perpétrée contre le Songhaï, dans le bilâd Sûdân, est perçue par l’histoire officielle au Maroc comme un événement de plus à inscrire dans “l’œuvre grandiose” des Sultans chérifiens. Ils auraient le mérite d’envoyer des armées pour répandre l’islam et sa bonne pratique aux confins du Sahara et de l’Afrique Noire.
C’est ainsi que pour être conforme à la justification religieuse de l’événement, Al -Fištâlî, parle d’Imamat ou de Califat quant au statut politique du Sultan marocain, considéré comme le Commandeur des croyants. Il perçoit les Soudanais (habitants noirs du Sud du Sahara) comme de simples sujets en rébellion contre l’ordre califal qui serait incarné par le roi du Maroc. Ce procédé sert à masquer la contradiction entre le rôle revendiqué par Al-ManÒûr et l’attitude consistant à user des armes contre les populations d’une région à dominante musulmane.Le travail d’Al-Fištâlî est intéressant pour notre question au-delà du débat sur la validité historique de ses écrits qui nous importe moins que la démarche. Il nous interpelle autrement, dans la mesure où il a façonné l’interprétation politique que différents chercheurs marocains, avec lesquels nous avons travaillé, font de cette campagne du sultan Al-ManÒûr. Il faut rappeler que plusieurs travaux contemporains sont, encore, empreints de la conception apologétique du rôle marocain dans le bilâd Sûdân.
Certains, comme ‘Abd al-Hâdî al-Tâzî, veulent voir dans cette aventure du Songhaï, un rôle protecteur joué par le royaume chérifien auprès des contrées musulmanes d’Afrique au Sud du Sahara. Pour al-Tâzî, l’expédition visait, avant tout, à arrêter les “convoitises non africaines sur l’Afrique”. S’agissait-il d’une simple volonté de défendre le bilâd Sûdân contre les agressions extérieures au moment où les navires (marchands mais aussi guerriers) portugais étaient déjà présents sur les côtes atlantiques d’Afrique? Ou bien le Maroc d’Al-Mansûr, se souciait-il, plutôt, de sa sécurité intérieure exposé qu’il était, lui-même, aux convoitises européennes ? Malgré toute sa modération, al-Tâzî semble pencher pour la seconde hypothèse. Pour lui, Al-ManÒûr, voulait “remettre à leur place quelques voisins trompés par ceux qui commençaient à menacer les régions frontalières du royaume”. Nous voyons, donc, que dans l’analyse de ce fait historique, il est, partout, question de justifier, religieusement, l’attitude des acteurs politiques.
L’l’histoire, la religion, tout comme l’imaginaire religieux sont toujours sollicités afin de trouver les arguments nécessaires à la bonne conscience politique. Leur validité dépendra du poids symbolique dont ils seront ou non dotés. ‘Ibn Abî MaÎallî, dans une vision « messianique » va jusqu’à prôner que ces conflits opposant le Maroc au bilâd Sûdân “doivent être vus comme des signes annonciateurs de l’apparition du Mahdî”.
Quoi qu’en disent les historiens marocains, l’expédition d’Al-Mansûr a été, en partie, à l’origine de la décadence des royaumes noirs de la boucle du Niger et surtout de l’empire Songhaï. Il est vrai que les conséquences de cette aventure guerrière sont tellement dérangeantes que plusieurs explications historiques, voire religieuses, lui ont été trouvées. Aujourd’hui, c’est avec beaucoup de gêne que les africanistes marocains abordent cet événement. Il persiste, cependant, un courant qu’on pourrait qualifier de “légitimiste” qui y voit un simple fait à mettre sur le crédit d’un chef au double rôle politique et religieux à qui ses “vassaux” soudanais devaient respect et obéissance, au nom de son titre de « commandeur des croyants ».
On pourrait placer cette querelle d’historiens dans le contexte plus vaste de la vision intersubjective entre Arabes et Noirs africains si l’on sait que les péripéties de ce “Jihâd” seront perçues, au sud du Sahara, comme de simples razzias ou attaques guerrières dénuées de tout fondement religieux. En Afrique sub-saharienne, il y a toute une génération d’historiens et de politologues qui a eu une attitude plus que critique sur ce rôle marocain. Au Maroc, leur vision est qualifiée d’approche « nationaliste passionnée”. L’historien malien, Modi Sekene Cissoko est l’un des représentants de ce courant. Il présente l’invasion marocaine comme “l’hécatombe” qui anéantit “une civilisation connue et reconnue de tous”. Pour M. S. Cissoko, cet événement est d’autant plus dramatique qu’il “arrête la stabilité et le développement” de la région.”L’expédition d’Al Mansûr, nous dit Sekene Cissoko, détruisit l’ordre, l’Etat et instaura l’anarchie, bref la barbarie”. Il va plus loin en affirmant que “le mousquet eut sur les esprits les effets semblables à ceux de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945″. M. Sekene Cissoko que nous avons aborder cette question de manière très émue lors d’un Colloque à Casablanca, présente l’événement comme le tournant des relations maroco-soudanaises. On trouve également ce même sentiment d’amertume chez Joseph Kizerbo.
Pour ces historiens, l’expédition est d’autant plus injustifiable que cette région attaquée par l’armée marocaine était musulmane depuis plusieurs siècles. En plus, après sa victoire, le sultan exilera de nombreux savants comme Ahmad Bâbâ de Tombouctou. Ce dernier a enseigné, pendant plus de quatorze ans, à Marrakech. Joseph Ki-zerbo considère l’expédition d’Al -Mansûr comme une recherche de prestige personnel et se pose la question de savoir si le sultan sa’adien avait bien “une vision claire et décidée” en attaquant cette région déjà islamisée. Ainsi, il lie l’événement à “l’ivresse, la joie et l’enthousiasme de la victoire de la bataille des Trois Rois” avant de conclure : “c’est pourquoi ce sultan conçut le grand dessein de vassaliser l’empire”.
Pendant plusieurs décennies – et dans une moindre mesure, encore aujourd’hui -, cette expédition eut des séquelles dans l’esprit des intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest.
L’historien marocain, Abdelmajid Kaddourî, déplore ce fait en ces termes : “ce courant d’historiens nationalistes blessés a eu un impact énorme sur les relations du Maroc avec les Etats de l’Afrique noire, dans les années soixante dix. Cet impact est dû à la propagation de ces idées dans les manuels d’histoire pour l’enseignement notamment dans le secondaire”.
Il faut savoir que dans l’approche du processus d’islamisation de l’Afrique subsaharienne, deux courants se sont toujours affrontés. On peut dire que, sur un plan méthodologique, rien ne les sépare sauf qu’ils se trouvent de part et d’autre du Sahara ou de la Mer Rouge. Le fait nationaliste se retrouve chez l’un et l’autre courant. Beaucoup de chercheurs du monde arabe considèrent, encore aujourd’hui l’islamisation de l’Afrique, du moins dans leur manière de l’aborder, comme un processus d’arabisation, pour ne pas dire une rupture historique dans l’évolution politique et culturelle du continent. De leur côté, des intellectuels africains « nationalistes », nient soit l’apport de la culture arabe par le biais de l’islam ou cultivent, de manière irraisonnée un certain essentialisme puritain. C’est à dire qu’ils veulent, par tous les moyens, couper l’islam africain du reste de l’aire islamique en considérant l’islamisation comme une simple acculturation ou une perte d’identité.
S’ils s’affrontent par le contenu de leurs thèses, les chercheurs arabes et les intellectuels nationalistes africains se rapprochent par leurs dérives théoriques. D’une part, on voit un discours teinté d’arabisme qui nie toute présence antérieure de l’islam et partant de « civilisation » – dans leur acception- en Afrique noire, avant les conquêtes arabes et notamment marocaines. Ce discours mené, étonnamment, par des universitaires considère l’islamisation de l’Afrique noire comme son entrée dans l’Histoire.
Même s’il n’atteint pas le catégorisme d’un MaÎmûd Šâkir, le professeur MuÎammad Sa‘îd Çallâb laisse apparaître, dans son propos, l’influence des anciennes conceptions négatives sur le bilâd sûdân depuis un certain Ibn Khaldoun pourtant esprit éclairé de son époque. Evoquant l’islamisation de l’Afrique noire, l’universitaire égyptien affirme sans nuances « L’Afrique sera amenée à connaître l’un des plus grands événements – l’avènement de l’islam – qui l’ait jamais marquée si profondément à travers son histoire. C’est dire qu’une grande partie du continent s’adonnera, dès lors, à un nouveau processus historique débouchant sur autant l’adoption d’une nouvelle langue, l’arabe, que la conversion à une nouvelle religion, l’islam ».
Sur ce terrain on n’a cessé d’assiter à un renouveau nationaliste chez les intellectuels africains. Ce phénomène prit de l’ampleur surtout au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le thème de l’affirmation de l’identité culturelle africaine face au colonisateur devenait obsolète et qu’il fallait trouver maintenant les fondements d’une identité nationale à la base des jeunes Etats.
Rappelons l’attitude critique des historiens comme M. Sekene Cissoko, Djibril Tamsîr Niane et Cheikh Anta Diop par rapport au processus d’islamisation ou les entreprises militaires marocaines inscrites dans ce processus. Il faut ajouter à ce courant, celui de la négritude, qui nie tout apport arabe ou islamique dans l’édification de l’œuvre civilisationnelle noire africaine. Il écarte, du coup, les échanges ou les concessions mutuelles entre le dogme islamique tel qu’il est vécu et interprété en Afrique noire et les différentes cultures de cette dernière. Plus tard d’autres chercheurs adopteront une attitude plus modérée.
Tout en récusant l’idée que l’islamisation aurait introduit une rupture de taille dans la continuité de la civilisation traditionnelle africaine, ils reconnaissent cette sorte de symbiose entre les cultures africaines et les éléments du dogme islamique caractéristique de l’islam noir, cher à Vincent Monteil. L’un entre eux, Diasseny Dorank Assifat en arrive à la conclusion suivante : « L’islam et l’ontologie négro-africaine ont ainsi réagi l’un sur l’autre pour produire un champ culturel plus complexe ». Sharîf, va dans le même sens en soutenant que ni les tenants de la négritude ni ceux d’un “islam unitaire”, méconnaissant les spécificités de cette religion en Afrique noire, ne peuvent y prétendre à une explication objective du fait islamique.
Toute démarche théorique tentant d’isoler ce que les uns appellent “culture africaine” et les autres “culture arabo-islamique” est condamnée à mutiler la réalité qu’elle veut étudier. Exclure l’islam de la sphère culturelle en Afrique de l’Ouest revient à ôter à ces sociétés une marque fondamentale de leur identité depuis des siècles.
Contrairement à ce que prétendent les ultras de la négritude, les musulmans africains se sentent partie intégrante de la ‘Ummah islamique, adhèrent aujourd’hui à toutes les organisations panislamiques internationales et accèdent aux réseaux de solidarité basés sur l’islam. De plus, ils se sont servis de l’islam comme étendard identitaire pour s’opposer à la domination coloniale, à travers les confréries et leurs chefs charismatiques. Certes nous ne pourrons pas aller jusqu’aux affirmations de ¡abir Šarif considérant l’islam comme le seul “lien social et civilisationnel” pouvant réunir la majorité des ouest-africains. Mais, aussi, la vision des partisans de la négritude limiterait les possibilités d’approche des rapports entre les Africains et l’islam.
Néanmoins, comme le dit ¡abir Šarif lui-même, “le fait islamique est, à jamais, inscrit dans le quotidien et le rapport de l’africain (musulman) au monde” au point qu’il serait difficile, dans ce contexte, de distinguer ou séparer ce qui est “purement” africain de ce qui est “islamique par essence”. De ce point de vue, il rejoint, parfaitement, Diasseny Dorank dans son idée de symbiose et certains africanistes, plus proches de nos positions, dans la notion d’adaptation sociologique.
Le débat sur l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest et du Sénégal, en particulier, ne saurait se limiter à une simple confrontation d’arguments historiques. Même si ces derniers peuvent aider à mieux cerner la question, ils ne peuvent, cependant, l’épuiser. Derrière les grands événements décrits par l’histoire ou l’historiographie officielle, il y a eu d’autres faits, certes moins marquants, mais plus constants et constitutifs de la mémoire collective de ces peuples.
A part les récits encore entretenus par les griots concernant ces entreprises conquérantes, le débat historique voire sociologique sur l’islamisation est resté l’apanage des intellectuels ou des chercheurs spécialisés. Ainsi, à force de focaliser l’attention sur ce débat et les données historiques et sociologiques accaparées par les spécialistes, on a tendance à passer à côté des autres constructions et explications des facteurs d’islamisation.
– Ibn Abî Zar’ : Al-anîs al-MuÔrib; pp 124-128, Rabat 1936.
– al-TAMIMI Abdeljalîl : Les dimensions civilisationnelles des relations contemporaines entre le Maghreb et l’Afrique, p53 in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO, 1988. Pp 49-56. – al-TAMIMI , ibid p53. – As-Sa’dî : Târîkh as-Sûdân , pp 51-65.
Kizerbo J , ibid p198
– ¡abir Šarif K. ; ibid p235.