Archive de la catégorie ‘ISLAMOLOGIE’

Africains Musulmans et questions internationales : La partie invisible du débat avec Tariq Ramadan

Lundi 1 septembre 2014

Par Dr. Bakary SAMBE 

Pour mieux comprendre ce débat, il faut vraiment retourner à l’origine des divergences avec Tariq Ramadan. Tout est parti de ma critique sur sa prise de position sur ce qu’il appelle  » l’impérialisme français » dans l’intervention au Mali. Je lui suggérais simplement d’ajouter à cette critique de l’intervention des forces étrangères en Afrique, la dimension du « paternalisme arabe ». En fait les pays et organisations arabes ont tendance à considérer les musulmans africains comme des maillons faibles de la oummah qu’il faut islamiser malgré le passé « islamique » depuis le Moyen-Age.

Parfois, cela cause de nombreux problèmes parce qu’en voulant « islamiser » les Africains ils s’appuient sur des mouvements salafistes et wahhabites qui disent vouloir purifier l’islam comme ce fut le cas avec la destruction des mausolées de Tombouctou lors de l’occupation djihadiste dans le Nord du Mali. Voici le lien de ce débat antérieur : http://www.lescahiersdelislam.fr/Occupation-du-Nord-Mali-L-autre-vrai-paternalisme-occulte-par-Tariq-Ramadan_a208.html

J’ai eu à m’expliquer sur cette question avec Monsieur Ramadan lors du Forum Social Mondial en Tunisie où je l’appelais à assumer ses responsabilités car sa parole était écoutée dans le monde musulman pour que cette image de l’africain toujours considéré comme sous-musulman dans le monde arabe change enfin.

Je pense qu’il n’a jamais supporté cette critique et surtout la contestation de sa parole sur l’islam venant, en plus, d’un africain (toujours un musulman inférieur en rang et en dignité). Au lieu de prendre cette critique avec humilité de la part d’un collègue africain qui ne lui veut aucun mal, Monsieur Ramadan est venu au Sénégal pour dire sur la chaîne de télévision publique sénégalaise que je le critiquais simplement pour devenir célèbre. Voir le lien de ce débat : http://senegal.afrix.net/2013/07/11/mise-au-point-de-bakary-sambe-cher-monsieur-ramadan-la-diffamation-est-aussi-contraire-a-lislam-et-a-lethique/

Sur le débat à propos de la crise israélo-palestinienne :

Sur le débat télévisé, j’avais une posture difficile en ayant prôné le dialogue malgré l’ampleur de la violence. Ma position sur le dialogue est motivée par le fait que le dialogue ne soit pas pour moi l’apanage des peureux ou des lâches mais une responsabilité des braves.

Dans cette perspective, j’ai soutenu depuis le début de la crise qu’il serait important de renforcer le camp de la paix incarné par le Fatah et ses soutiens. Dès le début de la crise dans tous les médias sénégalais j’ai critiqué tout d’abord l’attitude inacceptable d’Israel qui tue, massacre et viole le droit international sous le regard spectateur de la communauté internationale perdant de plus en plus de crédibilité et faisant du « deux poids deux mesures » sur les valeurs qu’elle veut incarner comme la justice et la démocratie à travers le monde.

J’ai critiqué y compris sur le plateau de télévision, l’attitude des extrémistes des deux bords en commençant par ceux de la droite du Likoud comme Netanyahu, Libermann, Tzipi Livni qui n’encouragent pas la paix et ont incarné un bellicisme qui a plongé le Proche-Orient dans le chaos actuel. Ils ont assassiné la paix et l’esprit du dialogue. Mais j’ai aussi critiqué Khaled Meshaal et les caciques du Hamas qui n’aident pas toujours la cause palestinienne et y jettent un certain discrédit en usant de la violence et en repoussant le dialogue alors que je suis sûr que nos frères palestiniens ont besoin de plus de paix que de guerre ! J’ai dit aussi que certains pays arabes ont surtout instrumentalisé la question palestinienne et ont causé beaucoup de tort aux palestiniens en se servant de leur cause juste plus qu’ils ne la servent !

C’est surtout ma critique des idéologies telles que le salafisme et les tentatives d’exportation en Afrique par des pays et organisations arabes qui dérange, je crois.

L’islam tel que vécu traditionnellement en Afrique avait jusqu’ici permis de garder un compromis social aujourd’hui largement menacé par les idéologies djihadistes comme nous l’avons vu au Nord du Mali et au Nigeria.

Mais encore une fois, au lieu de rester sur la thématique du débat, Monsieur Ramadan dévié en voulant régler des polémiques antérieures telles que ma critique sur sa position au Mali. Avant même le début du débat télévisé, il m’a interpellé en me disant : « c’est vous qui écrivez les articles contre moi ? » Pour dire qu’il était bien parti pour régler son compte à cet Africain qui a osé remettre en question sa parole sur l’islam !

C’était une anormalité qu’il ne pouvait digérer. Mais je ne garde rien contre lui ni n’entre jamais dans la logique d’attaques dont il est parfois injustement victime. Ce qui me choque aujourd’hui, c’est qu’il a profité de mes positions sur la politique des pays et organisations arabes en Afrique (paternalisme religieux) pour me présenter comme un anti-arabe, ses partisans même me prennent pour un pro-israélien alors que j’ai fermement condamné les massacres perpétrés contre les palestiniens dès le début du débat.

Je le sais avec un peu plus de recul et au vu des réactions d’incompréhension sur ma position : il était difficile de tenir un langage de raison à un moment où les esprits étaient surchauffés et les cœurs pleins d’émotion. Je ne regrette rien d’avoir appelé à la paix mais avec le camp de la paix et à critiquer les extrémistes de tous bords qui ne servent pas la paix qu’ils soient israéliens ou palestiniens.

J’ai l’esprit tranquille dans le sens où je n’ai jamais cautionné la politique de massacre et de tuerie qui est celle du gouvernement israélien mais aussi parce que j’ai le courage de dire à nos amis arabes que la solution se trouve dans le dialogue et que l’esprit va-t-en-guerre fait le jeu des ultra-radicaux du Likoud et du Hamas ! Toutefois je reconnais bien David de Goliath !

Pour rassurer les collègues et amis qui se sont beaucoup soucié de l’image diabolisant que Tariq Ramadan a voulu donner de moi (peut-être qu’on ne se connaît pas encore bien !), ma position que j’avais du mal à défendre à cause du temps médiatique qui ne laisse pas faire des démonstrations, se résume en trois points :

1- Condamnation ferme des exactions israéliennes (voir ma prise de position dès le début comme le premier intellectuel sénégalais qui s’est exprimé sur l’attitude inacceptable d’Israel en termes de violation du droit international et du droit international humanitaire : http://www.dakaractu.com/Entretien-Gaza-L-usage-disproportionne-de-la-force-par-Israel-en-flagrante-violation-du-droit-international-est-source_a70409.html

2- Je suis pour le dialogue et pour cela il faut favoriser le camp de la paix incarné par le Fatah et Mahmoud Abbas: si on laisse les extrémistes du Likoud et ceux du Hamas gérer la situation il n’y aura jamais de paix (au passage, c’est pourquoi, j’ai refusé qu’on compare Nelson Mandela au Hamas).

3- J’ai souligné la solidarité entre Africains et arabes mais je refuse toute forme de paternalisme et d’exportations d’idéologies niant la possibilité aux africains de vivre l’islam selon leurs réalités, comme je l’avais souligné en mars 2013 lors d’un autre débat avec Ramadan à Tunis http://en.qantara.de/content/interview-with-bakary-sambe-in-the-arab-world-we-africans-are-viewed-as-inferior-muslims

Tout est parti de ma critique sur les Frères musulmans quand j’ai expliqué que c’était certes un parti politique mais pas « ordinaire » ayant comme emblème deux sabres croisés et marqué en bas « Préparez-vous » http://www.dakaractu.com/Dr-Bakary-SAMBE-UGB-a-Tariq-Ramadan-Comparer-Nelson-Mandela-au-Hamas-est-une-insulte-a-sa-memoire_a72017.html

C’est par la suite que Tariq Ramadan m’a traité « d’esprit colonisé » en arguant que je tirais mon discours de Paris ou de Washington. Je n’ai pas compris cette attitude qui finalement ne m’a guère blessé surtout venant de quelqu’un qui, après avoir loyalement servi Tony Blair comme conseiller ns’est livré dans les bras de Shaykha Muza et du Qatar. soit !

Ma réponse à la fin du débat était que je m’inspirais surtout de Cheikh Ahmadou Bamba, Cheikh Ek Hadji Malick et de Cheikh Moussa Camara dans ma critique du djihadisme et de la violence au nom de l’islam, pour réaffirmer qu’en Afrique, nous avons des ressources pertinentes sur le discours religieux islamique et qu’on n’avait pas besoin d’être des musulmans sous tutelle.

Je crois même qu’au nom de la solidarité avec nos amis arabes, ils pourraient être invités à s’inspirer des réussites de l’expérience africaine de l’islam en termes d’harmonisation entre réalités sociales et principes religieux que j’appelle « assimilation critique de l’islam » et surtout de cohabitation pacifique tout en étant conscients de nos échecs respectifs.

Dr. Bakary Sambe Head of Observatory on Religious Radicalism and Conflicts in Africa

Center for the Study of Religions Gaston Berger University

www.cer-ugb.net

bakary.sambe@gmail.com

Lyon to Host Conference on « Islam & Religious Revival »

Dimanche 9 janvier 2011

source : icro.ir

The Grand Mosque of Lyon, France, organized a conference titled « Islam & Religious Revival » on Thursday, December 16.

According to IQNA the conference was organized by Dr. Bakary Sambe and Pr. Christian Lochon. Bakary Sambe, a Doctor of Political Sciences and an expert of international relations.

He is also post-graduated in the field of the Arabic language. Recently, he has published the book « Islam and Diplomacy ». Christian Lochon, who teaches at Ghazali Institute in France, was among the speakers. He majors in Islamic sciences and trains seminarian students.

The event aimed to analyze how Islam has contributed to the French society on one hand, and examine the current situation of Muslims in France, according to « mosquee-lyon » news website.

« As it has proven to answer complicated questions during recent years, Islam is evolving naturally all over the country, » it says.

Symposium sur le Soufisme en Afrique: L’Afrique peut proposer une alternative au monde musulman, selon Bakary Sambe

Vendredi 31 décembre 2010

Source: Walfadjri

L’Union des jeunesses musulmanes du Sénégal (Ujms) compte s’adosser au soufisme pour reconstruire un islam enraciné dans ses valeurs, mais ouvert au monde. Dans cette optique, la jeunesse, fer de lance de la religion, est naturellement au cœur des préoccupations. D’où l’urgence pour elle d’être bien orientée et bien formée. Et elle est la justification des journées culturelles sur le soufisme organisées en ce week-end de Noël à Saly Portudal.
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Le séminaire qui a réuni deux jours durant une trentaine d’associations et des personnes ressources, s’est penché sur quatre sous-thèmes susceptibles de redonner au soufisme toutes ses lettres de noblesse dans la vie islamique. Les préoccupations de la jeunesse musulmane ont été bien exposées à travers deux communications : ‘Le besoin de la jeune génération à une éducation spirituelle’ et ‘le rôle du soufisme dans l’éducation et la sensibilisation de la jeunesse’. ‘Le soufisme au Sénégal’, ‘le soufisme sunnite’, ont été les autres communications.

Dans sa déclaration introductive, le Dr Bacary Samb, spécialiste de l’Islam et des minorités en Europe, a rappelé l’essence du soufisme et son importance à l’heure de la mondialisation. ’Le soufisme est une quête spirituelle vers Dieu, c’est une manière de se détourner des biens d’ici-bas et de se consacrer au culte du Tout-Puissant. Mais c’est aussi quelque chose qui reflète l’amour du prochain, la tolérance, l’harmonie, contrairement à l’image que l’on veut donner à l’Islam à travers le monde’, a-t-il dit.

’Au moment où on parle de perte des valeurs, de déviation, dans un contexte de mondialisation sauvage, le soufisme nous permettra, nous jeunes africains, de revenir à nos valeurs fondamentales et nous affirmer en tant qu’alternative et de dire au monde musulman que l’Afrique est là et qu’elle ne sera plus un continent où on continuera de consommer des idéologies, mais qu’elle va plutôt proposer des alternatives pour montrer que l’Islam n’est ni une religion de terrorisme, ni d’intolérance, ni de violence’, a-t-il ajouté.

Islamisme radical et violence :’Il faut balayer devant notre porte’ -Entretien avec Abdelwahab Meddeb

Vendredi 15 janvier 2010

Islamisme radical et violence : »‘Il faut balayer devant notre porte’ »

(Source: Portail de l’Unesco)


L’écrivain et poète tunisien revient sur la généalogie de l’intégrisme islamique. Aujourd’hui, il voit dans l’autocritique le plus sûr moyen de sortir le monde musulman de la crise morale et politique où il s’enfonce.     


Pensez-vous que les attentats commis par des islamistes soient un phénomène religieux ou le symptôme de la frustration politique des musulmans ?

Le mouvement intégriste est doublement alimenté. C’est à la fois un mouvement insurrectionnel, révolutionnaire, et un phénomène qui se nourrit d’éléments puisés dans l’histoire et la tradition islamiques. Toutefois, on ne peut pas dire que les attentats soient un phénomène religieux. L’utilisation du suicide, au nom de la politique ou de la religion pour tuer aveuglément n’a jamais existé dans l’islam, jamais. Certains prétendent le contraire en rappelant les attentats perpétrés par les Ismaéliens au Moyen-Âge. Or, ce phénomène est très particulier : il s’agissait d’attaques contre l’autorité sunnite venant d’un mouvement millénariste chiite ; d’autre part, les Ismaéliens pratiquaient l’assassinat politique de manière ciblée, sans jamais toucher aux civils. Ils visaient leurs ennemis, des théologiens ou des représentants de l’autorité. Non, ce qui se passe aujourd’hui est plutôt à rapprocher du mouvement nihiliste occidental.

C’est-à-dire ?

Ce mouvement a commencé avec les anarchistes au XIXe siècle. Il a été illustré par Dostoïevski dans les Possédés. Il puisait ses adeptes dans les milieux de la frustration. L’écrivain italien Solmi a montré que le révolutionnaire type naît dans les sphères semi-intellectuelles : il s’agit souvent d’instituteurs, c’est-à-dire de prétendants intellectuels qui n’ont pas les moyens d’être reconnus. C’est également chez les semi-lettrés que se recrutent les terroristes musulmans. Avec la démographie et la démocratisation d’un enseignement médiocre, ces semi-lettrés constituent une immense masse rongée par le ressentiment. Nombre de musulmans ne supportent pas l’état de faiblesse qui est le leur et qui leur a été révélé depuis Bonaparte. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l’islam n’a pas trouvé les moyens de riposter à l’hégémonie occidentale. De nos jours, nombreux sont ceux qui se sentent tellement impuissants face à l’hyper-puissance américaine que la violence sacrificielle leur apparaît comme la seule réponse.

Vous dites dans votre livre La Maladie de l’islam que cette religion est, plus qu’une autre, un terreau fertile pour l’intégrisme. Pourquoi ?

Il est vrai que le radicalisme qui prêche le takfir (l’excommunication) est né avec la première secte de l’islam, les kharidjites, dès le VIIe siècle. Il est vrai aussi qu’un violent débat est né dès la deuxième génération de musulmans et qu’il s’est souvent soldé par des affrontements armés entre les littéralistes et les allégoristes, c’est-à-dire ceux qui ne voyaient dans le Coran qu’un sens unique et ceux qui le lisaient dans l’ambivalence du sens, ce qui réclame l’interprétation. Toutefois, ce débat n’est pas propre à l’islam ; il traverse toutes les religions.

Tout système engendre une maladie. Si les chrétiens se portent mieux que les autres de nos jours, c’est qu’ils ont passé des siècles à dénoncer la maladie du christianisme. Tout ce qui s’est fait de neuf dans la tradition occidentale après le Moyen-Âge s’est construit dans la critique de la religion, contre soi et non pas avec soi. D’Érasme à Schopenhauer, en passant par Voltaire, Nietzsche et Kierkegaard, nombre de penseurs ont dénoncé les maux du christianisme. Ils en ont démonté les ressorts et les illusions.

Le problème, c’est qu’en islam, ce travail critique est à peine amorcé. Même des musulmans éclairés ne supportent pas qu’on applique à leur croyance la métaphore de la maladie : c’est pour cela que le titre de mon livre en arabe a été modifié (voir encadré). Cependant, depuis les attentats de Ryad et de Casablanca en mai 2003, cette métaphore commence à se retrouver jusque chez des théologiens. Bien entendu, je ne dis pas que d’autres religions n’auraient pas besoin du même examen de conscience. Mais ce n’est pas à moi d’écrire sur la maladie du judaïsme ou sur celle du puritanisme protestant. Je préfère balayer devant ma porte.

Pouvez-vous rappeler comment s’est construite l’idéologie intégriste musulmane ?

Cette idéologie procède d’une combinaison de trois éléments. Il faut chercher le premier dans la lettre même du Coran. Il y a par exemple ce fameux « verset de l’épée », qui ordonne de pourchasser et de tuer tous les polythéistes. Selon les intégristes, ce verset annule toutes les nuances de tolérance contenues dans le Coran.

Le deuxième élément renvoie au courant de pensée littéraliste qui s’est développé au fil des siècles. Il s’est incarné de façon spectaculaire dans le fondateur de l’une des quatre écoles orthodoxes de l’islam, Ibn Hanbal (780-855). Ce théologien né à Bagdad a combattu les mu’tazilites, c’est-à-dire le courant rationaliste soutenu par le pouvoir de Bagdad au IXe siècle. Il a d’ailleurs été mis en prison et persécuté pour ses idées rigoristes. Après sa mort, ses disciples ont radicalisé sa pensée. Par exemple, les intégristes actuels, qui se réclament du hanbalisme, usent abondamment du takfir, alors qu’Ibn Hanbal lui-même récusait cette notion.

Le deuxième homme clé de ce courant traditionaliste, c’est le penseur hanbalite Ibn Taymiyya (1263-1328). A côté d’une œuvre monumentale, il a écrit un petit livre intitulé As-siyassa ash-Shar’ia (« la politique au nom de la loi divine »), qui constitue le bréviaire de l’intégriste. A son époque, Ibn Taymiyya a été critiqué, y compris au sein de l’école hanbalite, et a passé une partie de sa vie en prison. Mais aujourd’hui, il est une référence centrale pour les intégristes.

Le troisième pilier de l’idéologie intégriste s’appelle Ibn Abd Al Wahhab, qui voulait le retour à la lettre la plus radicale. Ce Saoudien, reprenant la théorie d’Ibn Taymiyya, refusait toute forme d’intercession entre Dieu et les hommes. C’est à lui que l’on doit la disparition de toutes les tombes de saints en Arabie et la destruction des rites propres au soufisme populaire, très riches d’un point de vue anthropologique. Les idées d’Ibn Abd Al Wahhab (1703-1792) ont été décriées de son vivant, avant de devenir la doctrine officielle de l’Arabie saoudite.

Et quelles sont les causes externes de l’intégrisme ?

Elles remontent à l’expédition de Bonaparte en Égypte, au choc de la rencontre avec l’Occident. Les peuples du Moyen-Orient découvrent que l’Europe est puissante et qu’ils occupent désormais la place du faible. La première réaction, qui s’est manifestée vers 1830, a été le projet de modernisation de l’Égypte de Mohamed Ali. L’intellectuel Rifaa Al Tahtawi (1801-1874) représente ce mouvement de pensée. Il entreprend tout un travail de traduction de manuels scientifiques. Dans le domaine théologico-politique, les cheikhs Al Afghani (1838-1897) et Mohammed Abduh (1849-1905) vont ensuite créer ce qu’on appelle la salafiya, une sorte de fondamentalisme, qu’il ne faut pas confondre avec l’intégrisme.

Quelle est la différence entre intégrisme et fondamentalisme ?

Afghani et Abduh ont été défaits historiquement mais leur démarche était plus ouverte. Que cherchaient-ils ? Ils voulaient revenir aux fondements de l’islam pour les adapter de manière à reconstruire les sociétés musulmanes en tenant compte de l’apport occidental, à savoir la démocratie et le parlementarisme. Leur projet était d’utiliser ces concepts pour lutter contre l’emprise coloniale et le despotisme local. D’ailleurs, leur lieu de réunion au Caire était le café Al Barlaman (le Parlement).

Comment est-on passé de ce fondamentalisme moderniste à l’intégrisme ?

Par glissements progressifs. Dans la descendance de ce fondamentalisme, il y a un chaînon intermédiaire qui est Rachid Ridha (1865-1935). Cet homme commence par reprendre les idées de Abduh et par critiquer le wahhabisme, qui fait parler de lui au début du XXe siècle et finira par s’imposer en Arabie en 1932. Mais à la fin de sa vie, Ridha change de direction et écrit un texte favorable au wahhabisme, qui n’est pas seulement opportuniste. Il signale l’évolution de l’homme, à une époque de conquête coloniale qui voit la montée de l’anti-occidentalisme.

C’est donc dans les années 1920 qu’est né l’intégrisme…

Oui, avec l’élève de Rachid Ridha, Hassan Al Banna (1906-1949), resté célèbre pour avoir créé les Frères musulmans en Egypte en 1928. On passe alors à un anti-occidentalisme virulent. La démocratie est présentée comme une supercherie et une idéologie de domination. Si elle existait, dit Hassan Al Banna, comment pourrait-il y avoir du colonialisme ? Il en conclut que les pays musulmans n’ont pas besoin de l’Occident mais, plutôt, de rénover leur système politique par leurs moyens propres. On passe donc, si l’on veut, d’un mot d’ordre qui appelait à la modernisation de l’islam à un autre, qui prêche l’islamisation de la modernité. Par exemple, au lieu de défendre le système parlementaire, on s’appuie sur le Coran, on en extrait le mot choura pour le substituer au mot barlaman. Or, la choura n’a rien à voir avec le parlementarisme : elle n’est pas fondée sur l’élection et l’égalité ; il s’agit d’une simple instance de consultation, qui guide le prince dans ses décisions.

Comment ces idées ont-elles été accueillies ?

Dans un premier temps, les Frères musulmans ont fait l’expérience de la répression, du despotisme nationaliste, de l’émergence post-coloniale de l’État totalitaire. Dans la tradition, le despotisme s’exerçait dans le cadre de l’État minimum. Mais à l’âge de la technique, on est passé à l’État maximum dans tous les pays arabes, où le modèle du parti-État a triomphé. Et les intégristes ont gagné du terrain au fur et à mesure que ce modèle a trouvé ses limites. Ils ont bénéficié de l’échec du nationalisme arabe, de la défaite de 1967 contre Israël, de l’échec du développement et de l’élimination de toute forme d’expression politique. Un élément nouveau est intervenu avec la montée en puissance du pouvoir saoudien après le choc pétrolier de 1973.

Les pétrodollars ont alors aidé à la diffusion spectaculaire d’un islam rigoriste fondé sur la seule orthopraxie : la stricte observance du culte est devenue la base de la censure sociale et a effacé les pratiques locales au profit d’un islam uniformisé.

Mais comment en est-on arrivé à la dérive terroriste ?

Avec la fin du nassérisme et l’arrivée de Sadate au pouvoir en Égypte, on a assisté à une migration d’Egyptiens semi-lettrés en Arabie saoudite, où les idées des Frères musulmans se sont mariées avec le wahhabisme. Puis il y a eu une deuxième rencontre, explosive, en Afghanistan : c’est la jonction égypto-saoudo-pakistanaise dans le cadre du djihad, tel qu’il était orchestré et encadré par les États-Unis pour lutter contre l’invasion soviétique. Vous connaissez la suite.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Aujourd’hui, le monde musulman est en situation de guerre civile. Mais tout un corpus d’œuvres critiques est en train de se constituer. En France, la révolution de 1789 a été précédée par deux siècles de travail intellectuel.

Actuellement, dans la violence de l’histoire, la pensée critique s’étend, notamment dans le monde chiite. En Iran, le concept de vilayat e-faqih1 introduit par Khomeiny est théologiquement critiqué. En Iraq, l’idée d’un califat spirituel, qui suppose une séparation du religieux et du politique, semble prendre corps dans la majorité chiite. Quant à l’Arabie saoudite, si elle ne veut pas imploser, elle va devoir résoudre la contradiction entre son discours religieux qui conduit à l’anti-occidentalisme et son alliance géopolitique avec les États-Unis.

Et les opinions publiques, de quel côté penchent-elles ?
Depuis les années 70, un intégrisme diffus s’est développé dans les sociétés arabo-musulmanes. Mais on assiste peut-être aujourd’hui au début du reflux. Les attentats perpétrés dans plusieurs pays musulmans ont été reçus comme un choc par les opinions. L’enjeu maintenant, c’est de séparer l’islam de l’islamisme. Il faut agir pour que l’islam participe à la guerre contre l’intégrisme.

1.Théorie qui fonde la théocratie chiite iranienne et fait de l’imam suprême le représentant de Dieu sur Terre.  

La Tijaniyya mal interprétée par Jilali Al Adnani (dans son ouvrage « la Tijaniyya et ses origines au Maghreb »)

Dimanche 27 décembre 2009

La Tijaniyya  mal interprétée par  Jilali  Al Adnani 

(dans son ouvrage « la Tijaniyya et ses origines au Maghreb »)

Par Pr. Abdelaziz Benabdallah 

La vérité, sciemment recherchée, est d’autant plus crédible que les références, dont elle émane, sont diversifiées et concordantes. Toute idée fixe, tendant dès le départ,  à se conforter et se corroborer, coûte que coûte, risque déviation et aberrance.

Quand il s’agit d une étude à base de sondage et de confrontation, sur un plan aussi versatile que le soufisme, le risque est sûr, surtout si le chercheur, plus ou moins profane, affronte des cas qui prêtent à confusion.

Jilali El Al Adnani, vient de publier un ouvrage sur « 
la Tijaniyya et ses origines au Maghreb ». Tout en paraissant de bonne foi a priori, dans son cheminement, ses interprétations hâtives semblent, pour le moins, surprenantes.

Le lecteur se sent, alors, perplexe, quant il constate que le promoteur de cette étude, va très loin, en voyant, même dans « le retour du Cheikh Ahmed Tijani (fondateur de
la Tarîqa portant son nom), aux origines de l’Islam », « une stratégie », pour confondre, à la fois, ses sympathisants et ses adversaires.

On a l’impression, en l’occurrence, d’être vis-à-vis d’un tissu de contradictions, motivées par un  désir flagrant de mettre en corrélation ce qu’il appelle « les colorations doctrinaires et la position politique », d’une part, et « la propagande française, précédant la conquête militaire », d’autre part.

De là à prétendre et à laisser penser à une entente préalable avec le colonisateur, il n’y a qu’un pas vite franchi ; Néanmoins, Jilali se sent, parfois gêné, «  par les points qui restent obscurs et les images stéréotypées », qui brouillent toute analyse. Il croit pouvoir résoudre ce problème de tiraillement entre les sources, en se référant aux « archives du fonds du gouvernement général de l Algérie ».

Il essaie, d’abord, de détecter les sources arabes pour « dégager les versions différentes de la fondation et de l évolution de Tijaniyya ainsi que ses principes doctrinaux ».

Jilali cite les sources qu’il qualifie d’anciennes , telles que « Jawaheer el Maani » de Sidi Harazim Berrada (mort en 1803) , « El Jamiî » d’Ibn el Mechri (mort en 1809) , « Al Ifadha el Ahmadia » de Sidi Taïeb as-Sûfiani (mort en 1843-4) ; ce dernier  ouvrage est un code de (hikam) recueillies par son auteur auprès de son maître Sidi Ahmed Tijani , code qu’il sema d’impressions personnelles , que Si Sûfiani aurait capté de certains comportements du Cheikh, ou d’un certain intermédiaire.  Des khalifes du Cheikh, strictement attachés aux propos réels  de Sidi ahmed Tijani, tels que Sidi Larbi ben Sayeh, Sidi Akensûs, et l’égyptien Sidi Mohammed el Hafidh,  n’en retiennent que les dires réels du Cheikh.

Jilali  revient ensuite , à des « écrits (dits) tardifs » qui sont , dit-il « le cadre d’une politique concernant la doctrine de la confrérie et qui essaient d’éclairer les premiers » ; ceux–ci sont constitués , souligne-t-il – par un courant où figurent Akensûs (mort en 1877) , Al Arbi Ibn Sayeh (mort en 1892) et Skirej (mort en 1944) , « suivis par un autre courant qui rejettera en bloc certaines idées consignées dans les premiers écrits tijanis » ; « ce dernier courant serait selon Jilali , représenté par des tijanis égyptiens ». Il entend par cette allusion l’éminent Alem Mohammed el Hafidh, moqaddem de
la Zaouiya du Caire, mort, il y a moins de deux décennies.

Or, les écrits de ces personnages éminents de
la Tarîqa Tijaniyya, ne font que réitérer, de bout en bout, dans leurs différents ouvrages, les éloges et les qualités sublimes de Cheikh Sidi Ahmed Tijani. Il est vrai que Jilali n’a pas manqué, de critiquer  un des adversaires du Cheikh, entre autres, le hagiographe Abou al-Qassim az-Zayani (mort en 1830) « dont le témoignage ne peut en aucun cas , être recevable ; car , pour faire connaître les fondements et les écrits de
la Tijaniyya , il n’a fait que coller des étiquettes à cette confrérie » ; de même, reprend-il – « Akensûs , pourtant Tijani , n’a pas mentionné
la Tijaniyya, dans son ouvrage « al Jaïch al Aramram » et n’a rendu aucun hommage à Ahmed Tijani ». Il justifie ce silence, en précisant que cette discrétion peut s’expliquer par une contrainte politico-religieuse, car l’ouvrage est rédigé sur ordre du sultan Moulay Mohammed IV (mort en 1873), proche de
la Nassiriya et de
la Qadiriya.

Mais, l’auteur omet de citer les autres ouvrages d’Akensûs et des autres Tijanis, où ils se placent en fidèles disciples et défenseurs du Cheikh et de
la Tarîqa. La même omission est relevée,  quand il  présente Sidi Mohammed el Ghâli (mort en 1839), un des premiers disciples du Cheikh, comme adversaire de
la Tijaniyya ; il ne parle guère de son disciple Omar el Fouty, qui ne manque pas de citer, à plusieurs reprises dans son ouvrage, « Er-Rimah », Sidi El-Ghâli comme fervent khalife, qui ne cesse de proclamer son attachement indélébile au Cheikh Tijani.

Quant au moqaddem égyptien, ses divers écrits sont des témoignages probants de son attachement indéfectible à
la Tarîqa et à son promoteur.

A défaut de sources arabes crédibles, comme il le prétend, Jilali se réfère aux sources coloniales françaises, notamment « les rapports semestriels issus des Bureaux Arabes, et aux archives du Gouverneur Général d’Algérie, ainsi qu’aux autres archives inédites.

Il fait parler (p.9) des documents du Centre des Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence.

Pour lui donc, « les sources coloniales restent la source fondamentale sur l’histoire de
la Tijaniyya » (p.21).

Viennent ensuite, les premiers écrits français consacrés à
la Tijaniyya ; il cite entre autres l’ouvrage de E. De Neveu, sur les (Khouans – 2ème édition 1846, Paris Imp. A. Guyot), « qui a pris appui I. Rinn, dans son ouvrage « Marabouts et Khouans », dont les sources orales, sont les seules références, en sus des rapports coloniaux.

Le caractère colonial est ainsi, bien marqué, dans ces deux ouvrages et autres, comme ceux de Ch. Brosselard et Depont, « rédigés sur l’injonction de J. Cambon, représentant du ministre français de l’Intérieur », pour mener une conquête morale, la conquête militaire et économique, ayant été faite ».

Rinn était le conseiller de Cambon et chef du Service Central des Affaires Indigènes en 1880.  « Son autre ouvrage publié en 1884,  coïncida avec une politique musulmane française, orientée vers la conquête de l’Afrique de l’Ouest ; et Jilali d’ajouter, parlant de Rinn, qui « fut sans doute, le théoricien de l’idée d’une Tijaniyya nationale ou le noyau d’une véritable église algérienne ».

Cet amalgame, qui tend à créer une histoire dirigée par l’armée, est pourtant, semé d’incorrections que Rinn  essaie de rectifier, dans l’édition  de 1884, devenant alors, flagrantes.

D’ailleurs, Depont et Coppolani « exécutèrent sur l’ordre de Rinn, l’enquête qui aboutit à l’ouvrage « les Confréries Religieuse Musulmanes ». De Neveu fut le premier à émettre l’idée que
la Rahmania était « un ordre national »(les Khouans p.120), idée qui allait être développée par Rinn et ses deux collègues, pour
la Tijaniyya.

Jilali crut devoir ajouter que cette idée tend à éliminer toute originalité Tijanie, en dehors de l’Algérie ;  « De Neveu est présenté alors, comme le seul à s’approprier la version des Tijanis Algériens, concernant le séjour d’Ahmed à Fès » (p.22).

La Rahmaniya  est une branche algérienne de la confrérie Khalwatiya, dont le fondateur est Abd-ar-Rahman Al Azhari (1208h – 1793). Or, pour marquer la corrélation entre les deux, les historiographes coloniaux, comme G. Draque (connu sous le nom de colonel Spellemen, auteur d’un ouvrage « Esquisse d’histoire religieuse du Maroc »), rattachent 
la Tijaniyya à
la Khalwatiya.

D’autres historiographes français, sont moins tendancieux, comme P.J. André, qui précise, dans son ouvrage (l’Islam Noir – 1924 p.59) que « 
la Tijaniyya est née de l’effort personnel d’Ahmed » (p.25). De là, ce tiraillement actuel qui perdure, en conflit, entre les deux frères, l’Algérie et le Royaume du Maroc.

Dans d’autres chapitres de son ouvrage, Jilali soulève d’autres problèmes, pour conforter la thèse coloniale, en semant le doute sur tout ce qui  a été élaboré dans les sources tijanies. Il croit devoir remettre en question des propos émis par le voyageur Al-Ayyachi dans sa Rihla, concernant l’enracinement du savoir dans la famille des Tijanis à Aïn Mâdi. « Nos investigations, suggère-t-il, ont démenti cette affirmation (p.46). En relatant la suprématie des juristes, dans cette localité, il nia tout charisme aux ancêtres de Sidi Ahmed Tijani. Poursuivant ses diffamations effrénées, Jilali essaie de corroborer, coûte que coûte, certains actes incontrôlables, indignes des Tijanis d’Aïn Mâdi. Il cite, entre autres, une soi-disant lettre adressée au gouverneur Général d’Algérie, par celui qu’il appelle Ahmed II (c’est-à dire Sidi Ahmed Ammar, petit fils de Sidi Ahmed).

Se référant toujours à des sources coloniales, pour étayer se calomnies, il se fie aux allégations du Chef de Bureau de Tiaret, qui prétend que le Cheikh Sidi Ahmed « ne se livrait pas à la méditation et à la prière » mais «  se donnait, plutôt à l’alchimie »  «pour fabriquer la fausse monnaie. »

Jilali ose rapporter  les propos d’un autre écrivain colonial, A. Voisin auteur (de
la Zawiyya  Tijaniyya de Guemar), qui parle d’un voyage imaginaire du Cheikh Tijani au Yemen et en Turquie. « Il serait intéressant , dit-il encore –  de savoir si l’installation d’Ahmed à Fès , a été motivée par l’importance  qu’occupe cette ville dans l’itinéraire d’Ibn Arabi, ville où celui-ci rencontra en (595h – 1198) le Sceau des Saints , dont il omit le nom ( al Foutouhât el Makkiyya, T.I p.60).

Cette citation tend à nier toute ouverture spirituelle du Cheikh, qui a été, pourtant, confirmée, dans ses détails, par des écrivains non-tijanis, dont le grand historiographe Mohammed el Kettani,  dans « sa Salwat el Anfâs T. I p. 377). Selon Jilali (p.77), « Ahmed qui tire son nom d’une alliance matrimoniale berbère, se réclame d’une ascendance chérifienne. »  La même  accusation est portée à l’encontre du Cheikh el Kamil, Sidi Mhammed Ben Aïssa, chef des Aïssawa, d’Al-Jazouli, symbole de la confrérie Chadhiliyya- Jazouliyya, au XVème S. et du fondateur de
la Rahmaniyya.

« Le charisme d’Ahmed Tijani n’est pas basé dit-il encore sur sa généalogie réelle ou imaginaire ». En parlant de la chaine du charaf du Cheikh Sidi Ahmed Tijani , Jilali le cite en se référant, à un de mes articles, paru,  sous le titre (al fikr as-soufiî wa al-intihaliyya bil Maghrib – الفكر الصوفي والانتحالية بالمغرب) dans la revue ( مجلة البينة رقم 4 الرباط 1962 ص. 45) , « Abdelaziz Benabdallah dit-il , sans citer ses sources, parle d’une origine marocaine et précise que le 4ème grand-père d’Ahmed I avait quitté Marrakech, pour aller s’installer à Aïn Mâdi » ( p.78). En effet parmi les sources très connues on trouve que Sidi Ahmed Skirej rapporte dans son ouvrage ( رفع النقاب م.3 ص.64 طبعة 1971) , sur l’événement tel qu’il a été décrit par Sidi Mohammed Belqacem Basri, disciple du Cheikh (mort en 1293), selon  un manuscrit personnel de ce Cheikh , cité par son petit fils qui porte le même  nom (M.B.Basri) ; Il parle effectivement du 4ème grand père et de la ville de Marrakech d’où il émigra à Bilâd al Jarîd,  pour s’installer à Aïn Mâdi, et épouser une jeune fille de la tribu Tijanie , de là l’alliance avec la grande famille Tijanie. 

Pour Jilali, « la vision du Prophète était devenue un recours pour rectifier le charaf, dont même le Sultan Moulay Slyman avait fait usage » (p.79). Pourtant, le charaf de la dynastie Alaouite n’a pas besoin d’être étayé, car les documents qui le démontrent ne se comptent guère.

Pour une approche critique du concept d’ »islam noir »

Lundi 7 décembre 2009

Par Bakary SAMBE

D’un islam « spécifique » à un islam « paria ».

Les années trente ont inauguré, au Sénégal et dans les colonies d’Afrique occidentale française, l’ère d’un colonialisme aux forts relents d’humanisme. Malgré l’arrivée du Front Populaire au pouvoir, en France, l’idée coloniale faisait presque encore l’unanimité. Simplement, il fallait lui trouver des fondements humanistes qui la rendrait plus « acceptable ». Dans ce contexte, la stratégie assimilationniste fit un peu de place à celle de la connaissance et de la compréhension du colonisé et même, quelques fois, à la reconnaissance des cultures, voire au culte des particularismes locaux.

Dans cette atmosphère sociopolitique, une meilleure connaissance de l’islam en général, devint alors une priorité et pas seulement en Afrique noire. Toute une politique est alors mise en œuvre afin de favoriser des études sur cette religion. Mais on voulut, délibérément, pour le cas de l’Afrique noire, définir une « politique musulmane » spécifique, différente de celle ayant cours dans d’autres colonies, notamment celles du Maghreb voisin.

L’enjeu était de différencier l’islam africain ou « noir  » de celui du Maghreb ou du monde arabe. Signalons, toutefois, que cette volonté de distinction abusive n’a jamais accueilli l’enthousiasme de tous[1]. Si elle a donné un cadre conceptuel à des études pionnières sur l’islam sénégalais, elle n’a pas manqué d’irriter certains cercles religieux, notamment réformistes à l’époque dont les arguments sont aujourd’hui repris par une nouvelle génération penchant plutôt pour une simple expression locale d’un islam « universel ».

Ceux qui s’étaient insurgé contre l’appellation d’« islam noir » y voyaient, donc, une manière de sous-estimer cette forme de religiosité à laquelle fut assigné, de fait, un statut intermédiaire entre l’animisme africain et le monothéisme islamique qui ne pouvaient, selon les milieux coloniaux et certains nationalistes africains, s’accommoder de l’ontologie négro-africaine.

Derrière cette notion largement relayée à l’époque, il y avait une conception paternaliste, voire, quelques fois, raciste, des musulmans africains assimilés à une frange inférieure, à la limite du folklorique[2], par rapport à l’islam « authentique ».

Au-delà de ce fait, c’est, surtout, l’orientation pragmatique des études sur l’islam au Sénégal qui retient l’attention. Il n’était pas étudié simplement pour être connu mais surtout pour être surveillé et contenu. C’est cette orientation qui a fini par déterminer les fondements théoriques sur ce champ qui en souffre encore. Malheureusement les générations de chercheurs africains lourdement influencés par l’école de française de l’africanisme ont perpétué cette thèse qui ne résiste plus à l’épreuve d’une critique simplement historique.

Il faut dire, aussi, que leur marge de manœuvre était des plus réduites si l’on sait les particularités de certains centres de recherche.

Avec cette posture dommageable pour une meilleure connaissance de l’islam en Afrique, on avait toujours du mal à distinguer, dans ces études, le chercheur aux intentions scientifiques du « commis colonial » en quête de renseignements sur une question au centre des préoccupations de la Direction des Affaires musulmanes et des Affaires politiques. Le Front Populaire avait innové dans ce sens en créant, en 1936, le Centre de Hautes Etudes d’Administration Musulmane (CHEAM)[3].

L’objectif en était de « parfaire la formation technique, des administrateurs français, civils et militaires, des officiers, des magistrats, professeurs, économistes qui exercent leurs fonctions à l’étranger surtout dans les pays d’influence musulmane »[4].

Mais, en réalité, la véritable mission politique du CHEAM fut précisée dans une lettre de Marius Moutet, alors ministre des Colonies, adressée au Gouverneur Général de l’Afrique occidentale française, Marcel de Coppet.

Le Ministre des Colonies affirmait : « notre grande colonie africaine ne pourra pas entièrement être tenue à l’écart de l’évolution qui se poursuit dans le monde de l’islam et il est plus que jamais nécessaire que nos administrateurs puissent, par leur formation, aussi bien dans les cercles qu’auprès de votre Gouvernement général, se renseigner, quotidiennement, sur les tendances nouvelles, l’origine des propagandes pernicieuses, et déceler, avant qu’ils ne se manifestent ouvertement, des mouvements de nature à contrarier l’action de notre administration  »[5]. C’était là des consignes pour parer à la « contagion » des colonies africaines par le nationalisme et l’anticolonialisme montants dans le Maghreb d’alors et les autres pays musulmans.

Malgré l’échec de cette « politique musulmane », l’étude de l’islam en Afrique s’est enrichie par des recherches conséquentes cependant dispersées et sans continuité. Car, en effet, les aléas politiques de l’avant-guerre n’ont pas permis la stabilisation du personnel en charge de telles études. Finalement, on s’est rabattu sur une politique qui, bien que favorisant la recherche sur cet islam, s’est contentée de mettre sa connaissance au service des objectifs coloniaux.

Il fallait, donc, théoriser cet islam et le promouvoir sous sa forme la plus « spécifique » à tout prix. Ainsi, vit le jour la théorie de l’« islam noir ». Cet islam fut conçu de la manière la plus schématique, comme une forme de « religion originale » qui, par le caractère « enfantin » et « superstitieux » du Noir, se serait éloignée de l’« ’islam originel », lui, pratiqué par les seuls Arabes. Au regard de ses tendances, « animistes » à certains égards, on le qualifia alors de « vagabondage islamique ». De cette spécificité largement cultivée et entretenue on tirera même la conclusion selon laquelle, l’islam africain serait inférieur.

Cependant, le fait le plus regrettable n’est pas la vision caricaturale née de toutes ces considérations, fruits d’un contexte socio-historique déterminé : c’est surtout sa marginalisation universitaire en Europe mais surtout dans le monde arabe.

On ne peut que déplorer le peu de place qui est faite à l’islam en Afrique et à ses différentes expressions dans les études islamologiques. Cette non prise en charge scientifique est liée à un sentiment selon lequel cet islam serait périphérique par rapport à l’ensemble du monde musulman qui n’a pas cessé, par l’actualité et l’histoire, de focaliser leur attention.

Christian Coulon a essayé de trouver une explication à ce fait qui n’a jamais obéi à des critères objectifs. Selon lui, « l’islamologie académique a épargné l’Afrique noire, sans doute, parce que les musulmans vivant au sud du Sahara paraissaient être loin du cœur de l’islam, de la civilisation islamique, référence obligée de toute littérature savante »[6].

C’est dans cette croyance en un islam africain isolé du reste du monde musulman qu’il faut chercher l’origine de tels préjugés défavorables. Mais il faut toujours qu’une telle opinion n’a jamais recoupé la réalité historique. Faudrait-il encore que des recherches sérieuses libérées des préjugés comme du culturalisme viennent réinvestir ce domaine qui n’a que trop souffert d’une marginalisation injustifiée.

 

 

 


 

Dr Bakary SAMBE invité de l’Emission « Dialogue des religions » sur la Voix de l’Amérique (spécial mouridisme)

Dimanche 22 novembre 2009

http://www.dailymotion.com/video/xb709q

 

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La Tijaniya : des origines à l’expansion

Dimanche 8 novembre 2009

 La Tijaniya : des origines à l’expansion

Par Bakary SAMBE 

 Sur le plan historique, la Tijâniyya, évoque,  par son simple nom, un ensemble de faits intéressants pour tout spécialiste de l’Islam en Afrique noire au regard du caractère, parfois, politique qu’il a revêtu dans les régions ayant connu l’occupation française. C’est ce qui fait de cette confrérie, un mouvement considéré comme engagé et « averti des réalités de son temps »1. Cependant, elle est parfois méconnue dans le monde arabe, qui n’a plus le même rapport au soufisme que l’Afrique noire où le phénomène confrérique est un élément clé dans la compréhension des sociétés et des pratiques islamiques.

 

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Origines historiques et spirituelles de la Tijâniyya :

La tarîqa doit son nom à son fondateur Cheikh Ahmed Ibn Muktâr Ibn Sâlim al-Tijânî né en 1727 à Aïn Mâdî, en Algérie.

Ce cheikh est célèbre par les nombreux miracles qu’il aurait accomplis. Après sa mémorisation du Coran à l’âge de 7 ans, il se consacra aux autres sciences islamiques dans lesquelles il fut très brillant d’après ses contemporains, comme en témoignent les classiques de la Tijâniyya tels que Munyat al-Murîd. Au terme d’une étude approfondie sur les savoirs islamiques, il optera pour le soufisme qu’il alliera à une stricte observance des pratiques de l’Islam ; ce qui selon al-Jawsaqî2 fait de lui un soufi « peu ordinaire ». La confrérie qu’il a fondée insiste sur le fait que l’aspirant à la sainteté doit être d’abord irréprochable pour ce qui est des piliers et des enseignements et dogmes fondamentaux de l’islam. La biographie du cheikh se confond avec l’historique de la confrérie. La naissance de cette dernière marque l’aboutissement des différentes étapes de sa vie mystique.

Son pèlerinage à la Mecque à l’âge de 36 ans constitue une étape décisive dans le chemin qui le mènera vers les « illuminations ». Comme pour la majeure partie des soufis, il est passé par plusieurs voies dont la Qâdiriyya, la siriyya et la Kalwatiyya. Il créera sa propre confrérie à l’issue d’une entrevue qu’il aurait eue avec le Prophète Muhammed (PSL) qui lui donnera l’ordre de créer la Tijâniyya, Tarîqa al-Ahmadiyya al-Tijâniyya.

Cette rencontre mystique se serait déroulée dans le village d’Abû Samghûn, non loin de son village natal, Aïn Mâdî, dans l’Aghouat algérien. La référence suprême de la confrérie, les Jawâhir al-Ma‘âni, (Perles des sens) soutient même que le cheikh a fait cette rencontre avec le Prophète « à l’état de veille et non de sommeil ». Evidemment, cet épisode de la vie du cheikh est celui qui suscite le plus de controverses et de critiques provenant surtout des tenants du salafisme.

Toute sa vie durant, le cheikh s’entourera de nombreux disciples dont le plus grand fut le muqaddam El Hadj Ali ibn Issâ, plus connu sous le nom Sîdî Ali Hrâzim Barrâda, qu’il choisira pour sa succession avant de mourir le 19 Septembre 1805. Son mausolée se trouve à Fez, au Maroc. Il est important de rappeler, que c’est suite aux persécutions dont il fut l’objet en Algérie de la part des autorités ottomanes, que Cheikh Ahmad Tijânî se réfugiera à Fez, où il bénéficia de la protection de Moulây Soulaymân.

Nombreux sont ses adeptes sénégalais qui s’y rendent en pèlerinage tous les ans lors du retour de la Mecque. L’étape de Fez, via, Casablanca faisait partie de l’itinéraire du Hajj et ce, même sous la colonisation française comme en atteste les témoignages du rapport du Commandant Nekkach (Archives de l’Afrique Occidentale Française).

 

Implantation de la confrérie au Sénégal :

La Tijâniyya s’est implantée au Sénégal dans le cadre des relations entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. Mais, cette fois-ci, elles ont pris une autre tournure : l’Afrique noire et la Tijâniyya ont pris contact à la Mecque, en Arabie.

En effet, en 1827, un jeune marabout du Fouta Toro, El Hadj Omar Tall, se rendit au pèlerinage où il y rencontra un des grands muqaddam de la Tijâniyya, Cheikh Muhammad al-Ghâlî. Après son initiation à la tarîqa, Omar al-Fûtî restera trois ans au service de ce muqaddam qui le désigna comme Calife de la Tijâniyya en Afrique Occidentale. Le marabout commencera à prêcher la nouvelle voie dès son retour au Sénégal. Il serait même difficile de parler de l’expansion du tidjânisme sans évoquer la vie d’El Hadj Omar, tellement elles sont liées. C’est lui ou ses petits-fils qui initieront tous les futurs disciples constituant aujourd’hui les différentes branches de la confrérie au Sénégal.

El Hadj Omar Tall, « apôtre » de la Tijâniyya en Afrique Noire :

Ce personnage difficile à présenter, est très disputé entre les historiens de l’Islam qui en font un « grand conquérant » et les nationalistes africains pour qui, il demeure le symbole de la lutte anti-coloniale. Sa biographie est donc particulièrement controversée.

Il serait né vers 1796-1797 à Halwar au Nord du Sénégal, dans l’actuel département de Podor (Région de Saint-Louis). Hassan ibn Hassan, soutient que son père fut un des Almoravides dont il ne cite pas le nom, alors que la plupart des historiens reconnaissent ses origines sénégalaises en situant sa naissance sur la rive gauche du Sénégal dans l’ancien royaume du Walo.

Le cheikh mémorisa le Coran à l’âge de 12 ans, puis s’intéressa au fiqh, la jurisprudence musulmane, au tajwîd, technique de lecture du Coran, à la langue arabe et aux sciences. Il fit le passage obligé de l’époque à l’école cayorienne (ancien roy. Du Sénégal précolonial) de Pire Saniokhor un de ces « foyers ardents » de l’islam sénégalais. Le débat houleux sur sa vie politique a quelque peu obscurci le personnage religieux qu’il était. El Hadj Omar Tall reste célèbre, aussi, pour sa vaste culture islamique. Rappelons qu’il est l’exégète des Jawâhir al-Ma‘ânî (les Perles des Sens), la « Bible de la confrérie » sous le titre évocateur de Rimâh fî hifz Jawâhir al-ma‘ânî (Flèches pour la sauvegarde des perles des Sens).

Tous s’accordent que sans cette exégèse, le texte demeura longtemps incompréhensible. Il acquiert une grande expérience religieuse avec ses nombreux voyages dans les capitales islamiques de l’époque. Du Bornou (Nigeria) où il bénéficia de l’asile chez Ahmed Bello. Il se retrouvera au Nigeria puis au Macina avant de regagner le Fouta Djallon dans l’actuelle Guinée.

Une grande partie de son action fut consacrée à l’expansion du Tidjânisme. Son époque fut marquée par l’intrusion coloniale en Afrique de l’Ouest. Son oeuvre ne pourrait que participer au rétablissement d’un ordre socio-politique menacé. Il adopta La Tijâniyya comme modèle à la fois social et religieux. On ne peut compter, par ailleurs, les violentes critiques dirigées contre ce personnage visant à nuire à son image religieuse. Mais du fait qu’elles viennent, dans leur grande majorité, des autorités coloniales ainsi que de quelques islamologues encore trop marquées par leurs thèses, elles ne semblent en rien convaincre un grand nombre de sénégalais. On reproche, en effet, à El Hadj Omar d’avoir massacré des musulmans qâdirs qu’il voulait, à tout prix, « convertir au Tidjânisme » selon Khadim Mbacké3.

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La stratégie d’El Hadj Omar consistait à unifier les musulmans de la région autour des mêmes objectifs afin d’en faire un noyau de résistance à la conquête française. Or cette dernière, comme d’habitude, voulait jouer la carte des minorités en vue d’une dislocation de l’Empire Toucouleur4 alors sous l’égide de l’Almamy.

El Hadj Omar a formé des disciples qui ont poursuivi son œuvre. Parmi eux, son fils Ahmadou Cheikhou que les Français ont combattu manu militari, le considérant à l’instar de son père, comme un véritable danger contre leurs intérêts. En tout état de cause, El Hadj Omar aura, sur le plan religieux, marqué son époque et certains n’ont pas hésité à voir en lui le nouveau Mahdi venu « sauver » le Soudan Occidental.

La plupart de ses disciples ne croit pas en sa « mort » en 1864 lors d’une rude bataille contre les troupes françaises ; évoquant simplement une mystérieuse disparition dans les falaises de Bandiagara.

L’expansion de la Tijâniyya doit beaucoup à son oeuvre et à celle de ses successeurs tels qu’El Hadj Ablaye, Ibrahima Niass, et notamment Malick Sy, qui inscrivit sa démarche dans la continuation du grand Almamy (Imam en Peul). Les Muqaddam que ce dernier a formés, ont ensuite répandu les enseignements de la confrérie dans leurs provinces d’origine. Ce travail d’expansion de la confrérie se poursuit aujourd’hui dans la dispora sénégalaise d’Europe et surtout en France avec la tenue annuelle d’un Forum national sur la Tijaniyya depuis 2005.

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La tijâniyya qui regroupe aujourd’hui 50 % de la population du Sénégal s’est scindée en plusieurs familles représentant les différentes sensibilités à l’intérieur de ce vaste courant soufi. Contrairement aux idées reçues, cette confrérie est numériquement beaucoup plus répandue au Sénégal que le Mouridisme. Elle est simplement subdivisée en obédiences et « maisons ». Ce qui constitue une certaine diversité des enseignements et des orientations. Il faudra noter la croissance numérique de la confrérie en Afrique notamment au Nigeria et dans les pays anglophones avec le rayonnement spectaculaire du Mouvement Fayda Tijaniyya des disciples d’El Hadji Ibrahima Niass dit Baye Niass.

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Caractéristiques et pratiques de la Tijâniyya :

Nous l’avons vu plus haut, la Tijâniyya est une voie d’origine maghrébine, introduite au Sénégal par El Hadj Omar Tall. Essayons à présent d’en définir les caractéristiques.

La Tijâniyya est l’une des dernières voies soufies à faire leur apparition. Pour mieux comprendre cette confrérie, il faudra toujours prendre en compte un fait fondateur : les tijânî croient au caractère spécifique de leur voie. Ils fondent cette croyance sur une similitude et une comparaison. Les musulmans voient en l’Islam la dernière religion révélée et la récapitulation des messages divins précédents. De même, les tidjânes considèrent leur confrérie comme l’aboutissement de toutes les voies antérieures. De plus, pour eux, Sîdî Ahmed Tijânî est le sceau des Saints, Khâtim al-awliyâ, comme Mouhammad celui des Prophètes Khâtim al-anbiyâ. En fait, cette confrérie essaye d’opérer une « révolution » du soufisme dans les pratiques et les conceptions.

Elle veut marquer une rupture dans la pratique du mysticisme. Il ne s’agira plus du soufi enfermé ou retiré dans le désert loin des préoccupations « temporelles », mais du mystique essayant de traduire la force du dzikr et de la prière en moyen d’affronter le quotidien. Comme en témoigne Serigne Babacar Sy dans un célèbre vers, en parlant de Sîdî Ahmad Tijânî, : « Il a éduqué, ses disciples, sans khalwat (retraite spirituelle), jusqu’à ce qu’ils empruntent le droit chemin, Dieu l’a vraiment comblé de ses dons ». Dans l’enseignement de la Tijâniyya, il y a un grand souci de conformité aux préceptes de l’islam. Le Cheikh avait largement insisté sur ce point, comme en atteste les ouvrages de muqaddam le réitérant.

Selon le célèbre Amadou Hampâthé Bâ, membre de la confrérie, La Tijâniyya « correspond aux conditions de notre époque » et qu’elle « présente une analogie analogie parfaite avec les trois piliers de l’enseignement des Oulémas »5 à savoir îmân, islâm et ihsân (la Foi, la Soumission et la Bienfaisance). Au regard de l’importance des invocations (dzikr), dans la pensée soufie, les tijânî en ont fait le fondement même de leur confrérie.

Les trois piliers de la confrérie étant :

-le lâzim6 ou al-wird al-lâzim :

Ce sont les « invocations obligatoires ». Le lâzim est récité matin et soir. La lecture de la salât al-fâtiha en est le moment fort. En plus de cette prière, le fidèle doit demander, cent fois, pardon à Dieu Istighfâr, répéter lâ ilâha illa llâh (il n’y a d’autre divinité sinon Allah) une centaine de fois aussi.

-la wazîfa :

Ce sont des dikr que l’adepte peut faire soit individuellement ou collectivement avec ses confrères. Dans ce dernier cas, elle est chantée. Les tijânî la récitent en groupe en formant un cercle.

Elle revêt un caractère très solennel, surtout au moment de réciter la Jawharat al-kamâl (12 fois) « Perle de la Perfection » dictée, selon les tijânî, à leur cheikh par le Prophète Muhammed (PSL) et qui se présente dans l’assistance dès la septième fois.

-la hadrat al-Jumu‘a :

Elle signifie « Présence du Vendredi ». Cette pratique regroupe tous les fidèles tijânî, tous les vendredis, entre les prières d’al-‘asr (après-midi) et celle d’al-Magrib (coucher du soleil) dans les mosquées. Les disciples répètent un nombre de fois indéfini la formule lâ ilâha illa llaâh (mille fois au moins).

 

Les tijânî semblent être très rigoristes quant aux conditions d’affiliation à leurs confréries. D’une manière générale, une grande importance est accordée à la fidélité d’où quelques critiques à leur égard. D’aucuns comme Khadim Mbacké de l’IFAN reprochent à cette voie de trop insister sur la stricte fidélité au cheikh, en imposant à ses prosélytes de ne pas pratiquer un autre wird en même temps que le sien, et voient donc dans ces restrictions un manque d’ouverture. Mais Amadou Hampâthé Bâ, estime au contraire, que cette imposition est très sage, car chaque confrérie dispose de sa méthode d’éducation mystique. Selon lui, bien que « tous les wird mènent à Dieu », le disciple doit avoir un seul maître car « qui trop embrasse mal étreint ». Bâ soutient, en fait, que ces restrictions ne sont qu’une façon de préserver le novice de « dispersion spirituelle ».

C’est ainsi que cette confrérie a participé à l’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest où sa pratique est encore plus vivante qu’au Maghreb qui l’a vu naître. Les confréries ont réalisé, contrairement aux entreprises « jihadistes », l’islamisation en profondeur des sociétés africaines. Contrairement à la situation présente du soufisme et des confréries dans le monde arabe, les confréries sont une donnée fondamentale dans l’islam africain.

Au-delà de son rôle socio-culturel voire politique, la Tijâniyya a joué un rôle de premier plan dans l’affermissement des relations arabo-africaines surtout maroco-ouest-africaines. Par le biais de cette confrérie, se sont tissés des rapports entre oulémas maghrébins et africains7. Cette confrérie, parfois, méconnue, dans son pays d’origine (Algérie) et au Maroc a été pendant plus de deux siècles la jonction entre ce qui fut appelé par les historiens arabes le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) et les contrées les plus lointaines du monde arabe et surtout maghrébin qui y exportera, entre autres, le Malikisme, le dogme ash’arite et les classiques du Fiqh du Mukhtasar de Khalîl au Matn d’Ibn ‘Ashir et la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî.

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La méconnaissance de ces liens et de cette histoire, de l’islam soufi contemporain ainsi que la nécessité d’une prise en compte de la différence des réalités islamiques en France, ont abouti à l’idée de la tenue d’un Forum national sur la Tijâniyya, l’une les plus répandues dans le monde musulman.

 

Notes :

1 Marone I. Tidjânisme au Sénégal ; Bullet de l’IFAN Série B, T XXXII, Janv70

2 voir al-nafahât al qudsiyya fi-s-sîrat al-ahmadiyya, Beyrouth, Année ?

3 K. MBACKE :Soufisme et confréries religieuses au Sénégal, Dakar 1995 p41.

4 – les Toucouleurs et les peuls sont les deux composantes du groupe éhnique appelé Halepoular (Peuls). Ils sont originaires de la région du fleuve Sénégal.

5 – Bâ Amadou Hampathé : vie et enseignement de Thierno Bocar, le sage de Bandiagara, Paris , Seuil 1980 pp 230-231

6 – le mot lâzim signifie « obligatoire » en arabe.

7 – Voir la thèse de Bakary SAMBE, L’islam dans les relations arabo-africaines, sous la direction de Chérif ferjani et de Lahouari Addi, GREMMO – Maison de l’Orient, Univ-Lyon 2, décembre 2003.

L’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » : un mythe de l’historiographie arabe ? Par Bakary SAMBE

Lundi 19 octobre 2009

L’islamisation de l’Afrique par le « Jihâd » :

un mythe dans l’historiographie arabe ?

Par Bakary SAMBE

Pour étayer la thèse selon laquelle, les ouest-africains connaissaient l’islam avant les attaques des armées marocaines, il suffit de se rappeler que les Toucouleurs[1], habitants de la vallée du fleuve Sénégal, y avaient déjà fondé des Etats théocratiques et électifs, avec l’islam comme religion officielle d’où le titre d’Almamy (al-imâm) que portaient leurs chefs politiques[2]. La période en question correspond, historiquement, à la naissance des premiers grands empires africains mais aussi à d’importants bouleversements socio-politiques au Maghreb et au Sahara. Les troubles n’ont pu épargner le bilâd al-sûdân et ont influé sur l’évolution de ses rapports avec l’autre rive du grand désert.  Ainsi l’action des Almoravides que les historiens considèrent comme le principal mouvement d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest s’étalera sur plusieurs siècles et revêtira plusieurs formes. L’action almoravide ne fut pas un mouvement, continu et uniforme, d’expansion de l’islam par le sabre, mais se confondra, de temps à autre, aux bouleversements politico-religieux qui marquèrent cette époque. Les témoignages des historiens arabes firent allusion à la pratique de l’islam dans les cours royales des grands empires africains. On trouvera, même, des rois africains prêchant l’islam auprès de voyageurs étrangers ayant visité la région ouest-africaine tels que le Portugais Ca Da Mosto.

L’islamisation par le “jihâd”, de la part des armées arabes (ou berbères ?) ne fut qu’une manière de légitimer, religieusement, l’action des chefs politiques qui avaient, pourtant, d’autres mobiles. Nous avons évoqué, plus haut, la richesse en or de l’Afrique de l’ouest et l’importance de cette ressource dans le commerce transsaharien. Pour des raisons économiques, plusieurs chefs guerriers arabes ou arabo-berbères se sont affrontés et ont attaqué des régions au sud du Sahara. La conversion de nombreuses tribus berbères à l’islam, au VIII ème siècle diminuera considérablement les recettes fiscales des pouvoirs centraux théocratiques du Maghreb. En effet, ces peuples qui, avant d’embrasser l’islam, payaient la Jizya , ou dîme, cessaient d’être des vassaux et devenaient, avec leur conversion, les égaux de tout autre musulman.

Mais, loin de l’idéal religieux qui devait fortifier les liens entre anciens prêcheurs et nouveaux convertis, les traditionnels rapports de forces se feront toujours sentir malgré le partage d’une même religion qui n’a pas systématiquement occasionné un traitement égal. Cet  état de fait fut, d’ailleurs, en faveur d’autres obédiences non sunnites comme le kharijisme et le chiisme. Selon G. Désiré-Vuillemin[3], ces courants serviront, aux berbères montagnards, de mouvement de contestation des pouvoirs centraux sunnites qui n’ont de contrôle que sur les berbères sédentaires. Il est important de rappeler que la naissance des principautés rebelles ou dissidentes au Maghreb avait, très souvent, une explication religieuse.

Ainsi, suite à l’avènement du pouvoir abbasside en 750, un kharijite d’origine persane, Ibn Rustum, sera le fondateur de la ville de Tâhart dans l’Oranie, après être chassé de Kairouan par les pouvoirs politiques avec la bénédiction des fuqahâ[4] sunites. Sa principauté survivra jusqu’en 908, malgré l’armistice qu’il signa avec les gouverneurs abbassides, suite à la pacification de l’Ifrîqiyya[5] en 788 ap-JC. Cette dernière date est d’une importance capitale pour situer les grands événements qui marqueront, par la suite, les rapports entre le Maghreb et le bilâd al-sûdan.

L’année 788 sera, aussi, celle de la naissance de la dynastie chérifienne au Maroc. Elle symbolise un tournant essentiel de l’histoire des rapports arabo-africains dans cette région qui nous intéresse si l’on sait qu’elle a coïncidé avec l’émergence des puissances économiques et l’apparition d’un trait original : le commerce transsaharien. Ce commerce reliera désormais les centres politiques émergents du bilâd al-sûdan et les ports de la Méditerranée.

L’exemple d’Ibn Rustum n’est point unique car on assistera à des séries de faits similaires où les fatwâ-s[6] des oulémas légitiment l’action des chefs politiques quand elles ne peuvent ou veulent pas les contrecarrer. Ainsi, le fameux commerce transsaharien et ses échanges, de plus en plus fructueux, seront l’objet de quelques fatwas chez des oulémas Malikites de Kairouan.

Dans sa Risâla, (faisant curieusement référence encore chez les musulmans ouest-africains !) Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî considérait le profit tiré du commerce avec le bilâd as-sûdân comme illicite. Pour lui tout échange avec cette région équivalait à un commerce avec les “impies” “kuffâr[7]“, “ennemis de l’islâm”. Cette fatwa peut sembler surprenant si l’on sait que les régions visées étaient déjà à dominante musulmane et que leurs souverains avaient des ambassades dans certaines cours royales du Maghreb.

De plus, de très nombreuses sources mentionnent l’utilisation de matériaux venus du Soudan dans la construction des mosquées au Maghreb. Abdelazîz ‘Alawî, note que le bois et l’ivoire en provenance d’Afrqiue subsaharienne ont servi à l’érection et surtout la décoration des deux minarets d’une mosquée de Fès (celle de l’école Bû‘nâniyya). Même la mosquée d’Al-Qarawiyyîn[8], l’un des temples du malikisme, doit la décoration de ses manâbir (pluriel de minbar) à l’ivoire en provenance d’Afrique noire.     

L’explication à cette interdiction de commercer avec les Noirs pourrait être, alors, fournie par d’autres faits tout autres que religieux. Il faut comprendre qu’à cette période, le commerce transsaharien ainsi incriminé par la fatwa des malikites, sunnites, de Kairouan était entièrement contrôlé par des tribus berbères à dominante kharijite. Les oulémas malikites, comme instrument du pouvoir politique, ne pouvaient que viser les intérêts économiques de leurs rivaux.  Cette fatwa conjoncturelle va d’ailleurs faire place à d’autres dès le début du XIème après la fin de l’hégémonie politique et économique kharijite dans la région. Au regard de tous ces enjeux et manipulations, les détours historiques sont toujours nécessaires pour mieux saisir l’impact du religieux ainsi que l’usage qui en sera toujours fait dans les rapports que nous analysons

Les conquérants marocains, fortement impliqués dans l’œuvre d’islamisation de la sous région ouest-africaine, adopteront la même stratégie jihadiste lorsque les nécessités économiques et/ou politiques les contraindront à réorienter leurs rapports avec le bilâd al-sûdan. Rappelons que les Almoravides se sont attaqués aux populations soninké, plus dans le but d’accomplir une “mission réformiste” que d’un quelconque “jihâd” visant à les islamiser. La preuve en est qu’ils trouveront, chez eux, des mosquées et des rois musulmans ! Les mêmes Almoravides (sunnites) n’hésiteront pas, plus tard, à apporter leur soutien militaire à l’empire du Ghana (non encore musulman, à l’époque) contre certaines tribus converties, dont Temedelt[9], mais encore attachées à l’ibâÃisme. Si l’on sait que l’intégralité de l’action almoravide est mise sur le compte du “Jihâd” par les théologiens musulmans, il faudra être prudent au maniement de ce terme dans le vocabulaire politico-religieux qui occulte bien d’autres faits historiques.

Cette querelle terminologique n’épargnera pas les historiens; et on peut trouver, chez un même auteur, plusieurs versions contradictoires. Leurs contradictions ou incohérences historiques sont quelquefois doublées de troublantes confusions géographiques. On en trouve des exemples parlants chez Ibn Abî Zar‘. Evoquant l’aventure guerrière du chef Almoravide YaÎyâ Ibn ‘Umar, il arrive que l’auteur de ’Al-anîs al-MuÔrib distingue le Sahara du Bilâd al-sûdân et les confond en une seule et même région géographique quelques pages après. On peut remarquer une telle confusion dans ces deux passages où il essaye de nous situer l’action d’un conquérant Almoravide mort au Sahara : “Il s’empara de toutes les régions du Sahara et conquit le bilâd as-sûdân” puis “il mourut lors d’un jihâd au bilâd as-sûdân en 1057″[10]. De plus, il faut comprendre que certains de ces ouvrages revêtaient quelquefois un caractère laudatif, hagiographique, qui les éloignait du seul souci de la vérité historique. A titre d’exemple, on ne trouve presque aucune mention, chez Al-Bakrî ou Al-Idrîsî, des faits relatés par Ibn Abî Zar’ sur la vie du conquérant YaÎyâ Ibn ‘Umar que les légendes locales considèrent comme celui qui islamisa le bilâd al-sûdân. Pourtant, Al-Bakrî était bien contemporain des “conquêtes” et de son empire strictement saharien. Pour ce qui est du bilâd al-sûdân, Al-Bakrî fait allusion à l’action Almoravide, non pas dans le sens d’une islamisation massive par les armes, mais de mouvements réformistes.

Même si la plupart des historiens distinguent, deux étapes différentes, dans le processus d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest (commerce transsaharien et conquêtes guerrières), il est difficile de faire la part entre l’expansion de la religion et les moyens qui la rendirent possible. La première serait redevable à un ensemble de facteurs imbriqués entre eux. Ainsi, on arrive difficilement à dissocier le rôle du commerce et celui de la conquête car ces deux moyens prosélytiques se complétaient lorsqu’ils n’allaient pas de pair ou que le premier n’était pas la cause d’hostilités mises sur le compte de la seconde. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a été le cadre d’affrontement, non seulement, entre noirs africains, arabes et berbères mais aussi entre ces deux derniers dont l’antagonisme a, pendant longtemps, porté l’habit religieux pour ne pas dire culturel. Nous faisons souvent le parallèle entre ces péripéties de l’histoire politico-religieuse de l’Occident africain avec l’action menée par les sunnites et qui n’a fait que se transposer, dans d’autres contrées du monde musulman. Commencée en Orient par les Seljoukides, cette action sera achevée par les Ayyoubides, en Egypte. Initiée par les Zirides en Ifrîqiyya, l’action « réformiste » sunnite se poursuivra avec les Almoravides au Maroc, dans le Sahara et jusqu’à la rive gauche du fleuve Sénégal.

Cette dernière étape nous intéressera le plus, au regard de ses implications directes en terre ouest-africaine. Les rapports entre cette région et les Arabes étaient marqués – et le sont encore aujourd’hui- par la dimension religieuse que leur conféraient les différents acteurs politiques ou religieux. Nous avons évoqué ces fatwas venues réguler les rapports économiques et ces conquêtes à visées économiques voire politiques faites au nom de l’islam. Mais, en plus, lorsque la différence de religion ne pouvait plus alimenter les adversités politiques, des mouvements réformistes essayaient de ramener les « frères égarés » sur la « bonne voie ». Quelle ressemblance avec l’offensive wahhabite et salafite en Afrique noire cherchant à venir à bout du système confrérique soufi à laquelle nous assistons aujourd’hui !

C’est aussi l’exemple de l’action sunnite au Sahara et dans une bonne partie du bilâd al-sûdân. Le malikisme et ses fuqahâ agiront, dans le même sens pour conforter l’emprise de tel ou autre sultan marocain sur des régions au sud du Sahara. Mais au-delà de simple rite de pratiques cultuelles, le malikisme fut, aussi, un moyen de vulgariser les manières et usages arabo-berbères dans les cours royales africaines et chez les élites, très tôt gagnées par l’islam, via les routes du commerce transsaharien. Le rite malikite est, de ce point de vue, un élément unificateur, du moins un facteur de rapprochement entre les peuples musulmans du Maghreb et ceux sub-sahariens. De plus, il constituait la base des échanges intellectuels et théologiques entre oulémas des deux rives du Sahara[11].

Cependant, derrière cette apparente uniformité, se cachait un objectif politico-religieux ; celui de maintenir, en Afrique noire, la prépondérance, du rite malikite, considéré comme fait culturel maghrébin. C’est pourquoi, ces échanges entre les savants étaient appuyés et encouragés par les politiques. Comme le dit ‘Abd al-Jalîl al-Tamîmî, “l’apport des savants qui se déplaçaient à travers les vastes terres d’islam était important. C’est à eux que revient le mérite de la prépondérance exclusive du rite malikite[12]“. Cette prépondérance est à l’origine de l’extrême orientation du choix des supports pédagogiques pour l’enseignement des savoirs islamiques en Afrique noire.

Al-Tamîmî remarque ce fait par le succès inégalé de la Risâla, ouvrage incontournable du malikisme en Afrique noire. Aucun autre livre malikite n’a aussi bien marqué tant de générations d’oulémas ou de fuqaha africains qui y fondent leur jugement tout en ignorant son aspect contextuel et l’influence qu’y ont eue les pratiques et mœurs berbères. “L’ouvrage d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî, remarque ‘A. J. al-Tamîmî, constitue encore aujourd’hui la référence principale et unique de cette structure doctrinale immuable qui fut à l’origine de l’interaction civilisationnelle fondée sur l’islam et qui a fait l’unité du Maghreb et des régions subsahariennes”[13] .

Le religieux comme facteur constant et déterminant est, une fois de plus, au centre de cette interaction entre peuples des deux rives du Sahara. Ainsi, toutes les études qui n’ont pas pris en compte son impact dans ces rapports risquent de ne pas percevoir un aspect des plus importants. L’emprise et le succès du Malikisme sont tels que ce rite se confond à la pratique même de l’islam dans cette région de l’Afrique où il s’inscrit durablement dans l’histoire religieuse. Ainsi, évoquant le fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, Kankan Musa qui rentre du Íijâz en 1324 ou 1325, Al-Sa‘dî raconte une anecdote pouvant nous éclairer sur l’enracinement, déjà à l’époque, du Malikisme, dans les pratiques religieuses du bilâd al-sûdân. Il s’agit de l’histoire d’un faqîh originaire du Íijâz qui aurait accompagné de l’empereur noir à son retour du pèlerinage. L’auteur du TâriÌ al-Sûdân (Histoire du pays des Noirs) relate qu’un certain ‘Abd al-RaÎmân al-Tamîmî “habita à Tombouctou. Lorsqu’il constata que les oulémas de la ville l’avaient dépassé en matière de fiqh, il émigra à Fès et y étudia le fiqh avant de revenir s’installer (définitivement à Tombouctou)”[14]. C’était pour montrer que, dans cette région,  seule la connaissance du rite malikite pouvait garantir la légitimité d’un faqîh quelle que soit sa culture islamique, fût elle des plus vastes.

L’attachement au Malikisme est l’un des traits fondamentaux de l’islam soudanais. Ce fait expliquera, en partie, les relations particulières qu’il entretiendra avec le Maroc et ses sultans qui, en plus de leur rôle politique, s’assignaient toujours une mission religieuse. Djibril Tamsîr Niane remarque cet attachement au rite malikite, dans son évocation du fameux pèlerinage de l’empereur du Mali, en ces termes :” De stricte obédience malikite, Mansa Mûsâ, n’acheta dans les villes d’Orient que des ouvrages de cette secte, il attira, dans son pays des lettrés et des artistes qu’il pensionna royalement”. Il conclut en affirmant que par ces actions, le roi venait, ainsi, de jeter les bases de ce qu’il appelle “la culture négro-musulmane du Soudan[15].

Toute cette période est, pourtant, bien antérieure aux attaques armées arabes, notamment marocaines, auxquelles de nombreuses légendes attribuent l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En effet, on a toujours gardé l’idée d’une Afrique dépourvue de religiosité, comme nous le verrons dans la partie de notre travail consacrée à la vision intersubjective entre Noirsn et Arabes. Du côté de la tradition universitaire occidentale, la théorie de la tabula rasa, pendant longtemps, support de l’idéologie colonialiste, a, aussi, empêché des tentatives sérieuses se penchant sur cette partie de l’histoire africaine.

De la sorte, on est arrivé à croire que l’Afrique ne connaissait d’organisation politique ou sociale avant l’arrivée des armées arabes ou encore européennes pour les plus pessimistes. C’est pourquoi, Djibril Tamsir Niane s’émeut d’une telle situation, en se penchant sur l’histoire des empires noirs médiévaux dans lesquels la pratique de l’islam était chose courante bien avant la conquête armée arabe : “Il y a seulement quelques décades, rappelle t-il, seuls quelques spécialistes d’histoire africaine étaient convaincus que l’Afrique au Sud du Sahara, avait su développer des royaumes et des empires dignes de ce nom, encore qu’aux yeux de bon nombre de ces spécialistes, ces royaumes et ces empires devaient tout ou presque aux Arabes[16] Il est vrai qu’en matière d’histoire africaine, on a tendance à ne parler que de l’Afrique coloniale ou, du moins, celle des explorateurs européens, considérant cette période comme le début de son existence historique proprement dite. Cela peut sembler étonnant si l’on sait qu’entre le IV ème et le XVI ème siècle correspondant au Moyen Age européen et au développement de la civilisation musulmane, le continent noir a connu différents systèmes politiques symbolisés par les empires cités plus haut. Il l’est d’autant plus que l’empire du Ghana fut créé, au plus tard, aux environs de 300 après J.C alors que, comme le soutient Cheikh Anta Diop, « Charlemagne, créateur du premier Empire d’Occident, après les invasions barbares, fut couronné en 800 »[17]. Il rappelle, en outre que cet empire dura jusqu’en 1240, connut l’islam très tôt et commerça avec le Maghreb, comme en attestent les témoignages de ses chroniqueurs.

Ainsi, la période comprise entre le XI ème et le XIV ème siècles est largement couverte par les écrits d’historiens et de chroniqueurs arabes, qui sont des sources incontournables. Mieux, dès le XV ème et durant tout le XVI ème siècle, des historiens africains utilisant la langue et/ou les caractères arabes, produiront d’innombrables ouvrages venus éclairer cette période contrastée des relations arabo-africaines. Djibril Tamsir Niane, analysant cette époque des grands empires, la qualifie de “période à tous égards, intéressante” car selon lui, “on voit le Soudan évoluer pour son propre compte et prendre chez l’étranger ce qui s’adapte le mieux à son milieu et à sa mentalité”[18]. Ainsi, bien avant les incursions guerrières des sultans marocains, au Sud du Sahara, au cours du XVI ème siècle, l’islam était assez présent dans les pratiques et la vie quotidienne des noirs africains sauf qu’il était remodelé selon le contexte et les mentalités. Le bilâd al-sûdân, nous dit D. T. Niane, fut “partie intégrante du monde musulman” depuis l’époque de ces grands empires où il “développa des structures sociales originelles”[19].

De nombreux historiens contemporains dont le Soudanais ‘Izz al-Dîn ‘Umar Mûsâ[20] appellent à une relecture de l’aventure guerrière almoravide considérés comme les islamisateurs du bilâd al-sûdân et à une nouvelle approche des causes de la chute de l’empire Songahï à la fin du XVI ème siècle, plus précisément en 1591. Ce dernier événement est un fait marquant de l’histoire des relations arabo-africaines. Il fait suite à l’invasion, par les armées de ManÒûr al-Åahabî, de l’empire Soghaï qui regroupait une bonne partie du Mali jusqu’au Sénégal oriental actuel.

La question est de savoir comment le sultan du Maroc a pu s’attaquer, au nom de l’islam et du « Jihâd »,  à une contrée à dominante musulmane avec ses fuqahâ et ses mosquées, témoins, au même titre que les habitations, de l’incendie de la ville par les troupes marocaines.

Là où certains auteurs parlent de « Jihâd » Izz Dîn U. Mûsâ soutient, de manière euphémique, la thèse d’un mouvement réformiste. Il adopte, d’ailleurs, la même position concernant les aventures guerrières almoravides qui menèrent les “soldats de Dieu” du Sahara aux bords du fleuve Sénégal où le royaume du Tékrour[21], déjà musulman, connaissait une organisation théocratique comme le mentionna Al-Bakrî. Le travail de Izz Dîn Umar Mûsâ, bien que peu relayé, est novateur dans le sens où il fut, depuis près d’un siècle, le premier chercheur du monde arabe à avoir l’audace d’initier une telle réflexion[22].

L’aventure d’Al-Mansûr a toujours été l’objet d’un débat aussi bien historique que politique voire religieux. Certains historiens comme Al-Fisštâlî[23] présentent l’événement de manière apologétique et en font une page en or de plus dans la vie et l’action “glorieuse” du Sultan saadien Al-Mansûr al-Dhahabî. L’attaque qu’il a perpétrée contre le Songhaï, dans le bilâd Sûdân, est perçue par l’histoire officielle au Maroc comme un événement de plus à inscrire dans “l’œuvre grandiose” des Sultans chérifiens. Ils auraient le mérite d’envoyer des armées pour répandre l’islam et sa bonne pratique aux confins du Sahara et de l’Afrique Noire.

C’est ainsi que pour être conforme à la justification religieuse de l’événement, Al -Fištâlî, parle d’Imamat[24] ou de Califat quant au statut politique du Sultan marocain, considéré comme le Commandeur des croyants. Il perçoit les Soudanais (habitants noirs du Sud du Sahara) comme de simples sujets en rébellion contre l’ordre califal qui serait incarné par le roi du Maroc. Ce procédé sert à masquer la contradiction entre le rôle revendiqué par Al-ManÒûr et l’attitude consistant à user des armes contre les populations d’une région à dominante musulmane.Le travail d’Al-Fištâlî est intéressant pour notre question au-delà du débat sur la validité historique de ses écrits qui nous importe moins que la démarche. Il nous interpelle autrement, dans la mesure où il a façonné l’interprétation politique que différents chercheurs marocains, avec lesquels nous avons travaillé, font de cette campagne du sultan Al-ManÒûr.  Il faut rappeler que plusieurs travaux contemporains sont, encore, empreints de la conception apologétique du rôle marocain dans le bilâd Sûdân.

Certains, comme ‘Abd al-Hâdî al-Tâzî[25], veulent voir dans cette aventure du Songhaï, un rôle protecteur joué par le royaume chérifien auprès des contrées musulmanes d’Afrique au Sud du Sahara. Pour al-Tâzî, l’expédition visait, avant tout, à arrêter les “convoitises non africaines sur l’Afrique”. S’agissait-il d’une simple volonté de défendre le bilâd Sûdân contre les agressions extérieures au moment où les navires (marchands mais aussi guerriers) portugais étaient déjà présents sur les côtes atlantiques d’Afrique? Ou bien le Maroc d’Al-Mansûr, se souciait-il, plutôt, de sa sécurité intérieure exposé qu’il était, lui-même, aux convoitises européennes ? Malgré toute sa modération, al-Tâzî semble pencher pour la seconde hypothèse. Pour lui, Al-ManÒûr, voulait “remettre à leur place quelques voisins trompés par ceux qui commençaient à menacer les régions frontalières du royaume”[26]. Nous voyons, donc, que dans l’analyse de ce fait historique, il est, partout, question de justifier, religieusement, l’attitude des acteurs politiques.

L’l’histoire, la religion, tout comme l’imaginaire religieux sont toujours sollicités afin de trouver les arguments nécessaires à la bonne conscience politique. Leur validité dépendra du poids symbolique dont ils seront ou non dotés. ‘Ibn Abî MaÎallî, dans une vision « messianique » va jusqu’à prôner que ces conflits opposant le Maroc au bilâd Sûdân “doivent être vus comme des signes annonciateurs de l’apparition du Mahdî”[27].

Quoi qu’en disent les historiens marocains, l’expédition d’Al-Mansûr a été, en partie, à l’origine de la décadence des royaumes noirs de la boucle du Niger et surtout de l’empire Songhaï. Il est vrai que les conséquences de cette aventure guerrière sont tellement dérangeantes que plusieurs explications historiques, voire religieuses, lui ont été trouvées. Aujourd’hui, c’est avec beaucoup de gêne que les africanistes marocains abordent cet événement. Il persiste, cependant, un courant qu’on pourrait qualifier de “légitimiste” qui y voit un simple fait à mettre sur le crédit d’un chef au double rôle politique et religieux à qui ses “vassaux” soudanais devaient respect et obéissance, au nom de son titre de « commandeur des croyants »[28].

On pourrait placer cette querelle d’historiens dans le contexte plus vaste de la vision intersubjective entre Arabes et Noirs africains si l’on sait que les péripéties de ce “Jihâd” seront perçues, au sud du Sahara, comme de simples razzias ou attaques guerrières dénuées de tout fondement religieux. En Afrique sub-saharienne, il y a toute une génération d’historiens et de politologues qui a eu une attitude plus que critique sur ce rôle marocain. Au Maroc, leur vision est qualifiée d’approche « nationaliste passionnée”.  L’historien malien, Modi Sekene Cissoko est l’un des représentants de ce courant. Il présente l’invasion marocaine comme “l’hécatombe” qui anéantit “une civilisation connue et reconnue de tous”. Pour M. S. Cissoko, cet événement est d’autant plus dramatique qu’il “arrête la stabilité et le développement” de la région.”L’expédition d’Al Mansûr, nous dit Sekene Cissoko, détruisit l’ordre, l’Etat et instaura l’anarchie, bref la barbarie”. Il va plus loin en affirmant que “le mousquet eut sur les esprits les effets semblables à ceux de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945″[29]. M. Sekene Cissoko que nous avons aborder cette question de manière très émue lors d’un Colloque à Casablanca, présente l’événement comme le tournant des relations maroco-soudanaises[30]. On trouve également ce même sentiment d’amertume chez Joseph Kizerbo[31].

Pour ces historiens, l’expédition est d’autant plus injustifiable que cette région attaquée par l’armée marocaine était musulmane depuis plusieurs siècles. En plus, après sa victoire, le sultan exilera de nombreux savants comme Ahmad Bâbâ[32] de Tombouctou. Ce dernier a enseigné, pendant plus de quatorze ans, à Marrakech. Joseph Ki-zerbo considère l’expédition d’Al -Mansûr comme une recherche de prestige personnel et se pose la question de savoir si le sultan sa’adien avait bien “une vision claire et décidée” en attaquant cette région déjà islamisée. Ainsi, il lie l’événement à “l’ivresse, la joie et l’enthousiasme de la victoire de la bataille des Trois Rois[33]” avant de conclure : “c’est pourquoi ce sultan conçut le grand dessein de vassaliser l’empire”[34].

Pendant plusieurs décennies – et dans une moindre mesure, encore aujourd’hui -, cette expédition eut des séquelles dans l’esprit des intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest.

L’historien marocain, Abdelmajid Kaddourî, déplore ce fait en ces termes : “ce courant d’historiens nationalistes blessés a eu un impact énorme sur les relations du Maroc avec les Etats de l’Afrique noire, dans les années soixante dix. Cet impact est dû à la propagation de ces idées dans les manuels d’histoire pour l’enseignement notamment dans le secondaire”[35].

Il faut savoir que dans l’approche du processus d’islamisation de l’Afrique subsaharienne, deux courants se sont toujours affrontés. On peut dire que, sur un plan méthodologique, rien ne les sépare sauf qu’ils se trouvent de part et d’autre du Sahara ou de la Mer Rouge. Le fait nationaliste se retrouve chez l’un et l’autre courant. Beaucoup de chercheurs du monde arabe considèrent, encore aujourd’hui l’islamisation de l’Afrique, du moins dans leur manière de l’aborder, comme un processus d’arabisation, pour ne pas dire une rupture historique dans l’évolution politique et culturelle du continent. De leur côté, des intellectuels africains « nationalistes », nient soit l’apport de la culture arabe par le biais de l’islam ou cultivent, de manière irraisonnée un certain essentialisme puritain. C’est à dire qu’ils veulent, par tous les moyens, couper l’islam africain du reste de l’aire islamique en considérant l’islamisation comme une simple acculturation ou une perte d’identité.

S’ils s’affrontent par le contenu de leurs thèses, les chercheurs arabes et les intellectuels nationalistes africains se rapprochent par leurs dérives théoriques. D’une part, on voit un discours teinté d’arabisme qui nie toute présence antérieure de l’islam et partant de « civilisation » – dans leur acception- en Afrique noire, avant les conquêtes arabes et notamment marocaines. Ce discours mené, étonnamment, par des universitaires considère l’islamisation de l’Afrique noire comme son entrée dans l’Histoire.

Même s’il n’atteint pas le catégorisme d’un MaÎmûd Šâkir[36], le professeur MuÎammad Sa‘îd Çallâb laisse apparaître, dans son propos, l’influence des anciennes conceptions négatives sur le bilâd sûdân depuis un certain Ibn Khaldoun pourtant esprit éclairé de son époque. Evoquant l’islamisation de l’Afrique noire, l’universitaire égyptien affirme sans nuances « L’Afrique sera amenée à connaître l’un des plus grands événements – l’avènement de l’islam – qui l’ait jamais marquée si profondément à travers son histoire. C’est dire qu’une grande partie du continent s’adonnera, dès lors, à un nouveau processus historique débouchant sur autant l’adoption d’une nouvelle langue, l’arabe, que la conversion à une nouvelle religion, l’islam »[37].

Sur ce terrain on n’a cessé d’assiter à un renouveau nationaliste chez les intellectuels africains. Ce phénomène prit de l’ampleur surtout au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le thème de l’affirmation de l’identité culturelle africaine face au colonisateur devenait obsolète et qu’il fallait trouver maintenant les fondements d’une identité nationale à la base des jeunes Etats.

Rappelons l’attitude critique des historiens comme M. Sekene Cissoko, Djibril Tamsîr Niane et Cheikh Anta Diop[38] par rapport au processus d’islamisation ou les entreprises militaires marocaines inscrites dans ce processus. Il faut ajouter à ce courant, celui de la négritude, qui nie tout apport arabe ou islamique dans l’édification de l’œuvre civilisationnelle noire africaine. Il écarte, du coup, les échanges ou les concessions mutuelles entre le dogme islamique tel qu’il est vécu et interprété en Afrique noire et les différentes cultures de cette dernière. Plus tard d’autres chercheurs adopteront une attitude plus modérée.

Tout en récusant l’idée que l’islamisation aurait introduit une rupture de taille dans la continuité de la civilisation traditionnelle africaine, ils reconnaissent cette sorte de symbiose entre les cultures africaines et les éléments du dogme islamique caractéristique de l’islam noir, cher à Vincent Monteil. L’un entre eux, Diasseny Dorank Assifat en arrive à la conclusion suivante : « L’islam et l’ontologie négro-africaine ont ainsi réagi l’un sur l’autre pour produire un champ culturel plus complexe »[39]. Sharîf, va dans le même sens en soutenant que ni les tenants de la négritude ni ceux d’un “islam unitaire”, méconnaissant les spécificités de cette religion en Afrique noire, ne peuvent y prétendre à une explication objective du fait islamique[40].

Toute démarche théorique tentant d’isoler ce que les uns appellent “culture africaine” et les autres “culture arabo-islamique” est condamnée à mutiler la réalité qu’elle veut étudier. Exclure l’islam de la sphère culturelle en Afrique de l’Ouest revient à ôter à ces sociétés une marque fondamentale de leur identité depuis des siècles.

Contrairement à ce que prétendent les ultras de la négritude, les musulmans africains se sentent partie intégrante de la ‘Ummah islamique, adhèrent aujourd’hui à toutes les organisations panislamiques internationales et accèdent aux réseaux de solidarité basés sur l’islam. De plus, ils se sont servis de l’islam comme étendard identitaire pour s’opposer à la domination coloniale, à travers les confréries et leurs chefs charismatiques. Certes nous ne pourrons pas aller jusqu’aux affirmations de ¡abir Šarif considérant l’islam comme le seul “lien social et civilisationnel” pouvant réunir la majorité des ouest-africains. Mais, aussi, la vision des partisans de la négritude limiterait les possibilités d’approche des rapports entre les Africains et l’islam.

Néanmoins, comme le dit ¡abir Šarif lui-même, “le fait islamique est, à jamais, inscrit dans le quotidien et le rapport de l’africain (musulman) au monde”[41] au point qu’il serait difficile, dans ce contexte, de distinguer ou séparer ce qui est “purement” africain de ce qui est “islamique par essence”[42]. De ce point de vue, il rejoint, parfaitement, Diasseny Dorank dans son idée de symbiose et certains africanistes, plus proches de nos positions, dans la notion d’adaptation sociologique.

Le débat sur l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest et du Sénégal, en particulier, ne saurait se limiter à une simple confrontation d’arguments historiques. Même si ces derniers peuvent aider à mieux cerner la question, ils ne peuvent, cependant, l’épuiser. Derrière les grands événements décrits par l’histoire ou l’historiographie officielle, il y a eu d’autres faits, certes moins marquants, mais plus constants et constitutifs de la mémoire collective de ces peuples.

A part les récits encore entretenus par les griots concernant ces entreprises conquérantes, le débat historique voire sociologique sur l’islamisation est resté l’apanage des intellectuels ou des chercheurs spécialisés. Ainsi, à force de focaliser l’attention sur ce débat et les données historiques et sociologiques accaparées par les spécialistes, on a tendance à passer à côté des autres constructions et explications des facteurs d’islamisation.




[1] Une branche de l’ethnie des Peul. Ces derniers disent que c’est la même ethnie des hal-pulâr , ceux qui parlent pulâr.

[2] – Ces Etats subsisteront jusqu’en 1881, date à laquelle le Colonel français Brière de Lisle proclama la souveraineté de la France sur le Fouta Toro, vallée du fleuve Sénégal (rive gauche).

[3] – DESIRE-VUILLEMIN Geneviève : Histoire de l a Mauritanie : des origines à l’indépendance, Ed. Karthala, 1994, 648p.

[4] – pluriel de “faqîh“, savant musulman spécialiste du fiqh.

[5] – Partie la plus septentrionale de la Tunisie qui aurait donné son nom au continent africain “africa” chez les voyageurs romains.

[6]  Fatwâ : avis juridique prononcé sur une question donnée par le mufti, sorte de docteur de la loi chez les musulmans.

[7] Pluriel arabe de kâfir, dénégateur, non croyant pour les musulmans.

[8] – Voir Abdelazîz Alawî : Fès et le commerce transsaharien avant l’expédition sa’dienne au Songhaï, in Colloque Fès et l’Afrique, Publication de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat, Université Mohamed V Souissi, 1993, pp.96-97.

[9] voir à ce propos Yâqût al-Íamawî : Mu ‘jam al -buldân, T6, pp 8-9.

[10] – Ibn    Abî Zar’ : Al-anîs al-MuÔrib; pp 124-128, Rabat 1936. 

[11] – Voir à ce propos BATRAN Abdelaziz Abdallah : La guerre des fatwas entre oulémas musulmans du nord et du sud du Sahara (article en arabe) in Fès et l’Afrique: relations économiques, culturelles et spirituelles, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, Série Colloque et Séminaires, Rabat 1995, pp.183-233.

[12] – al-TAMIMI Abdeljalîl : Les dimensions civilisationnelles des relations contemporaines entre le Maghreb et l’Afrique, p53 in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO, 1988. Pp 49-56. [13] – al-TAMIMI , ibid p53. [14] – As-Sa’dî : Târîkh as-Sûdân , pp 51-65. 

[15] – NIANE Djibril Tamsir : Le Soudan occidental au temps des grands empires XI – XVI ème siècle., Présence Africaine, 1975, 267p. p39.

[16] – Niane, DT, ibid, p7.

[17] – Diop, Cheikh Anta, Nations nègres et culture, de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 3ème Edition, Tome II, Présence Africaine, 1979, p. 359.

[18] – Niane, DT, ibid, p7.

[19] – Niane D T, ibid p9.

[20] – Mûsâ I D U, Dirâsât Islâmiyya Çarb Ifrîqiyya , in BuÎû×  TârîÌiyya, n°2 mars 1999.pp57- 92.

Voir aussi Essai de relecture du rôle des Almoravides dans l’islamisation du bilâd as-sûdân, ibid pp2-5.

[21] – royaume qui s’est développé sur la rive gauche du fleuve Sénégal.

[22] – Rappelons que le Professeur Mûsa enseigne en Arabie Saoudite à l’Université du Roi Saoud à Ryadh. Il nous a dit avoir initié cette réflexion lors d’une conférence à l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. La question de la conquête saadieenne du Songhaï étant encore très sensible au Maroc, on ne peut qu’imaginer la grande motivation ainsi que la conviction du chercheur.

11 – Il est l’auteur de Manâhil  al-Ñafâ fî Ma ‘â×ir Mawâlînâ al-Šurafâ qui traite de l’historiographie des différents sultans du Maroc et des actions par eux menées. C’est une référence incontournable sur l’histoire du Makhzen.

[24] – Ceci n’est qu’une résurgence de l’image du Calife, autorité représentant Dieu sur terre chez les sunites. Cette attitude n’est en rien singulière dans l’histoire de l’expansion musulmane. On peut se rappeler l’attaque par Abû Bakr, successeur du prophète MuÎammad de 632 à 634, des tribus accusées d’apostasie pour leur refus de verser la zakât, l’aumône légale, au centre politique qu’était Médine. C’est ce que l’historiographie musulmane appelle “la guerre contre les apostats” , Îurûb al-ridda.

[25] – al-Tâzî Abdul Hâdî : Histoire diplomatique du Maroc, V 8, p233. Cet historien était par ailleurs conseiller diplomatique du Roi Hassan II.Il représente avec Mohamed Benchérifa de l’Académie du Maroc, une catégorie d’historiens très contestée par la nouvelle génération pour l’orientation apologétique de leurs recherches vu leur proximité avec le Makhzen.

[26] – Tâzî,  L’histoire diplomatique…, pp234-235.

[27] – Cité par KADDOURI Abdelmajid; L’expédition d’Ahmad Al Mansûr au Soudan: historiographie et discours, in Le Maroc et l’Afrique Subsaharienne au début des temps modernes (1995), Actes du Colloque International de Marrakech 23-25 octobre 1992, p217, voir également pp207-216.

Ce colloque a été organisé par l’Institut d’études africaines de Rabat (Université Mohamed V Souissi. Il a réuni, pour la première fois des historiens marocains et étranger pour débattre de cette expédition dont l’abord était tabou pendant très longtemps vu les implications politiques voire religieuses. Il est vrai que cette expédition est à l’origine d’un complexe de culpabilité chez les Marocains en général et les fuqahâ (oulémas) en particulier. Kaddouri nous dit qu’elle est considérée comme un fait officiel n’ayant pas bénéficié d’un consensus national, d’où son titre “expédition d’Al Mansûr” et non “marocaine”.

L’allusion au Mahdî est une autre résurgence de l’imaginaire musulman. En islam, on croit à l’avènement d’un “rénovateur” qui viendra à la fin des temps pour restaurer l’ordre de Dieu. Chez les sunites on parle d’Al Mahdî al-muntazar (attendu). Les chiites aussi attendent “l’imam caché”. Dans plusieurs contrées du monde musulmans des personnages charismatiques ont été pris pour ce messie / AU Soudan avec le Mahdi, au Sénégal où les adeptes de la confréries laayènes considèrent leur marabout comme l’imâm envoyé par Dieu pour restaurer la justice sociale etc.

[28] – C’est le cas de Bahija Chadili (Université Hassan II Aîn Chock) qui a annoté l’ouvrage de Mohamed Bello fils d’Ousman Dan Fodio, Infâq al-Maysûr fî târîÌ Bilâd at-Takrûr, Publications de l’Institut des Etudes Africaines, 1996. C’est une reprise de sa thèse sous la direction de Fatima Zahrâ TAMOUH (Université Mohamed V- Rabat).

[29] – Cissoko Modi Sekene, Histoire de l’Afrique occidentale, Moyen Age et temps Modernes, VII- 1890, Paris, Présence Africaine, 1966. 192, 222.

[30] – Nous avons rencontré Modi Sekene Cissoko lors de notre partcipation au Colloque sur le thème : Les relations maroco-africaines : bilan et perspectives” organisé par l’Université Hassan II, Casablanca 26- 28 octobre 2000.

[31] – KIZERBO J : Histoire de l’Afrique Noire , d’hier à demain.

[32] – voir BENCHARIFA Mohamed dans Min A’lâm al-tawâÒul bayna bilâd as-sûdân wa al-maÈrib, Publications de l’IEA Rabat 1999.

[33] – Cette bataille a opposé les Sultans Abd al Malik Al-Sa’adî, Al Mutawakkil as-Sa’dî et le roi portugais Don Sébastien le 4 août 1578. Elle s’est soldée par une éclatante victoire du Maroc de la dynastie des Sa’diens à laquelle appartient Al-Mansûr al-Dhahabî.

[34] Kizerbo J , ibid p198 

[35] -Kaddouri A : ibid p209. Notons aussi que Modi Sekene Cissoko, l’un des animateurs de ce courant fustigé par Kaddouri a été chargé, officiellement, de superviser l’élaboration, en 1965, des manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement secondaire

[36] – Dans son MawâÔin al-Šu ‘ûb al-Islâmiyya, ce penseur syrien reprend exactement les conceptions khaldouniennes (14ème siècle) pour parler des peuples d’Afrique noire, avant l’islamisation. Il  parle de leurs mœurs et coutumes en terme de « barbarie » ou « sauvagerie ».  La reprise de cette thèse est nette dans l’ouvrage de MaÎmûd Šâkir : MawâÔin al-Šu ‘ûb al-islâmiyya, al-SiniÈâl, Al-Maktab al-islâmî, Beyrouth-Damas, 1993.

[37] – Ghallab Mohamed Sa‘îd : Arabes et islam en Afrique, in l’Afrique et la Culture arabo-islamique, Publication de l’ISESCO, 1988, p35.

[38] – Cheikh Anta Diop est connu pour ses thèses sur l’origine nègre de la civilisation égyptienne très critiquée en Europe mais qui ont un succès rarement égalée au XX ème siècle chez les intellectuels africains et dans certaines universités américaines (notamment Atlanta). Voir particulièrement son ouvrage Nations nègres et culture ; de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Ed. Présence Africaine, Paris, 1979, 556 pages.

[39] – DIASSENY Dorank Assifat : L’islamisation de l’Afrique et son impact sur les relations interculturelles arabo-africaines ;  in L’Afrique et la culture arabo-islamique, ISESCO , 1988, p92.

[40]¡abir Šarif k : Rôle de la ville de Fès dans la propagation de la confrérie tijânie en Afrique sub-Saharienne,  in Fès et l’Afrique, Colloque International IEA- FLSH Fès Saïs du 28 au 30 octobre 1993. Il est l’auteur d’une étude sur “le Maghreb dans les relations extérieures du Sénégal 1960-1980″ Paris III et INALCO 1987.

[41]¡abir Šarif K. ; ibid p235. 

[42] – ibid, p236.

L’Islam, les musulmans et la relation à l’Autre (SUITE)

Jeudi 16 juillet 2009

islamalepreuvedesmusulmans1.jpgL’Islam, les musulmans et la relation à l’Autre (Suite)

Haoues Seniguer,

Doctorant en Sciences politiques

Ce texte est la suite de l’article de Haoues Seniguer « L’Islam à l’épreuve des Musulmans »

            Pour éviter tout de suite de se méprendre sur les questions que nous nous proposons de traiter ; nous soulèverons et soutiendrons la thèse suivante : ce sont moins l’islam et les textes du corpus islamique « officiel » qui sont à mettre à l’index que ceux qui les reçoivent, les interprètent et les vivent. Aussi, nous affirmons que l’islam ne doit absolument pas être confondu avec la pratique, elle plurielle, de ses millions d’adeptes, à la fois si différents et si semblables (les traditions locales aidant), du Golfe à l’Océan en passant par les villes européennes et bien d’autres Cités du monde :

            « Pourquoi ramener la diversité évidente des musulmans à une ‘religion’ d’un seul bloc, identifiée de surcroît à un collectif potentiellement dangereux, puisqu’elle serait susceptible de ‘comportement agressif’ ? L’identité des personnes supposées composer ce collectif peut-elle d’ailleurs se réduire à leur qualité de ‘musulman’ ? Et de quels ‘musulmans’ parle-t-on au juste[1] ? 

Si l’on veut comprendre l’exacte portée de ce triptyque, au moins sur un plan méthodologique, référons-en d’emblée à la sourate III verset 7 qui rend bien compte de la difficulté herméneutique du texte coranique et de la diversité des regards possibles :

« C’est LUI (Allah) qui t’a révélé le Livre comprenant des versets clairs [bien établis] qui en constituent la matrice [ou la base] et d’autres qui sont équivoques. Ceux qui ont un mauvais penchant dans le cœur suivront ce qui est équivoque par amour de la division et pour l’interpréter ; Dieu seul connaît l’interprétation[2]. » 

Tout est dit ou presque dans ce verset. Il existerait des versets clairs structurant, organisant la vie, essentiellement cultuelle soit dit en passant, des croyants et d’autres qui nécessitent un savoir particulier, un effort d’interprétation précis, donné à ceux à l’intelligence critique suffisamment pénétrante pour ne pas verser dans toutes sortes d’excès ; lesquels versets peuvent constituer effectivement une pierre d’achoppement sans vigilance accrue. A cet égard, la responsabilité des Oulémas et autres « autorités » autorisées ou reconnues comme telles, est immense.

Le domaine de l’organisation sociale des musulmans doit pouvoir faire l’objet d’adaptations ; c’est ce qui ressort des œuvres mêmes dites orthodoxes (Voir l’oeuvre de Shâtibi auteur musulman du XIVème siècle). Ce qui censément fait appel à la puissance rationnelle et au progrès dans le respect de sources et de conservation du souffle spirituel qui leur est sous-jacent.

On peut également rappeler les passages appelant les musulmans, les hommes et les croyants à l’interconnaissance, à la générosité, la bienfaisance et l’excellence dans la foi par les œuvres pieuses, le don de soi et le recueillement. Les exemples sont légion et il serait fastidieux ici de s’étendre davantage. Il suffit d’en référer directement au Coran et aux traditions orales du Prophète de l’islam.

Evidemment il est aussi des passages problématiques qui recèleraient des accents, relents ou une potentialité de violence. Mais c’est précisément là que l’essentialisme est des plus mortifère. Qu’est-ce à dire ? Pris tels quels, c’est-à-dire en bloc, sans distanciation critique et exercice d’une herméneutique en accord avec les visées ultimes de la sharî‘a (Maqâsid), les passages en question sont régulièrement l’objet d’un surinvestissement « théologique », littéraliste, politique voire « pseudo » moderniste. De quel surinvestissement s’agit-il au juste ?

On a affaire à des personnalités médiatiques et hyper médiatisées (drapées sous les oripeaux de la libre critique) qui, dans une extériorité absolue, distinguent ce qui est « politique », « intégriste » dans les expressions religieuses musulmanes de ce qui ne l’est pas. Sélectionnent à leur guise, la bonne de la mauvaise interprétation, sans associer toutes les positions critiques. Elles ne reconnaissent de la sorte, que ceux qui adopteraient leur propre logique de pensée, sans rechigner, sous peine d’être taxés « d’intégristes » ou « d’islamistes » !

D’où l’importance de juger des actes, des comportements, expliquer les phénomènes de violence politique, plutôt que de partir des textes eux-mêmes comme si ces derniers contenaient à eux seuls la clé du problème et offraient des réponses prêtes à l’emploi pour décoder le réel.

On ne parlera pas des mouvements sectaires et terroristes, dont une extrême majorité de musulmans rejettent et désapprouvent au plus haut point les actions. Al Qaïda et ses suppôts sont en tant que tels bien identifiés. Une condamnation orale, verbale est stérile si on ne lui associe pas une dénonciation des régimes autoritaires du monde arabo-musulman et de ceux qui, en Occident ou ailleurs, les soutiennent au nom dela Global War On Terror. Enfin, une exploration et une interrogation de la conscience musulmane elles-mêmes s’imposent.

Que peuvent donc les musulmans du monde, Occidentaux en particulier, pour inverser la tendance, créer au sein de leurs communautés politique et spirituelle d’appartenance, une dynamique de réforme interne et globale ; c’est-à-dire substituer aux cercles vicieux des cercles vertueux ? En quoi, à grands traits bien sûr, consisterait ladite dynamique ?

Mieux se connaître pour être reconnu ; se remettre en cause pour avancer 

Malek Bennabi (1905-1973), penseur algérien du XXème siècle, au travers d’une œuvre prolixe et très dense, a été, peut-on le dire, un précurseur dans la lutte intellectuelle contre les méandres du colonialisme, ses excès, ses outrances, ses crimes. Mais aussi, il a su analyser en profondeur les raisons internes de cette déroute des peuples arabo-musulmans dépassant ainsi le stade de la victimisation, du ressentiment.

Contrairement à ce qui est dit ici ou là, le véritable architecte du concept « politique de la civilisation » n’est peut-être pas seulement le philosophe français Edgar Morin mais bel et bien Bennabi en des aspects nombreux. Aussi, selon ce dernier, l’infériorisation de la personnalité arabo-musulmane, ce complexe d’infériorité handicapant qu’il a développé au fil des âges est moins le résultat de facteurs externes, exogènes, que de paramètres internes et intrinsèques théorisés sous le concept ingénieux de « Colonisabilité ». Nous partagerons également ce constat dans l’examen qui suit.

Nous reprendrons donc à nouveaux frais ses réflexions en tentant de les compléter en vue de les adapter à nos visées : Mieux se connaître pour mieux être connu et reconnu. Tel sera notre leitmotiv au cours du deuxième et dernier temps du propos.

Autrement dit, il convient de rappeler ici à grands traits la genèse historique de ce déclin et de cette infériorisation de la personnalité et des sociétés arabo-musulmanes. Rappelons que l’islam n’est pas en cause. Ce n’est pas un Agent doté d’intentions, désincarné qui plus est. S’il a été grand un jour, pourquoi est-il décrié aujourd’hui ? Certes, les musulmans, eux, sont victimes d’attaques infondées. Cependant, ils sont également responsables de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, de comportements sectaires et violents et par voie de conséquence, du triste sort qui leur est réservé. De L’Irak à l’Algérie en passant par
la Palestine.

En somme, les musulmans ne sont pas suffisamment à la hauteur d’une civilisation qui les a engendrés mais dont ils se sont peu ou prou déconnectés par absence de volontarisme, de critique et partant, ils se sont complètement coupés du pouvoir décisif sur leur propre destin. Ils stagnent voire régressent dans leur capacité à comprendre les défis nouveaux du monde et à s’y adapter en apportant un regard et des solutions propres et en partage.

.

Qu’est-ce qu’au fond une civilisation ?

Le philosophe algérien l’entend sous un double point de vue[3] :

-Du point de vue anthropologique : « toute forme d’organisation de la vie humaine, dans n’importe quelle société, développée ou sous-développée, est une civilisation. »

-Du point de vue fonctionnel : « la civilisation confère à la société, avec ce pouvoir économique qui la caractérise comme société sous-développée, la volonté de l’utiliser à résoudre tous les problèmes, notamment ceux qui se posent le plus cruellement à une société sous-développée. »

Des mouvements associatifs français tels que Les Indigènes de
la République
ou Mouvement des Indigènes de la République[4] s’attachent à lutter contre les restes coloniales (le post-colonialisme) dans la politique de
la France à l’endroit des minorités et une dénonciation des crimes coloniaux et du passif colonial. Néanmoins, cette action noble et louable au départ a eu tendance à s’enferrer ensuite dans les procès d’intention, le surinvestissement de la grille de lecture néo-coloniale dans l’appréhension des difficultés rencontrées par les Français d’origine maghrébine, africaine et musulmane. Retardant le réinvestissement, l’exploration de la conscience citoyenne, en harmonie avec une identité composite, et l’élaboration de chantiers positifs.

Les musulmans du monde, en France a fortiori, sont bien trop souvent dans une logique de la pensée et non de l’action concertée. Dans la réaction davantage que dans l’action ; la réponse aux diatribes, plus que dans le questionnement, le débat et la remise en cause de soi. Les exemples de ce type font florès : des réactions hystériques aux caricatures du Prophète Muhammad publiées par des journalistes danois[5] il y a un peu plus de trois ans maintenant ou aux différentes intimidations exercées auprès des auteurs et « penseurs » français même de mauvaise foi. Dénoncer c’est bien ; s’impliquer, agir dans le champ politico-social est mieux encore.

Mieux se connaître pour mieux être connu et reconnu. C’est par cette première étape fondamentale que passe le réveil global. Analyser les raisons « internes » de la colonisation, de la domination sans partage de la technologie, de la politique et de la culture occidentales est nécessaire et décisive. Un diagnostic sans concessions des impasses et des crises que traverse le monde musulman dans sa diversité est nécessaire et est un préalable crucial avant tout autre chose.

Ce réveil passe par une relecture des sources de l’islam, des traditions, des philosophes et des théologiens médiévaux et modernes qui ont tenté de l’amorcer. Pour Bennabi comme pour nous-même et bien d’autres encore faut-il l’espérer, nous autres musulmans, nous nous montrons trop souvent indignes, en deçà des visées ultimes de la révélation coranique et de l’apostolat de Muhammad. Incapables d’en saisir la quintessence et l’esprit et arc-boutés, soit sur la lettre, soit sur des postures prétendument « modernistes », lesquelles visent en définitive à plaire aux autres, à ceux qui ne partagent pas notre foi, au lieu que d’être à l’écoute critique et constructive de sa communauté originelle en écho avec les défis civilisationnels contemporains.

Cette incapacité, non seulement nous paralyse en tant que citoyens du monde, mais prive également l’Autre occidental, les autres, de nos ressources symboliques, de cette foi, ce partage d’un Universel que dispensent le Coran et la prophétie muhammadienne. Pas de développement économique sans réformes culturelles et institutionnelles préalables, voire aussi une révolution architecturale d’envergure ; cette dernière serait le reflet authentique du génie des hommes et des musulmans des premiers siècles qui ont su créer, enseigner et dispenser au monde leurs arts. Le modèle de développement transcende l’économique et ne réside donc pas selon nous, dans le gigantisme affiché par les grandes et richissimes familles du Golfe. Les Emirats Arabes Unis, le Qatar ou les autres pays du Golfe sont à ce titre tous plus artificiels les uns que les autres car ils fondent leur prétendue suprématie sur une suffisance économique et non sur une révolution intellectuelle et culturelle originale.

Affirmer sa personnalité dans l’espace public en articulant sa foi, sa conscience et son être en intelligence avec son contexte et les éléments de la citoyenneté est non pas seulement un droit, c’est aussi un devoir impérieux en plus que d’être utile à tous : aux musulmans comme aux non-musulmans.

L’Islam en France par exemple n’est et ne doit absolument pas être vécu comme celui des pays d’origine où l’administration s’immisce intempestivement dans les affaires cultuelles et culturelles jusqu’à politiser, au sens péjoratif du terme, les éléments de la foi universelle. Après quoi, efforçons-nous d’aller vers un partage des expériences culturelles, religieuses incontournables pour l’avenir du vivre ensemble dans un monde globalisé et dans chacune des sociétés où les citoyens de confession et de tradition musulmanes vivent en nombre croissant et auxquelles ils ont tant à apporter.   NB : Ce texte, que nous avons quelque peu amendé du fait de quelques imprécisions mineures au moment de sa publication, a fait l’objet d’une première publication dans le cadre des Annales de philosophie et des Sciences humaines, n°24, Tome 2, Faculté de Philosophie et des Sciences humaines, Université Saint-Esprit Kaslik, Jounieh, Liban. Haoues Seniguer Doctorant en sciences politiques 

Bibliographie sommaire :

-BENNABI, Malek, 1970, Le problèmes des idées dans le monde musulman, Alger, El Bay’yinate.

-BENNABI, Malek, 2004, Le Mondialisme, Articles de presse réunis, choisis, annotés et préfacés par Abderrahman Benamara, Alger, Dar El Hadhara.

- CHÂKIR, Husâm, 2007, Muslimû Ûrûbâ Wa Al Muchâraka Al Sîyâsîa, Brussels-Dublin, Âli Maktûm Al Khayryya.

- DELTOMBE, Thomas, 2007, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris,
La Découverte.

-  FERJANI, Mohamed-Chérif, 2006, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard.



[1] DELTOMBE, Thomas, 2007, L’islam imaginaire : la construction médiatique de l’islamophobie en France 1975-2005, Paris,
La Découverte, p. 5.

[2] Verset cité dans FERJANI, Mohamed-Chérif, Le politique et le religieux dans le champ islamique, 2006, Paris, Fayard, p. 70.

[3] BENNABI, Malek, 2004, Mondialisme, articles de presse réunis, choisis, annotés et préfacés par : Abderrahman Benamara, Alger, Dar El Hadhara, p. 15-20.

[4] http://www.indigenes-republique.org/

[5] Les caricatures du Prophète Muhammad sont une série de douze dessins publiés initialement dans le journal danois Jyllands-Posten  le 30 septembre 2005. L’un d’entre eux a particulièrement crée la polémique puisqu’il présentait la figure du Prophète de l’islam vêtu d’un turban en forme de bombe.

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