Archive de la catégorie ‘ISLAMOLOGIE’

L’islam à l’épreuve des musulmans : de la critique « constructive » de l’Autre à la remise en question de soi (Partie 1)

Lundi 13 juillet 2009

islamalepreuvedesmusulmans.jpg L’islam à l’épreuve des musulmans :

de la critique « constructive » de l’Autre à la remise en question de soi  (Partie 1)

       Par Haoues Seniguer

Doctorant en Sciences Politiques

Tout au long de notre propos, nous appuierons notre démonstration sur la définition suivante, somme toute substantielle, de la personnalité arabo-musulmane : c’est-à-dire tout homme ou toute femme qui librement, en conscience, se reconnaît et s’inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans l’héritage historico-culturel et/ou religieux de l’islam avec l’expression libre ou non de la critique historique. Ce qui suppose l’adhésion plus ou moins assumée et consentie à quelques grands principes de la foi islamique. Néanmoins, cette définition quelque peu resserrée, n’exclut aucunement par principe ceux qui ont des origines arabo-musulmanes et qui ne les assument peut-être plus ainsi que les musulmans africains, asiatiques ou autres qui ne sont pas forcément arabes… 

        L’Islam-Livre (Coran et traditions rapportées) est-il l’exact symétrique de la vie des musulmans et les musulmans en sont-ils l’image fidèle, voire idéale ? Que peuvent et doivent faire les citoyens musulmans pour sortir de la crise intellectuelle, religieuse et morale qu’ils connaissent à des degrés différents ? Tels seront les deux files d’Ariane de notre réflexion. Les musulmans de par le monde traversent une profonde dépression, une crise intellectuelle et religieuse. Ils peinent à relever la tête ; trouver la sérénité et l’assurance de sujets épanouis et autonomes, là où ils vivent. Ils sont souvent, il est vrai, l’objet de stigmatisations, de vexations à répétition[1], quand ce n’est pas « une chasse aux sorcières » ; accentuée depuis le 11 septembre 2001 et ce, un peu partout dans le monde occidental.

En France notamment que l’on connaît le mieux, proclamée patrie des droits de l’homme et du citoyen, puisque c’est le pays qui nous a vu naître, grandir ; au sein duquel nous avons été éduqués et socialisés au contact des autres, quelles que soient l’intimité des convictions religieuses, culturelles, des considérations philosophiques des uns et des autres trempées à la laïcité républicaine. Ce propos peut d’ailleurs s’extrapoler à l’ensemble des nations qui comptent en leur sein des populations musulmanes. 

        Certes des observateurs ; c’est-à-dire grosso modo, les pouvoirs publics[2], les membres de la représentation nationale, tous bords confondus[3], jusqu’aux médias, essayistes et journalistes[4] quelque peu « zélés », portent une responsabilité dans la vision étriquée de leurs concitoyens.  Ces acteurs publics ont eu tendance à entretenir, bon gré mal gré, le spectre d’une communauté unique, fantasmatique en proie à des accès intégristes, voire terroristes. D’autres parleront de « maladie de l’islam » (en l’occurrence l’écrivain franco-tunisien Meddeb) plutôt que de maladie « des musulmans » et de leurs contempteurs tout aussi prisonniers et malades parfois, de leurs analyses partielles voire partiales. Une autre maladie de la pensée tout aussi nocive du reste ! Aussi, le citoyen de culture et de religion musulmane est sommé, comme s’il en était irrémédiablement redevable, de montrer patte blanche et se désolidariser au pied levé des groupes terroristes sitôt qu’un évènement malheureux prend pour cible des civils et des bâtiments publics au nom d’ « un » islam; sous peine d’être soupçonné de soutien ou de complicité sinon active, à tout le moins passive avec « les fous d’Allah ». Jusqu’à, chez certains intellectuels[5], y compris musulmans déclarés[6], remettre en cause de façon indistincte, les musulmans et le Texte qu’ils considèrent comme sacré, dans un essentialisme des plus absolu. Confondant à souhait, l’idéologie politique (l’islamisme), elle-même à historiciser et à contextualiser au demeurant, avec la foi et la spiritualité ordinaires ; disons quiétistes ou plus piétistes (l’islam) qu’idéologiques. 

Mais des raisons internes aussi, intrinsèques au monde islamique, aux musulmans eux-mêmes, si différents de corps, d’esprit et de convictions intellectuelles soient-ils, expliquent cette crise de confiance généralisée alimentant une certaine victimisation. C’est-à-dire cette espèce de déréliction du musulman et par conséquent, de fait, cette relation tendue avec ceux qui ne partagent pas la même foi, les mêmes origines ethniques voire sociales. Qu’est-ce à dire ? Le Coran et les traditions prophétiques (faits et gestes du Prophète de l’islam Muhammad) en tant que tels peuvent, suivant les intentions et à la lumière d’un contexte, s’interpréter dans le sens de l’ouverture, du dialogue et du partage, comme justifier une crispation identitaire voire sectaire quand elle n’est pas terroriste. Ainsi, après avoir rappelé à grands traits que les textes religieux eux-mêmes ne peuvent à eux seuls donner une grille de lecture suffisante pour appréhender les réalités sociologiques des comportements des musulmans, résidents ou citoyens de pays occidentaux, nous essaierons de montrer en quoi

la Religion révélée, en l’occurrence ici l’islam, ouvre des perspectives spirituelles et humaines profondes dont ne sont pas toujours à la hauteur les communautés musulmanes.  Plutôt que d’évoquer en profondeur les raisons « externes » de la crise qui sont réelles et considérables, nous en analyserons les causes et les manifestions du point de vue « interne » et les pistes d’une guérison urgente et fort souhaitable. Raisons « internes » et « externes » se conjuguent pour le plus grand malheur des musulmans eux-mêmes certes mais également de leur environnement respectif lequel ne peut également se dérober à sa co-responsabilité.  A suivre…



[1] De nombreux intellectuels français se sont littéralement déchaînés au sens propre du terme, sur les musulmans et l’islam donnant trop peu dans la nuance. Ces postures nuisent véritablement au débat serein et démocratique, troublent et entament à divers titres la relation de confiance entre tous les membres de la société civile. Nous en citerons les postures les plus éloquentes, sources à l’appui : « Deux millions de musulmans en France, ce sont deux millions d’intégristes potentiels. » Pierre-André Taguieff (chercheur au CNRS), France Inter, 1997. «  Au lieu de contribuer au progrès de l’humanité, [les fils d’Allah] passent leur temps avec le derrière en l’air à prier cinq fois par jour [...] Ils se multiplient comme des rats [...] Il y a quelque chose, dans les hommes arabes, qui dégoûte les femmes de bon goût. » Oriana Fallaci , (écrivain),La rage et l’orgueil, Plon, 2003. « Le voile est une opération terroriste. [...] En France, les lycéennes savent que leur voile est tâché de sang. [...] Dans nos écoles, question d’honneur, on n’enseigne pas à des élèves en uniforme. Sauf au temps du nazisme. » André Glucksmann, (philosophe), L’Express, 17/11/1994. On pourrait multiplier à volonté ce genre de discours haineux et racistes peu ou prou normalisés dans le paysage médiatique, social et politique français. 

[2] Il est un fait dont on ne parle presque jamais en France. Malgré la laïcité qui justifie la neutralité de la puissance publique, il est demandé, notamment de la part des autorités policières au moment de l’introduction d’une demande de naturalisation, la foi, les origines ethniques et l’assiduité à la mosquée des personnes concernées. Ce qui est proprement hors-la loi !

[3] Les intellectuels ne sont malheureusement pas les seuls à tenir des discours aussi violents à l’endroit des citoyens et résidents musulmans puisque les politiques s’en rendent régulièrement coupables : « Avoir des Polonais, des Italiens, des Portugais, pose moins de problèmes qu’avoir des Noirs ou des musulmans. » Jacques Chirac, Le Monde, 21/06/1991. « Il n’y a pas d’assimilation des musulmans, ça n’existe pas, sauf en quantité infinitésimale. » Yves Guna (RPR), Le choc du mois, mars 1992. Plus récemment, notre actuel président de la République, lors de la campagne présidentielle, lequel n’en était déjà pas à sa première sortie : « Je souhaite qu’on ne puisse pas vivre en France sans respecter sa culture et ses valeurs. Je souhaite qu’on ne puisse pas s’installer durablement en France sans se donner la peine d’écrire et de parler le Français. Et à ceux qui veulent soumettre leur femme, à ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le mariage forcé, à ceux qui veulent imposer à leurs sœurs la loi des grands frères, à ceux qui ne veulent pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite je dis qu’ils ne sont pas les bienvenus sur le territoire de
la République française. A ceux qui haïssent
la France et son histoire, à ceux qui n’éprouvent envers elle que de la rancœur et du mépris, je dis aussi qu’ils ne sont pas les bienvenu
s » (N. Sarkozy, Discours de Toulon le 7 février 2007). En 2002, le leader socialiste Georges Frêche tiendra les propos suivants : « Ils [les musulmans] ne vont pas vouloir maintenant nous imposer leur religion ! Ceux qui ne veulent pas respecter nos valeurs, qu’ils rentrent chez eux !  ». 

[4] On peut citer l’essayiste en vogue en France ; à savoir Caroline Fourest qui prétend combattre tous les intégrismes mais surenchérit sur « l’intégrisme musulman » ; en prétendant, in fine, que toute manifestation un tant soit peu publique ou visible de l’islam s’apparente à de l’islamisme ; lequel est dans son esprit et vocabulaire forcément rétrograde.

[5] Le 19 septembre 2006 dans le quotidien français Le Figaro, un enseignant de philosophie, Robert Redeker, publie une tribune violemment anti-musulmane où l’anecdote, les amalgames côtoient les jugements partiels et tronqués. Islam et musulmans sont confondus pour le pire : « le tentative menée par cet islam d’étouffer ce que l’Occident a de plus précieux qui n’existe dans aucun pays musulman : la liberté de penser et de s’exprimer ». L’islam est présenté comme un agent « monstrueux », conscient, uniforme : « L’islam tente d’obliger l’Europe de se plier à sa vision de l’homme. »

[6] C’est le cas de l’écrivain franco-tunisien Abdelwahhab Meddeb lequel confond systématiquement « maladie de l’islam » avec maux des communautés musulmanes. Maladie des terroristes et perversion criminelle des textes religieux avec on ne sait quelle essence coranique qu’il mythifie. Comme s’il fallait modifier les dogmes, en changer la nature pour réformer la conscience musulmane. Posture contre-productive.

Tariq Ramadan et la persécution des homosexuels au Sénégal

Mercredi 24 juin 2009

tariqramadan.jpg Tariq Ramadan et la persécution des homosexuels au Sénégal

(Source APS) 

L’universitaire suisse d’origine égyptienne, Tariq Ramadan, a fustigé mardi à Dakar le comportement de certains musulmans qui persécutent les homosexuels, et leur a demandé de laisser leur jugement à Dieu. ‘’La question de l’homosexualité, on est contre mais quand quelque chose s’est passée avec quelqu’un et dont vous savez qu’il a fait des péchés dans un sens ou un autre, c’est entre lui et Dieu’’, a-t-il notamment dit interpellé par un intervenant sur la position de l’Islam sur homosexuel déterré après son enterrement.

Tariq Ramadan animait une conférence sur : ‘’L’islam et le pluralisme à l’ère de la globalisation’’. La manifestation était organisée par la structure des cadres de la Jama’atou Ibadou Rahmane (JIR). Elle a été présidée par Amadou Mahtar Mbow, ancien directeur général de l’UNESCO.

Les musulmans doivent dire ‘’aux jeunes et moins jeunes qui s’adonnent à l’homosexualité de faire attention et de craindre Dieu’’, a expliqué Tariq Ramadan ‘’Laissez les gens, c’est entre eux et Dieu. Ce n’est pas à vous de continuer de les persécuter. Il y en a qui vont jusqu’à insulter les familles de ces gens. Depuis quand une famille est responsable de ce qu’a fait quelqu’un ? Nous sommes tous responsable’’, a souligné le professeur d’islamologie à l’université d’Oxford (Angleterre). ‘’L’acte (l’homosexualité), on est contre mais la personne seul Dieu sait. On ne doit pas se faire le juge d’aucun cœur. Quelqu’un qu’on va enterrer quel que soit ce qu’il a fait la dignité de sa personne suppose qu’on l’enterre. Et on dit seul Dieu sait’’, a-t-il expliqué.

Le professeur Ramadan a par ailleurs indiqué que ‘’ Dieu seul qui sait ce qui est dans les cœurs’’. ‘’Quand quelqu’un a fait du mal et quelqu’un n’a pas agi comme il devait, on va jusqu’au bout et on se remet à Dieu. On laisse les gens, il en va de la dignité’’, a ajouté Tariq Ramadan.

BURQA « ENTRE HABITS RELIGIEUX ET COUTUMES ANCESTRALES » – Les précisions de M-Cherif FERJANI

Samedi 20 juin 2009

 BURQA « ENTRE HABITS RELIGIEUX ET COUTUMES ANCESTRALES » – Les précisions de M-Cherif FERJANI

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Cher(e)s lecteurs et lectrices

Je tiens à préciser que ce que j’ai dit dans l’interview publiée par Libération était des réponses à des questions posées au téléphone. Je remercie le journaliste qui a respecté ce que j’ai dit en m’expliquant que les contraintes éditoriales ne permettent pas de reproduire tout ce que j’ai dit ni aborder tous les aspects de la question.

Ces contraintes peuvent être à l’origine de malentendus chez le lecteur qui n’en est pas averti ou qui ne veut pas en tenir compte. J’espère que les précisions que je donne ici permettront de lever ces malentendus, s’il ne s’agit évidemment que de malentendus !
Pour revenir à cette question, il est important de distinguer plusieurs niveaux :

- Les différences entres burqa, niqâb, hijâb, khimâr, etc. : Même s’il s’agit dans un cas comme dans les autres de pratiques vestimmentaires inséparables du statut de la femme dans les sociétés patriarcales, et, par là, de symboles de l’oppression, de l’exclusion et des discriminations dont elles sont victimes dans ces sociétés, on ne peut pas dire qu’ils sont équivalents : entre avoir un fichu sur la tête et porter un habit qui couvre tout le corps et ne laisse rien voir ou, au maximum, que les yeux.

- Il est également important de rappeler que ces pratique existaient avant l’islam, le christianisme et le judaïsme qui les ont plus ou moins tolérés, adoptés ou prônés : Dans les cités de l’antique démocratie grecque, les femmes libres, mais non les esclaves, ne pouvaient paraître en public que derrière un voile métallique.

- Dans chacun des cas, il faut savoir quelle est la part de religion et quelle est la part de coutumes ancestrales des sociétés concernées. Même lorsqu’il y a des prescription religieuses à ce sujet, il faut savoir quel est le statut de ces prescriptions : s’agit-il d’obligations intangibles comme le prônent les interprétations intégristes, ou de recommandations qui ne valent que par rapport aux circonstances dans lesquelles ces prescriptions ont vu le jour comme le revendiquent d’autres lectures ? Concernant les pratiques renvediquées ou prônées au nom de l’islam, la plupart des musulmans et des théologiens sont plutôt favorables à la relativisation des énoncés coraniques relatifs aux Khumur (pluriel de Khimâr), aux jalabîb (pluriel de jilbâb) et au hijâb. Il est important de préciser que le Coran ne parle nulle part de niqâb ou de burqu’.

- Le deuxième niveau concerne les raisons pour lesquelles les femmes portent de ce type de vêtement : dans quel mesure il est le fait d’un choix libre ou d’une pratique imposée par le conjoint, les parents, les frères, voire les enfants, les responsables religieux et/ou politiques ? Tant que les femmes concernées ne portent pas plainte contre les personnes qui sont à l’origine de la contrainte supposée ou réelle, et tant qu’on n’a pas des preuves attestant ces contraintes, il est difficile, dans un Etat de droit -où toute personne est innocente jusqu’à preuve du contraire-,  de donner une réponse tranchée sur ce genre de questions. Ceci étant, il ne faut pas être naïf : même s’il n’y a pas de contrainte directe, on ne peut négliger la part de pressions morales  du conjoint, de la famille, du milieux soci-culturel, des associations, des responsables religieux, voire de femmes converties à ces pratiques et qui croient bien faire en insistant auprès de leurs proches pour qu’elles fassent comme elles.

Le problème, pour une société démocratique est que, même lorsqu’il y a certitude quant à ces pressions, il est difficile de ligéférer sur ce type de violence : Il n’y que dans les régimes totalitaires qu’on vu légiférer sur les violences symboliques dont relève ce type de pressions. On peut déplorer que les femmes se laissent manipuler et se faire imposer les symboles de leur oppression, mais on ne peut pas les exclure, leur interdire ou leur imposer une queconque ligne de conduite en la matière ; si on le fait, comment peut on dénoncer ceux qui imposent ces symoboles aux femmes en Afganistan, en Arabie ou ailleurs ? Outre cette question de principe, il est difficile de faire des généralisations en la matière : Même si le port de telle ou telle forme de voile est souvent consécutif à des pressions diverses, on ne peut nier le fait qu’il y a des filles et des femmes qui le revendiquent contre la volonté de leurs proches (conjoint, parents ou amis soucieux de leurs intérêts).

Certaines donnent à ces pratiques une signification religieuse, d’autres le font par affirmation identitaire et arborent leur voile comme un drapeau. Il ne faut pas non plus négliger la part de « ruse » pour acquérir un pouvoir et jouer des rôles que seul le port du voile le leur permet que ce soit au sein de la famille ou dans les associations et les institutions communautaires. Il ne faut donc pas se voiler la face : certaines jeunes filles, notamment celles qui ne sont pas recluses et qui sont engagées dans des mouvements politiques ou culturels, assument ces pratiques comme un symbole de leur engagement dans une société où elles se sentent, à tort ou à raison, stigmatisées et rejetées à cause de ce qu’elles sont ou croient être.

Ne pas tenir compte de ces différences, et confondre tout, ne peut que favoriser les crispations, les peurs et les malentendus.
J’espère que ces précisions contribueront à clarifier mon point de vue lever les malentendus.

M.C. Ferjani

Burqa : «Une manière d’adopter le stigmate par lequel on est discriminé»

Vendredi 19 juin 2009

ferjani.jpgferjani.jpgBurqa : «Une manière d’adopter le stigmate par lequel on est discriminé»

Source Libération.fr Nous publions ici l’Interview donnée par Le Professeur Mohamed-Chérif FERJANI dans le cadre du débat sur une éventuelle interdiction de la Burqa en France Chercheur à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Mohamed-Cherif Ferjani est professeur de civilisation arabo-musulmane à Lyon-II. Après la demande, par le député maire communiste de Vénissieux, André Gerin, d’une commission d’enquête parlementaire sur le port de la burqa, il revient pour Libération sur les pratiques vestimentaires revendiquées au nom de l’islam (1)… 

Burqa, niqab, khimar, hijab : quelles origines pour ces différents vêtements et quels sens religieux ? La burqa est un habit qui couvre la tête et le corps de la femme avec une grille au niveau des yeux permettant de voir sans être vue. La plupart des sociétés musulmanes ignoraient cet habit jusqu’à sa popularisation, via la médiatisation de la situation au Pakistan ou en Afghanistan. Il n’a aucun sens religieux. Le niqab est un voile couvrant le visage à l’exclusion des yeux; c’est aussi une façon traditionnelle de s’habiller dans les milieux citadins conservateurs de certains pays, dont l’Algérie. Comme toutes les pratiques vestimentaires dites islamiques, pour les femmes comme pour les hommes, il s’agit d’abord de coutumes, tribales ou citadines, qui n’avaient rien de religieuses. En revanche, le khimar, qui est une voilure que l’on rabat sur l’échancrure des vêtements, est mentionné dans le Coran. Les compagnons de Mahomet se plaignant que leurs femmes puissent être confondues avec des prostituées, le Prophète avait suggéré qu’elles «rabattent la voilure sur l’échancrure de leurs habits» . Enfin, le hijab est dans le Coran un rideau : «Vous ne vous adresserez à elles [les épouses du Prophète, ndlr] qu’au travers d’un hijab.» Cela s’est ensuite traduit par l’interdiction pour une femme de se montrer en public, et aujourd’hui par un vêtement qui couvre le corps, les pieds, les mains, pas le visage. Observe-t-on un réel développement du port de la burqa et du niqab en France ? Il y a sans conteste un développement de ces coutumes. Cela se développe chez des musulmanes ignorantes, qui croient que c’est une obligation religieuse, mais aussi chez des jeunes scolarisées à l’université, et qui revendiquent l’identité musulmane de cette façon. Elles sont dans un contexte où elles ont l’impression, à tort ou à raison, que l’islam est rejeté, diabolisé. C’est une manière d’adopter le stigmate par lequel on est discriminé. Une affirmation identitaire plus qu’une application erronée de la religion. Après la loi sur le voile, on a observé à l’université un développement de ces pratiques l’année suivante. Mais il y a un léger recul cette année. 

Des vêtements choisis ou subis ? Tant que nous n’aurons pas fait d’étude sociologique, c’est très difficile. Quand ce sont des jeunes femmes scolarisées, qui jouent un rôle social, il me semble que le port est revendiqué. Ce n’est pas une imposition, du moins pas directement. Il y a aussi des stratégies, des jeunes filles qui sont plus respectées dans leur quartier parce qu’elles sont couvertes. Par ailleurs, je n’exclus pas que le port d’un voile peut aussi être imposé par un frère, un mari ou un père. Et même par les femmes elles-mêmes : quand une femme se convertit à un islam plus radical, il est fréquent qu’elle fasse pression sur sa mère et ses soeurs. Mais c’est une question très complexe. Il faut éviter une approche manichéenne qui négligerait la part de celles qui revendiquent ces pratiques, comme on brandit un drapeau. Recueilli par Olivier BERTRAND  (1) Voir sa contribution à ce sujet dans Les voiles dévoilés, pudeur, foi, élégance …, Editions lyonnaises d’art et d’histoire (2009) 

Cheikh El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée

Lundi 5 janvier 2009

photoelhadjimalick.jpgCheikh El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée

                                                                                                                                                                  Par Bakary SAMBE*

Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), memorisa le coran avant d’assimiler les savoirs islamiques et d’être initié au wird de la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans. Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya. La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs. D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme. Le tissu social aura du mal à se remettre de la destructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation. L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités. 

  L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux. Ainsi, les centres urbains demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial. Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[1]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy. Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye [2]en ces termes : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ». Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions  disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ». Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degré qu’avait atteint le malaise social. Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste. 

Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide ; le marabout, redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos qu’ : « à tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ». L’identité collective du groupe persécuté, on l’a vu, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ». Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient, comme le dit Césaire[3], « savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ». La notion de résistance passive ou par la religion a, certes, de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante. Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[4]  Pour ce faire El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[5] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[6] au siècle précédent, un rayonnant centre de la culture islamique. La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[7] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base. Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir son école de Tivavoane, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty- ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action. La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité. »[8] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire. Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[9], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays) Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[10] avait envoyé tous ses ténors de la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[11] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française. 

El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la « contrôle » et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines). C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[12]C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène. Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers. El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries. On retient dans la tradition orale qu’entre le Palais du Gouverneur colonial et la Cathedrale, il a pu pacifiquement construire la Zawiya. 

*bakary.sambe@aku.edu

Research Fellow, Institute for the Study of Muslim Civilisations -Aga Khan University (International) in the United Kingdom, London


[1] Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes

[2] Mbaye El Hadj Rawane:La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141.

[3] – voir son Discours sur le colonialisme.

[4] R. Mbaye: ibid p142.

[5] – l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques »

[6] – Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane au centre ouest du Sénégal..

[7] – Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève)

[8] Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.

[9] – sa ville natale au nord du Sénégal.

[10] – surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul.

[11] Appel de Tivaouane.

[12] M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104.

L’ISLAM PRONE T-IL LA VIOLENCE ? Les termes du débat sur la notion de Jihad (suite et fin)

Mardi 30 décembre 2008

 Les termes du débat sur la notion de Jihad (suite et fin)

Par Bakary SAMBE*

 Il faudrait rappeler que c’est aux seuls groupes fanatiques qu’on doit les premières formulations de l’opposition dâr al-islâm (domaine de l’islam) au dâr al-harb (domaine de la guerre).

Cette bipartition imaginaire voire fantasmatique du monde qui, finalement n’a desservi qu’aux Musulmans, donne libre cours à toute forme d’exactions auxquelles des intégristes essayent de trouver des pseudo-justifications dans les textes fondateurs de l’islam. C’est Cette catégorie même qui est à la base de cette vision belliciste et violente dont souffre l’islam aujourd’hui. Outre son caractère subjectif, une telle vision de l’islam est loin de refléter les diverses opinions qui se sont exprimées dans le passé et qui s’expriment – heureusement ! – encore aujourd’hui.

Nous ne parlons pas de la « majorité silencieuse » qui subit cette violence issue de l’instrumentalisation politique de la religion au même titre que ceux qu’on prétend combattre. Le cadre de cet article ne nous permettra pas d’insister sur des exemples de refus de ce bellicisme aussi bien chez les ibâdhites (avec le principe d’al- kitmân) que certains sunnites, plus tard. 

Mais on pourrait insister sur le cas de penseurs musulmans contemporains qui dans le cadre d’un dialogue entre eux et avec des adeptes d’autres religions, participant ainsi à cette  dénonciation de la violence politique sous couvert du « Jihad ». 

De grands penseurs comme Ali Mérad, Mohamed Arkoun, Mohamed Talbi, Abdel Majid Charfi, Abdou Filali Ansarî remettent à l’ordre du jour la tradition pacifiste inaugurée par Muhammad Abduh au siècle dernier. 

Dans leurs travaux, se dégage une nette volonté de renier toute forme de bellicisme et d’inciter au dialogue entre musulmans et les adeptes des autres religions dans un esprit de paix et de tolérance.

Avant ses récentes dérives, Mohamed Talbi, par exemple, avait insisté sur la nécessité d’instauration d’un « dialogue au sein de la Oummah islamique, quelles que soient les familles de pensée, sans récupération par un système politique ou un autre »[1]. Mieux, le penseur tunisien appelle au dialogue inter-religieux qui, est le seul, à ses yeux, à favoriser « la cohabitation pacifique, dans le respect mutuel et l’intention pure, entre toutes les religions et les idéologies .

Les intellectuels ne sont pas seuls dans cette lutte contre la violence et la haine, d’autres hauts responsables musulmans se sont toujours impliqués. 

Le danger, dans des discours jihadistes, réside dans une sélection subjective et idéologique des arguments et l’omniprésence de détours et de ficelles visant à persuader de ce dont on est le moins sûr. Vouloir déduire de quelques versets – en ignorant leur contexte- une volonté de l’islam de prôner la violence aveugle, revient à prendre le texte sacré des Musulmans pour un réservoir d’idées dont certaines servent à combattre d’autres au gré des évènements et des contextes socio-historiques. 

Abdelmajid Charfi précise, d’ailleurs, en abordant le problème du Jihâd que « seul l’impératif de paix peut justifier le recours à la violence »[3]. Voila que d’éminents penseurs se penchent sur cette question, depuis des années voire des siècles et qu’aujourd’hui, des individus ayant « maîtrisé » quelques versets assortis de hadîths dont ils ne peuvent le plus souvent vérifier les sources, viennent trancher de manière dangereuse. Car ils risquent d’être lus par des non avertis qui en font un credo, à leur plus grand détriment et à celui de l’islam. 

L’islamologue, Ali Mérad soutient, dans cet ordre d’idée qu’  « il serait présomptueux de vouloir dégager un ensemble de principes clairs et simples susceptibles de constituer une base acceptable pour une position islamique devant le phénomène de la violence ». 

L’islam, nous rappelle Cherif Ferjani, ne peut nullement être réduit à cette forme de fanatisme qui de tout temps a « prôné et pratiqué la violence non seulement à l’égard des non-croyants mais surtout et en premier lieu à l’égard des musulmans qui ne partagent pas leurs conceptions ». 

Finalement, la question n’est pas seulement religieuse elle est humaine. Il est légitime de prendre en compte et de respecter les spécificités, les appartenances et les identités. Mais, il ne faudrait pas sacrifier l’universalité de l’humain, du pardon, de la paix, de l’amour et de la tolérance sur l’autel du fanatisme et des présupposés insensés. La xénophobie, le racisme et la haine ne peuvent être partie intégrante d’un message religieux ! 

Si le terme Jihâd conformément à son acception première renvoie à l’idée d’effort positif productif et utile à la communauté, les tenants d’une théorie belliciste de l’islam se trompent certainement de combat.  Il n’y a qu’à se pencher sur la situation économique et sociale des pays musulmans pour s’en rendre compte. Où trouve t-on, aujourd’hui, les taux les plus élevés d’analphabétisme ? Où meurt-on encore de faim et rencontre t-on les problèmes de santé publique les plus cruciaux ? 

Il est sans nul doute, à notre sens, que c’est dans la lutte contre ces maux du monde musulman, pour le développement et le plein épanouissement de ses peuples, la démocratie, les libertés individuelles, les Droits de l’Homme, que se trouve le vrai grand combat. 

bakary.sambe@gmail.com

* Resarch Fellow -Institut for the Study of Muslim Civilisations

London -UK


[1] -TALBI Mohamed, Plaidoyer pour un islam ouvert, Céres Edition/ Desclée de Brower, Tunis-Paris, 1998. Voir notamment pages 157-158.

[2] -ibid p170.

[3] – Charfi, Abdelmajid, « al-islâm wa-l- ‘unf » (l’islam et la violence) in Rencontres islamo-chrétiennes, conscience musulmane et conscience chrétienne aux prises avec les défis du développement, Op.cit, pp187-206.

L’ISLAM PRONE T-IL LA VIOLENCE ? Aux sources des illusions jihadistes (Partie 1)

Lundi 22 décembre 2008

L’islam prône t-il la violence ?

Aux sources des illusions jihadistes (partie 1)

 

Par Bakary SAMBE*

 

Du 11 septembre aux récents évènements de Bombay, on pointe le doigt accusateur vers les Musulmans et, à travers eux, l’islam auquel certains essayent de donner l’image d’une religion violente voire belliciste. Que les faits attribués à tel ou tel autre groupe « islamiste » soient avérés ou non, l’opinion semble marquée par cette image souvent véhiculée par la presse mais aussi ravivée par les agissements et le discours de groupuscules non représentatifs de la majorité des Musulmans.

A l’heure où des franges extrémistes font usage du texte coranique comme s’il s’agissait d’un corpus idéologique qu’on manipulait à sa guise, il est important, non seulement de réagir, mais d’interpeller les responsables des pays musulmans sur la nécessité de promouvoir une image de l’islam non belliciste et avant-gardiste.

Lorsqu’on évoque l’islam en Europe, dans les rencontres les plus scientifiques comme dans les conférences grand public, les questions les plus fréquentes se focalisent sur une nature violente qui serait inhérente à cette religion. Sous toutes ses formes, qu’elle soit le fait d’intégristes ou d’intolérants islamophobes qui s’attaquent à des mosquées, la violence est universellement condamnable.

 

C’est une réalité qu’elle soit, souvent, revendiquée par des des goupuscules au nom de la foi. Et il est vrai que certains médias occidentaux ont une part non négligeable dans ces confusions, mais la responsabilité des Musulmans et de certains de leurs « idéologues » ne peut en être écartée.

Personne ne peut nier l’évocation du terme Jihâd dans le Coran, mais on peut décrier l’impertinence des interprétations au sujet de ce terme, de la part des partisans d’un islam rigoriste, violent et irréfléchi. Le terme revient dans le Coran à plusieurs reprises dans sa forme nominale (sîghat al-ism) mais aussi par des dérivées verbales (af‘âl). Mais il ne suffit pas de citer un terme, de le manipuler hors contexte sans en donner une définition prenant en compte aussi bien le caractère circonstanciel de certains versets que la multiplicité des entendements et des interprétations permise par la nature même du texte coranique. Quiconque a une moindre connaissance de l’islam a entendu parler des contextes de révélation (Asbâbu nuzûl). Vouloir donc s’appuyer sur le texte coranique en insistant sur des versets que l’on présente comme exhortant à la violence, sans aucun souci de leur contexte ni de leur portée, relève d’une démarche malhonnête et révèle, en même temps, une grande méconnaissance de la religion dont on se présente comme le défenseur. Finalement les franges extrémistes de l’islam qui prétendent le défendre lui causent du tort ainsi qu’aux millions de Musulmans qui ne cherchent qu’à vivre paisiblement leur spiritualité.

 

Que signifie, au fait, le terme Jihâd ? Interrogeons tout d’abord l’étymologie ! « Jihâd » est constitué, en arabe, à partir de la racine trilitère « jhd » qui exprime avant tout l’idée de fournir un effort. Cet effort que l’individu croyant doit fournir n’a pas forcément comme cadre un champ de bataille. Ceux qui militent en faveur d’un islam intolérant « belliciste » rétorqueront que le Prophète a mené des combats contre les « ennemis de l’islam ». Mais il ne faut jamais oublier que cet usage des armes, en tout cas par les communautés musulmanes des premiers siècles, ne devait revêtir qu’un caractère exclusivement défensif. Certains esprits malveillants pourraient se dire qu’il est alors légitime d’aller attaquer un pays que l’on considère comme « attaquant l’islam ». A ceux-là, il faudrait rappeler que les conflits armés, contrairement à ce que laissent penser certains, étaient réglementés et obéissait à une certaine éthique digne d’être qualifiée de moderne et d’avant-gardiste.

Sans parler pas de l’époque du Prophète qui, pour les Musulmans, est la plus représentative de l’esprit de l’islam, on peut prendre l’exemple de son premier calife Abû Bakr (califat de 632 à 634 ap. Jc), pour montrer que ceux qui professent la violence aveugle doivent aller chercher leurs arguments hors du contexte islamique.

En 632-33 de notre ère, c’est à dire près de douze siècles avant les différentes conventions dans leurs formes modernes, l’islam avait reconnu le statut de non combattants afin de protéger les civils. En envoyant ses lieutenants à la tête de l’armée « musulmane », Abû Bakr lui aurait donné des instructions dans ce sens. Il ne fallait s’attaquer ni aux enfants, ni aux femmes, ni aux personnes âgées ! Et, maintenant, des irresponsables osent tuer, les yeux fermés, des civiles en comptant parmi leurs victimes, d’innocents enfants, de faibles femmes et personnes âgées, y compris, la plupart du temps les Musulmans qu’ils prétendent défendre !

En plus, de retour de la bataille Badr, le Prophète n’aurait-il pas dit « nous revenons du petit Jihâd vers le grand Jihâd ». Ce grand Jihâd n’était rien d’autre que le combat que le croyant devait désormais gagner contre le mal qui est en lui-même d’abord ou la passion de l’âme, c’est plutôt un effort, « jihâd », contre le plus grand ennemi de l’homme selon différentes traditions : lui-même.

 

Mais le plus dérangeant est que, les nouveaux idéologues et théologiens autoproclamés se contentent d’un dénombrement des versets apparentés à ce qu’ils appellent Jihâd, dans son entendement le plus flou, au lieu de fournir les efforts nécessaires à leur compréhension.

C’est justement là où devait se trouver leur « Jihâd », c’est à dire un effort de réflexion sur leur sacré qui, ne l’oublions jamais, vise, avant tout, la réalisation de l’Homme et celle des conditions de la coexistence paisible, comme tout forme d’ordre social.

 

Il faudrait que les Musulmans eux-mêmes, aidés par leurs dirigeants, prennent leurs responsabilités en ne laissant plus le premier agité, venir parler en leur nom et manipuler de manière odieuse les écritures au gré des évènements et des humeurs. Car, en se penchant sur l’argumentaire des partisans d’un islam belliciste et « jihadiste » comme le disent certains spécialistes, on se rend compte de la manière dont ils sélectionnent les versets qu’ils croient aller dans le sens de leu démarche volontairement orientée vers la violence. Ils citent toujours des fragments qui incitent à attaquer ceux qu’ils appellent les « infidèles » en passant sous silence d’autres comme « il n’y a point de contrainte en matière de religion », « A vous votre religion et à moi-la mienne », « Rappelle car tu n’est là que pour rappeler et non pour les dominer » etc.

On ne pourrait jamais perdre de vue le caractère circonstancié de certains versets ainsi que les différentes logiques qui ont accompagné le texte coranique. Le message de la Mecque, dans toute sa tolérance et sa charité, est bien l’acte fondateur spirituel tandis que plus tard, à Médine, la logique d’une construction étatique, les calculs politiques et les stratégies ont pesé sur le discours religieux.

Le Soudanais, Muhammad Mahmûd Taha l’avait éminemment souligné au péril de sa vie. Mais, quelques décennies après sa pendaison, son message est toujours d’actualité pour une plus grande lisibilité des textes fondateurs[1].

Le Coran, dans sa langue arabe du 7ème siècle, avec ses subtilités, ses images mentales que nous ne possédons plus, n’est pas à la merci de tous les raisonnements hasardeux et c’est pour cela que les théologiens musulmans ont, très tôt, réfléchi sur ce grave problème de la manipulation des textes. Ils ont, de ce fait, posé des règles strictes en la matière. La plupart des militants islamistes d’aujourd’hui ignorent tout de cette littérature et ne font parler que le langage de la haine. Il est dommageable que, par la suite, la logique du taqlîd (mimétisme social fondé sur la sacralisation des réflexions antérieures hors de toute approche critique) l’ait emporté sur celle de l’ijtihâd (effort de recherche et d’interprétation circonstanciée).

Cette réflexion des premiers théologiens est à l’origine des savoirs religieux traitant pour ce qui est du Coran, des versets clairs explicites « muhkamât » et des équivoques « mutashâbih ». Pour les autres branches comme le fiqh, il y a tout un travail sur la distinction entre les « uçûl », questions d’ordre fondamental et les « furû‘ » qui sont subsidiaires. Touts ces précautions étaient destinées à éviter les dérives, les interprétations abusives et à contresens qui ne font que plonger dans le désarroi et l’incertitude la majorité des croyants que prétendent représenter des groupuscules violents et intégristes.

La plupart des Musulmans, avides de connaissances religieuses, au regard de l’intérêt pour leur religion, sont aujourd’hui manipulés par des prétendus savants ou défenseurs de dogme. Mais n’est-ce pas là une démarche classique de tous les intégrismes, dans toutes les religions, et de tous les systèmes totalitaires ? De tels « marchands du temple » recrutent par leur simple manie du langage et leur habilité à faire dire aux textes tout ce qu’ils renferment, en eux-mêmes, de haine et d’intolérance. De ce fait, leur stratagème consiste à mettre les musulmans les uns contre les autres avant d’avoir les mains libres pour agir dans la terreur et le culte de l’obscurantisme.

A suivre ………….

* bakary.sambe@gmail.com

Research Fellow, Institute for the Study of Muslim Civilisations

Aga Khan University (International) – Londres (UK)

 


 

[1] – voir le site Internet qui lui est consacré www.alfikra.org

Vers une zone d’influence wahhabite en Afrique ?

Lundi 15 décembre 2008

Vers une zone d’influence wahhabite en Afrique ?

 

Par Bakary SAMBE*

Dans la configuration géopolitique actuelle avec le tissage de toute sorte de liens qui échappent de plus en plus aux Etats en utilisant le caractère transnational des échanges, il est permis de penser à un projet de zone d’influence wahhabite en Afrique. La ligne Erythrée, Khartoum encerclant l’Ethiopie « chrétienne » en passant par Ndjaména traverserait, les actuelles provinces du Nord Nigeria appliquant la « Sharî‘a », le Niger et le Mali, sous effervescence islamiste, pour aboutir au Sénégal, seul pays d’Afrique noire ayant accueilli par deux fois le Sommet de l’OCI et siège régional de la Ligue islamique mondiale.

Pour une plus grande efficacité, l’Arabie Saoudite allie prédication et action sociale voire humanitaire (da’wah et ighâtha).

Parmi les décisions prises, suite au Congrès de la prédication islamique tenu au Caire, en mars 1988, notons la création du Conseil Supérieur islamique pour l’Appel et le Secours (al-majlis al-islâmî li al da’wah wa al ighâtha).

L’activité de ce Conseil est placée sous l’égide de la Ligue islamique mondiale, l’outil, par excellence de la diplomatie « religieuse » de l’Arabie Saoudite.

Réagissant au désaveu dont elle est l’objet dans certains milieux islamiques africains se dirigeant de plus en plus vers la Libye ou encore l’Iran, le royaume wahhabite, quitte à trahir son idéal aux antipodes du confrérisme s’appuie, quelques fois, sur des personnalités religieuses soufies, mais de grande envergure. Ce fut, par exemple le cas de certains marabouts que la Ligue fait participer à la plupart des congrès organisés qu’elle organise par simple calcul et pour plus de légitimité. C’est que Riyad n’a pas encore trouvé, en Afrique noire, et au Sénégal, en particulier, des relais qui lui sont dévoués et qui pourraient rivaliser de prestige avec les marabouts et les chefs confrériques.

Cette pénurie de ressources humaines adaptées ne manque pas de gêner le fonctionnement des différents organismes du dispositif de prédication de l’Arabie Saoudite et de ses institutions. Mais, d’un autre côté, cette solution de « rechange » pourrait cacher un pur calcul ou une conscience des réalités socio-historiques locales ; les marabouts ayant, largement, investi le champ religieux sénégalais et profondément marqué l’histoire du pays.

Néanmoins, l’Arabie Saoudite est, de loin, le pays arabe le plus influent dans les milieux associatifs islamiques au Sénégal, par exemple, au regard de son apport financier inégalable mais aussi le symbole religieux qu’elle incarne à leurs yeux abritant les lieux saints de l’islam.

Elle ne perd jamais de vue cet élément non négligeable dans la course aux influences.

Nous retrouverons toutes ces facettes dans le fonctionnement, le discours, mais aussi le mode d’actions des associations locales. Par une étude approfondie de celles-ci, l’action de l’Arabie Saoudite devient beaucoup plus lisible et sa stratégie approchée sous plusieurs angles. En somme, les associations islamiques et leur action sont la plus belle illustration d’une diplomatie ou d’une politique étrangère hors du commun et empruntant des circuits loin d’être classiques. En s’appuyant, dans leur conflit avec l’Etat, sur la défense de la langue arabe, support culturel de la religion majoritaire du pays, les associations islamiques s’affirmaient comme porteuses d’alternatives au programme éducatif de l’Etat laïque qu’ils veulent combattre. Mais, en même temps, la promotion de l’arabe, étant l’un des axes de la coopération entre pays arabes et africains, la revendication intérieure d’une reconnaissance linguistique allait se transformer en enjeu de politique extérieure.

Les interactions, les calculs et les différentes stratégies que nous avons présentés dans cette série d’article seraient difficilement perceptibles par des approches excluant ceux que nous appelons les acteurs ordinaires dans l’approche des faits internationaux.

L’intérêt pour le facteur islamique dans les rapports arabo-africains a pour principale motivation scientifique de mettre en exergue, entre autres, l’ampleur de l’islam sur le plan socio-politique dans cette région d’Afrique occidentale.

L’islam africain s’est toujours positionné par rapport au reste du monde musulman avec lequel ses acteurs entretiennent des relations qui façonnent les rapports entre l’Etat et l’ensemble arabe.

Au-delà des institutions, ce sont les cadres de rapprochement mis en place par les peuples et les « simples » individus qui donnent leur originalité à toutes ces constructions politico-diplomatiques. Tout en prenant en compte l’interpénétration des facteurs religieux et politiques dans ces rapports, il faudra toujours prêter une attention particulière à la manière dont les appartenances et l’adhésion à un dogme pouvaient susciter le sentiment de constituer une communauté sentimentale. Les relations informelles prennent toujours le relais face à l’échec des politiques globales et étatiques.

Il serait donc constructif de reconsidérer les stratégies des acteurs « informels » qui font que l’appartenance religieuse puisse être de nature à fournir la matrice d’une politique capable de susciter l’adhésion des « masses ». Ces appartenances peuvent, sans doute, avoir un enjeu politique international. Comme l’a toujours soutenu Maxime Rodinson, ces formes de solidarités sont à la base de « réseaux de normes et de comportements (…) imprégnés de religiosité et surtout de réaffirmation constante d’une existence commune »1.

Un tel paradigme serait de loin plus opératoire que les approches partant de l’existence supposée d’une Ummah au sens d’une « internationale musulmane » soudée et politiquement cohérente. Les spécialistes qui partent encore de ce présupposé nourrissent les thèses allant dans le sens d’un « choc des civilisations » largement affaiblies par nombre d’études critiques. Un bloc musulman au sens politique du terme semble aujourd’hui une illusion géopolitique et une pure construction imaginaire dont se démarquent les chercheurs jusqu’ici les plus récalcitrants. Même, P. Samuel Huntington semble, depuis peu, renoncer à la thèse d’un « bloc musulman » cohérent, en rappelant qu’il n’y avait « pas de civilisation moins unie que celle de l’islam »2, en parlant, tout simplement, de « conscience sans cohésion »3.

Il serait, par ailleurs, intéressant de suivre l’évolution de ces différentes stratégies des pays arabes, dans leur coopération avec l’Afrique noire, par rapport aux nouvelles réalités politiques que connaîtra le au Proche-Orient. Le contrôle de l’Irak par les Etats Unis, est une donnée politique qui inaugure une nouvelle ère dans cette région en mutation. Le devenir de l’Iran et les nouvelles zones d’influence en Asie centrale méritent aussi attention, Le gel des avoirs de plusieurs organisations panislamiques ou considérées comme telles s’est fait lourdement ressenti chez les associations islamiques sénégalaises avec lesquelles nous nous sommes entretenues.

L’action de ces pays vers l’Afrique noire, répondant, aussi, à des impératifs internes, on pourrait s’interroger sur la manière dont les nouveaux rapports de force ainsi que le remodelage prévisible de cette région, pourraient influer sur la conduite de leur politique extérieure et ses priorités. Les inévitables changements attendus en Arabie Saoudite et dans le Golfe, après la chute du régime de Saddam Hussein, pourraient, à long terme, en redéfinir les stratégies et avoir des conséquences sur les mouvements islamiques sénégalais, largement dépendants des pétrodollars. Pour de telles études, il faudra, comme nous avons voulu le suggérer, prendre encore davantage de précautions dans la manière de concevoir le fait religieux qui ne perdra pas de sa vigueur, surtout avec l’accroissement des incertitudes aussi bien politiques et économiques mais surtout l’éternel besoin de légitimation des pouvoirs en place.

* Research Fellow – Institute for the Study of Muslim Civilisations ISMC -London (UK)

bakary.sambe@gmail.com

1 – Rodinson, M : ibid, p89.

2 – Voir l’interview qu’il a accordée au New York Times, reprise par Courrier International, numéro spécial consacré à « Islam, le terroriste, le despote et le démocrate », juin-juillet-août 2003, sous le titre « Allô, je voudrais parler au monde musulman ». Il y montre que ce monde est caractérisé par une mosaïque de représentations de telle sorte qu’il serait très difficile de s’adresser à lui (p.55).

3 – La « notion de conscience » sans cohésion renvoie à l’intitulé de la partie consacrée au monde musulman dans son célèbre son ouvrage, qui a été l’objet de toutes les critiques.

MOURIDISME : LE FONDATEUR ET LA VOIE

Mercredi 29 octobre 2008

Mouridisme : le fondateur et la voie

Par Bakary SAMBE

Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.

Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba

Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.

Le Mouridisme comme un renouveau islamique :

Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.

La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :

Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté

Bakary.sambe@gmail.com

[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431

 

NUL N’A LE MONOPOLE DE L’ »ORTHODOXIE » EN ISLAM

Jeudi 23 octobre 2008

Nul n’a le monopole de l’ »orthodoxie » en Islam ! 

Par Bakary SAMBE*

Les tendances radicales ont commis le « péché » de focaliser l’attention sur une variante non représentative de la pensée islamique dans sa totalité. A entendre certains discours « islamiques » produits çà-et-là, on a l’impression d’être en présence d’une religion à pensée unique dans laquelle, il ne serait même pas permis de penser. Cette situation maintes fois décriée par des intellectuels souvent incompris a plongé les Musulmans, depuis la malheureuse fermeture de la porte de l’ijtihâd (effort personnel de recherche et d’interprétation circonstanciée), dans une sorte de mimétisme social (taqlîd en arabe). Et, depuis, tout un champ religieux, traversé par une grande diversité, est réduit à des bribes d’identités à sauver ou des apparences vestimentaires voire de pilosité.

On en est arrivé à un point où certains musulmans considèrent d’autres comme « moins musulmans » ou « hétérodoxes ». D’aucuns revendiquent une exclusivité dans l’observance des enseignements du Prophète de l’islam en traitant les autres courants de « gens de la bid ‘a », des « innovations blâmables ». Une telle négation de l’enrichissante diversité des réalités islamiques est le signe d’une intolérance dont il faut chercher les explications – et non la justification ! – dans la tumultueuse histoire de la naissance des courants islamiques .

Et il est sûr que les musulmans, eux-mêmes, seront les premiers à tirer un grand profit de cette auto-critique historique, à commencer par ceux de notre pays jetant l’anathème sur tous ceux qui ne leur ressemblent pas

En effet, la lutte contre les confréries soufies prônée par les nouveaux adeptes du wahhabisme passe par une négation des autres possibilités d’expression religieuse. Les tenants de cette lutte s’autoproclament ahl al-sunnah wa al-jamâ ‘a « les gens de la tradition et de la Communauté », en en excluant tous les autres ! Sans aucune explication ou réflexion critique sur cette dénomination, ils présentent leurs mouvements, vassaux de courants théologico-politiques étrangers aux traditions africaines, comme étant la seule possibilité de rester dans le giron de la « ‘Ummah » et dans ce qu’ils conçoivent comme étant la sunnah. C’est pourquoi, il serait nécessaire de revenir sur cette dernière notion pour mettre fin à une démarche obscurantiste et intellectuellement malhonnête dont le but finale est d’exclure pur avoir le monopole.

Le terme sunnah est souvent traduit par « tradition prophétique ». Mais il ne faudrait pas perdre de vue les manipulations qu’elle a subies ainsi que le caractère arbitraire des différentes définitions qu’on lui prête. Englobant aussi bien les gestes que les paroles attribuées au prophète de l’islam, ce terme est finalement  victime des conflits idéologico-politiques ayant marqué l’histoire de l’islam dès les premières années qui ont suivi la mort du Prophète Mohamed en 632.

Le climat politique et le contexte social furent tellement confus et complexes que ce que les uns considéraient comme sunnah, tradition prophétique conforme à l’orthodoxie pouvait bien être pris, par d’autres,  pour des « innovations blâmables », bid’a, du domaine de la « déviance », en quelque sorte. C’est un peu la même ambiguïté qui entoure la citation du fameux hadîth selon lequel le prophète aurait prédit que sa communauté se diviserait en  soixante dix sept « firqa », tendances ou groupuscules et qu’une seule sera parmi les sauvés ! Raison pour laquelle, il ne faut pas tomber dans  l’imprudence de certains islamologues qui traduisent  « sunna » ipso facto par « orthodoxie islamique ».

Ceux qu’on appelle les sunnites, dans la subdivision des courants islamiques, ne sont pas les seuls à adhérer à la « sunnah prophétique », en tant que pratiques et mode de vie, selon ses différentes lectures. Les chiites duodécimains, par exemple, se réfèrent, eux aussi, à une sorte de sunnah, autrement définie avec un corpus de hadiths différents (comme celui de Ja’far al-sâdiq, par exemple). Ils ajoutent, au modèle prophétique, celui de leurs imams parmi lesquels Ali, genre et cousin du Prophète, son fils Hussein et d’autres appartenant aux Ahl al-Bayt (membres de la famille du Prophète).

Bref, de quoi à manier ce terme avec beaucoup de précautions. Il est vrai que ceux qui, dans le cadre de l’islam sénégalais, en revendiquent, aujourd’hui, le monopole ne fournissent pas tout ce travail d’explication et de contextualisation. On peut même penser qu’ils se complaisent bien dans ce flou terminologique qui cache bien des intentions non avouées.

Cette manière d’approcher l’islam, hors de l’Histoire, a fait le « chou gras » de journalistes et d’une certaine presse en quête de sensationnel., beaucoup plus vendeur.

Il y a, ainsi, quelques fois une curieuse similitude entre l’approche intégriste et et celle de la presse sensationnelle des faits islamiques. ans cette démarche, on qualifie d’islamique tout et son contraire et la connaissance objective d’une religion-mosaïque cède, de plus en plus, aux ouï-dire, aux présupposés et aux stéréotypes. Finalement, cette religion est caricaturée et réduite à un monothéisme particulièrement monolithique, sans histoire et hors de l’Histoire qui déterminerait tout sans subir aucune autre détermination comme le décrie Mohamed-Chérif Ferjani.

Il est, aussi, un procédé des plus insidieux de l’obscurantisme contemporain et de l’islamophobie ambiante qui consiste à jouer sur le flou dans lequel sont volontairement enfermées les notions employées.

Devant de telles dérives, revenir à l’exigence du XVIIIème siècle et remonter à l’enseignement philosophique grec dans toute son éthique, à l’exigence de toute approche scientifique, donc, honnête, serait hautement souhaitable voire salutaire. Selon cette exigence, il faudrait définir les notions qu’on utilise pour ne les employer que dans le sens préalablement défini ou tout au moins explicité mais aussi circonstancié.

Pour chaque époque de l’islam, chaque contexte théologique, à chacune de ces catégories ou acceptions, correspond évidemment une lecture particulière des textes fondateurs. Le moins averti d’histoire islamique est conscient des antagonismes et même des contradictions qui ont vu naître les différentes écoles théologiques de l’islam. Le plus souvent, ce sont les considérations politiques qui passent avant de varis problèmes d’entendement ou d’essence théologique. A partir de là, nous retrouvons les raisons de l’acharnement contre le soufisme et ses confréries dans un monde arabe, errant, sans issue, entre arabisme et islamisme, comme le soutient Charles Risk, et qui tente d’exporter ses contradictions socio-politiques, religieusement maquillées dans d’aures contrées du monde musulman..

C’est ainsi, par exemple, que l’islam mystique – incarné et immortalisé, entre autres, par la figure emblématique d’un Ibn ‘Arabî ou encore d’un Mansour al-Hallâj (858-922) – a été harcelé, banni, combattu de manière violente, extirpé même, par l’islam juridico-théologico-dogmatique, d’ailleurs très souvent  à la solde l’instance politique temporelle, fût-elle despotique.

Les dangereuses accointances entre autorités politiques et théologiens instaurent un système opaque où les premières se légitiment par les fatwa-s que les seconds leur produisent – à volonté – pour se servir de leur main armée et mieux combattre leurs contradicteurs, voire, simplement tous ceux qui voient ou réfléchissent autrement.

Le conflit ne date pas d’aujourd’hui. Il est très ancien et a opposé, en son temps, les tenants d’un islam se disant intégral, figé dans la lettre du texte dépouillé de son sens, dont il tue progressivement l’esprit, et les défenseurs d’un islam du for intérieur et/ou ouvert à la libre interprétation (ijtihâd).

C’est, aussi, le conflit entre le grand philosophe andalou Ibn Arabi (grand mystique du XIIème-XIIIème siècle) et l’un des plus rigoristes du courant hanbalite, Ibn Taymiyya qui, en son temps, accusait Ibn Arabi de « panthéisme plotinien » et de « relativisme sophiste », l’assimilant, sans raison, à un ennemi de la charia inspiré par « un esprit satanique ».

Les exemples historiques seraient légion et souligneraient davantage, l’orientation politique du discours religieux, omniprésent dans le monde arabo-musulman.

Rappelons qu’au sein même de l’Empire abbasside (de 749 à 1258), s’était déjà posé ce problème qui a pris différentes formes entre un calife clairvoyant, moderne avant l’heure, ouvert d’esprit et passionné de sciences (c’est lui qui a fondé Bayt al-hikma, la Maison de la Sagesse), al-Mâmûn (813-833), et un calife radicalement anti-mu‘tazilites (rationalistes) et persécuteur, qui imposa le traditionalisme hanbalite et ash ‘arite, al-Mutawakkil.

Le passé peut toujours éclairer notre présent. Si seulement, elle aidait à éviter les erreurs qui l’ont sillonné !

Ce conflit, dont les mobiles sont totalement étrangers au cadre sénégalais est, malgré tout, importé, sans prise en compte de son origine, par des franges de notre société à la recherche de modèle, pourvu qu’il soit arabe, sacralisé comme la culture arabe qu’ils ont bien du mal à dissocier de l’essence même du message prophétique.

Pourtant, toutes les études historiques et anthropologiques ont fait état du rôle irremplaçable des confréries, de leur caractère pacifique et ouvert, dans le processus d’islamisation de l’Afrique noire. C’est d’ailleurs ce qui leur a permis de s’ancrer dans des sociétés aussi différentes de celles de l’Arabie du VII ème siècle.

Les sociétés africaines ont pu réussir une assimilation critique rarement égalée de l’islam et de son message. Sans faire abstraction de certaines dérives confrériques qui sont, comme dans tous les systèmes, le fait des extrêmes, les tarîqa ont encore leur place dans l’islam sénégalais dans lequel leur rôle est grandissant. Cet islam ne devrait avoir aucun complexe à s’affirmer dans sa différence qui est une mrue de richesse pou l’iam en général.

L’attitude de ces nouveaux mouvements, combattant les confréries et le soufisme en opérant des greffes idéologiques, procédant par intimidation, voire excommunication, cache, peut-être, d’autres problèmes qui ne sont pas que religieux.

Est-ce, alors, une simple volonté d’appropriation et d’exploitation des maux de la société dans un contexte où la contestation est le thème politique le plus porteur ?

bakary.sambe@gmail.com

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