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Arabes et Africains : Regards croisés, Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires

Lundi 17 novembre 2008

Arabes et Africains : Regards croisés

 Des considérations mutuelles aux enjeux identitaires (Partie 1)

 

Par Bakary SAMBE

Pour l’Africain musulman, l’homme arabe est le symbole du ” bon croyant “. L’étroite relation entre la langue arabe et le texte coranique, véhicule de la religion musulmane est l’origine de cette perception. Néanmoins, d’autres explications sont à chercher dans le mode et les différentes étapes de l’islamisation de la partie subsaharienne du continent. Les Arabes (ou arabo-berbères ?) y ont joué un rôle important qui débuta avec le commerce transsaharien et se poursuivit durant les siècles qu’a pris l’introduction de la religion musulmane. Toutefois l’islamisation en profondeur du pays fut réalisée grâce à une action interne de guides religieux africains. Pour avoir été le premier réceptacle du message coranique, les Arabes sont, sans nul doute, des privilégiés naturels pour le leadership du monde musulman. S’ils sont numériquement minoritaires, ils demeurent culturellement dominants, bénéficiant avant toute chose du prestige linguistique et de la primauté historique.
Peu signifiant, sur le plan numérique (à peine 20 pour cent), le monde arabe doit sa position dominante dans la sphère islamique à bien d’autres facteurs. En effet, les peuples arabes sont, d’un faible poids démographique dans l’ensemble musulman dont ils ne représentent que le cinquième. Le pays arabe le plus peuplé qu’est l’Egypte est le huitième ” pays musulman ” en nombre de fidèles, derrière l’Indonésie, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, et le Nigeria. Mais le poids culturel hérité d’un passé lointain ne peut qu’effacer cette faiblesse quoi qu’en disent les chiffres et les estimations. Le leadership arabe, dans le monde musulman, a d’autres explications. Comme le dit Pascal Bonnefous[, “Diffuser le message qui aboutit aux conversions fait avancer, du même pas que la croyance, un mode de vie et, pour ainsi dire, une vague culturelle qui, tout en épousant les contours identitaires n’en submerge pas moins le paysage social et le relie à un autre où elle s’est formée”.
Les peuples ayant embrassé l’islam ont, certes, leurs spécificités culturelles ineffaçables malgré l’empreinte de cette religion dont la pratique touche bien des domaines de la vie sociale. L’acculturation de nouveaux “assujettis”, est néanmoins une constante de tous les brassages civilisationnels. Pour P. Bonnefous bien qu’ils aient gardé leurs spécificités, ” les peuples qui professent la foi musulmane véhiculent, presque malgré eux (?), des valeurs nées et exaltées sur la péninsule Arabique, partie intégrante et éminente du monde sémitique “.
Malgré l’apparente symbiose occasionnée par le partage d’une même religion dans certains cas, les rapports entre Arabes et Africains, sont caractérisés par la persistance de préjugés et de perceptions.
I – Les Noirs africains dans l’imaginaire arabe : entre préjuégés et idéologies
Sur un plan linguistique, l’Africain est désigné chez les Arabes par différents termes, au fil de l’Histoire. Il est plutôt assimilé au “noir” vu la délimitation géographique déjà reconnue par Ibn Khaldûn et encore d’usage chez les géographes modernes. Le bilâd as-sûdân (pays des Noirs) est le domaine habité par les négro-africains, dénommés dans les différents recueils d’historiens arabes “sûdân”. Ainsi, on retrouve le terme de zanj dès l’époque des Abbassides ou même à l’époque anté-islamique où la légende de ‘Antara Ibn Chaddâd animait les chroniques. Comme toute vision par autrui, celle des Africains par les Arabes sera, pendant très longtemps, marquée par une subjectivité notoire à l’origine de préjugés raciaux, voire racistes, encore persistants dans le monde arabe.
Déjà chez Ibn Khaldûn, pourtant esprit éclairé de son siècle, le terme wahshiiyyîn, ou “mutawahhishîn”, “sauvages” en arabe, était d’usage pour désigner les populations noires en général. En somme, la vision arabe de l’Afrique et de l’Africain restera longtemps tributaire de ces préjugés. L’islamisation du continent, en partie, par les Arabes atténuera, certainement, cette position mais elle ne signera pas la fin d’idées reçues qui ont la vie dure. Aujourd’hui, encore, subsistent de nombreux préjugés malgré le partage d’une même religion. C’est que la mémoire collective dans le monde arabe a du mal à rompre avec l’imaginaire populaire et le caractère servile qu’il prête aux Noirs. Il n’est pas rare de rencontrer des termes arabes désignant l’homme noir qui renvoient à une certaine nature servile. Le terme ‘abd (esclave en rabe) même s’il tend à disparaître du langage conventionnel peut, de temps en temps, ressurgir pour exprimer certaines situations ou choses ayant trait aux Noirs. Il est vrai que certains pays, comme l’Algérie, alors, ” révolutionnaire “, avaient essayé de rompre avec cette image de noir africain, en initiant une véritable promotion de la culture sub-saharienne. C’était au moment où l’Algérie se considérait comme le ” carrefour ” des mouvements de libération des nations en lutte pour leur souveraineté. L’engouement entourant les manifestations du Premier festival culturel Panafricain en 1968, à Alger, témoigne de la volonté de dépasser de tels préjugés au Maghreb.
A l’époque, L’africanité du Maghreb représentait un enjeu politique majeur. Rappelons que l’hebdomadaire officiel du FLN s’appelait ” Révolution africaine ” et ses mots d’ordre révolutionnaires, aussi, passaient par une sensibilisation à l’unité de l’Afrique, malgré ses diversités. Mais, il sera très difficile d’effacer une réalité historique ou de révolutionner les mentalités dans un Maghreb où l’imaginaire populaire s’était forgé sa vision du Noir, avec ses stéréotypes. Même au Maroc, pays du Maghreb pourtant considéré comme le plus attaché à ce que Hassan II appelait ses ” racines historiques africaines “, l’image qu’on se faisait du Noir semblait rejoindre la tendance générale dans le monde arabe. La condition servile à laquelle était associé le statut social du Noir était restée dominante dans les représentations. La tradition de posséder des servantes ‘abîd (pluriel de ‘abd = esclave) dans les ” grandes maisons “, était encore vivace.
Partout au Maghreb, il y a eu cette croyance en l’existence d’une appartenance de toutes ces personnes ” serviles ” à une lignée d’esclaves devant, naturellement, effectuer les travaux pénibles. Cette condition était incarnée par deux figures omniprésentes dans l’environnement culturel et social maghrébin : celles de dada, servante, nounou noire, chargée des tâches ménagères et du hertani (de l’arabe harth,culture de la terre). Ce dernier terme désignait une catégorie sociale inférieure qu’on différenciait des castes nobles, notamment, en Mauritanie, pays très esclavagiste, malgré les efforts gouvernementaux du début des années 80. On rencontrait, aussi, des Noirs esclaves dans les oasis de la Tunisie ou jusque récemment en Mauritanie où la lutte politique des populations négro-africaines est assimilée à un combat pour leur affranchissement. En tout cas, dans les cultures locales populaires du Maghreb, l’image du Noir restait associée à une condition inférieure comme en témoignent des chansons célèbres des années 50-60 telles que “Al-kahla “, (la Noire) de la figure emblématique marocaine, Houssein Slaoui. Bien qu’une certaine sympathie aux relents paternalistes entoure, quelques fois, la figure du Noir, dans la culture populaire, le terme le ” waçiîf ” utilisé, surtout en Tunisie, pour désigner des serviteurs noirs est sémantiquement très proche de celui de ” hertani “. On trouvait les waçfân (pl. de wçîf) comme portiers des mausolées de saints ; ce qui faisait d’eux, quelques fois, des figures mystiques, intermédiaires entre le monde des saints et des profanes. D’où, d’ailleurs, cette tradition de solliciter des personnes de couleur noire pour exorciser des possédés, tels que les rites Gnâwa au Maroc etc. Mais le statut des Noirs est toujours entouré d’une certaine ambiguïté, de manière très complexe, entre le péjoratif et le mystique. Ainsi, le wçîf tunisien, équivalent du Gnâwî marocain, était une des figures de l’imaginaire populaire trouble et en rapports avec les superstitions de ceux qui croyaient à son association avec les djinns. Seules deux figures noires ou supposées comme telles arrivent à évoquer, dans le monde arabe, respectivement, l’héroïsme et la sainteté : ‘Antara Ibn Chaddâd et Bilâl[6]. Le premier, héros préislamique, doit son statut à ses prouesses guerrières légendaires, malgré les considérations ” négatives ” qui ” entachèrent ” sa généalogie. Le second Bilâl ou sayyidunâ Bilâl, chez les Musulmans, fut le muezzin du Prophète Muhammad. Malgré le rôle important qu’il jouera sur le plan religieux, il reste très loin de l’aura qui entoure d’autres Sahâba (Compagnons du Prophète). A titre d’exemple, il n’existe, à notre connaissance, aucun Hadith parole attribuée au Prophète, où il est cité comme rapporteur alors qu’il est souvent présenté comme faisant partie de l’environnement quotidien et immédiat de MuÎammad. Quelques témoignages essayent de montrer l’attachement du Prophète à ce personnage qu’il aurait défendu par rapport à quelques actes ou paroles de nature raciste provenant de ses contemporains.
Même s’il ne s’agit pas toujours d’un racisme dans son sens moderne, l’image du Noir a beaucoup souffert de ce poids historique ou légendaire. Ce fait est vu par certains intellectuels maghrébins, non pas comme une organisation ségrégative des places dans la société en fonction de la couleur de la peau ou de l’appartenance linguistico-culturelle, mais une simple difficulté à assumer le carrefour où se croisent arabo-berbères et négro-africains.
Ce sens de la mesure n’est pas du tout partagé au Moyen Orient et dans la presqu’île arabique où l’esprit esclavagiste domine dès qu’il s’agit des rapports avec des personnes de couleur noire. Même le partage d’une même religion n’a pas facilité une évolution des mentalités. Un membre de la Commission d’encadrement de pèlerins sénégalais témoigne que leur guide saoudien avait tout simplement refusé d’indiquer la tombe de Bilâl aux fidèles qui souhaitaient s’y recueillir. Il argua que quel que soit le statut religieux d’un Noir, il demeurait ” mamlûk “, la possession d’un maître, un esclave (on sait bien que Bilâl ne fut pas enterré dans l’actuelle Arabie Saoudite, mais cette réponse illustre tout l’impensé construit sur des préjugés qui ont la vie dure !)
De telles considérations pèseront sur la manière dont la prédication de l’islam en Afrique noire sera toujours conçue par les ” missionnaires ” arabes modernes et leurs financiers. L’Afrique noire, a pendant longtemps, symbolisé le domaine de l’incroyance et de l’absence de religiosité dans l’imagination des Arabes tels que cela apparaît nettement dans de nombreux écrits et témoignages.
A – L’Afrique des historiens Arabes ou la terre de l’irréligion :
En y regardant de près, sans anachronisme, il y a une certaine similitude, dans la démarche, entre la théorie de la tabula rasa, reprise par l’idéologie colonialiste pour justifier le rôle “civilisateur” de l’Europe, au faîte de sa puissance, après la révolution industrielle, et celle des prédicateurs arabes de l’islam, en Afrique noire.[7] Les ” historiens ” arabes traitant de l’Afrique noire parlent d’une région où règnent la “barbarie” et l’ignorance. A titre d’exemple, on pourrait se pencher sur l’exemple d’Ibn Khaldûn[8]. Dans sa 3 ème Muqaddima, Ibn Khaldoun soutient la thèse selon laquelle les caractéristiques physiques, culturelles et morales des hommes sont fonction de leur localisation géographique. A partir de cette idée, il construira toute une vision des plus négatives sur les peuples du bilâd sûdân (pays des Noirs). Ainsi, d’après l’un des précurseurs de la sociologie au XIV ème siècle, les peuples habitant loin des climats tempérés (al- ‘i‘tidâl ) comme ceux du bilâd as-sûdân sont démunis de toute “civilisation” au sens Khaldounien ; al-‘umran (terme arabe qui sera plus tard synonyme de Hadhâra). Poussée plus loin, cette opinion va donner naissance à des préjugés qui marqueront des générations entières. On peut retrouver, encore aujourd’hui, des écrits similaires chez le Syrien Mahmûd Shakir[ dans son ouvrage Mawâtin al-Shu’ûb al-islâmiyya : Al-Sinighâl). (Régions des peuples musulmans : le Sénégal). Ce qui paraît étonnant dans la démarche d’Ibn Khaldûn, c’est que le sociologue qu’il est ne nous dit rien des pratiques sociales des peuples qu’il prétend étudier. Il se contente de décrire des peuples vivant dans une totale anarchie, sans religion, dépourvus d’organisation sociale et de “civilisation”. C’est pourquoi, de ses descriptions simplistes, il n’aboutit qu’à de simples remarques : “ces peuples, essentiellement noirs construisent leurs habitations en terre battue, avec des bambous. Ils portent des habits en herbe et en cuir” conclut-il, sans aucune explication sociologique sur la portée ou signification de telles pratiques.
De la même manière que le milieu détermine, selon lui, la culture et la vie sociale – s’il leur en reconnaît une -, Ibn Khaldoun croit que ces habitants du bilâd as-sûdân sont dépourvus de toute humanité. Il soutient, dans la Troisième Muqaddima, que ” leurs mœurs sont très proches du comportement des animaux (sauvages) “. On pourrait être amené à penser que ces opinions qui se dégagent de la conception khaldounienne étaient répandues à son époque. D’un certain point de vue, il se dégage une volonté d’être conforme aux idées alors en vogue. Ce qui paraît, toutefois, étrange est la grande similitude entre la vision khaldounienne des Noirs et celle des Européens, cinq siècles après, durant l’ère coloniale. : ” la plupart des noirs habitent dans des cavernes, mangent de l’herbe. Ils sont sauvages et non socialisés, se mangent entre eux (…) “. Mais l’autre fondement de la vision khaldounienne est d’ordre religieux quand il soutient que ces Noirs ne connaissent pas de prophétie et ne suivent pas une Charia au sens d’une religion révélée disposant de textes sacrés et d’un code normatif. Cependant, selon lui, certaines régions habitées par des Noirs font exception à cette règle. Il cite en exemples les habitants d’Ethiopie (chrétiens) et ceux des Empires du Mali, de Gao et du Tekrour ainsi que des régions proches du Maghreb et qui sont “adeptes de l’islam “.
Les dernières précisions pourraient porter à croire qu’en parlant de jâhiliyya (ignorance) et d’irréligion, le sociologue arabe pensait plutôt aux zones d’Afrique tropicale non islamisées demeurées impénétrables par la religion musulmane. Cette hypothèse pourrait se consolider si l’on considère qu’à part l’Ethiopie, les régions citées comme exception englobent, aujourd’hui, la plupart des pays à dominante musulmane d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal.
Le Sénégal fut partie intégrante de l’empire du Mali. Le royaume du Tékrour, aussi, n’est que sa partie septentrionale d’aujourd’hui. Il s’étendait en bordure du fleuve Sénégal et fut pendant longtemps la zone tampon entre le bilâd sûdân et la Mauritanie voisine se considérant comme arabe ou arabo-berbère. Pour Ibn Khaldûn, passées ces limites géographiques, la religion est chose inexistante comme l’est la science “mafqûd” et tous leurs aspects sont loin de ceux des êtres humains .Le terme généralement utilisé, dans des études similaires, pour désigner les systèmes de croyances africains est celui de jâhiliyya, Il est, quelquefois, employé au sens d’une absence de toute religiosité ou, en tout cas, une religiosité aux antipodes du “sentier droit” qui serait l’islam, aux yeux des chroniqueurs arabes médiévaux.

A suivre…….

Bakary.sambe@gmail.com

 

 

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LA FIN DU POLITIQUE ET LE TEMPS DES MANIPULATIONS

Vendredi 7 novembre 2008

Sénégal : la fin du politique et le temps des manipulations

Par Bakary SAMBE *

La situation dramatique sur le plan politique au Sénégal ne peut être masquée par l’étalage de chantiers-démonstration dont la pertinence et l’utilité réelle échappent au citoyen préoccupé par de simples besoins alimentaires.
Les scandales à répétition ont fini par lasser ceux qui avaient encore le courage de dénoncer et ceux qui demandaient à être informés. Dans notre pays l’extraordinaire est tombé dans la banalité de l’ordinaire.
L’ordinaire lui, est devenu une réalité double : Il y a, d’un côté, celui des professionnels de la politique, fait de rebondissements prévisibles et risibles dont la logique est l’intérêt égoïste loin de toute préoccupation du citoyen. A côté de celui-ci, l’ordinaire du sénégalais lambda à la recherche de la dépense quotidienne, oublié dans la poussière des « chantiers », inconsidéré, manipulé par les médias et trahi par ses propres représentants à l’Assemblée Nationale.
Cette bâtisse qui était le dernier bastion où pouvait se dérouler un semblant de débat démocratique est décrédibilisée. Sa légitimité, pour la première fois dans l’histoire du pays, est remise en cause, douteuse de manière perceptible par le moins pourvu de culture juridique parmi nos concitoyens.

Le pouvoir malmène les institutions

Si le pouvoir en place malmène les institutions et les affaiblit en jouant au yoyo, le plus navrant est de voir l’attitude d’une opposition aveuglée par sa part du pouvoir réel ou supposé.
Que lui est est-il arrivé pour accepter une telle manipulation et une si ridicule situation d’asservissement et de suivisme ? On pourrait peut-être avancer deux hypothèses : les chefs de cette opposition sont des gens qui ont déjà goûté aux délices du pouvoir et ont peur de la précarité ou de la prison, donc incapables de supporter une traversée du désert ; pour avoir gouverné pendant très longtemps ont-ils, aussi, peur que l’on agite l’épouvantail de quelques dossiers nébuleux concernant leur gestion ? Le musellement est en tout cas efficace !
Pourtant, la bonne cure d’opposition qui s’imposait à cette génération qui a régné sans partage depuis l’indépendance aurait été bénéfique si elle avait été mise au compte d’une culture politique de l’alternance démocratique comme réalité socioculturelle désormais intégrée de tous. Mais voici que les formations politiques de tous bords montrent, tous les jours, leur incapacité à se départir de la mentalité du « militantisme alimentaire ».
Pire, la réalité nous laisse, tous, imaginer un scénario catastrophique d’un machiavélisme classique. On nous prédit avec résignation que ceux qui sont au pouvoir et contrôlent l’avoir vont déverser des milliards sur des populations injustement affamés qui applaudiront pour des miettes qu’on leur a spoliées. Les meetings de « ralliement » vont s’en suivre. Le Prince se réinstallera confortablement et on recommencera avec les mêmes.

Le Sénégal mérite mieux

Dans cette configuration – et on la vit déjà – le pouvoir devient la fin de toutes la manœuvres. Ce qui est désespérant est qu’on est arrivé à une situation où les gens se posent la question de savoir qui d’autre mettre à la place de celui qu’on aimerait tant démettre.
Il faut, toutefois, remarquer qu’on essaye de nous faire comprendre que la situation actuelle est mieux que rien, alors qu’une telle attitude d’esprit est pire que tout ! Elle conduit très souvent à l’aventure et au tâtonnement, avec une absence notoire de ligne directrice ; celle qui a fait défaut à l’équipe subitement installée après l’alternance et qui cherche encore ses marques. Le Sénégal mérite mieux que cela !
Ainsi, du désespoir on passe au fatalisme, un fatalisme étrangement nourri de « bons sentiments ». N’oublions pas que la quête d’une bonne conscience à été à l’origine de bien des dérives y compris le totalitarisme qui annihile tout goût de résistance. Dans cet élan totalitariste, tous les moyens sont mis à contribution.
L’endormissement collectif opéré par les médias d’Etat peut avoir l’effet d’un opium et produire, pour un temps, la léthargie des consciences. Lorsque l’espoir s’éloigne on se réfugie derrière le mensonge. Celui-ci devenu monnaie courante, « tisse un rêve de bien être et de prospérité de quelques uns sur le cauchemar du plus grand nombre », comme le disait Marcos.

La jeunesse souhaite changer de vie

Il est inquiétant de constater que le discours qui prévaut aujourd’hui dans notre pays est de dire que « tout cela est mieux que rien ». Le procès de l’ancien régime, avec toutes ses tares ne faisant plus recette, voici qu’on nous sert la stratégie de la solution la moins pire. Devant une telle abdication, il vaudrait mieux promouvoir des utopies afin de nourrir l’espoir d’éviter la catastrophe et de croire à l’avenir.
Devant l’arbitraire légalisé au nom de l’argent, le refus d’être une génération sacrifiée doit nourrir l’esprit du refus et de la casse de valeurs qui ne le sont que nom. Rappelons qu’il a fallu que cette jeunesse accepte d’être qualifiée de malsaine pour poursuivre le rêve de « changer la vie ».
Le pouvoir en place a déçu. Les masques de l’opposition sont tombés. Le refuge dans la manipulation du religieux est la meilleure illustration de l’échec du politique.
On le voit, le suivisme et l’entrisme tentent de décourager les initiatives citoyennes et ceux qui théorisaient hier l’alternance générationnelle se suffisent de l’apologie de la réaction d’aujourd’hui. Mais l’affairisme érigé en credo a toujours conduit à la pensée étroite. Il est à constater, aujourd’hui que cet affairisme gangrène notre société, malade et en mal de repères. L’attitude nihiliste, elle, n’a jamais réussi à construire un modèle alternatif viable.
Mais il est une donnée irréfutable que les idéologies et les systèmes se sont toujours détrônés les uns les autres mais que la léthargie des consciences a comme symptôme l’état d’abandon et d’apologie de l’arbitraire pour masquer l’angoisse inhérente à l’impuissance. Cependant, même consciente de cette dernière il ne faudrait jamais laisser les décadents freiner la roue du progrès.
Et puis, n’est-il pas grand temps de réfléchir sur le fonctionnement de nos institutions ? La forme qu’elles revêtent n’est elle pas, en partie, responsable de la situation que nous vivons si on sait que, dans nos jeunes démocraties, le régime présidentiel conduit à des dérives monarchiques et au culte de la personnalité ? La réforme de telles institutions s’impose d’autant plus qu’il est fort probable que, dans ses formes actuelles, elles produiront toujours des dirigeants similaires avec des pouvoirs étendus et difficilement contrôlables.
La société civile doit imprimer sa vision
Sur ce terrain, la société civile a un grand rôle à jouer malgré le discrédit que certains politiciens en mal de projets et de vision veulent jeter sur elle. Il faut simplement qu’elle refuse d’être instrumentalisée par le pouvoir ou par une opposition qui veut cacher sa timidité.

Dans l’état actuel des choses, l’action citoyenne doit primer sur les intérêts individuels et les calculs égoïstes afin de renouer avec le désir du refus de l’arbitraire et de la résignation.
Le fatalisme n’a jamais été le remède contre la misère sociale. Au contraire, il a toujours servi les ennemis de la liberté, de la démocratie et de l’épanouissement du plus grand nombre.
Après avoir entamé une véritable reconquête démocratique et donné une belle leçon de civisme à tout le continent africain, la « vitrine Sénégal » doit se ressaisir, par sa jeunesse et ses forces vives, avant de voler entièrement en éclats.

Le diagnostic peut paraître sévère pour qui doute encore de la maladie de notre société. Même si par désarroi, on ne sait de qui ou de quoi viendra le remède, le fait est déjà salutaire de savoir que nous sommes d’abord malades de nous-mêmes. L’autocritique est la vertu de ceux qui n’ont pas peur de s’assumer.

Bakary.sambe@gmail.com

ISLAM ET POLITIQUE INTERNATIONALE

Jeudi 6 novembre 2008

ISLAM ET POLITIQUE INTERNATIONALE   

La Oumma : réalité politique ou construction imaginaire ? 

Par Bakary SAMBE 

Le monde actuel est caractérisé par les regroupements régionaux d’Etats dans le cadre d’organisations régionales visant à défendre des intérêts communs ou considérés comme tels. C’est comme si la survie des Etats-nations dépendait de ce mode d’organisation, dans un monde où les problèmes économiques et politiques font légion. Les pays « musulmans » ne font pas exception à la tendance et sont liés par différentes organisations à caractère multiple (OCI, ISESCO, etc). La plupart des ces organisations se fixent comme objectif la consolidation des relations entre ces états et peuples dans les domaines aussi divers que l’économie, la culture etc. 

De telles organisations internationales ont pour fondement déclaré, le partage d’une même religion qui du l’Atlantique à l’Indus regroupe plus d’un milliard d’individus. Malgré la diversité culturelle et ethnique qui caractérise cette communauté religieuse supranationale, l’Islam aurait toujours servi de ferment permettant de sceller les destins communs, fussent-ils réels, virtuels ou imaginaires. L’institutionnalisation du lien symbolique ou religieux à un niveau inter-étatique a, quelquefois, tendance à cacher d’autres facettes d’un phénomène multiforme. On a du mal à se retrouver dans un contexte international où l’affirmation d’un soi-différent, l’exacerbation des identités et des appartenances sont un élément constant qu’il faut prendre en compte dans l’approche des faits politiques. 

 Le sentiment de proximité et de fraternité qui lierait le musulman le plus lointain à ses « frères », transcendant les frontières et les diversités ou divergences culturelles et ethniques, serait-il réel ou relèverait-il du simple imaginaire ? Serait-il stable ou plutôt aléatoire ? Ou bien, obéissant à la règle de la « fluctuation de l’identité culturelle » dont parle Albert Memmi, n’évolue-t-il pas selon les enjeux de politiques internationaux. En tout cas, si nous ne pouvons lui reconnaître, de manière objective, sa réalité effective ou nous prononcer sur son caractère purement imaginaire, il sera par contre, difficile de lui enlever son efficacité au moins symbolique. Par une ingénieuse manipulation des symboles religieux, facteur d’union et de force politique, l’Oummah et ses multiples implications ont toujours occupé une place centrale dans les débats aussi bien islamologiques que politologiques.  

Cependant, dans la tradition universitaire contemporaine, il est fréquent que des spécialistes, peut-être conceptuellement mal armés, se trouvent surpris devant l’ampleur des mobilisations suscitées par l’usage fait de cet étendard identitaire qu’est l’Oummah et son contenu politico-idéologique. Mais, vu la controverse soulevée par l’acception de ce terme selon qu’on se situe aux différents niveaux d’approche, il conviendrait, avant de se lancer dans ce débat houleux, de nous y arrêter afin d’en donner une définition (certainement discutable !). Mais nous essayons, autant que faire se peut, de tenir compte de sa malléabilité[1] comme tout concept du type idéologique ou religieux. Longtemps manipulée, pendant des siècles, avec autant de subjectivité, le concept de Oummah représente, en général, cette Communauté fondée sur l’appartenance commune à l’Islam et le fait de se reconnaître dans ses croyances. Mais elle sera l’objet de toutes les controverses. En Occident, où dans le jargon diplomatique plusieurs équivalents lui ont été trouvés, elle restait et reste peut-être, aujourd’hui, le bloc musulman aux antipodes de sa culture et de sa civilisation à prétention universelle. On entendra très tôt parler de « panislamisme » dans les chancelleries européennes. Ce terme désignait chez les spécialistes des « questions d’Orient » le danger perpétuel que représentait, pour le « Vieux » continent, l’Islam et les musulmans de tous les pays, unis par la même foi. Loin de rejeter ce présupposé, les idéologues musulmans faisaient comme s’ils se reconnaissaient dans cette sorte d’illusion. Ils vont recourir à une partition arbitraire, idéologique et non moins essentialiste du monde. 

Le dâr al islâm[2] sera opposé au dâr al- harb[3] conformément à l’ancienne partition en fonction de l’acceptation ou du refus d’embrasser la religion musulmane. Autrement dit, dans leur représentation du monde, les idéologues musulmans vont emprunter et réactiver une vieille doctrine qui, jadis régulait les rapports entre le domaine où l’Islam était la religion élue et les régions où elle n’avait pas encore imposé sa suprématie. La résurgence de tels termes rappelant les phases confuses de l’histoire des relations islamo-occidentales, ne jouera pas en faveur ni d’un rapprochement ni d’initiatives intellectuelles pouvant garantir une connaissance objective de l’  « Autre Lointain »[4]   

Pour ce qui est de l’Afrique, par exemple, il faut prendre en compte le fait selon lequel les ressources bibliographiques sur l’implantation puis le développement de l’Islam et terre africaine  ne sont que trop marquées par l’intérêt purement pragmatique des différents auteurs. Les études islamiques, en Afrique de l’Ouest, doivent le gros de leurs œuvres à l’Administration coloniale française et à ses commis scientifiques. Ce fait apparaît nettement dans cette conclusion de l’un de leurs ténors Le Châtelier qui affirmait au début du siècle : « Puissance musulmane africaine par l’Algérie et par le voisinage du Maroc, par le Sénégal et le Soudan, par de nouvelles provinces du Tchad, la France est spécialement intéressée au développement des études islamiques, dans la forme pratique où elles deviennent utilisables comme élément d’action politique »[5]. Ces rappels nous semblent nécessaires en ce qu’ils aident, d’une part à remonter aux origines des préjugés et des malentendus ; caractéristiques des études islamologiques et de l’autre, à cadrer le débat contemporain sur l’existence et les éventuelles dimensions d’une Oummah islamique au sens d’une communauté au moins « sentimentale ».[6] Le simple fait de poser cette question est généralement jugé comme participant de la volonté de certains à spécifier ou opposer des camps des communautés ou des « civilisations ». La prophétie de Samuel Huntington sur le fameux clash des civilisations a rendu suspecte toute tentative visant à s’interroger sur l’impact de tel ou autre groupe social ou communauté religieuse sur le cours de la vie internationale. Le fait que la plupart des régions où des ethnies ou groupes politiques s’affrontent dans le cadre de conflits intra-étatiques renferment des minorités religieuses n’est pas pour arranger les choses ! 

On tend facilement à confondre l’évocation de tels exemples –et quelquefois au mépris de leur pertinence- à une vérification des hypothèses simplificatrices de Huntington et de tous les culturalistes qui s’en inspirent. D’ailleurs, on assiste, aujourd’hui, en France à un renforcement de ce courant, par le biais d’une série d’essais produits par des personnalités militaires[7]. Leurs travaux sont quelquefois plus proches de credo que d’une démarche scientifique.  

Comme la plupart des islamologues des années 80 en mal de paradigmes devant la résurgence de mouvements islamistes avec leur implication politique imprévue, ces polémologues auront tendance à « servir du chaud ». Suivant les rythmes de l’actualité brûlante, ils privilégieront le sensationnel au détriment de réflexion mûries et d’analyses objectives.   

Il serait, toutefois dommageable pour la recherche que de telles thèses, viennent empêcher les efforts visant à étudier un phénomène sur lequel l’actualité, la géopolitique et la sociologie, et aujourd’hui l’actualité, n’arrêtent d’attirer l’attention. Il faut, à tout prix, éviter de tomber dans les pièges d’un culturalisme béat tendant à s’ériger en véritable idéologie[8]. Loin de l’essentialisme de Huntington, il faut promouvoir une approche anthropologique selon laquelle, la culture comme la civilisation ne se définit pas seulement selon son contexte et son environnement mais part de sa spécificité locale pour se projeter dans la globalité universelle dont elle représente une simple facette[9]. Autrement dit, nous n’irons pas jusqu’à essentialiser à force de spécifier, de poser les questions culturelles en terme de dichotomie et d’opposition pour dénaturer la réalité. Cette dernière sera malheureusement, le plus souvent, conçue comme le pendant de l’imaginaire culturaliste. La volonté affichée de Huntington, de prôner le choc inéluctable des différentes « civilisations » découle de ces glissements qui, peu à peu, donnent une sorte de bricolages dignes des idéologies les plus modernes. De la même manière que l’apparition subite de phénomène « islamiste » sous sa forme politique ou violente avait causé les dérives d’islamologues à court de paradigmes adaptés, comme Bernard Lewis  (cf son ouvrage Langage politique de l’Islam etc.), le dérèglement du système international fut le début d’errements conduisant au pire des refuges : le culturalisme. 

La mondialisation de l’économie, elle, va combiner deux faits contradictoires : la globalisation et la fragmentation. Elle placera les spécialistes de la politique internationale dans une sorte de désarroi sonnant le glas de la conception réaliste des relations internationales. On pourrait décrire cet état de fait par ce que nous appelons le paradoxe de Bayart qui soutient que « le culturalisme est une idéologie de la mondialisation »[10]. D’ailleurs, Olivier Mongin croit que la grille culturaliste ne profite qu’à ces experts désarmés dont elle est « l’explication bénie des échecs ».  

Tout en récusant cette grille, il ne s’agira pas non plus de plonger dans un universalisme aux relents d’un unitarisme qui occulterait les différences et les particularités culturelles. Ces dernières sont toutefois inscrites dans la globalité universelle qui leur confère tout leur sens. L’important est d’arriver, comme le suggère Louis Dumont à réfléchir sur la manière dont « chaque société ou culture porte la trace de l’inscription de son idéologie à l’intérieur de la condition humaine »[11]. 

 Privilégier une telle démarche serait plus salutaire pour la science que de s’adonner à une recherche effrénée et, la plupart du temps, intéressée, de ce qui pourrait opposer les cultures ou civilisations  ou encore des germes potentiels de leur « choc ». Il faudrait être vigilant de telle manière à arriver à parler de l’ « illusion agrégative » – le terme est de Bertrand Badie – sans tomber dans celle de l’essentialisme. Il ne faudrait pas, pour autant, fermer les yeux sur un fait marquant de l’actualité internationale comme l’ethnicisation et le repli identitaire et religieux. Mais au lieu de substituer la géo-culture à l’étude des relations internationales dans leur ensemble, il faudra, plutôt, prendre sérieusement en compte ces éléments dans nos analyses sans, toutefois, se laisser emporter par eux. 

Réfléchir sur la Oummah et les modes d’appartenance à celle-ci s’inscrira dans cette perspective et ne sous-entend aucunement une allusion à l’imagerie d’une « internationale musulmane » comme le conçoit imprudemment la presse, influencée par une littérature alarmiste très fournie à la démarche très discutable. 

 L’enfermement dans de telles suppositions fausserait le véritable débat des relations internationales dont la fonction, nous dit Badie est de « faire communiquer des collectivités sociales en dépit de la diversité des systèmes culturels »[12]  

La Oummah islamique : une solidarité intra-communautaire transnationale ?  

La communauté des croyants est, du moins en apparence, soudée, en Islam par des liens de solidarités très forts. La relation dite verticale qui rattache les adeptes à Allah est renforcée par celle horizontale constituée par les normes et règles de vie sociale dans le contexte islamique. De tout le temps, l’Oummah et son contenu aussi bien religieux que politique ont toujours fourni la matrice d’une solidarité intra-communautaire. Dans le contexte précis de l’Islam, cette solidarité a comme particularité de transcender les territoires et les différents peuples et nations s’identifiant à cette religion ou, du moins, l’imaginaire ou l’illusion qui l’anime renforce ce sentiment d’appartenance commune devant religieusement se transformer en actes de solidarité. Il faut dire aussi que certaines lectures de la religion musulmane ont toujours aidé à cultiver cette croyance. Dans la pratique quotidienne de l’Islam, il y a toujours eu la manifestation gestuelle de l’appartenance à cette « société supra-nationale ». Pour s’en convaincre, les défenseurs d’une telle conception mettent en avant l’uniformité des pratiques cultuelles comme symbole de l’unité et du caractère indivisible de la ‘Ummah. Les prières quotidiennes sont faites par tous les musulmans de tous les pays en direction de la Mecque, cinq fois par jour. Le pèlerinage de la Mecque est l’un des moment forts de la vie de la Ummah ; où des musulmans de tous les pays se regroupent en scandant les même slogans et répétant les mêmes prières malgré la diversité linguistique. Ajoutons à tout cela la ferveur particulière animant l’assemblée qui se sent soudée par des liens forts émanant du partage d’une foi commune.  

En essayant d’analyser la manifestation concrète de la Oummah « une et indivise » Olivier Roy, par exemple, préconise trois niveaux d’existence de celle-ci : 

-          un niveau culturel : où la Ummah se traduit par une uniformité des pratiques religieuses et des codes culturels déchiffrables par tout musulman , quelle que soit son origine, en tout lieu du dâr al-islâm. C’est ce qu’il appelle la « Ummah des gens ». Cette Ummah des gens, c’est à dire des acteurs ordinaires, est parfois plus perceptible, du moins au niveau des pratiques religieuses quotidiennes que l’autre Oummah institutionnalisée dans le cadre d’organisations supranatioanles. 

-          un niveau juridique  qui selon lui est symbolisé par l’instrumentalisation de ce qu’il appelle sharî‘a (loi islamique) sert de régulation sociale des rapports entre croyants. C’est une forme de réalisation de la Ummah au niveau de ses oulémas se reconnaissant dans un certain code normatif universel et spécifique au monde musulman[13]. Ainsi, malgré la diversité des obédiences et des orientations, il y a une uniformité au moins apparente du monde musulman qui fait défaut à d’autres formes de religiosité: c’est la Oummah des oulémas.  -           

Un niveau politique : qui renvoie à la vision islamiste de la Ummah, courant représenté, en leur temps, par Hassan al-Bannâ , Abû-l a ‘lâ al-Mawdûdî ou encore l’Ayatollah Khomeiny. C’est en quelque sorte la construction politique de la Ummah.    

Pour Olivier Roy, « cette spécificité est d’autant plus dynamique qu’elle récupère aisément les deux imaginaires universalistes précédents »[14].   

Le niveau politique est fortement dépendant des deux autres précédents. On peut même le considérer comme l’étape ultime et idéaliste de la construction de la Oummah ne serait-ce que de manière imaginaire vu la difficulté de sa réalisation effective sur la plan international. C’est justement ce jeu perpétuel consistant à vaciller éternellement entre une constitution théorique et imaginaire de l’entité et les tentatives de sa matérialisation politique qui doit attirer l’attention par rapport à l’actualité brûlante. Pour encourager la réalisation politique de la Oummah, il y a tout un nombre d’interactions et d’élaborations idéologico-symboliques. C’est dans ce sens que la démarche d’Olivier Roy peut être utile à l’étude d’une telle problématique. Toutefois, le fait de vouloir tout ramener au seul parmi plusieurs modes d’expressions de l’Islam qu’il appelle néo-fondamentalisme, réduit quelque peu le phénomène de l’imaginaire communautaire. 

Le sens de cet imaginaire ne peut être compris si l’on se limite à l’étude des structures religieuses ou aux formes institutionnalisées de l’Islam que sont les organisations internationales à caractère politique. Ainsi, vu sous l’angle de son expression comme désir de sa réalisation politique, la Oummah peut bien sembler pure imagination ou illusoire. Entre l’infra-étatique (groupement de croyants) et le supra-national (Oummah), il y a tout un ensemble de processus que ne peuvent refléter les seules institutions revendiquant l’incarnation de l’Oummah au sens politique.  

Passer de l’infra-étatique au supra-national, nécessite, donc, d’innombrables constructions, de raccourcis, de bricolages de faits réels en vue de satisfaire l’imaginaire. Ce dernier vise généralement à calmer les esprits dont la déception résulte de l’énorme faille séparant la réalité socio-politique des idéaux constitutifs de la conscience collective. En quelque sorte, l’individu croyant se saisit de la construction, au moins imaginaire, de la Oummah et tente de réaliser, dans le mythe et le rêve, ce que les structures politiques et religieuses institutionnalisées n’ont eu que de peine à concrétiser.  

L’exemple des évolutions politiques dans différentes régions du monde arabe pourrait être cité ici. Las de cette longue errance « entre arabisme et islamisme » comme le dit Charles Rizk[15], on assiste aujourd’hui dans ces pays, à des tentatives de constructions de réalités politiques s’inspirant d’un imaginaire qui trouve ses racines dans un passé profond mais toutefois ravivé par l’actualité internationale. 

A défaut d’être constituée en bloc institutionnalisé et cohérent, la Oummah se réalise au niveau des individus par un sentiment d’appartenance commune. C’est, peut-être, là qu’on pourrait rejoindre Olivier Roy dans son idée de « paradoxe » d’une Oummah qui n’est point une « communauté » structurée mais une « collection d’individus »[16]. Mais cela ne doit en rien être une raison objective de ne pas en tenir compte, surtout eu moment où on assiste à un mouvement inverse de la globalisation ; la fragmentation. On sait bien qu’il y a aujourd’hui une relation étroite entre culture, identité et relation internationale[17]. C’est une réalité incontournable que la culture, l’identité et/ou la religion fassent une irruption inattendue sur le marché de biens symboliques qu’est devenue la scène internationale, comme le fit l’idéologie aux temps de la guerre froide.  Dans un tel contexte international marqué par l’exacerbation des revendications d’appartenance et où le phénomène religieux se glisse subrepticement au coeur de l’agenda diplomatique des grandes chancelleries, par les récents évènements aux Etats-Unis, la pertinence d’une telle question n’est plus à démontrer. Le religieux et ses implications politiques s’impose comme un élélment dont il faut désormais tenir compte dans l’approche des faits internationaux. Sa dimension géopolitique ravivée, aujourd’hui, par l’actualité brûlante, doit inciter à une sérieuse réflexion. C’est seulement cette dernière qui pourra nous faire éviter les dérives conduisant aux pires amalgames. Dans un monde où les frontières ne sont plus que des barrières imaginaires et perméables face à l’afflux d’acteurs internationaux de moins en moins étatiques, l’approche de la politique étrangère doit être interdisciplinaire et s’ouvrir à toutes les spécialités pour parer au danger d’une diplomatie à contresens.   

bakary.sambe@gmail.com  



[1] -voir à propos des différntes acceptions du terme oummah, Mohamed-Chérif Ferjani, « les maux d’un mot » in  Les mots de la nations.  

[2] – On pourrait traduire cette expression par « domaine de l’islam »  

[3] – « domaine de la guerre » , espace dans lequel la guerre est permise afin de recueillir la conversion des non-musulmans.  

[4] – voir Maxime Rodinson, La fascination de l’islam ou les étapes du regard occidental sur l’islam,  

[5] – Le Châtelier,  L’Islam en Afrique Occidentale., p8.   

[6] Rodinson Maxime : islam , politique et croyance, Fayard, 1993.   

[7] – on peut citer l’ouvrage du Général Eric de la Maisonneuve intitulé La Violence qui vient,  

[8] – Voir Jean François Bayart : du culturalisme comme idéologie, Revue Esprit avril 1996.  

[9] Lire Mondher Kilani, La Construction de la mémoire, Ed. Labor & Fides, Lausanne 1992.  

[10] – BAYART J. François : Le culturalisme est une idéologie de la mondialisation, revue esprit Avril 96, p71.  

[11] – DUMONT Louis : Essai sur l’individualisme, Paris, Seuil p258  

[12] – BADIE Bertrand : Cultures identités et relations internationales ; conférence tenue à la fondation du Roi Abdel Aziz à Casablanca, publiée dans Etudes Maghrébines n°7, 1998. 

[13] – Voir Olivier Roy, revue Esprit même numéro, p85.  

[14] – ROY Olivier, ibid p85.  

[15] – RIZK Charles : Entre Arabisme et Islamisme ou l’histoire des Arabes jusqu’en 1945. Cet ouvrage a été complété par un autre intitulé Les Arabes ou l’histoire à contressens, Ed.Seuil  

[16] – ROY O. ibid p98.  

[17] – Titre de la Conférence de Bertrand Badie tenue à la fondation Roi Abdel Aziz, Casablanca, publiée en intégrale ds la revue « Etudes Maghrébines, n° 7, année 1998. 

Ma France à moi, l’Amérique que j’ai vue et le monde de mes rêves..

Samedi 1 novembre 2008

                    Ma France à moi,

l’Amérique que j’ai vue

et le monde de mes rêves                                                         

Par Bakary SAMBE 

Trois semaines passées aux Etats-Unis dans le cadre du International Visitors Leadership Program (Programme des Visiteurs internationaux), m’ont plongé au cœur des réalités de cette société si proche et si loin de nous.

La représentation que nous nous faisons des autres est toujours une infinie opération de construction et d’interrogation. Il faut la confronter à des moments de réalité pour mieux s’en apercevoir.

Le programme auquel j’ai participé portait sur la thématique de la « gestion de la diversité. » Quelle pertinente interpellation pour un jeune français qui avait plus l’habitude de composer avec le concept d’intégration républicaine, de citoyenneté dans un système où la République n’avait que des citoyens. On était plongé dans un environnement culturel, social et linguistique où le terme « communauté », « community »  devenait non seulement redondant mais polysémique voire valorisée. Voici, soudain, qu’un mot qui fait bondir dans mon pays trouve droit de Cité. En vrai enfant du jacobinisme, je me mis alors à chercher où était l’Etat, version République, à la française. Il se révéla omniprésent, pesant et diffus à la fois, au milieu de ce bouillonnement d’appartenances et d’identités. Je me rappelle encore la question, elle aussi redondante, d’un de mes co-invités aussi bien nourri du discours républicain propre à notre modèle de société, de savoir où était le ciment qui tenait tout cela, toute cette diversité, ces variantes aussi contrastées que les gratte-ciels et les écrans de Times Square : on vivait un profond et véritable choc ; celui-là même propice pour déclencher le questionnement.

En contact quotidien avec une société que l’on découvrait en même temps, pouvait-on se contenter de dialoguer avec elle, de toujours l’interroger sans se questionner soi-même ?

Je suis sûr qu’on étonnait par nos questions tels les Persans de Montesquieu avec leur accoutrement.

D’un rendez-vous à l’autre, l’Amérique vivante s’offrait à nous, multiple dans sa réalité et unique dans la conception de sa diversité, ses contrastes, pour ne pas dire ses contradictions. Les nôtres aussi réussirent à sortir de nos têtes pour habiter notre discours. On se demandait si en sondant la société américaine, on n’était pas, au fond de nous-mêmes, en train de refaire la nôtre.

Notre sacro-saint principe d’égalité resté, pour beaucoup, très idéaliste, est soudain dialectiquement bousculé par la notion de diversité, ici, visible, telles nos minorités métropolitaines, dans la haute Administration, les Ministères, le Congrès, les Services, à travers l’opulence de Manhattan comme dans la misère au Bronx ou à Florence Avenue de Los Angeles.

Mais comment percer, alors, le mystère de ce charme d’une Amérique que l’on connaissait de manière hollywoodienne, à travers Disney et Mickey et qui était, à présent, en train de dérouler le film de sa réalité contrastée, sous les yeux d’enfants de la plus célèbre République ?

On ventait notre laïcité et on ne l’entendait pas de la bouche des excellentes interprètes qui servaient, non sans efforts, un très mitigé et light « secularism .» On « déplorait » le communautarisme et devenait incompréhensible car nos propos intraduisibles. Voilà qu’un concept que l’on connaît bien chez nous comme aux antipodes de nos valeurs républicaines devenait intraduisible chez nos hôtes : il fallait le commenter pour le faire comprendre ! Etions nous alors intraduisibles ou simplement incompréhensibles ?

Ah tiens ! C’est comme la « misère des banlieues » ! Cela sonnait comme une véritable oxymore : Ici, ceux qui habitent les « suburbs » sont les nantis du système capitaliste.

Le « choc des cultures » pouvait être donc occidentalo-occidental, pour ceux qui seraient tentés d’y croire !

De jeunes ressortissants de notre « vieille Europe » partis à la rencontre de l’Amérique la découvraient toute nouvelle. Leur parcours sur l’asphalte brillant des grandes avenues à la Broadway est semé d’interrogations mais aussi certainement d’introspection. Le chemin qui menait à la meilleure connaissance des cousins d’outre-Atlantique était certes pavé d’une noble et bonne intention : la rencontre d’autrui dans toute sa différence. Mais les marqueurs d’interrogation « comment ? » et « pourquoi ? » l’emportaient sur tous les autres qui fleurissaient le discours. Signe d’une méconnaissance inavouée ou d’une culture de stéréotypes mal assumée ? Les « rendez-vous du donner et du recevoir » – dirait Senghor – peuvent quelques fois être faussés par l’égocentrisme comme retour de bâton d’un repli qui a beaucoup duré.

Le voyage en Amérique est souvent l’occasion de survoler l’océan de la méconnaissance mutuelle sans faire escale sur les points névralgiques des différends et des différences.

Mais l’esprit a bien la manie de nous renvoyer les interrogations refoulées dans les rêves les plus hollywoodiens.

Dans cette interaction avec l’Amérique vivante, notre modèle républicain a été constamment tancé dans son idéalisme par la réalité d’une société qui respire vraiment la diversité et qui s’en glorifie telle que nous savons si bien le faire de notre principe d’égalité. En écoutant çà et là les lamentations des laissés pour compte d’un système ultra-libéral, on pouvait, quelques fois, avoir de précieux moments pour la conscience de « fraterniser » autour d’un modèle social, de la solidarité nationale voire de la sécurité sociale. En revoyant les images de quartiers où les communautés pleines d’initiatives pallient le « déficit de République », comme nous l’aimons, on pouvait ressentir les limites d’un rêve souvent réel pour le seul self made man.

Mais la vigoureuse image d’une Amérique dynamique et agissante sur le cours de l’histoire était là, telle une tempête balayant toutes les illusions d’une autosatisfaction démesurée conduisant à l’angélisme : commode état d’esprit consistant à comparer ce qu’on croit avoir de mieux avec ce que l’autre aurait de pire !

L’image des « Neuf de Little Rock » et la tempête qu’elle avait provoquée il y a environ 50 ans contrastait avec le vent d’Obamania qui souffle, à présent, jusqu’en dehors de l’Amérique, n’épargnant même pas les Monts du Lyonnais.

La grande question qui m’a habité le long d’un voyage est : Comment une société que l’on voyait multi-communautaire et ségrégationniste a su produire un Barack Obama, venu bousculer les idées et propulser au plus loin les rêves les plus idéalistes.

Fallait-il rester à la surface des choses, emporté par la vague d’engouement ou s’efforcer d’y voir plus clair et de plus près ?

Les causeries à bâton rompu dans le QG de campagne du désormais candidat démocrate dans le Minnesota fut partie de ces images qui marquent, des moments qui restent gravés dans la mémoire lorsqu’on aura tout oublié.

A l’inverse d’une société « Mcdonaldisée » et dépolitisée que nous avions tendance à imaginer, ce lieu grouillait de jeunesse, d’initiatives, de rêves et était rempli d’espoir. Dans une symbiose hors du commun, toute une jeunesse, multicolore et intégrée autour de l’idéal de la possibilité d’une nouvelle Amérique, venait balayer d’un revers de main, l’image d’un pays excessivement conservateur et passif devant la toute puissance de Fox News.

Cette Amérique que j’ai vue ressemblait tellement à « ma France à moi » telle qu’il faudrait que je la vive. C’est peut-être, même, le monde dont je rêve qui commençait à prendre forme dans un coin du Minnesota et sur une parcelle de mon esprit. Il semble qu’on pouvait rêver debout. Mais, j’aurais, le moment d’un songe, refoulé quelques uns de mes désirs d’un monde nouveau.

 

Bakary SAMBE,  Docteur en Sciences politiques, Chercheur associé au GREMMO Lyon 

Bakary.sambe@gmail.com 

MOURIDISME : LE FONDATEUR ET LA VOIE

Mercredi 29 octobre 2008

Mouridisme : le fondateur et la voie

Par Bakary SAMBE

Ce mouvement, à la fois religieux et populaire, ne cesse de focaliser l’attention des spécialistes de l’islam sénégalais. Il rassemblerait à lui seul 30 % de la population musulmane du pays. Son cachet spécial en fait le symbole même et l’affirmation d’un véritable « islam noir », local et endogène. Une observation de la situation actuelle au Sénégal, malgré l’absence d’études quantitative, peut laisser supposer sa supériorité numérique parmi les musulmans du pays. En tout cas, le mouridisme ne cesse de gagner en popularité dans toutes les franges de la société. L’étude de la Murîdiyya passe forcément par la présentation de son fondateur auquel elle s’identifie puis de sa doctrine, avant de s’intéresser à sa spécificité et aux raisons socio-historiques de son remarquable succès.

Le fondateur du Mouridisme : Ahmadou Bamba

Muhammad ibn Muhammad ibn Habib al-lâh Bâ, plus connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba, est né vers 1853 à Mbacké Baol dans l’actuelle région de Diourbel, au centre du Sénégal. Il aurait mémorisé le coran très tôt, sous la stricte surveillance de son père qui l’initia, ensuite au tajwîd, aux autres savoirs du Coran (‘ulûm al-qur’ân ), du Hadith et de la langue arabe. Le cheikh est passé par plusieurs maîtres durant sa formation comme en atteste la diversité de sa culture et de ses connaissances religieuses. Il eut, d’abord, pour maîtres, son oncle Muhammad Bousso puis le marabout Samba Toucouleur Kâ. C’est après qu’il étudia auprès des grands faqîh (spécialiste du droit musulman) maures tels que Muhammad ibn Muhammad al-Karîm al-Daymânî. Mais tous s’accordent qu’il doit sa grande connaissance de la langue arabe au Cadi Madiakhaté Kala, une des plus illustres figures de la littérature sénégalaise d’expression arabe. Dès son jeune âge, Ahmadou Bamba avait suppléé à son père comme enseignant-éducateur. Cette fonction le prédisposa à sa future vocation. Il se révéla vite très influent, d’après de nombreux témoignages, d’où ses multiples arrestations de la part des autorités coloniales françaises. Ainsi, à partir de 1887, sous la pression des visiteurs, venant de tout le pays, il fonda la ville de Touba. Mais les colons qui venaient à peine de pacifier quelques régions redoutèrent la reconstitution de mouvements populaires capables de mener des actions allant à l’encontre de leurs intérêts politiques. Ils s’empressèrent de le déporter au Gabon en 1895, pour ainsi, limiter son influence grandissante. Cet exil fut très important dans la vie du Cheikh. Pour ses disciples, l’exil a permis à leur guide spirituel de se consacrer à la méditation et à l’écriture. Signalons que la majeure partie de ses poèmes panégyriques (qasâ’id) dédiés au Prophète Muhammad fut composée pendant cet exil. Pour beaucoup de mourides, il y a là une analogie avec l’Hégire du Prophète qui fut contraint de partir de la Mecque pour Médine afin de pouvoir sauver sa foi ainsi menacée. De retour au Sénégal, le marabout auréolé de succès pour avoir défié l’occupant français, continua de gagner en popularité aussi bien au sein des couches populaires que de l’ancienne aristocratie déchue. Les autorités coloniales devenaient, de plus en plus, inquiets surtout lorsque commencèrent à circuler des rumeurs d’une éventuelle « guerre sainte ». Les relations entre le cheikh et l’Administration coloniale s’envenimèrent de nouveau. Le refus du cheikh de répondre à la convocation du Commandant de cercle de Thies, le 14 Mai 1903, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le Commandant fit alors part de son inquiétude au Gouverneur du Sénégal : « le marabout Ahmadou Bamba fait savoir qu’il ne reconnaît aucun maître que Dieu et refuse de se rendre à notre convocation. Je considère la situation comme particulièrement grave (…) étant donné l’influence d’Ahmadou Bamba, je crains que le Résident du Baol ne puisse plus assurer l’ordre si le marabout reste longtemps dans la région »[1] Dans la même année 1903, Serigne Touba (le Marabout de Touba, en wolof) sera contraint, de nouveau, à l’exil en Mauritanie où il fut accueilli par le Cheikh Qâdir Sîdiya Bâba auprès de qui il approfondira certains domaines de savoir islamique. En 1907, Ahmadou Bamba revient au Sénégal et est assigné en résidence surveillée à Thiéène, dans la région de Louga au centre Nord du pays. Les autorités coloniales, qui le surveillaient étroitement, lui autorisèrent enfin à s’installer à Diourbel. Dans cette ville, il continuera à recevoir ses disciples de plus en plus nombreux à venir acquérir ou approfondir leurs connaissances religieuses. Cheikh Ahmadou Bamba mourut, quinze ans après son retour, en 1927. Avant sa disparition Bamba avait formé des disciples qui l’ont continué et produit des écrits dans lesquels l’essentiel de la doctrine Mouride était ainsi fixé.
Principes et enseignements du Mouridisme :
Le Mouridisme semble, selon la perception de ses adeptes, être né dans une époque où les repères sociaux – ou même religieux – étaient presque inexistants. Il est assimilé à un vaste mouvement d’islamisation des wolofs. C’est, pour eux, une confrérie qui serait venue au moment opportun, à son heure, investie d’une noble mission : donner un souffle nouveau à un peuple abandonné à lui-même, désorienté, désemparé.

Le Mouridisme comme un renouveau islamique :

Cette voie, qui naît dans une société qu’on croyait en déliquescence, ne devra son succès qu’aux réformes qu’elle aura apportées à l’islam local. Cheikh Ahmadou Bamba pourrait, de ce point de vue, être considéré comme un soufi réformateur. A l’éducation spirituelle de ses disciples, il ajoutera des réformes embrassant les plans économique et social. Ferdinand Dumont le considère comme le meilleur exemple de la métamorphose, de la « mystique spéculative » à la « mystique confrérique ». Il soutient que la démarche d’Ahmadou Bamba répondait à la fois à un souci d’orthodoxie et de réponse aux aspirations des masses populaires qui, dit-il, « sont plus éprises de Dieu sensible au cœur que de spéculations gnostiques »[2]. Le Mouridisme prône l’abdication de la personnalité et la quête de l’Absolu divin. Il se caractérise par une rigoureuse discipline fondée sur les rapports Serigne-taalibé[3]. L’affiliation à la voie mouride est marquée par l’acte de soumission et d’allégeance au marabout, le jebbëlu (en wolof), qui est, en même temps, un engagement à vie à suivre les ordres du cheikh, ndigël, et en éviter les interdits. C’est un acte d’une très haute symbolique car il trouve son fondement dans la tradition même du Mouridisme. La voie mouride serait née par cet acte lorsqu’un premier groupe de premiers adeptes firent allégeance au Cheikh Ahmadou Bamba. Leurs noms resteront dans la tradition orale. Le premier disciple de Bamba fut Cheikh Adama Guèye suivi de Cheikh Ibra Sarr Ndiaye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Dame Abdourahmane Lô à qui il confiera l’éducation et la formation de ses propres enfants. Le plus célèbre entre eux est Cheikh Ibrahima Fall, le quarantième[4] à faire allégeance au Cheikh. Il est considéré comme celui qui a ouvert la voie d’où son surnom, Bâb al-murîdîn. La légende soutient, d’ailleurs, qu’il a passé des années d’errance mystique à la recherche de son futur guide Ahmadou Bamba. C’est par l’« appel du chef charismatique », comme dirait Max Weber, qu’il se serait retrouvé un matin, à genoux, devant lui pour lui faire allégeance. Cheikh Ahmadou Bamba inaugurera une « révolution culturelle » dans la société wolof par certains aspects de son travail de prédication basé sur l’écriture et la vulgarisation des savoirs religieux. Selon lui, ces derniers ne doivent être l’apanage d’une élite de marabouts et de leurs enfants ; ce qui n’est point négligeable dans une société où les circuits du savoir, comme du pouvoir qui en découle, suivaient la logique du lignage et des classifications sociales. Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba a résumé, en les versifiant, des chefs-d’œuvre dans le domaine de l’éducation et des pratiques religieuses. Il versifiera le Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî[5] dans un poème intitulé Mawâhib al-Quddûs. Le cheikh fera du livre de Cheikh Abderrahmân al-AÌdarî sur les principes élémentaires et les pratiques cultuelles, un autre poème, Jawâhir al-nafîs. Les plus grandes références soufies ont été versifiées et résumées par Bamba dans son Masâlik al-Jinân, un livre d’environ mille vers. Il fit de même pour le Kitâb al-akhlâq wa al-âdâb de l’Imâm Delhâjî versifié et commenté sous le titre de Nahj qadâ al-hâj. Le cheikh a légué des oeuvres dans lesquelles la volonté d’éclairer et d’orienter est très manifeste. Plusieurs d’entre-elles rappellent ce côté éducatif de son action : Jadhbat al-Sighâr ( Attrait des Jeunes ), Tazawwud al- Sighâr (Viatique des jeunes ), Tazawwud al-Šubbân (Viatique pour la jeunesse ) etc. Le reste de ses écrits de Serigne Touba est consacré à l’apologie du Prophète de l’islam avec des poèmes panégyriques madîh. Ces odes qasâ’id, sont chantées par les fidèles mourides lors des grandes cérémonies religieuses. Sur le plan social, Cheikh Ahmadou Bamba prône l’égalité et le respect de tous les Hommes. Ce ne fut pas chose facile dans une société sénégalaise fortement hiérarchisée et où les liens de sang étaient la base des rapports sociaux. Ils servaient à distinguer les nobles des autres, les castés de ceux qui ne l’étaient pas. Bamba substituera deux vertus aux anciens critères de distinction : la science et la piété. Le Mouridisme venait ainsi de s’attaquer aux principes sacro-saints de la noblesse qui ne le ménagera d’ailleurs pas. C’est, certainement, par sa sagesse digne d’un soufi qu’il parviendra à « imposer » cette nouvelle donne. Cheikh Ahmadou Bamba a toujours prôné ce qui est communément appelé jihâd al-nafs[6], l’effort contre soi, contre la passion de l’âme qu’il privilégie contrairement à ceux qui croient répandre la religion par les armes et ne font qu’en détourner. Il sera aidé, en cela, par les principes directeurs du Mouridisme à savoir l’humilité, le désintéressement aux « vanités d’ici-bas » et surtout la transformation de tout geste humain en acte de dévotion.

La sacralisation du travail ou l’exemplarité mouride :

Le concept de « travail rédempteur » est certainement l’aspect le plus fascinant de la doctrine mouride. Cheikh Ahmadou Bamba voulait montrer que le soufisme ne devait plus consister à « se réfugier dans les grottes » mais qu’au contraire, le vœu d’arriver à la sainteté et à la réalisation spirituelle pouvait, comme le dit Cheikh Ahmed Tidiane Sy, se réaliser par la « sacralisation des actes quotidiens ». Pour le fondateur du Mouridisme qui inaugurait une nouvelle vision de la vertu wolof du travail, le vrai dévot était, désormais, le fidèle parvenu à allier travail socialement utile et pratiques cultuelles. Ce principe aura des retombées positives sur les plans économique et social. La force du Mouridisme repose sur la discipline et la capacité d’organisation de ses adeptes. Cette voie est aujourd’hui la plus puissante économiquement car elle regroupe des hommes d’affaires et de riches commerçants solidaires. Le sentiment d’appartenance à la même confrérie renforce leur collaboration et leur entraide[7]. Aujourd’hui, les mourides, en application des enseignements de leur Cheikh, représentent une force économique incontournable dans tous les domaines allant de l’agriculture (ils produisent les 2/3 des récoltes d’arachide, première source de revenus du pays) au commerce extérieur. Les communautés mourides sont présentes dans tous les continents et facilitent les échanges entre le Sénégal et l’Asie du Sud-Est par exemple. En Europe, ils constituent des réseaux d’entraide intra-confrérique et facilitent l’accueil des primo-arrivants mourides dans plusieurs pays, notamment en France et en Italie. Il faut, en outre, signaler que le travail était une vertu cardinale dans la société sénégalaise « pré-islamique ». Sa transformation, par Cheikh Ahmadou Bamba, en principe religieux devait faciliter l’adhésion des Wolofs à l’Islam. « En faisant du travail une épreuve de la foi, écrit le sociologue Cheikh Tidiane Sy, Ahmadou Bamba incorporait dans son enseignement une des données fondamentales de la culture traditionnelle »[8]. On peut dire que ce thème de la sacralisation du travail est de loin l’aspect le plus fascinant du phénomène mouride. La valorisation spirituelle de l’activité humaine, la discipline exemplaire de ses adeptes, sont, sans conteste, les facteurs déterminants qui font du Mouridisme, la confrérie la plus populaire au Sénégal. Avec la valorisation de l’effort individuel et collectif, Bamba rejoignait les traditions culturelles wolof. Ferdinand Dumont soutient d’ailleurs que le Mouridisme est un exemple pertinent de cette adaptation de l’islam soufi dont les racines n’ont eu qu’à s’enfoncer dans un terrain sociologiquement et historiquement favorable. Le fondateur du Mouridisme est un des symboles de la résistance « culturelle » à la colonisation française et surtout à l’assimilation. Son effigie se trouve exposée partout au Sénégal où il est considéré comme un héros national en plus de sa qualité de soufi qu’il représente pour ses adeptes dont le nombre ne cesse de croître. Cheikh Ahmadou Bamba s’est singularisé, d’après les témoignages de ses disciples et contemporains, par sa modestie, son ouverture d’esprit qui fait de lui un penseur inclassable dans une école ou philosophie quelconque. Il serait plutôt un « universaliste » et très loin du sectarisme dans lequel, certains fanatiques veulent quelques fois l’enfermer. Serigne Touba est un soufi moderne par sa tolérance, sage par son ouverture et fort de sa foi inébranlable malgré les multiples épreuves auxquelles il a été confronté

Bakary.sambe@gmail.com

[1] Archives Nationales du Sénégal : Affaires Musulmanes, Dossier 15 G 103.[2] – DUMONT F. : Cheikh Ahmadou Bamba et le mouridisme sénégalais in Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales. Omar Bâ. Presses de l’Imprimerie française ; Paillart 1982 p213.[3] – taalibe, version wolof du terme arabe « tâlib », étudiant, disciple.[4] – Le chiffre 40 peut avoir ici un sens symbolique pour les disciples, conformément à la tradition islamique.[5] – Il s’agit de Sayyid Muhammad ‘Alî al-Sanûsî (1791-1859), fondateur de la confrérie Sanûsiyya. C’est une organisation politico-religieuse, à dimension quelque peu militaire à une certaine époque, présente en Libye (un tiers de la population) et au Soudan. Ses études en Arabie Saoudite l’ont certainement imprégné de Wahhabisme malgré son passage à Fès. Il adopta le malikisme comme école juridique de référence mais sa confrérie fit un curieux mélange entre un certain puritanisme presque wahhabite et des enseignements soufis. Ses fils continueront son œuvre après sa mort. Le plus éminent Sayyid Muhammad al-Mahdî fonda de nombreuses zâwiyah. Un de ses fils devient le roi Muhammad Idrîs de Libye, d’abord sous la tutelle de l’Italie, puis comme suverain d’un royaume indépendant en 1951. En 1969, il fut renversé par un coup d’Etat dirigé par le Colonel Mu‘ammar al-Kaddafi.[6] – Le prophète l’aurait appelé le « grand Jihâd » en l’opposant à celui qui consisterait, selon certaines lectures bellicistes, à prendre les armes.[7] Nous avons largement développé cet aspect dans notre mémoire de DEA de Sciences politiques sous la direction de Mohamed Chérif Ferjani et de Lahouari Addi (IEP Lyon) portant sur le sujet : Politisation de forles de religiosités apolitiques, l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, 191p.[8] – Cheikh Tidiane Sy ; ibid p431

 

Enseignement islamique au Sénégal : enjeux politiques internes et rapports avec le monde arabe

Mercredi 8 octobre 2008

Enseignement islamique au Sénégal : enjeux politiques internes et rapports avec le monde arabe

INTRODUCTION 

Au Sénégal, l’enseignement religieux fait partie du processus d’islamisation massive du pays. Ce ne sont pas les multiples conquêtes des Almoravides et des tribus berbères du Sahara qui firent de l’islam la religion des 95% de sénégalais[1]. Ces conquérants qui opérèrent dans la région à partir du XI ème siècle, avec des actions diverses poursuivies jusqu’au XVI ème, n’ont pas pénétré au cœur du pays et leur entreprise prosélytique, par le biais du commerce, n’a touché que certaines couches de la population comme les grands commerçants, les élites lettrées et les princes. Ca Da Mosto, un voyageur portugais qui sillonna le Sénégal de 1455 à 1457 faisait mention de la présences de quelques Arabes dans la cour du Djoloff[2] enseignant l’arabe et l’islam aux princes du royaume.

C’est ce mode d’islamisation par l’enseignement religieux et la formation spirituelle qui sera à l’origine de l’expansion de la « religion du prophète » qui petit à petit détrônera celle des ancêtres.  Face à un système éducatif imposé à ses débuts, inauguré par des autorités coloniales dont l’un des soucis premiers était l’assimilation de l’indigène, les chefs confrériques ont développé l’enseignement religieux comme rempart contre ce que Cheikh Hamidou Kane appelle « l’école nouvelle ». 

Ainsi des écoles coraniques appelées « daara » en wolof, vont être créées à l’image des madâris (pluriel de madrasah) du Maghreb. On peut même dire que la méthode utilisée par ces écoles fut calquée sur le modèle des mosquées-écoles comme elles se présentent aujourd’hui dans certaines cités religieuses du Maroc, notamment Fès. Il faut dire que la confrérie Tijâniyya entrée très tôt au Sénégal par le biais des échanges entre les deux rives du Sahara a largement contribué à l’adoption de telles méthodes comme facette parmi tant d’autres de l’énorme influence culturelle du Maroc en Afrique noire musulmane. Certainement, le voisinage avec la Mauritanie et surtout le bilâd Shinqît, prolongement du modèle religieux et culturel marocain, sera un élément non négligeable pour saisir la similitude prononcée entre les deux systèmes d’éducation.

Depuis la fin des années 1970, de nouvelles écoles se sont créées. Leur objectif initial fut de moderniser l’enseignement de l’islam et de l’arabe. Dans un premier temps, ce fut pour pallier à la méconnaissance du français chez les arabisants. Elles portèrent ainsi le nom d’écoles « franco-arabes » avec un enseignement obligatoire de la langue officielle du pays. Les pays arabes ayant développé une coopération culturelle avec le jeune Etat indépendant offrirent, alors, des bourses d’études dans les plus grandes universités du Machrek (Azhar, Médine etc.).    Dans les pays arabes on les orientera systématiquement dans les études littéraires et théologiques en les considérant comme de futurs imâms ou du‘ât, devant islamiser leur société d’origine. Il faut rappeler qu’il y a eu (et encore aujourd’hui), une vieille croyance à une mission d’islamisation de l’Afrique noire par ce biais surtout dans les conceptions saoudiennees des relations arabo-africaines où le continent noir est vu comme un éternel « maillon faible » de la « ‘Umma ». On parlait même d’un devoir de secours de « peuples musulmans » menacés par la « christianisation » ou l’«occidentalisation » culturelle. 

A leur retour au bercail, les anciens étudiants se regroupent dans le cadre d’associations puis de syndicats afin de promouvoir et de défendre l’enseignement de l’arabe, leur seul débouché pour entrer dans la vie active. Leur formation étant essentiellement religieuse, la contestation du système qui ne leur fait pas de place se fera sous la bannière de l’islam et de ses « valeurs ». Ainsi au modèle d’éducation laïc de l’Etat sénégalais, les « arabisants » vont opposer ce qu’ils appellent « l’éducation islamique » qui ne peut passer, selon eux, que par l’enseignement de l’arabe et de l’islam.  Ayant noué des relations, au cours de leur formation, avec des organisations islamiques et des partenaires privés dans les pays arabes, les arabisants sont aidés par ces derniers pour la construction de nouvelles écoles où l’enseignement dispensé s’inscrit en faux avec l’enseignement traditionnel, coranique, aux nets penchants soufis. Ces partenaires, en même temps qu’ils contribuent financièrement, orientent les méthodes et les contenus de l’enseignement. L’Etat sénégalais se retrouve, de ce fait, dans une posture inconfortable : comment affirmer sa souveraineté dans un domaine aussi fondamental que l’éducation tout en cédant à quelques exigences des arabisants pour ménager la susceptibilité des pays arabes « amis », pourvoyeurs de pétrodollars dans le contexte économique des années 1970 ? La lutte des arabisants en plus de ces incidences politiques internes tend à devenir, en même temps, un enjeu de politique extérieure et va au-delà de la simple question linguistique qu’elle posait au départ. Elle est traversée, entre autres par les problématiques de la laïcité de l’Etat, du modèle éducatif « « importé et de l’insertion économique et sociale d’une élite « frustrée ». I- Ecoles coranique :  méthodes, techniques et supports pédagogiques : 

L’élève (taalibé, en wolof, de l’arabe tâlib) entre, généralement, dans ces écoles à partir de l’âge de cinq ans et commence par la mémorisation du coran dont les versets sont écrits sur des planchettes en bois appelées alluwah en wolof (de l’arabe al-lawh). L’encre utilisé à cet effet est fabriqué à partir du carbone qui se dépose sur les marmites recueillis par les enfants eux-mêmes pendant leurs heures de pose et généralement le mercredi après-midi. Cette poudre est ensuite mélangé à l’eau avec une certaine maîtrise des doses. Pour faciliter la fixation de l’encre sur les planchettes de bois, on y rajoute de la gomme arabique. Une telle technique traditionnelle est certainement empruntée à la Mauritanie où nombre de cheikhs sénégalais sont allés étudier avant de fonder leurs propres écoles. 

Mais l’innovation fut de donner des noms wolofs ou peuls à certaines lettres de l’alphabet arabe afin d’éviter les confusions phonétiques ou graphiques. Ce procédé fut utilisé surtout en ce qui est des lettres dites mu‘jamah (avec des points) et autres sons gutturaux inexistants dans le système phonétique des langues sénégalaises. On sait que le fameux « g » (comme dans Guennoun, un kâf et trois points au dessus) présent l’écriture au Maghreb et absent, à notre connaissance, du système graphique au Machrek, fut très tôt adopté et s’intégrait parfaitement dans la phonétique wolof.

Rappelons, à cet effet, que les lettres arabes ont permis la transcription première des langues africaines comme le wolof, le peul ou encore le Mandingue avant d’être remplacées par les caractères latins après l’intrusion coloniale. On peut dire que ce fut une erreur monumentale d’autant plus que la population musulmane était tentée de rejeter tout ce qui s’apparentait aux langues européennes, ainsi assimilées à la culture de l’occupant et donc au christianisme[3] dans son imaginaire.

A- Mémorisation du Coran, apprentissage de l’arabe et acquisition des savoirs islamiques 

L’étape de la mémorisation du Coran est la plus dure pour les disciples. La rigueur des marabouts enseignants s’accentue durant cette période qui va généralement de cinq à dix ans bien qu’il existe des cas particuliers où certains élèves mettent deux ans pour connaître parfaitement l’ensemble des sourates du Coran. Cheikh Hamidou Kane, dans son roman l’Aventure Ambiguë, nous donne une certaine idée de l’attention particulière que les marabouts accordaient à la prononciation et aux règles de récitation, en ces termes : « ce jour-là, Thierno l’avait encore battu. Cependant Samba Diallo savait son verset simplement sa langue lui avait fourché ». Ce cycle peut durer jusqu’à l’adolescence. C’est ensuite que le disciple se consacre à l’études des savoirs religieux et de la langue arabe.  Visant, avant tout, à former « les futurs imams », cet enseignement accordait une place importante au fiqh. Le petit livre inachevé d’Al-Akhdarî servait d’initiation à cette discipline. Viennent ensuite celui d’Al- ‘Ashmâwi suivi de la Muqaddimat al-‘Izziya.  

L’étude de la Risâla d’Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî constitue une phase importante car beaucoup d’élèves, notamment âgés, mettaient un terme à leurs études et retournaient dans leurs villages d’origine tandis que d’autres, ayant plus de dispositions, continuaient avec le Mukhtasar de al-Khalîl. A partir du choix méthodologique et des supports pédagogiques nous pouvons remarquer, non seulement, l’influence maghrébine mais aussi l’orientation malikite de cet enseignement. C’est ce qu’a voulu souligner Mouhammmed Bamba Ndiaye, de manière succinte, en ces termes : « l’islam sénégalais est de rite malikite, sunite et à orientation soufie »[4].  Pour ce qui est de l’exégèse et de l’interprétation du texte coranique, le Tafsîr des frères Al-Jalâlayni est la livre élu. Les autres classiques du tafsîr comme Ibn Kathîr sont, néanmoins, connus. Mais les oulémas sénégalais ont une grande préférence pour cet ouvrage caractérisé par l’orientation soufie de ses interprétations et surtout la fréquence des Qisas (épilogues de la vie des prophètes ainsi que leurs miracles) proche de leur imaginaire religieux[5]. Les Mu’allaqât ainsi que les Maqâmât d’Abu-l-Qâsim Al-Harîri sont étudiées en littérature. D’ailleurs ces deux ouvrages ont fortement marqué le style des premiers grands cheikhs sénégalais que ce soit en prose ou en poésie. 

Après la mémorisation du Coran, la poursuite ou l’arrêt des études était en fonction des dispositions propres à chaque élève ou disciple.

A titre d’exemple là où certains disciples se limitaient à des études purement religieuses basées sur le fiqh, d’autres étaient initiés au Mantiq (logique) et au Kalâm (Théologie). Le fameux Sullam ainsi que les écrits d’Al-Sanûsî étaient des manuels prisés dans ces domaines.  On le voit bien, cette méthode d’enseignement exigeait une bonne capacité de mémorisation. C’est, certainement, ce qui faisait de certains ouvrages en vers tels que la Milhat al-I’râb et l’Alfiyya d’Ibn Mâlik des références incontournables en grammaire. Il n’est pas rare dans certains « foyers ardents » de l’enseignement religieux du Sénégal de rencontrer des gens qui les connaissent, encore aujourd’hui, de mémoire ! Les chefs confrériques vont s’appuyer sur les écoles coraniques pour diffuser leurs modèles. Les détracteurs d’un tel système lui reprochent d’ailleurs son orientation soufie qui serait, selon eux, à la base de ses « archaïsmes » décriés. 

B- Ecoles coraniques : méthodes traditionnelles, marques du confrérisme et ambition  « universitaire » 

Les écoles coraniques étaient de hauts lieux d’échanges intellectuels. Il arrivait que des disciples de différentes régions et daara-s du pays, aux itinéraires divers, se rejoignaient dans un centre plus spécialisé sur un domaine précis de connaissance. C’était plus une question d’hommes, de spécialisation que de méthode. Certains cheikhs tels que Serigne Hady Touré[6], par exemple, étaient connus pour leur compétence incontestée dans des domaines aussi spécialisés que l’astronomie, la géométrie ou d’autres disciplines non directement liées au savoir religieux. Mais elles servaient à l’édification des mosquées et l’orientation vers la qibla, en direction de la Mecque.  Les écoles coraniques, contrairement ce que pensent ses détracteurs, n’étaient pas de simples lieux de mémorisation du « livre saint » des musulmans. Au XIX ème siècle et même jusqu’au milieu du XX ème on comptait au Sénégal de grands centres d’enseignement d’une importance comparable, proportionnellement, à celle de Cairouan ou de Fès, au Maghreb. Nous pouvons citer, à cet égard, celui de Pire Goureye, qui fut un passage obligé pour tous ceux qui ont marqué l’histoire religieuse du Sénégal comme El Hadji Omar Tall. Les principales références des savoirs religieux, toutes confréries confondues, ont séjourné dans cette ville phare, véritable université qui sera victime d’un incendie « programmé » par les troupes françaises de Pinet-Laprade. 

Les cheikhs confrériques qui assuraient cet enseignement ont eu un souci de décentralisation pour diverses raisons. C’est ce qui a contribué, par la suite, au foisonnement des écoles coraniques à l’intérieur du pays. Déjà, le nombre de disciples allant de plus en plus croissant, ils avaient initié un système de tutorat où les plus anciens et, éventuellement, plus avancés dans les études encadraient les nouveaux élèves. Mais, eu égard, au contexte politique difficile de l’époque marqué par une surveillance étroite des autorités coloniales, empêchant le déplacement des marabouts, il fut adoptée toute une stratégie de contournement. Conformément au système pyramidal, les disciples ayant parachevé leurs études allaient fonder de nouvelles daaras dans leurs provinces d’origine, perpétuant ainsi l’enseignement du cheikh[7] tout en évitant les grands regroupements attirant la suspicion des colons.

On pourrait, sans exagération, dire que cette stratégie est calquée sur la manière dont les confréries se sont propagées avec l’aide des muqaddams éparpillés dans les différentes régions.

Le cas d’El hadji Malick Sy, appartenant à la confrérie Tijâniyya pourrait servir, ici, d’illustration. Réalisant que ses déplacements, dans l’Afrique Occidentale Française (AOF) pourrait éveiller la suspicion du Gouvernement Général, El Hadj Malick préféra, envoyer, ses disciples après leur formation, dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Sérigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye[8] à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Sérigne Abdou Azîz, « Maodo[9] avait envoyé tous ces muqaddam de la Tijâniyya en leur demandant d’aller « faire un sacrifice » en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[10]. La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité »[11] 

Il faut signaler que cet enseignement vivement critiqué, aujourd’hui, par la nouvelle génération d’arabisants pour ses archaïsmes certains a su donner au pays ses plus grands érudits qui n’ont, à certains égards, rien à envier aux diplômés de nos universités modernes.

De toute façon, l’enseignement religieux a toujours été le sujet d’un débat opposant les « Anciens » et les « modernes » mais aussi, à travers l’histoire du pays, un enjeu politico-religieux majeur. Nous reviendrons sur la politique coloniale en matière d’éducation ainsi que ses objectifs affichés de contrecarrer l’expansion de l’islam par ces écoles coraniques[12].

Simplement, il faudra retenir que cet imaginaire d’un pouvoir politique hostile au développement de ce qui, dans le langage politique des associations islamiques sénégalais, est désigné sous l’expression d’enseignement arabo-islamique, est constant et omniprésent. 

En effet, depuis les années 1950, il y a eu de grands projets de construction d’instituts d’enseignement religieux dont la langue de travail est l’arabe afin de suppléer aux écoles publiques de l’Etat. Ces instituts sont édifiés grâce à l’aide de certains pays arabes comme l’Arabie Saoudite ou les autres monarchies pétrolières. Ils sont contrôlés par les associations ou mouvements islamiques qui ont du mal à être reconnus dans leur rôle.

Ce problème est au centre d’un débat ou conflit politico-religieux latent entre les politiques et les arabisants, ces nouvelles « élites frustrées » ayant acquis une formation supérieure dans les pays arabes dans une langue qui n’est pas celle de l’Etat et de ses institutions.

Nous nous limiterons, dans cette étude, à la contestation du modèle éducatif institutionnel de la part des associations islamiques et à une analyse du discours qu’elles tiennent à son égard.

Pour ce faire, nous nous appuierons sur un travail de terrain récemment mené au Sénégal auprès d’acteurs associatifs et responsables de mouvements islamiques locaux[13]. 

II- Des écoles coraniques aux instituts « franco-arabes » : L’éducation comme enjeu politico-religieux au Sénégal : 

Toutes les associations islamiques déclarent, dans leurs objectifs, un souci prononcé pour l’éducation. Elles sont constituées par d’anciens étudiants sénégalais des universités arabes. Cependant, derrière leur lutte pour plus de reconnaissance de l’enseignement de l’arabe et de l’islam, pointe, entre autres, un souci d’insertion professionnelle et sociale. Issus de ce même enseignement, ces anciens étudiants des facultés de théologie et de langue arabe du Maghreb comme du Machre ne peuvent s’insérer dans aucun autre secteur de l’économie ; la langue de travail étant le français.

La promotion de la langue arabe est, en plus de la dimension symbolique voire religieuse, est une question de survie et d’affirmation d’une identité. Les associations islamiques essayent de faire de l’enseignement de l’arabe et de sa reconnaissance leur cheval de bataille.

C’est autour de cet enseignement que les arabisants construisent et entretiennent une conflictualité avec l’Etat, considéré comme « impie » parce que laïc, hostile car ayant adopté la langue du colonisateur de culture « chrétienne ». Ces deux dernières données sont primordiales pour comprendre le discours produits et les attitudes adoptés à l’égard de l’Etat et surtout de sa politique éducative

L’enseignement de l’arabe et de l’islam est la principale activité des associations islamiques à côté des actions sociales. Dans ces associations, on reproche, à l’Etat de mener une politique éducative « non conforme aux voeux des populations », qui n’a « aucune orientation islamique ou spirituelle ». C’est l’avis de la plupart des leaders islamiques comme M. D[14]. de l’Organisation pour l’action islamique OAI qui déplore : « d’une manière générale l’éducation prônée par l’Etat est vide de tout programme spirituel. [...] elle n’est pas orientée selon les préoccupations des citoyens »[15].

A-    Islamisation de la contestation du modèle éducatif étatique : 

La critique de cette politique éducative appuyée, principalement, sur sa non religiosité, essaye, en outre, de s’armer d’autres arguments en dehors du motif initial de son rejet. Le thème de la non adéquation avec les besoins réels est parfois emprunté par les associations au registre de la contestation sociale globale.

C’est une manière de s’approprier cette contestation en y ajoutant une dimension religieuse, parfois plus apte que toutes les idéologies à susciter l’adhésion. On part d’une critique axée sur la non religiosité pour aboutir à des considérations d’ordre général afin d’inscrire la revendication d’une éducation « religieuse » dans le cadre global d’une contestation qui dépasse largement les seules associations et leurs militants.

Ainsi, les associations islamiques, de manière subtile arrivent à créer le lien entre leurs revendications propres et celles émanant du reste de la société, véhiculée par le biais des formations politiques ou syndicales. En plus, le thème de l’éducation se prête, plus que beaucoup d’autres, à cette manipulation dans un pays ou il est parmi les nombreux secteurs névralgiques.

L’Organisation pour l’Action Islamique (OAI), par exemple, tente d’inscrire cette contestation dans le cadre d’un malaise général avec ses pendants sociaux : «  on peut dire qu’elle (éducation) est sans valeur. Aujourd’hui, il y a beaucoup de diplômés qui chôment », conclut un de ses responsables, après un long plaidoyer pour l’éducation « islamique » généralisée. La non conformité de la politique éducative gouvernementale aux « exigences islamiques » que déplorent les associations poussent certains mouvements parmi les plus radicaux à lui dénier toute légitimité. Pour ces militants, il n’est pas explicable de vouloir inculquer une éducation à orientation laïque à des « enfants de musulmans dans un pays islamique ».

Les termes utilisés dans ce discours contestataire  prennent tout leur sens dans un contexte de conflit permanent avec l’Etat.

Le discours des militants associatifs est doublement efficace. Sur le plan intérieur, il s’insère dans le cadre d’une contestation de l’action publique. De plus, il constitue le pilier de leur argumentaire pour les requêtes formulées en direction du monde arabe en vue du financement de « projets éducatifs ». Afin de convaincre les partenaires du monde arabe à leur apporter un soutien financier, les associations islamiques mettent en avant l’argument selon lequel l’enseignement « islamique » ou « arabo-islamique », selon les formulations, est délaissé par les pouvoirs publics d’un pays à majorité musulmane. Les partenaires, se considérant comme des missionnaires de l’islam, ayant le devoir de venir en aide aux musulmans « persécutés » du monde, financent des projets éducatifs afin de « promouvoir » l’enseignement de l’arabe et de l’islam.

Cette présentation un peu simpliste de la situation de l’islam au Sénégal est un thème récurrent dans le discours islamiste et on ne peut compter les organes de presse arabes qui en font l’écho. Cette presse présente les musulmans d’Afrique comme victimes d’une ségrégation dans leurs propres pays où le pouvoir politique réel leur échapperait et qu’ils seraient sous la domination d’Etats plus sensibles aux demandes de minorités religieuses (chrétiennes, dans leur entendement), tenant, par le biais de lobbies locaux ou étrangers, les reines du pouvoir.

Ainsi, pour les associations, ce sont ces minorités et ces lobbies qui influent sur l’action étatique et empêchent, par cette influence, l’implication des pouvoirs publics dans la promotion de l’enseignement « arabo-islamique ».

Les groupes qu’ils dénoncent seraient même derrière le caractère laïc de l’Etat et de ses institutions et donc de sa politique éducative considérée par les militants associatifs comme aux antipodes de l’islam. Cette politique éducative serait même une facette du combat que ces « forces » mènent contre la religion musulmane.  M. Ndour[16] soutient : « En d’autres termes, la notion d’éducation, au regard de l’Etat sénégalais, signifie tout ce qui est contraire à l’éducation islamique qui est la seule vraie éducation ».

B- Arguments, stéréotypes et construction d’une conflictualité : le choc des « modèles » 

Le fondement de cette conception de l’action éducative de l’Etat se trouve dans l’idée que ce système d’enseignement est légué par la colonisation française. Cette dernière considérée comme « un des premiers ennemis de l’islam » est, selon M. Ndour, « le prolongement du modèle occidental », l’éternel rival, dans la conception islamiste, de celui islamique ou « arabo-islamique ».

La question de l’enseignement religieux ou celui de l’arabe se double d’une autre problématique : celle d’un conflit de modèles ou de valeurs. Tout en dénonçant caractère laïc de l’enseignement public au Sénégal, les associations combattent, en même temps, ce qu’elles appellent les « valeurs occidentales importées ».

Elles veulent aussi lui opposer un autre modèle provenant du monde arabo-mususlman. Est-ce le rejet d’une domination « culturelle » pour en accepter une autre ou une bien la dernière est-elle inconsciemment incorporée dans le système de valeurs local par le biais de l’islamisation ? En tout cas cette attitude complexe est une constante dans le discours de l’islamisme sénégalais et de ses acteurs.

Ainsi, ce n’est pas seulement un système éducatif et son contenu, une pédagogie ou une politique éducative mais les valeurs qui lui seraient « inhérentes » qui sont remises en cause.

Le constat sévère de M. Lô, du mouvement al-Falâh[17] est révélateur de cette attitude plus qu’hostile : « l’Etat sénégalais a hérité de sa politique éducative. C’est un échec total ». Pour lui il y a, en même temps une « importation de valeurs » à l’origine d’une « déviation des jeunes musulmans du pays du modèle islamique » que son mouvement tente de « restaurer ». C’est de ce point de vue que l’aide des partenaires arabes est perçue comme participant à la promotion de l’islam  et de ses valeurs en terre africaine.

N’oublions pas que le discours et la vision des associations s’inscrivent dans une perspective de « conscientisation » des détenteurs de pétrodollars, « bailleurs de l’islam », comme communément appelés.

Dans cette configuration, les « frères en islam » ont comme devoir religieux de venir en aide aux associations dans un pays où le « modèle islamique » est, à leurs yeux, dominé par un autre : celui laïc ou impie dans leur conception.

Selon certains responsables comme M. Lô, il y’aurait un « vieux complot » occidental à la base de toutes les initiatives visant à affaiblir l’islam et à combattre son modèle dans le monde islamique même par des stratégies d’homogénéisation culturelle appuyée sur le principe laïc et son pendant moderniste. Il met dans ce registre tous les « concepts nouveaux » ou « maquillés » comme il ironise.

Dans cet ordre d’idées, en parlant de la mondialisation comme support de cette domination culturelle, M. Lô n’admet pas qu’on parle de rupture mais plutôt d’un « nouveau visage ». Il explique, d’ailleurs, le « mal d’orientation » des jeunes musulmans du pays par cette vague de la mondialisation culturelle en ces termes : « Maintenant on nous parle de mondialisation. La mondialisation est quelque chose qui date de longtemps sous l’égide de l’Occident. Ils ont tout fait pour que l’Amérique imprime ses marques au reste du monde. Et maintenant on est dans un pays où les jeunes sont perdus ».

De la même manière, le mouvement Al-Falâh essaye de trouver à « l’échec de la politique éducative » de l’Etat, une explication liée en grande partie, selon lui selon lui, à sa non-conformité aux « préceptes de l’islam ». Il soutient que pour les mêmes raisons, il y a une grande contradiction entre son niveau actuel et l’état du monde contemporain : « ce qui est bizarre est que l’Education régresse au Sénégal alors qu’on est dans un monde de communication », soutient-il.

La volonté des associations à s’approprier la contestation du mal d’éducation se lit dans les critiques portées à l’égard du système et de la politique éducatifs. Il faut, cependant, noter que leur argumentation, fortement orientée, veut tout ramener à des questions plus ou moins liées à l’islam et au modèle laïc de l’Etat sénégalais.

 L’« exclusion de l’islam » du champ éducatif est, selon les militants associatifs « islamiques », la principale cause de son « retard » et de son « improductivité sociale ». Les associations suggèrent et exigent toutes l’introduction de l’enseignement religieux dans le système scolaire lorsqu’elles ne demandent pas que l’Etat délègue certains volets éducatifs, comme la morale, aux associations islamiques bénéficiant, seules, de la légitimité religieuse. « L’enseignement religieux, soutient, Seydi Alioune Boye[18], doit être introduit à l’école ou bien l’Etat soutient les associations islamiques qui s’en occupent ».

L’Emir de la Jamâ’atu ‘ibâdu rahmân, quant à lui, ne voit pas d’alternative au modèle d’enseignement islamique proposé par les associations car toutes les autres politiques se sont, selon lui, soldées par un échec. Pour lui, il est incompréhensible que les pouvoirs publics s’y opposent car « l’éducation laïque prônée par l’Etat est un échec ».

Depuis l’arrivée du Président Wade en mars 2000, l’enseignement religieux est introduit dans les écoles publiques sénégalaises. Néanmoins, la suspicion d’un Etat anti-islamique perdure et les associations se considèrent comme seules détentrices des solutions qui s’imposent.

En d’autres termes toutes les initiatives étatiques dans ce domaine sont restées vaines et que les associations seraient plus aptes à conduire toute politique y afférant. « Même les Etats généraux sur l’éducation religieuse n’ont abouti à aucun résultat » soutient un militant islamique de la région de Dakar, avant de conclure : « la demande de l’introduction de l’enseignement religieux [dans le système éducatif] est légitime d’autant plus que c’est une revendication de tous les musulmans ».

De plus en plus d’écoles dites franco-arabes sont, ainsi, créées afin de se constituer en alternative au système éducatif laïc, ne répondant pas, selon les associations islamiques, aux réelles préoccupations des musulmans qui représenteraient 95 % de la population sénégalaise[19]. Pour ces associations c’étaitt une manière, d’enseigner la religion et en même temps permettre aux élèves d’acquérir les bases de la langue officielle –le français – dont la maîtrise, seule, aide à accéder au terrain de compétition féroce qu’est le marché du travail.

Dans cette lutte pour la défense de l’enseignement de la langue arabe et de l’islam, les associations islamiques tentent, non seulement, de sensibiliser la population locale, mais visent, aussi, à atteindre d’autres pays « musulmans », notamment arabes. En plus de son efficacité pour attirer des financements étrangers, cette stratégie cherche à mettre l’Etat devant ses « contradictions » et face à ses partenaires arabes chez lesquels il veut maintenir intact son image de pays « arabophile ».

III- De la défense de l’enseignement de l’arabe à l’exportation des « conflits » Etat/arabisants

La construction d’une conflictualité autour de la langue arabe et de sa promotion sera facilitée par les antécédents historiques liés à cette vieille revendication. Partant de l’assimilation de l’Etat sénégalais moderne à un legs colonial, les associations islamiques vont entretenir l’idée selon laquelle ses dirigeants seraient hostiles à l’enseignement de l’arabe et donc de l’islam.

Il est vrai que ce passé colonial, constamment revisité et réinterprété, selon les enjeux pour y puiser des arguments ou expliquer les conflits contemporains, est propice pour fournir les bases d’une telle construction.

En effet, pour comprendre les subtilités de ces constructions argumentaires ainsi que la position inconfortable des pouvoirs publics, décrits comme les héritiers des « anciens maîtres », il serait utile de rappeler les origines du conflit.

Les différentes dispositions réglementaires qui ont régi cet enseignement montrent le rapport conflictuel qu’ont entretenus acteurs « islamiques », promoteurs et « défenseurs de la langue arabe », et autorités politiques et ce, depuis l’époque coloniale.

A- Les antécédents du conflit : les arabisants, l’Etat et la question linguistique 

Pour les associations islamiques, actives dans l’enseignement de l’arabe, l’Etat représente la principale entrave au plein épanouissement de celui-ci. Dans leur argumentation, ils essayent de rattacher les faits à l’époque coloniale du Sénégal. C’est là un point de repère historique essentiel dans l’analyse des rapports tumultueux et complexes entre politique et religion au Sénégal.

D’une manière générale, jusqu’aux dernières ruptures, la situation présente de l’islam et des ses rapports avec le pouvoir politique est un héritage direct de cette période de l’histoire du pays.

L’argumentation des arabisants met en avant le paradoxe selon lequel la supériorité numérique des musulmans dans le pays n’a pas joué en leur faveur dans le domaine de la formation et de l’éducation institutionnelle. Dans ses Lumières sur le Sénégal, Mouhamadou Bamba Ndiaye  de la Jamâ ‘at ‘Ibâd al-Rahmân, évoque ce « paradoxe » en guise d’introduction à ses réflexions « critiques » sur l’« enseignement arabo-islamique » et ses difficultés.

Il faut toujours garder à l’esprit que ces mouvements considèrent l’instauration de l’enseignement laïc, dit « français », institutionnalisé comme relevant d’une volonté d’affaiblissement, de négation de l’islam et de l’ « identité musulmane du pays », selon leur expression.

Mouhamadou Bamba Ndiaye soutient, exagérément, que l’enseignement laïc a comme objectif majeur de pousser la majorité musulmane du pays à « l’apostasie ou, du moins, tente d’en faire des musulmans ne connaissant de l’islam que le nom, ne faisant pas la distinction  entre le licite et l’illicite »[20].

Il poursuit, en rattachant ce fait à l’« œuvre » de la colonisation qui, selon lui, a « dépouillé les musulmans de leur identité musulmane ».[21]

Pour l’ex-militant de la Jamâ ‘a, ce furent les mêmes raisons qui conduisirent les autorités coloniales françaises à persécuter des oulémas et cheikhs et à mettre sur pied des règles dont le seul but sera de « barrer la route à tout développement de l’enseignement arabo-islamique ».

Ces arguments seront porteurs lorsqu’il s’agira, pour les mouvements islamiques, de présenter leur projet de promotion de la langue arabe, auprès de leurs financiers du monde arabe.

Le procédé est omniprésent dans la construction du discours idéologico-politique. Il faut, en fait, savoir problématiser et ériger les situations en défis. Ensuite, les stratégies à adopter fluctueront en fonction des enjeux et des situations. Ce n’est qu’un simple problème de gestion, politiquement rentable, de passions et de symboles rassembleurs.

La publication du Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe par le Syndicat des enseignants en langue arabe, obéira à la même logique en replaçant la question dans le contexte conflictuel dans lequel se sont trouvés l’islam et la colonisation française dans l’Afrique de l’Ouest de la fin du XIXème et du début du XX ème siècle.

S’appuyant sur cette dualité ou opposition, le Livre Blanc s’appuie sur des constructions du type idéologique en faisant une lecture utilitariste de l’histoire réelle, en ces termes : « Quand les colons firent irruption au Sénégal, ils y trouvèrent un peuple foncièrement musulman et par voie de conséquence l’enseignement religieux était source de préoccupation dans presque tout le terroir. Face à cette réalité, les colons entreprirent un grand nombre de ruses voire de contraintes pour barrer la route à l’expansion de l’enseignement arabo-islamique ».[22]

Il est vrai que le Gouverneur français le Général Louis Faidherbe (1854), dans le cadre des réformes de sa politique générale de la colonie, avait entrepris une « restructuration de l’enseignement arabo-islamique ».

Un arrête, pris par lui, visa à définir les conditions d’ouverture d’écoles enseignant l’arabe et les préceptes de l’islam. L’arrêté, publié le 22 juin 1857, stipulait en substance : « l’ouverture d’une école arabe coranique est désormais assujettie à une autorisation délivrée par les autorités coloniales françaises ».

Selon ces dispositions, le candidat, futur enseignant dans une école coranique doit remplir certaines conditions et subir un examen. En plus, un certificat de bonne conduite à obtenir des mains des autorités coloniales est requis. Ce certificat de bonne conduite n’avait d’autre but que de disqualifier les éventuels « subversifs » à l’« ordre colonial ».

En somme, neuf décrets furent publiés, à ce sujet, entre 1854 et 1910, par les différents gouvernements qui se succédèrent de Faidherbe à Camille Guy.

A partir de ce fait historique, les milieux arabisants et/ou « islamistes », considèrent le système colonial comme étant à l’origine de tous les maux dont souffre l’enseignement arabo-islamique ou arabo-musulman, comme ils se plaisent à le qualifier.

D’ailleurs, le Syndicat des Enseignants Arabes n’hésitera pas à y revenir très fréquemment. « Ainsi, note t-il, si nous jetons davantage un regard dans l’histoire, nous comprendrons à juste titre, que la colonisation n’a lésiné sur les moyens pour enrayer l’enseignement arabo-islamique »[23].

Les conditions qu’exigeait l’Administration coloniale étaient difficiles à réunir. Cette législation à outrance, aussi, finissait par refléter une certaine hostilité à l’enseignement qu’elle voulait réglementer. Elle poussa les concernés à  passer outre toutes ces règles qu’ils trouvèrent inacceptables et finirent par s’y opposer. C’est ce que remarque ici, dans le Livre Blanc, le Syndicat des enseignants arabes, en ces termes : « Les musulmans s’étaient constitués en bloc homogène mais vigilant face aux grands moyens dont disposait le colon et finalement la foi triompha d’autant plus que le colon ne réussit jamais à appliquer sa politique de déstabilisation de l’enseignement arabo-islamique. D’ailleurs, les maîtres d’écoles coraniques de la campagne ont toujours montré leur hostilité aux arrêtés coloniaux et, même, certains cheikhs des grandes villes, à l’instar de Saint-Louis[24], continueront à dispenser l’enseignement de l’arabe et des sciences islamiques sans se soucier outre mesure de l’intransigeance du colon »[25].

La réglementation commençait à peser lourd et enlevait aux différents arrêtés tout caractère objectif. A titre d’exemple, l’arrêté du 22 juin 1857 comportait, outre les conditions citées plus haut, d’autres nombreuses dispositions qui ne faisaient que verser davantage dans l’excès et l’intransigeance.

Certains décrets exigeaient, par exemple, que le requérant pour l’ouverture d’une école coranique pût justifier qu’il était de la ville de Saint-Louis et qu’il y eût résidé pendant au moins sept ans !

En plus, comme en attestent plusieurs correspondances dans les Archives Nationales du Sénégal, un rapport mensuel devait être remis au Gouverneur français afin de prouver sa loyauté à l’Administration coloniale.

Si nous insistons sur ces faits, c’est pour mieux faire comprendre l’attitude que les arabisants eurent à l’égard des autorités politiques, de l’enseignement institutionnel en français et la manière dont l’enseignement de l’arabe et de l’islam servira d’argument lorsqu’il s’agira de séduire les partenaires du monde arabe pourvoyeurs de pétrodollars.

IV-  Implication des partenaires arabes ou l’élargissement du conflit : 

Comme il faut, de toute manière, intéresser les financiers au « conflit », pour les pousser à le financer, les mouvements islamiques firent de l’enseignement de l’arabe et de l’islam leur cheval de bataille contre l’Etat laïc et son système éducatif considéré par certains milieux comme étant aux antipodes de leur religion. C’est pourquoi, dans leur argumentation, les arabisants puisent, de l’histoire, d’innombrables images fortes de ce duel islam/colonisation afin de conforter certains axes de leur thèmes favoris qui alimentent leur discours idéologico-politique.

Dans cette configuration, il faut toujours un ennemi extérieur pour renforcer la cohésion interne du groupe et des défis pour entretenir le conflit. L’attitude très subjective des représentants de l’Administration coloniale leur fournit de la matière.

Pour les « défenseurs de la langue arabe », l’Administration coloniale, avec son penchant assimilationiste, était inséparable de la « mission » originelle de l’Eglise catholique, qui, il est vrai, de temps à autre, prêtait main forte à la première.

Les autorités coloniales n’hésitèrent pas, parfois, à tomber dans la partialité, très loin de la neutralité et de des principes laïcs professés par les républicains en Métropole.

Au moment où la neutralité religieuse qui avoisinait un certain « laïcisme », était en vigueur dans la France de la IIIème République, les autorités coloniales s’offraient les bons offices de l’Eglise catholique et s’alliaient des marabouts ou s’appuyaient sur les uns contre les autres.[26]

Mouhamadou Bamba Ndiaye, nous rappelle, à juste titre, que l’Administration coloniale exigeait des maîtres d’écoles coraniques d’envoyer leurs élèves de plus de douze ans, suivre les cours du soir en français dispensés par la Mission catholique.[27]

D’autres règles furent ajoutées à cet arsenal juridique. Il y eut, par exemple, un arrêté stipulant qu’il était désormais interdit aux écoles coraniques d’accepter des élèves âgés de 6 à 15 ans aux heures d’ouvertures des « écoles françaises ».  Si l’on sait qu’au début de la scolarité, l’enseignement public était confié aux missionnaires catholiques, on comprend mieux l’hostilité des chefs religieux à ces dispositions réglementaires et à l’école française qu’ils n’ont jamais conçue comme véritablement laïque.

Pour eux, il s’agit une tentative d’immixtion de l’Etat laïc dans les affaires religieuses en déclarant une guerre ouverte à une forme d’enseignement religieux et laissant libre cours à d’autres.

Plus tard, d’autres moyens seront mis en œuvre pour favoriser l’enseignement du français au détriment de l’arabe. Une aide financière était accordée aux seuls maîtres d’écoles coraniques acceptant d’enseigner le français quelques heures par semaine.

Puis, à l’initiative des autorités françaises, sera créée l’Ecole des Fils de Chefs, des Interprètes et des Otages à Saint-Louis, capitale du Sénégal colonial mais aussi ville phare de l’islam depuis ses contacts avec les armées Almoravides, au Moyen-Âge.

 L’Ecole des Fils de Chefs aura pour mission de former les élites lettrées des cercles religieux et traditionnels Ceddo (lire tieddo en wolof) afin d’en faire le noyau indigène de l’Administration coloniale.

Rappelons que, dans le cadre des efforts conciliants de Faidherbe d’établissement de meilleurs rapports avec l’islam, on y enseignait l’arabe et le fiqh pour former des cadis « bien encadrés », servant, plus tard, d’auxiliaires dans les tribunaux indigènes.

Le fait essentiel qui résultera de cette politique était que, désormais, la maîtrise du français, devenait un gage de réussite sociale et constituait, de ce fait, un atout majeur dans toute l’Afrique noire.

Cet atout sera d’autant plus consistant que même les cercles religieux et traditionnels s’en saisiront. La politique de Faidherbe prouvera, de ce fait, son efficacité car visant, en premier lieu, les deux catégories ayant le plus farouchement combattu la colonisation française au Sénégal.

L’« école française » attirera de plus en plus d’« indigènes » au détriment de l’école coranique où l’enseignement, en arabe, ne permettait pas d’accéder aux métiers les plus valorisants d’alors : postiers, interprètes, garde de cercle, tirailleurs sénégalais ou, au plus, chef de canton, sans pouvoir réel.

L’« école nouvelle » recrutant, aussi, dans les cercles religieux, privera l’islam  sénégalais de voix prédicatives capables de se faire entendre. Mais, comme le soutient un personnage de l’Aventure Ambiguë, il fallait, désormais, aller « apprendre chez eux (les Français) l’art de lier le bois au bois et l’art de vaincre sans avoir raison »[28]. 

Mouhamadou Bamba Ndiaye impute, à ce phénomène, la situation de « faiblesse des musulmans » dans un pays où ils sont majoritaires et où la langue de leur livre sacré ne permet pas une ascension sociale. Selon lui, c’est à cause de l’« Ecole Nouvelle »[29] que « les musulmans se trouvent aujourd’hui dans une situation « affligeante » dans un pays où ils représentent environ 95%( ?) et où ils ne sont que d’un faible poids ».

Il établit, ainsi, un parallèle avec les autres composantes religieuses de la société sénégalaise, notamment les chrétiens qui, selon lui, « sont moins de 5%  et ont la main mise sur les centres (de décisions) stratégiques, soit dans l’armée, l’enseignement, la radio et la télévision ».

On peut, aisément, remarquer que Ndiaye a du foncer les traits dans ce tableau socio-politique du Sénégal. Mais ce qui importe le plus, ici, c’est le raccourci emprunté, constamment, pour arriver à convaincre en misant sur le caractère symbolique voire sacralisé de la langue du Coran.

Il faut savoir que l’étude présentée par Mouhamadou Bamba Ndiaye, dans ses Lumières sur le Sénégal, s’adresse, essentiellement à deux publics bien définis. Cet ouvrage, publié exclusivement dans un arabe soutenu, cible, en même temps, les arabisants constituant l’essentiel des militants des associations islamiques et les partenaires financiers du monde arabe qui vont s’émouvoir de la « piteuse situation » des « frères en religion » et, donc, « obligés » de leur fournir l’aide nécessaire.

D’ailleurs, pour toucher la sensibilité des partenaires wahhabites – les plus généreux -, Ndiaye conclura, de manière ramassée, par une critique au système des confréries soufies, pourtant, plus représentatives de la réalité islamique au Sénégal[30].

Au même titre que l’école française, quelques lignes plus haut, il leur impute les raisons de la « faiblesse des musulmans »[31], pour ce qu’elles sont, selon lui, à l’origine de leur division en plusieurs obédiences.

On pourrait dire que cette démarche est commune à toutes les associations islamiques, leur « combat » étant nourri par l’enjeu que représente l’enseignement de l’arabe et de l’islam. Elles sont conscientes de l’efficacité d’une telle démarche.

Il suffit, en fait, de critiquer, d’attaquer le système confrérique et d’implorer le soutien des « frères en religion » appelés à aider une communauté musulmane à la fois majoritaire et « victimisée ». C’est ce qui permet aux partenaires arabes, Etats, organisations, comme individualités, se sentant investis d’une mission prédicatrice, de mobiliser des fonds en leur faveur.

L’enjeu culturel et politique que représente l’enseignement de l’arabe et ses promoteurs pour les autorités successives du pays ne perdra en rien sa portée.

Déjà, avant l’indépendance, l’enseignement de l’arabe et de l’islam a toujours été au centre des préoccupations – sécuritaires – de l’Administration coloniale, comme nous l’avons évoqué. Son enjeu politique, proprement dit, ne fera que s’accentuer par la suite.

Rappelons que lors des rudes batailles électoralistes qui opposèrent Lamine Guèye à Ngalandou Diouf, respectivement, en1924 et 1927, cet enseignement était au cœur des débats politiques et des promesses des deux candidats au Parlement français.

 D’ailleurs, pour respecter leurs promesses, certains hommes politiques locaux, se sont efforcés d’introduire l’arabe comme langue vivante dans le système éducatif étatique, au niveau du secondaire, et ce, en pleine période coloniale.

L’introduction de l’arabe ainsi que sa place dans le système éducatif constitueront, pour longtemps, le cheval de bataille des mouvements islamiques. On peut dire que l’enjeu est resté tel quel après l’indépendance.

Par la suite, les associations vont défendre l’enseignement de l’arabe et sa place dans le cadre d’organisations syndicales qui recrutent parmi les arabisants ; leur base traditionnelle.

La lutte des arabisants a une double signification : une revendication sociale à l’intérieur et un signal fort renvoyé aux partenaires étrangers. Sur le plan intérieur, elle est la revendication d’une prépondérance musulmane devant, selon, eux se refléter sur l’institutionnel telle que ressentie de manière informelle. Selon eux, cette prépondérance doit s’affirmer, malgré le caractère laïc de l’Etat difficilement acceptable, au regard de la supériorité numérique des musulmans dans le pays qu’ils mettent toujours en avant.

Sur le plan international, le combat pour le « respect de la langue arabe » est un symbole de l’attachement de ces mouvements à la « communauté musulmane supra-nationale ».

En effet, pour les mouvements islamiques, la langue arabe reste le seul moyen de maintenir le « cordon solide », al- ‘urwat al-wu×qâ, qui lie les arabes et les non-arabes, dans le cadre de la foi partagée.

L’autorité politique, aussi, saisit l’opportunité pour en faire profiter son image internationale. En prêtant une grande attention à cette demande intérieure formulée par les associations d’arabisants lorsque les circonstances le permettent, l’Etat pratique, lui aussi, un double jeu. Il s’efforce de ne pas frustrer la majorité musulmane du pays que les associations islamiques – contre toute réalité – tentent de représenter malgré leur profond attachement au confrérisme.

L’Etat prend, ainsi, le soin de traiter publiquement, avec égard, la langue arabe et l’enseignement religieux. En outre, par cette politique, l’Etat sénégalais essaye de soigner ses rapports avec le monde arabe et surtout avec les pays pourvoyeurs de pétrodollars.

La médiatisation officielle de l’action des associations islamiques et la multiplication des inaugurations (ou inaugurashow comme se plaisent à les qualifier la presse satirique) de mosquées et d’instituts islamiques sert à donner, à l’étranger, l’image d’un Etat soucieux du développement de l’islam donc en bon terme avec le monde arabe qui en serait le défenseur.

Il est, toutefois, important de souligner, au regard de l’inséparabilité de la langue arabe et de l’islam, dans les perceptions, que l’appréciation intérieure et extérieure de telles actions peuvent différer.

Certains Etats arabes financent, aussi, des projets pour la promotion de la langue arabe conformément à l’idéologie de l’arabisme et du nationalisme arabe. Ce même geste peut être présenté par l’Etat sénégalais, lors des inaugurations (écoles, centres culturels) comme une œuvre de promotion islamique, de sa part, en tenant compte de l’image que la masse des musulmans se fait de la langue arabe. Ils en tirent ainsi, un profit politique à l’intérieur tout en satisfaisant la demande extérieure de leurs partenaires.

Le Centre Culturel Saddam Hussein à Dakar, peut être cité en exemple. Ce projet entièrement financé par l’Etat irakien se déclarant baasiste a été confié, par l’Etat, à la Fédération des Associations Islamiques au Sénégal.

Le choix porté sur la F.A.I.S. était bien réfléchi parce que ce mouvement regroupe plusieurs associations d’arabisants et/ou islamiques tout en étant dirigée par des membres influents des milieux confrériques, porteurs de millions de voix lors des fréquentes consultations électorales.

Toute la politique « musulmane » de l’Etat sénégalais sera orienté par ces enjeux. On pourrait dire que ce n’est pas par une réelle prise en compte des mouvements islamiques, moins influents politiquement que les confréries, ses alliés traditionnels, que l’Etat prêtait une si grande attention à l’enseignement de l’arabe.

Le plus important, pour lui, était de ne pas aller à l’encontre de la majorité musulmane pour qui, la langue arabe revêtait un caractère sacré vu le mythe de l’inséparabilité évoqué plus haut.

Les rapports que l’Etat entretient avec les Mouvements islamiques, défenseurs de la langue arabe et de l’enseignement religieux, sont fluctuants.

Les associations, de leur côté, auront des positions ambivalentes à l’égard du pouvoir politique selon les enjeux de leur lutte.

L’enseignement de l’arabe et de l’islam peut s’avérer un élément important dans l’analyse des rapports entre le Sénégal et le monde arabe. En plus de sa portée symbolique, son enseignement et sa promotion font appel  à différents acteurs internes mais, aussi, internationaux pour son soutien et son financement.

De simple question d’insertion ou de reconnaissance sociale d’une catégorie de l’élite locale, l’enseignement de l’arabe constitue, ainsi, un enjeu politique interne et externe.

 Les associations islamiques, en plus de la « mission » dont elles se sont investies pour la défense de cet enseignement, s’érigent, de ce fait, en intermédiaires -pas toujours désirables – entre l’Etat sénégalais et le monde arabe. C’est pour cela que leurs actions et modes de fonctionnement mériteraient une étude approfondie en ce qu’elles constituent la pièce maîtresse du schéma des relations informelles entre le Sénégal et ses partenaires arabes du Machrek. La manière dont les associations islamiques peuvent orienter, suivre ou contourner la politique arabe du pays est intéressant à plus d’un titre.

Accordant une certaine importance aux acteurs ordinaires, négligés par les théoriciens des relations internationales, l’étude me menée dans le cadre de notre thèse s’est penchée sur l’impact réels de ceux-ci, par un travail d’analyse et d’investigation sur le terrain.

Il nous semble qu’il serait incomplet de vouloir étudier les rapports entre le Sénégal et le monde arabe sans une prise en compte de ces acteurs que sont les arabisants et leurs différents mouvements islamiques. L’enjeu même des rapports arabo-sénégalais est inséparable de celui entourant la « lutte des arabisants » dans ses multiples dimensions. 

V – La lutte des arabisants et la politique extérieure de l’Etat sénégalais : interpénétration des enjeux internes et externes 

                                                    

Le Sénégal comptait plusieurs associations islamiques, avant même son indépendance, en 1960. Ces dernières, comme nous l’avons vu, étaient déjà présentes sur le terrain du combat pour l’introduction de l’enseignement de l’arabe dans le système éducatif institutionnel.

Elles jouèrent sur l’impact de la langue arabe dans le domaine religieux, pour faire plier les autorités politiques. Par cette action ponctuée de protestations et de différentes mobilisations, une plus grande attention allait être accordée à l’enseignement de l’arabe et l’enjeu qu’il représentait dans ce pays..

Contrairement à la thèse des mouvements islamiques, les chefs religieux confrériques, forts de leur influence auprès de la majorité musulmane du pays, d’obédience soufie, vont jouer un rôle important en faveur de la reconnaissance officielle de l’enseignement religieux basé sur la langue arabe.

Ces guides religieux mèneront la lutte pour la promotion de l’enseignement religieux et de l’arabe, dans une parfaite collaboration avec les associations islamiques réformistes. La forte symbolique de la langue qu’on voulait défendre et promouvoir était à ce prix malgré les divergences idéologiques.

Toutefois, il faut signaler que ces deux prétendants à la représentation des musulmans du pays s’affrontent très souvent en l’absence de projets et de visions communs; les associations islamiques étant anti-confrériques, dans leur majorité, du moins dans leur discours.

C’est dans cet anti-confrérisme circonstanciel que les associations islamiques puisent, d’ailleurs, les éléments nécessaires pour convaincre certains partenaires financiers comme les organisation d’orientation wahhabite.

Elles savent, cependant, les ménager lorsqu’ elles  peuvent être utiles lors des combats politiques ou des confrontations avec l’autorité publique.

Pour ne pas donner l’impression de prendre partie dans cet affrontement opposant ses alliés électoraux et les relais de sa politique étrangère, l’Etat sénégalais, adopte une attitude modérée. Il ne peut et ne veut ni perdre l’appui des confréries pourvoyeurs de voix aux différentes élections, ni paraître anti-islamique aux yeux des partenaires arabes s’il négligeait les associations islamiques locales en relation avec eux. Ses positions ne peuvent être que mesurées.

Historiquement, ce sont les confréries qui ont été à l’origine de l’islamisation en profondeur du pays depuis le XIX ème siècle et ont, même, donné aux mouvements islamiques leurs premiers dirigeants. Devant un aussi grand enjeu que la promotion de la langue du coran, les deux rivaux ont besoin de sceller une « union sacrée ».

Pour justifier une telle alliance « contre-nature » auprès des financiers wahhabites, les associations islamiques, eurent recours à l’argument d’une éternelle nécessité de faire bloc contre l’ennemi commun, au-delà des obédiences et des appartenances subsidiaires.

On peut lire une telle justification dans le fameux  Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe au Sénégal,:  « Certes une telle réussite (dans le combat) ne pourrait s’opérer qu’avec l’aval des chefs religieux qui par leurs efforts constants ont contribué également à l’expansion de la langue arabe et surtout des sciences islamiques à travers le pays compte tenu de l’intransigeance des détracteurs de la langue »[32]

L’enseignement de l’arabe pose des problèmes de plusieurs ordres à l’Etat sénégalais. Dépositaire d’un héritage « encombrant » en se substituant au système colonial, cette question qui l’oppose aux mouvements islamiques ne pourrait être simple à résoudre.

Dans la vision de ses contestataires, l’Etat souffre de la « tare », de porter l’étiquette d’ennemi de l’islam. Il devra, donc, faire face à nombre d’interpellations de la part de ses gouvernés. Les associations islamiques reprochent, à l’Etat sénégalais, son caractère laïc légué par la colonisation. Les confréries, de leur côté, peuvent lui opposer, selon les circonstances, leur force mobilisatrice, vu le nombre important de leurs disciples.

Dans sa politique intérieure, l’Etat, doit, en conséquence, se plier à ces exigences aussi bien en numéraire qu’en symbolique. Cependant  sur le plan international, vis à vis des pays arabes partenaires, il veut se montrer islamophile et même prêt à soutenir les « causes islamiques » ou interprétés comme tels comme la question palestinienne confondue avec celle d’Al-Quds (Jérusalem) ou de la Mosquée Al-’AqÒâ, dans l’imaginaire populaire.

La volonté apparente du gouvernement sénégalais de soutenir ces causes serait contradictoire à toute restriction, de sa part, à l’égard de l’enseignement religieux ou de ses promoteurs.

Dans leur lutte, les mouvements islamiques sont, donc, conscients de ces contraintes internes et externes de l’« adversaire » étatique et sauront en faire un avantage considérable en jouant plusieurs cartes selon les enjeux en place. Il est, en ce sens, très difficile d’évaluer ou d’interpréter, à juste titre, les différentes facettes de la politique adoptée par le gouvernement sénégalais sur cette question.

Il y a toujours une imbrication des dimensions nationale et internationale. Il est vrai qu’on ne peut plus penser que la politique internationale soit l’apanage de l’Etat. Depuis très longtemps, d’autres acteurs l’ont fortement concurrencé et lui ont disputé son monopole. Comme il est très difficile de saisir le fonctionnement des relations internationales par l’analyse des seules structures étatiques et diplomatiques officielles, il faudrait de plus en plus, prendre en compte les acteurs dits informels.

Marcel Merle, dans sa Sociologie des relations internationales, s’inscrivait, déjà, dans cette perspective où il soutint : « ce qu’il est convenu d’appeler « diplomatie » ne constitue, le plus souvent, que la partie visible de l’iceberg. Les spéculations qui se complaisent dans l’étude des configurations de forces et des manœuvres diplomatico-stratégiques ne saisissent que l’apparence des choses »[33]. Il poursuit en appelant à une prise en compte des nouvelles réalités qui bousculent les schémas de la politique institutionnelle, en ces termes : « les intérêts et les croyances s’inscrivent de plus en plus difficilement dans les limites du cadre territorial offert par l’Etat »[34]

En effet, en s’impliquant dans la promotion de l’arabe, l’Etat sénégalais essaye de satisfaire une demande interne formulée par la majorité de ses gouvernés ou, du moins, leurs représentants déclarés. Il se donne, en même temps, l’image d’un serviteur de l’islam au regard des détenteurs de pétrodollars qui veulent se présenter, pour diverses raisons, les prédicateurs internationaux.

L’Etat est conscient de l’interdépendance entre les données de la politique intérieure et celles des relations internationales. Ce fait s’impose de plus en plus dans le contexte international actuel où la mondialisation n’est pas simplement économique.

Il est vrai que cette notion d’interdépendance entre les affaires du dedans et celles du dehors, n’est pas nouvelle mais ne fait que resurgir, le contexte international aidant.

Déjà chez les marxistes, de manière plus radicale, on considérait la politique extérieure comme un simple reflet de la politique intérieure, celui de la lutte des classes. Selon l’analyse marxiste, la disparition de la conflictualité entre les classes » à l’intérieur signifie l’apaisement entre toutes les nations qui seraient parvenues à ce stade .

Marcel Merle cite, à ce propos, Claude Cheysson qui soutient « Il n’y a plus d’affaires étrangères. Il y a une traduction extérieure des politiques intérieures, il y a une capacité d’expansion vers l’extérieur de ce qui constitue les priorités intérieures »[35]. Alexis de Tocqueville, dans son analyse du fonctionnement des démocraties où l’opinion publique a un grand impact, disait qu’elles « ne résolvaient guère les affaires du dehors que par les raisons du dedans »[36].

Dans l’impossibilité de parler encore de primat de la politique extérieure sur la politique intérieure et vice versa, les théories dites de la dépendance semblent mieux convenir à notre terrain.

Pour éviter certaines exagérations de la dimension internationale du politique pour lesquelles « par un effet de contamination, la politique intérieure se trouverait absorbée et dominée par la politique étrangère »,[37] nous parlerons plutôt d’interdépendance ou d’interaction ou, comme le suggère Marcel Merle, de « compénétration des champs d’activité ». Dans ce cas, Marcel Merle serait, même, proche de James N. Rosenau avec son concept de linkage ou le jeu d’interaction de faits politiques aussi bien internes qu’externes.

Comme nous le rappelle Marcel Merle, « si les digues qu’étaient les frontières se fissurent, si les écluses que les diplomates manoeuvraient avec précaution sont déréglées, alors les plans d’eau se confondent, les courants se mélangent et les contours des bassins juxtaposés s’estompent »[38].

Ainsi, l’attitude de l’Etat sénégalais dans sa politique arabe répond à une nécessité d’équilibre et d’une bonne maîtrise de la chose politique dans ses deux dimensions interne et externe. « C’est de l’équilibre entre les affaires du dehors et du dedans que dépendent le sort des Etats-nations et, à travers eux, l’avenir du système international » conclut Merle[39].

 Il faudra, toujours, prendre en compte cette double dimension de la « politique musulmane » du Sénégal. « Bien que de constitution laïque, soutient Khadim Mbacké, l’Etat sénégalais reconnaît qu’en réalité la majorité de sa population est musulmane, que l’enseignement de l’arabe est une nécessité qu’il se doit d’organiser et de gérer »[40]. Ces propos de Khadim Mbacké reflète l’état d’esprit dans lequel les associations islamiques, en général, conçoivent leur lutte.

Néanmoins, il est important de comprendre que derrière cette lutte acharnée pour la promotion de la langue du coran, se cache un autre combat ; celui visant l’insertion socio-professionnelle des sénégalais formés en langue arabe.

L’introduction de l’arabe dans le système éducatif, outre son côté strictement symbolique obéissait, aussi, à une logique socio-économique. Autrement dit, l’essentiel des militants des associations islamiques sont formés en langue arabe dans différents domaines de spécialités bien que prédominent les disciplines religieuses. En voulant s’insérer dans un pays où le français est la langue officielle et de travail, les arabisants ont, par rapport à leurs collègues francophones, le désavantage d’être formé dans un système différent. C’est ce qui en fait une certaine élite frustrée, dépositaire de connaissances « modernes » mais inapte à s’insérer dans les circuits socio-économiques.

Conscient de ce mobile implicite de la revendication arabisante au-delà de sa portée religieuse, l’Etat, adoptera une politique qui s’articulera autour de séries de recrutements successives et progressives d’enseignants de la langue arabe.

Ainsi, en introduisant, l’arabe dans le système éducatif, l’Etat fait d’une pierre deux coups. Il affiche une volonté de donner à la langue du coran la place qui lui revient dans une société à dominante musulmane et crée, en même temps, une possibilité d’insérer ses arabisants afin d’en atténuer la victimisation.

Mais ces efforts d’insertion largement insuffisants, ne pourront endiguer la pressante vague contestataire caractéristique de cette élite de « seconde zone » .

 Leur combat se poursuivra dans le cadre des associations islamiques dont ils sont la composante essentielle. La question de l’enseignement de l’arabe ou de l’islam sera toujours maintenue au centre de cette lutte des arabisants sachant qu’il représente un double enjeu interne et externe.

A – L’enseignement de l’arabe et son enjeu dans les relations entre le Sénégal et ses partenaires du Machrek 

La langue arabe est celle du livre auquel se référent les musulmans et qui régit différents aspects de leur vie quotidienne, selon les lectures et les interprétations des protagonistes.

L’enseignement de cette langue, dans le contexte sénégalais, ne s’est jamais détaché de celui des préceptes de la religion musulmane. Nous ne reviendrons pas, de ce fait, sur l’amalgame, quelques fois volontaire, autour des dénominations « école arabe » et « école coranique ».

En plus de l’utilisation des caractères arabes dans les premières transcriptions  des langues ouest-africaines, celle du coran a profité de son aura de religiosité et est devenu donc sacré au même titre le message que le message religieux transmis.

Pour retracer l’histoire de l’introduction de l’enseignement de la langue arabe au Sénégal et en Afrique noire, le rédacteur du Livre blanc emprunte le raccourci de l’« inséparabilité » de la langue arabe du message religieux en ces termes : « les précurseurs de l’islam au Sénégal se mirent, de vive foi, à étudier le Coran, source principale de l’enseignement islamique ; les principes fondamentaux de la religion que sont la pureté, la prière, le jeûne, la zakât, le pèlerinage, le divorce et d’autres transactions administratives, commerciales et sociales »[41] .

Tout au long de ce Livre blanc, les auteurs ont utilisé l’expression « enseignement arabo-islamique », appellation plus qu’efficace pour « populariser » leur revendication, dans un pays à plus de 90 % de musulmans. Par sa relation congénitale avec l’islam, la langue arabe y devient, au gré des enjeux, une des composantes identitaires. Le livre blanc dont il sera tant de fois question, doit, par ailleurs, être replacé dans son contexte.

Dans sa Constitution, le Sénégal, est une république laïque où l’enseignement public se dispense en français, langue de communication officielle et de l’administration. Mais la promotion de la langue arabe et de son enseignement se fera sous la bannière de l’islam. C’est une manière de reposer l’éternelle question du « conflit de cultures » entre le système colonial dont l’Etat actuel est considéré comme l’héritier et l’islam comme manière de vivre et ensemble de pratiques sociales. C’est ce qui fait de l’enseignement de l’arabe un enjeu culturel, voire identitaire et forcément politique.

Tout au long de la lutte entre l’Etat sénégalais et les associations islamiques, ces dernières, protectrices et promotrices de la langue arabe ont fait valoir son caractère sacré, religieux, afin de pouvoir susciter l’adhésion des « masses musulmanes » du pays à leur cause. Dans le contexte du Sénégal à dominante musulmane, une telle stratégie leur confère une forte légitimité populaire comme défenseur d’une langue sacrée ou sacralisée par la religion dont elle est vecteur.

L’Etat, soucieux de l’impact de plusieurs forces socio-politiques internes, prend, ainsi, en compte les revendications des mouvements islamiques, dans ses différentes décisions.

Traitant des problèmes dont souffre l’enseignement de l’arabe au Sénégal, le Livre blanc passe en revue ceux d’ordre pédagogique et matériel, mais s’empressera, surtout, de plonger au cœur de l’antagonisme réel ou construit « colonisation/islam », « Etat laïc/société musulmane ».

On pourrait penser que les promoteurs de cet enseignement qui cherchent encore à gagner en reconnaissance ont compris son enjeu symbolique. La sacralisation de la langue du Coran dans un pays à majorité musulmane est pour eux une source féconde dans laquelle ils puisent des arguments. L’Etat, en perpétuelle recherche de soutiens de la part des oulémas et des guides confrériques éprouvent beaucoup de mal sur ce terrain glissant où il ne cesse d’être invité par cette partie de l’élite sénégalaise souffrant de sa méconnaissance de la langue de l’ancien colonisateur.

Cette problématique jalonne notre étude et se présente comme une donnée fondamentale des rapports arabo-africains, de l’islam et de l’Occident tel que cela se présente au niveau des perceptions et, quelques fois, des imaginaires.

Derrière cette problématique presque fantasmatique, se cache l’enjeu politique et/ou stratégique des relations entre l’Etat et les acteurs religieux. En effet lorsque les arabisants soulèvent les problèmes liés au manque de reconnaissance de l’enseignement de l’arabe, ils remettent aussi à l’ordre du jour le vieux dilemme de la double acculturation (colonisation, islamisation). Il est, en effet, déploré dans ce Livre blanc, entre autres :  « l’insuffisance de contact direct avec des Arabes de souches pour un bain linguistique d’autant plus que l’arabe est la langue par laquelle le Coran fut révélé et ce sont les Arabes qui exportèrent la religion musulmane »[42].

Une telle remarque fait allusion à la politique coloniale de la III ème République française. Les autorités d’alors avaient pris des mesures visant à limiter, sinon décourager, les contacts entre les deux rives du Sahara que l’appartenance commune des peuples à l’islam a voulu transformer en une « mer intérieure ».

Ainsi, on trouve la question de ce que les arabisant appellent l’« identité musulmane perdue » au centre de ces revendications. L’argumentation fluctuante selon les enjeux et les rapports de force oscillera toujours entre islamisation de la contestation, pour plus d’efficacité, et la quête d’une reconnaissance sur la base d’une acquisition de savoirs islamiques avec le statut qui devait être, selon les arabisants, celui des dépositaires de la langue sacrée ou sacralisée du Coran dans un pays à forte majorité musulmane.

CONCLUSION 

La dimension politique qui entoure l’enseignement de l’arabe et des savoirs islamiques, dès le début de l’ère coloniale en Afrique de l’Ouest, n’a pas aidé à dépassionner son approche.

Aujourd’hui, encore, persistent des zones d’ombres sur cette phase de l’histoire de l’islam au Sénégal. Les Archives Nationales du Sénégal renferment des éléments très intéressants à ce propos et qui nous ont permis de faire des recoupements entre les témoignages des acteurs, certaines perceptions et la réalité historique.

L’enseignement de l’arabe et de l’islam qui lui était corollaire vont être surveillés et suivis avec beaucoup de suspicion. Tout un arsenal juridique fut déployé en vue d’encadrer cet enseignement et d’en restreindre l’expansion. Cette méthode partit d’une idée centrale : celle de l’Administration coloniale à considérer l’islam comme un danger perpétuel menaçant la stabilité des colonies françaises en Afrique de l’Ouest. Il y eut une crainte persistante à voir, par le biais de l’islam et de la langue arabe, se nouer des relations entre les communautés musulmanes ouest-africaines et les centres religieux et spirituels d’un Maghreb bouillonnant de révoltes.

Ce phénomène accentuera la surveillance dont l’islam a toujours été l’objet. L’enseignement de la langue arabe qui en serait le vecteur souffrit de ce handicap. Les mesures politiques sévères, à son encontre, ainsi que la persécution des différents acteurs islamiques, furent largement mises à contribution dans la construction de la conflictualité Etat/associations islamiques.

L’enjeu politique que représente l’enseignement de l’arabe et la promotion de l’islam, pour les deux parties (Etat/Arabisants), se refléta sur leurs rapports. Ces derniers, selon les circonstances, vont évoluer, en prenant différentes formes, de la collaboration à la méfiance en passant, quelques fois, par des échanges de services. La structure étatique, cependant, n’a ni la même image ni la même attitude auprès des associations selon leurs obédiences mais aussi leur nature et surtout leur rapport avec le monde arabe dans lequel il compte de nombreux partenaires.

L’enseignement de l’arabe, tout en relevant d’une question de politique intérieure, a toujours caché une dimension externe. Ni l’Etat, ni les associations islamiques n’arrivent à le gérer loin des calculs et sans prise en compte de son caractère symbolique. Nous le voyons bien, l’approche de cette question ne peut se faire sans traverser d’autres connexes telles que la question de la laïcité, des relations arabo-africaines mais aussi la rivalité entre le modèle confrérique et les nouvelles formes de religiosités qui le combattent (wahhabisme, salafisme etc).

C’est certainement ce qui fait de l’enseignement de l’arabe et de l’islam une thématique porteuse pour toute compréhension du champ islamique sénégalais ou ouest africain en pleine mutation. Notre hypothèse d’une transition islamique dans cette région du monde, bien qu’encore peu partagée chez les africanistes, en France, se trouverait renforcée par les exigences de transversalité dans l’étude de ces formes d’islam local à l’heure des appartenances mondialisées.

Bakary SAMBE  Université Lumière Lyon 2, Associé au GREMMO 

bakary.sambe@gmail.com 


[1] – Nous n’avons pas eu de statistiques fiables sur les composantes religieuses depuis 1979. Nous nous contentons, avec réserve, des estimations disponibles.

[2] – Royaume dans le Sénégal pré-colonial, il donnerait son nom à l’ethnie wolof majoritaire ? dans le pays.

[3] – on trouve un exemple pertinent de ce rejet dans l’imaginaire et la langue wolof où le terme « nasarân », « nasrânî, chrétien) est utilisé pour désigner le français.

[4] – Ndiaye, M. B. , Adwâ’un ‘ala Sinighâl, 1992. Cet auteur est aujourd’hui journaliste au Maroc et travaille pour le Magazine Finance News.

[5] – la nouvelle génération d’arabisants formés au Machrek (Arabie Saoudite, Egypte) considère la Tafsîr d’al-Jalâlayni comme truffée de ce qu’ils appelle les  isrâ’îliyyât, en référence aux influences juives.

[6] – Serigne Hady Touré a réalisé une horloge encore fonctionnelle qu’on peut voir en visitant sa maison à Fass Touré.

[7] – Voir à ce propos notre article dans le quotidien sénégalais  Info7, du 21 mai 2002 « La stratégie éducative d’El Hadji Malick Sy : une résistance culturelle »

[8] _ il s’agit de grands muqaddams de la Tijâniyya sénégalaise, formés par Cheikh El Hadji Malick Sy.

[9] -surnom d’El Hadji Malick Sy qui signifierait en poular , le patriarche.

[10] Appel de Tivaouane, par Serigne Abdou Aziz Sy.

[11] Revue al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.

[12] – voir SAMBE Bakary, Politisation de formes de religiosité apolitique : l’exemple des confréries musulmanes au Sénégal, Mémoire DEA Science Politique, sous la direction de Chérif Ferjani et Lahouari Addi, Institut d’Etudes politiques de Lyon, 1998.

[13] – il s’agit d’entretiens avec des responsables de mouvements islamiques pendant et après e notre thèse de doctorat sur « l’islam dans les relations arabo-africainaes », préparée sous la direction de M. Chérif Ferjani et soutenue en décembre 2003, à l’Université Lumière Lyon 2.

[14] -il a préféré garder l’anonymat lors de notre entretien.

[15] – notre étude est jalonnée de citations de personnes interrogées par nos soins afin d’être le plus près  possible des discours et des appréciations des acteurs réels. C’est un choix méthodologique qui bien qu’il puisse irriter le lecteur, a, cependant le mérite de mieux rendre compte de la réalité que nous voulons décrire.

[16] – Président d’une association islamique à Dakar, ancien étudiant sénégalais au Soudan.

[17] . Mouvement à orientation wahhabite formé par d’anciens étudiants de l’université islamique de Médine, en Arabie Saoudite.

[18] – Fondateur du Mouvement Nûr al-Islam, (lumière de l’islam),  par ailleurs, modéré et proche de toutes les confréries du pays.

[19] – Nous restons prudents quant aux pourcentages sur la composition religieuse de la population car ce sont des chiffres assez manipulés et qu’il n’y a pas eu de recensement dans ce domaine depuis 1979.

[20] - NDIAYE Mouhamadou Bamba, Adwâ’ ‘ala Siniqhâl  (Lumières sur le Sénégal), ouvrage préfacé par le secrétaire général adjt des Frères Musulmans, Moustapha Mashhûr D’après notre traduction à partir de l’arabe.

[21] – cf. NDIAYE, ibid p22-23. 

[22] – Il est vrai que les autorités coloniales françaises ont eu une attitude négatrice à l’égard des précédents religieux en Afrique noire. Le fait que l’islam ait été présent au Sénégal depuis plusieurs siècles n’a jamais été pris en compte. C’est comme tout ce passé commun entre royaumes africains et cours maghrébines n’avait pas existé. D’ailleurs tout contact entre ces peuples sera vu avec un oeil suspicieux par ces mêmes autorités qui mettront en œuvre toute une politique dont le but sera d’empêcher ou de limiter au maximum les contacts entre l’Afrique subsaharienne et la Maghreb sous le même joug français.

[23]Livre blanc sur l’enseignement de l’arabe au Sénégal, p4.

[24] – Saint-Louis du Sénégal est une ville symbolique aussi bien pour  son passé colonial que religieux. Rappelons que les Almoravides y construiront la première mosquée de la région et les missions catholiques, avec l’ère coloniale, la première église. L’appellation Saint-Louis relève purement d’une volonté de francisation car le vrai nom de la ville est Ndar que certains croient dériver de « dâr al-islâm », le domaine de l’islam. Cette ville a toujours été un centre de la culture savante et garde, encore aujourd’hui, l’image d’une cité religieuse. Il y a même tout un mythe selon lequel tous ceux qui ont fait l’histoire du Sénégal, sur le plan religieux ou politique, ont eu un passage obligé à Saint-Louis.

[25]Livre blanc, p4

[26] – c’est le même procédé que celui qui conduit les Français à se servir de la Tijâniyya contre ‘Abd al-Qâdir, en Algérie.

[27] – NDIAYE Mouhamadou Bamba, Lumières  sur le Sénégal, p24-25.

[28] – Cheikh Hamidou Kane, l’Aventure Ambiguë., Présence Africaine 1962.

[29] – par rapport à l’école coranique qui est le modèle d’enseignement historiquement plus ancré bien avant le début de la conquête coloniale.

[30] – Durant l’entretien qu’il nous accordera à Casablanca le 22/04/2002, il se défendra d’avoir une quelconque relation avec l’Arabie Saoudite. Il faut savoir que ce personnage-clé de l’islamisme sénégalais des années 80 s’est depuis peu éloigné du terrain sénégalais et des mouvements islamiques et se consacre à une carrière journalistique au sein d’un grand groupe de presse marocain où il s’occupe d’analyses financières et géopolitiques.

[31] – cf. NDIAYE, ibid, p25. 

[32]Livre blanc, opcit, p.24

[33] – Merle, M. ibid p205. 

[34] – Merle, M ibid p205. Voir aussi J. Henk Leurdijk : de la politique internationale à la politique transnationale ; in Revue Internationale des Sciences Sociales n°1, année 1974. 

[35] – Cité par M. Merle, ibid, p. 205

[36] – TOCQUEVILLE Alexis de : De la Démocratie en Amérique, T 2 , Ch5., p.52

[37] – MERLE,  ibid p163 

[38] – ibid p19 

[39]p195.

[40] -  Khadim Mbacké, chercheur  à l’IFAN, proche des milieux réformistes, sur son site Internet consacré à l’islam sénégalais.

[41] – Rappelons que l’arabe fut aussi, aux temps du Général Faidherbe, une des langues utilisées par l’Administration française suite à la création de tribunaux indigènes s’appuyant sur des cadis musulmans.

[42]Livre blanc, p25

Les partis politiques et le pouvoir : La démocratie sénégalaise est-elle piègée ?

Samedi 27 septembre 2008

Les partis politiques et le pouvoir :

la démocratie sénégalaise piégée ?
 

Par Bakary SAMBE

La situation politique confuse du pays fait qu’on oublie les priorités nationales et s’attache aux moindres détails et propos. Le climat malsain dont rend compte la stérilité du débat est le fruit d’une lassitude des citoyens, voire d’une léthargie politique qu’on veut masquer avec un recours constant au religieux et à ses symboles. Depuis l’avènement de l’alternance, les vraies attentes du peuple sont déçues de jour en jour et ne trouvent que peu de réponses. On ne peut en faire endosser la responsabilité au seul parti au pouvoir, car elle est partagée par toute la classe politique qui cherche ses marques depuis le séisme du 19 mars 2000. Pourtant, il semblait que les Sénégalais avaient saisi l’inutilité des discours creux après avoir bravé tous les tabous (socioculturels ou prétendus religieux) et ouvré pour une alternance politique pacifique dont le monde entier s’était ému, à l’époque. Le pouvoir socialiste qui a régné sur le pays depuis son indépendance, avait été désavoué à cause de ses incohérences et de ses erreurs politiques. Dans ce contexte, l’alternance était comme la bonne nouvelle ; la nouvelle ère qui allait s’ouvrir sur la voie d’un développement harmonieux où le citoyen ordinaire qui, jadis, ne servait que la machine électorale, devait être écouté, pris en compte. L’honnêteté voudrait que l’on avoue l’ampleur de la déception. Loin de vouloir réécrire un livre noir de plus pour contredire les pages du «livre blanc» noircies de réalisations réelles ou supposées et que d’autres conçoivent comme un simple projet de plus, il faut déplorer une situation qu’on croyait révolue. Les politiciens de notre pays (toutes tendances confondues) semblent décalés par rapport aux besoins et aux aspirations des simples citoyens que nous sommes. Au moment où les problèmes sont légion, les acteurs politiques, aussi bien du pouvoir que de l’opposition, sont préoccupés par les luttes d’influence, les querelles de clans, obnubilés par le partage du pouvoir et les guerres de positionnement. A-t-on oublié les soucis quotidiens de goorgoorlu qui n’a que faire du Cpc et de la Cap 21 et, encore moins, des manoeuvres en vue de contrôler des tendances ou des partis ? On dirait qu’on est dans une situation où, plus que jamais, les promesses électorales sont renvoyées aux calendes grecques et que les partis politiques confirment, de plus en plus, leur nature oligarchique dont parlait Roberto Michels, au début du siècle. Dans notre pays, il s’y ajoute une ostentatoire manipulation du sacré et de ses symboles par des politiciens en panne de projets réalistes et crédibles.
On pourrait croire aux partis politiques si seulement ils étaient la résolution apportée par le régime démocratique à la contradiction des opinions dans l’espace social. Certes, la viabilité d’un système politique démocratique peut se mesurer à l’aune de la multiplicité des partis exprimant la dialectique du particulier et du général. Mais, faudrait-il encore que les partis jouent leur véritable rôle : représenter la possibilité, pour chaque citoyen, de passer du domaine privé au champ du public et ainsi contribuer au débat commun et à la construction d’une unité ou cohésion, dans le cadre d’un contrat social qui relativiserait la conflictualité inhérente à la coexistence et au choc des intérêts particuliers.

Les partis, tels qu’on les observe au Sénégal, au lieu de s’investir dans leur rôle de médiation, semblent se dresser en obstacles dans l’espace «démocratique» en limitant la participation citoyenne à celle aux différentes consultations électorales qui rythment le calendrier institutionnel, négociable à volonté. A observer les formations politiques au Sénégal, on est bien en droit de se demander si l’on n’a pas oublié que la naissance des partis était corollaire à l’invention de la société «représentative» telle que rêvée par J. J. Rousseau. Ainsi, de la ferme foi en une simple institutionnalisation du débat et la mort des factions, par l’intégration des partis dans le système politique, renforçant la reconnaissance définitive de l’Etat, on est en face de la désillusion que constitue le détournement des objectifs initiaux des formations politiques. Dans notre pays, l’organisation et le fonctionnement des partis confirment, de jour en jour, leur nature antidémocratique. Instituant un désengagement à la fois des chefs et de la masse «militante», les partis politiques sénégalais semblent, quelques fois, se livrer à une véritable oppression des consciences individuelles et des citoyens broyés entre la machine de l’organisation et les logiques partisanes. La masse qui devrait être à l’origine des idées et des orientations, se retrouve soumise aux dirigeants auxquels, sans moyens de contrôle, elle accorde sa confiance. Pire, les chefs de partis, mus par des intérêts personnels, se réduisent à de simples porte-parole piégés d’une gigantesque machinerie qu’ils croient contrôler.

En même temps que celle des masses dépourvues de pouvoir de contrôle, la conscience des dirigeants se dissout, ainsi, lorsqu’elle ne s’évapore pas. Au Sénégal, où la fonction du parti reste souvent indéfinie et floue, la notion de responsabilité en même temps que celle de clivage gauche/droite appartenant à d’autres contextes socio-historiques, fait de moins en moins sens.

On crée des formations politiques par simple volonté de dissidence motivée par le mécontentement issu du partage du gâteau ou, comme il est malheureusement courant, pour finir en «partis de contribution.» Le politicien crie, alors, son opposition en attendant qu’un strapontin se libère par la défection d’un allié venu grossir les rangs de ce qu’il est convenu d’appeler l’opposition. Là encore, c’est le citoyen qui se trouve lésé, son droit confisqué, sa parole noyée et ses aspirations emportées par la vague de promesses électorales sans lendemains, sinon ceux des précédentes sans cesse reproduites.

Il n’est même pas nécessaire, dans le cas de notre pays, de s’interroger sur les paradoxes de la représentativité en démocratie ou encore sur l’élitisme comme symptôme d’un dysfonctionnement du système. Les jeux sont malheureusement plus clairs : on fait du militantisme alimentaire et l’on met toujours de l’eau au moulin de Jean François Bayart et autres politologues qui ont très tôt compris qu’en Afrique, la «politique du ventre» n’était pas un concept creux.

Les partis politiques, au pouvoir comme dans l’opposition, au lieu d’aider à ordonner des discours hétérogènes qui doivent être nécessairement domestiqués pour maintenir un espace démocratique de dialogue fécond, conformément à leur rôle de médiation, participent à la négation de la conscience politique chez les citoyens ordinaires par le système de rétribution matérielle et/ou symbolique. Rien que par leur fonctionnement interne, les partis stigmatisent les dérives inhérentes à la démocratie même, comme la confiscation du pouvoir par l’oligarchie, l’élite (?) qui s’aristocratise ou encore la gérontocratie détournant les objectifs du droit d’aînesse, en instaurant une véritable violence symbolique ainsi érigée en mode de régulation par dépit.

Autrement dit, on se retrouve devant la même situation décrite par Roberto Michels ou encore décriée par Ostrogorski, à la veille de la Première Guerre mondiale, où l’oligarchie communiste s’embourgeoisait. Malheureusement, au Sénégal, où le processus politique à la base de notre relative stabilité est en construction, on peut déjà parler d’un désenchantement démocratique dont la mécanique des partis, la complicité du peuple (piégé par le militantisme alimentaire), et l’oligarchie (manipulant une masse pourtant éprise d’idéaux démocratiques) sont à la base. Cette situation ne peut être mieux illustrée que par la structuration des partis politiques sénégalais et l’ambiance qui règne à l’Assemblée nationale. Les partis ne s’occupent plus que de la conquête des postes électifs lorsque la course aux mandats devient une fin en soi pour les entrepreneurs politiques. Dans ce schéma, l’instrumentalisation des adhérents aux partis suit le rythme du calendrier électoral qui se confond avec celui institutionnel. Ceux qui sont investis d’une fonction, finissent par être habités par cette fonction. Un élitisme paradoxalement «républicain» favorise, dans notre pays, une prise de distance avec les électeurs. Ces derniers deviennent habitués jusqu’à s’y résigner à un même scénario : après la conquête du pouvoir, son exercice décevant et arrogant lui ôte jusqu’à la légitimité des urnes et l’on frôle son occupation qui, pourtant, comme le prônait Léon Blum, n’était souhaitable que pour défendre la démocratie.

Le plus dur dans la mainmise de l’élite ou de l’oligarchie sur le parti est que cette dernière devient conservatrice et jalouse de sa position qui guide désormais sa «raison» et ses choix se muant, progressivement, en calculs. Au Sénégal, c’est la masse dépossédée de son pouvoir d’influence qui subit la politique d’en haut et ses mécanismes routiniers. C’est bien par ce processus que les mentalités évoluent négativement malgré l’électrochoc bénéfique du 19 mars qui semblait avoir enseigné à nos concitoyens que le bulletin de vote était une arme redoutable contre «l’occupation du pouvoir» ainsi que la manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques.

Mais le plus inquiétant c’est que cette dernière ruse n’est plus l’apanage des formations au pouvoir, mais séduit tous les partis politique qui rivalisent d’ardeur, l’important étant, pour eux, d’arriver au palais-paradis et de mieux en user avec des moyens symboliques et matériels beaucoup plus étendus. Comme il ne s’agit plus de rivaliser avec des projets et des offres politiques lisibles, on s’en remet à des méthodes qu’on croyait rangées dans le tiroir des illusions !

Notre propos n’est pas de nier la place des partis politiques dans le fonctionnement démocratique, mais de s’interroger sur l’efficacité présente de leur rôle dans la construction de notre jeune démocratie. Loin de tout nihilisme, nous sommes, cependant, en droit de constater que les partis politiques sénégalais n’ont pas encore véritablement joué leurs différents rôles : de la médiation au contrôle du pouvoir, en passant par sa réelle démocratisation au sens d’une participation citoyenne plus généralisée. Face à cet état de fait, il n’est pas déraisonnable de penser aux solutions alternatives. La société civile est dans l’obligation de se libérer et de libérer les citoyens de la tutelle négative des machines partisanes afin de «stimuler, renforcer, conforter toutes les énergies individuelles et sociales», comme le suggère Noam Chomsky, dans l’intérêt de la survie du modèle démocratique. La capacité de mobilisation autonome des membres de la société civile, leur enracinement social, mais surtout leur conscience de l’intérêt général qu’ils ne doivent jamais perdre, pourraient faire d’eux une alternative crédible. La liberté de pensée faisant défaut aux formations partisanes, et qui s’y règne encore prédispose la société civile à jouer le rôle de laboratoire d’un avenir se démarquant des leurres des Etats, soumis au diktat du parti, qui croient se consolider en se privatisant, et de la mondialisation de plus en plus capitaliste.

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Samedi 27 septembre 2008

cheikh El Hadji Malick Sy : Apologie de la modestie, efficience d’une méthode

Par Bakary SAMBE

« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief ». Ces propos de La Rochefoucault, résument l’attitude d’esprit nécessaire pour appréhender l’œuvre de Seydi El Hadji Malick Sy. Si Maodo répugnait de parler de lui, c’est qu’entres autres, la figure symbolique de la Tijâniyya se distinguait, dès le début, par son refus de s’attirer des disciples en se trouvant des qualités de thaumaturge, avec des miracles. Faisant du Prophète que l’on célèbre son modèle, il ne parla point de lui, se conformant au principe de modestie, viatique des hommes de Dieu sur le chemin de la spiritualité. Il lui fut attribué ce vers qui traduit son état d’esprit : sawfa tarâ idha-njala-l ghubâru / a farasun tahtaka am-himâru (Lorsque la poussière se dégagera, l’on pourra distinguer les vrais cavaliers !).

Mais ses contemporains comme ses successeurs ont aidé dans de nombreux écrits à saisir bien des aspects de son œuvre ce patrimoine légué aux générations suivantes.

Parmi les nombreux témoignages sur Seydi El Hadji Malick Sy, ceux de Sîdi Ahmad Sukayrij, auteur entre autres du Kashf al-Hijâb véritable répertoire des noms qui ont fait l’histoire de la Tijâniyya, par ailleurs ancien Cadi de Settât au Maroc, auteur, par ailleurs, des remarquables calligraphies de la Grande Mosquée de Paris. Il a eu des échanges épistolaires avec Seydi El Hadji Malick Sy dans lesquels, il met en exergue les éminentes qualités de ce dernier. A part les témoignages posthumes dans la correspondance que reçut la famille de Maodo, Cheikh Ahmad Sukayrij avait, dans une lettre témoigné de son admiration et de son estime pour le guide spirituel en qui il reconnaissait une noblesse de l’esprit à son plus haut degré ( laqad malaka fil majdi a’ala martabatin), un dépositaire de toutes les qualités de la sainteté (wa waritha fil wilâyati a’ala manqibatin), de la vertu, de l’obligeance et la distinction sur tous les sentiers de la grandeur (‘abal-fadli fî kulli-l-masâliki).

En fait Cheikh Ahmad Sukayrij voit en Maodo cette noblesse de l’âme, viatique vers la perfection, tellement, comme il le dit, il portait bien son nom « Mâlik » et en incarnait le sens même (Wa asbaha mâlikan isman wa wasfan/ wa akhlâqun lahû fîhâ kamâlu).

Ce témoignage épistolaire est corroboré plus explicitement dans un autre ouvrage du grand Muqaddam marocain, rédigé comme son Radd akâdhîb al-muftarîna ‘alâ ahlil yaqîn, pour apporter les preuves de la totale inscription de la Tijâniyya dans la sunna du Prophète Muhammad. Il lui donna comme titre Jinâyat al Muntasib al-‘anî Fî mâ nasabahû bil kadhib Li –Shaykh Tijânî et y recense les accusations gratuites faites à la confrérie, pour les démonter avec verve et preuves à l’appui. C’est cet ouvrage qu’il a choisi pour présenter, Seydi El Hadji Malick Sy, aux côtés d’El Hadji Omar et d’autres illustres personnages, en ces termes : « Parmi ceux qui ont brillamment écrit et composé de manière bénéfique sur la Tijâniyya, on peut citer le legs béni des anciens aux générations suivantes, habitant dans la région du Sénégal, le grand muqaddam, feu Seydi El Hadji Malick ibn Othman. Il a éclairé l’élite comme le commun des mortels en levant le voile (sur les connaissances). Quiconque se penche sur ses œuvres aura la certitude que l’auteur fait partie des grands hommes de Dieu (Kummal al-rijâl) qui ont reçu la grande ouverture divine (‘al-maftûh alayhim). […] Il s’est consacré sa vie durant à l’éducation et a initié un nombre inestimable de disciples à la Tarîqa qui ont témoigné de son observance des recommandations divines, de son intransigeance dans l’adoration de Dieu, de sa disponibilité à servir son pays et ses Hommes tout en se détournant de ce qu’ils possèdent. Tout ce que je viens d’énumérer me vient des témoignages à son sujet… » (p.81)

Dans l’élégie funèbre composé à la disparition de Maodo, Serigne Alioune Guèye peignait un personnage dont les traits moraux sont sans nul doute, ceux d’un guide proche de ses disciples. Après l’avoir qualifié de « Imâmul askhiyâ , le chef de file des généreux », l’un des plus grands muqaddams de Maodo voit en lui le substitut des différents rôles sociaux et en fait un guide complet (huwal badalul mardiyyu). Son rôle éducatif illustré par les qualités scientifiques et morales de ses disciples, s’avère une réalité perpétuée et reconnue par ses derniers. Voici que l’un de ses plus illustres disciples, Serigne Alioune Guèye s’arrête sur les qualités et dons du maître dans huit vers de son « dâliya » poème en « dâl » comme le fit, dans la même « qâfiya » (rime), Hasân Ibn Thâbit à la disparition du sceau des prophètes Seyyidunâ Muhammad. Certes les disciples de Maodo pleuraient un maître spirituel hors pair. Mais c’est le savant irremplaçable qui, désormais, allait leur faire défaut. Serigne Alioune Guèye le dit en des termes à la fois révélateurs et touchants en pleurant celui en qui il admirait le mystique dégageant le sens des réalités et des vérités éternelles « al-haqâ’iq », le maître dont la pédagogie et le goût de transmettre cultivaient la curiosité chez l’apprenant dévorant ainsi les livres et les traités (Wa man lî bi ikhrâjil haqâ’iqi nâsihan/ wa man lî bitadrîsil kitâbi wa musnadi ».

Pour dire la grande perte que constitue la disparition de l’illustre maître, il traverse le vaste champ des connaissances auxquelles Maodo a consacré sa vie, de la science des lectionnaires coraniques, des belles lettres arabes, de l’arithmétique, du Fiqh, de la grammaire, de la logique aritotélicienne qui depuis les Abbasîdes (8ème siècle) avait influencé la pensée islamique au-delà des mu‘tazilites, de la rhétorique, de l’herméneutique, à la sîra (l’hagiographie du Prophète cf. l’inimitable Khilâsu Zahab) en passant par l’astronomie, les fondements du Fiqh (Ilm al-usûl) et la métrique ‘al-‘arûd) qu’Al-Khalîl Ibn Ahmad al-Farâhîdî de Bassora, avait systématisé par ses fameux cercles concentriques, au IIème siècle de l’Hégire.

Mais le plus remarquable de l’expérience de Cheikh El Hadji Malick Sy est le sens de la mesure et la conscience de l’équilibre entre la Sharî’a et la haqîqa dont parlait le Professeur Rawane Mbaye. Il a su rester, sa vie durant, ce « pôle d’attraction » entre les deux domaines de la connaissance, s’appuyant merveilleusement, sur une donnée essentielle que le saint Coran qualifie de meilleur viatique vers le vrai monde al-Taqwâ, traduit et certainement réduit à la « crainte de Dieu », état non mesurable parce qu’intérieur, mais qui se manifeste par les actes. Tous ceux de Maodo, d’après les témoignages de ses contemporains, reflètent cette conscience intime de Dieu.

S’inscrivant dans la pure tradition Seydina Cheikh Ahmed Tijâni, El Hadji Malick Sy a tenté et réussi cette expérience soufie innovée par la Tijâniyya. Comme le prône cette confrérie, Maodo a pu allier éducation spirituelle et plein engagement dans le monde d’ici bas, cette sorte de « retraite au milieu de la société », une tarbiya au-delà de l’abstraction, décelable au visu (‘al-hâl) et à l’action (‘al-himma) tendant résolument vers l’istiqâma, la droiture (Wa man lî bi ‘ustâdhin yurabbî murîdahû/ bilâ khalwatin bal himmatin mithla ahmadî, pleure Serigne Alioune Guèye).

Seydi El Hadji Malick Sy s’est appuyé sur les intarissables ressources spirituelles de la Tijâniyya en rompant avec le mysticisme des refuges et de l’isolement (comme dans la khalwatiyya), synthétisant l’enseignement de Seyyidunâ Muhammad jusqu’à parvenir à la « sacralisation des actes quotidiens » dont parle Cheikh Ahmed Tidiane Sy.

De ce fait, l’enseignement de Maodo s’inscrit dans le traditionnel schéma triptique où, après l’acte de foi (Imân), la soumission manifeste et sincère à Dieu (Islâm), l’aspirant cherche à parfaire son rapport à l’Etre Suprême par l’Ihsân ; l’état ultime où la conscience de Dieu guide les pas du néophyte dans sa quête de la félicité. Un tel projet ne pourrait être mené à bien sans que son porteur se soit agrippé à la Sunna du Prophète (PSL) dont il suit les traces, ‘alâ nahji rasûl, comme le dit Serigne Alioune Guèye.

Il est vrai que c’est dans ce domaine de l’observance de la sunna prophétique que les témoignages sur Seydi El Hadji Malick sont sans appel. Ainsi Seydi Tijane Ibn Bâba al-‘Alawî, s’arrête, dans l’élégie dédiée à Maodo, sur sa rigueur et son souci de référentialité en matière religieuse. Il lie cet aspect de la personnalité de Seydi El Hadji Malick Sy à son attachement au Prophète. C’est à dire que Maodo a toujours su faire vivre le principe de l’amour du Prophète qu’il définit comme intrinsèquement lié à l’action et à l’application de la Sunna. Il le dit dans Khilas Dhahab « wa laysa naf ‘un ‘alâ hubbin bilâ ‘amalin/ wa tâbi ‘an sunnatal mukhtâri faghtanamî », « il n’y a aucune utilité à clamer son amour au sceau des prophète si cet amour n’est pas matérialisé en action/ Il faut que tu suives la sunna de l’Elu ». C’est pourquoi, en fin connaisseur de Seydi El Hadji Malick, Tijane Ibn Baba l’identifiait à un Bukhârî dans sa rigueur et sa soif de sagesse et de parole authentique, mais insiste sur son travail de panégyrique en l’honneur du Prophète Muhammad (PSL) (Fakâna k’abni Zuhayrin fî madâ’ihihi), dit-il en le comparant à Ka‘B Ibn Zuhayr devenu le modèle dans cet art et qui a fortement influencé Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Burda, chanté à Tivaouane durant les dix premiers jours de mois béni de Rabî’al-awwal.

On ne peut compter les hommages poétiques qui lui ont été rendus par les ténors de son temps. Mais, à côté de celui de son disciple Seigne Hâdy Touré, Cheikh Thioro Mbacké a exprimé, de la plus belle manière, cette secousse qui venait de toucher l’islam du Sénégal en disant que « c’est un pilier de la religion qui venait de s’effondrer » en cette année 1922 (tahaddama ruknu-d-dîni ). Serigne Thioro Mbacké, remarque qu’avec la disparition de Seydi El Hadji Malick Sy, c’est un véritable esprit éclairé qui venait de faire défaut au monde des oulémas (kamâ khasafal aqmâru), tel l’eclipse couvrant d’ombres la luminosité de la lune. Ces témoignages ne peuvent entrer dans le registre de la complaisance car l’oeuvre de Maodo, elle-même est là, intacte et encore plus éloquente. Outre la qualité de leurs auteurs, ces hommages qui sont rendus à El Hadji Malick Sy sont corroborés par son action en faveur de l’islam. Le savoir est son cheval de bataille, et à l’enseignement pour le transmettre, il consacrera sa vie.

L’érudition de Cheikh El Hadji Malick Sy que reflètent le nombre et la diversité de ses œuvres avait même étonné ses contemporains si l’on sait les difficultés d’alors pour l’acquisition d’ouvrages religieux. La stricte surveillance de la circulation des livres et des personnes exercée par l’autorité coloniale rendait la tâche encore plus rude. Rappelons la lutte contre ce qui fut appelée « l’influence maghrébine », déclenchée dans le sillage du Rapport William Ponty, pour empêcher l’expansion de l’islam par les échanges entre les deux rives du Sahara. (Ce rapport est encore consultables aux Archives Nationales du Sénégal et celles d’Outre-Mer à Aix-en-Provence.)

Comme les idées et les croyances ont une plus grande mobilité que les humains et les structures, la pensée de Maodo et son enseignement atteindront les régions les plus lointaines de l’Afrique occidentale. La pensée religieuse de Cheikh El Hadji Malick Sy ainsi que son style, sur le plan littéraire, ont marqué toute une génération de muqaddam qui les ont, ensuite, transmis à leurs disciples. Par un système pyramidal, il a su déjouer le plan d’assimilation culturelle des colons et contourner les obstacles devant lui dressés.

Cette pensée est dominée par une grande ouverture d’esprit et une modernité avant l’heure. Cela est dû au fait que la confrérie Tijâniyya, particulièrement, s’est, très vite, confrontée aux populations citadines et à l’élite des villes, véritables laboratoires d’idées et d’ébullition intellectuelle. Devant l’impossibilité d’être exhaustif, on pourrait avancer que la pensée de Seydi El Hadji Malick Sy est dominée par l’ouverture qu’il a toujours prônée ainsi que la tolérance exemplaire qui marque son discours.

Son célèbre Fâkihat at-Tullâb ou Jâmi’ul Marâm en est un bel exemple. Il y traite des principes généraux de la Tarîqa Tijâniyya et de la discipline du murîd, l’aspirant à Dieu et à la spiritualité. Seydi El Hadji Malick Sy, conformément à sa sagesse légendaire, y soutient que les différences de Tarîqa, de rites et d’obédiences doivent être perçues comme de simples différences de goût et non des sources de conflits ou de haine. Il appelle, explicitement, à une reconnaissance des dons de chaque homme de Dieu qui ne sont pas toujours forcémént les mêmes pour tous. Pour Maodo, si les confréries sont différentes et n’ont pas les mêmes conditions, elles reflètent, néanmoins, toutes, les principes fondamentaux du soufisme et l’enseignement du Sceau des Prophètes (PSL).

De ce fait, El Hadji Malick Sy instaure la modestie en doctrine et en fait la solution afin d’éviter les tiraillements et les troubles sociaux. Dans la conclusion de Fakihat at-Tullâb intitulée Khâtimat fî Bayâni Ikhtilâfi awliyâ’i l-lâhi fi t-tarâ’iq wa al-madhâhib (Conclusion sur la divergence entre les Hommes de Dieu), Seydi El Hadji Malick exprime cela avec une ouverture d’esprit et une tolérance révélatrices de sa personnalité hors du commun (vers 3, 4 et suiv.). Il emprunte une image pleine de sagesse pour montrer que la réalité religieuse regorge de différences de perception, en rappelant que seuls les courants divergent mais que le destin est commun et qu’on converge, tous, vers la seule et même Vérité éternelle ; celle de Dieu. « Oh mon frère ne critique pas un parfum (musc) alors que tu es enrhumé ! », dit-il, si nous essayons de traduire très approximativement le vers 7 du chapitre cité. Et comme, dans sa vision, « nul de détient le monopole de la Vérité », il insiste sur les dangers de critiquer la voie d’autrui sans la comprendre. Mieux, pour éviter les polémiques stériles et qui attirent la haine (al-mirâ’), Seydi El Hadji Malick conseille ses disciples de ne pas répondre aux attaques. Ainsi, dans une pure tradition soufie, Maodo, conscient des fâcheuses conséquences qui peuvent découler de l’intolérance, du repli sur soi et du mépris des autres, fait de la modestie et du respect, un devoir religieux en soi, en utilisant le terme wâjib (vers 13).

Ainsi, le Fâkihat at-Tullâb, plus accessible que les autres ouvrages tels que Ifhâm al-Munkir al-Jânî et tant d’autres chefs d’œuvre que Maodo nous a légués, est assez représentatif de cet état d’esprit et de cette philosophie dont les fondements sont l’enseignement et l’éducation spirituelle. El Hadji Malick Sy, par ce credo, traduit en actes concrets, dans sa vie, a su mener une coexistence pacifique avec, aussi bien, ses coreligionnaires que les adeptes des autres croyances.

Son œuvre littéraire colossale ne pourrait être dûment traitée dans le cadre de cet article. Il utilisa beaucoup le génie de la poésie pour transmettre son message avec une parfaite intelligence des réalités d’une société où les vers sont plus facilement mémorisables que les phrases d’une prose. Sa maîtrise des techniques de la prosodie arabe (‘arûd) ne fait aucun doute. Le poids des mots et le choc des idées donnent à cette œuvre son caractère éternel. La qâsîda Rayy zam’ân fî sirat sayyid banî ‘adnân, plus connue sous le nom de Nûniyya, reste un témoin de ses qualités littéraires.

Dans chaque facette de sa vie, Seydi El Hadji Malick redonne tout au Prophète Mouhammad (PSL). Le point d’orgue de cet amour du Sceau des Prophètes et la volonté d’élever, auatant que possible, celui-ci à son plus haut degré est l’inimitable Khilâsu Dhahab fî Sîrati Khayril ‘Arab dans lequel il adopte la rime en « m » (d’où l’appellation mîmiyya) et le mètre al-basît tel que le fit Muhammad al-Bûsayrî, l’auteur de la Burdah, quelques siècles avant. Mais là où Seydi El Hadji Malick Sy innove c’est dans sa connaissance du contexte socio-historique dans lequel vécut le Prophète. Il navigue, constamment, entre la vie du Prophète et l’évocation de ce contexte avec une culture historique qui peut étonner plus d’un. Malgré le manque chronique d’ouvrages de références qui caractérisa son époque, la difficulté de les acquérir, sans parler de la complexité de l’environnement historique qui vit la naissance du Prophète (PSL), Maodo nous abreuve de connaissances sur Rome, Byzance, Chosroes, Anou Shirwân et les autres. Sa connaissance géographique qui se décèle de nombreux écrits reste encore une énigme et une source d’admiration pour quelqu’un qui n’a quitté le Sénégal que pour le pèlerinage à la Mecque. Lorsque Seydi El Hadji Malick, dans son approche de la vie du Prophète et du berceau de la révélation, le Hijâz, en arrive à donner, avec une précision inouïe, les noms de lieux tels que Isâf et Nâ’ila, encore méconnus par les habitants-mêmes de ces régions, l’on ne peut que saluer ses efforts inestimables pour l’acquisition du savoir. Reste aux jeunes générations de s’approprier ce vaste héritage tout en assumant la responsabilité de sa préservation. Comme il le rappelle et suggère vivement, il faudrait essayer de cueillir les fruits de ce travail : furâtuhâ yaqûlu hal min hâ’imin /li wirdi sayyidil halîmil ‘âlimi !

L’œuvre de Maodo est colossale. Malgré les multiples efforts des chercheurs et de ses descendants, il reste à la vulgariser ne serait-ce qu’au profit des nouvelles générations à la recherche de modèles et de repères.

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