La Tijâniyya dans l’Hexagone :
pour une reconnaissance de la diversité de l’islam en France
Par Bakary SAMBE
Confrérie religieuse de rite malikite en majorité, la Tijâniyya[1] née à la fin du XVIII ème siècle en Algérie, tire son nom de celui du fondateur Sîdî Ahmad Tijânî, saint mystique née en 1727 à ‘Aïn Mâdî, dans la région de l’Aghouat, porte du Sahara algérien.
Ce grand théologien, soufi et fin lettré aura des milliers d’adeptes à travers le monde musulman. Cependant, la spécificité de la Tijâniyya est qu’elle parviendra, très vite, à embrasser différentes cultures et peuples tout en maintenant ses pratiques homogènes dans leurs forme et contenu. Ainsi, de l’Algérie au Maroc voisin, les adeptes tijânis ont su, grâce au travail éducatif des muqaddams, créer des liens spirituels, soudés par la pratique du wird et de la Wazîfa.
Les grands centres tels que Abû Samghûn, en Algérie, berceau de la Tijâniyya, et Fès où le saint Tijânî, trouvera refuge dans le Maroc sous Mûlây Sulaymân, seront des creusets d’enseignement éclairé, de dialogue fécond et de solidarité active. Nombreux sont les témoignages qui attestent qu’on y dispensait, à la fois, les enseignements du Prophète en général, l’amour du prochain et le dialogue avec les Gens du Livre, ces frères en piété.
La foi et la fraternité étant, par essence transfrontalière, Sîdî Ahmad Tijânî, saint parmi les éclairés de son époque, réunira autour de lui des adeptes qui fréquenteront avec assiduité et ferveur ses enseignements, au cœur même de l’Université Qarawiyyîn de Fès, espace de lumières scientifiques maghrébin qui abrita, notamment, les brillantes pensées d’Ibn Khaldûn et de Moïse Maïmonide.
Ainsi, la zâwiya de Fès, lieu d’exégèse du Coran et de célébration de la Tradition musulmane, jouera, sans conteste, un rôle fondamental dans l’expansion pacifique de l’Islam en Mauritanie voisine, et au-delà, en Afrique de l’Ouest et dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Cette expansion paisible de l’islam fut,, en grande partie, le fruit du travail éducatif et d’enseignement des Muqaddams africains de la Tijâniyya. El Hadji Omar Tall (né en 1796-97), l’exégète des Jawâhir al-ma ‘ânî, la référence ultime de la Tijâniyya, fut le véritable apôtre de la confrérie Tijâniyya en Afrique noire. C’est de son école que sont sortis les futurs grands muqaddams tels que Cheikh El Hadji Mâlick Sy de Tivaouane, Cheikh El Hadji Abdoulaye Niass de Kaolack, respectivement au Nord-ouest et au centre du Sénégal, et tant d’autres. C’est par un travail d’éducation religieuse et d’enseignement de l’islam et, très souvent, par le biais de la Tijâniyya qui assurera une islamisation en profondeur de l’Afrique noire, que la religion musulmane se répandit à une grande échelle en Gambie, au Sénégal, en Guinée, au Nigeria, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Burkina Faso, au Mali et au Tchad.
La Tijâniyya compte désormais des dizaines millions de d’adeptes rien qu’en Afrique noire sans compter les innombrables disciples disséminés à travers le monde arabe malgré la persécution intellectuelle et politique qu’y subit le soufisme en général.
Maghrébine de naissance et d’épanouissement, négro-africaine d’adoption et de vulgarisation, la Tijâniyya compte en France de nombreux adeptes dont le chiffre exact n’est capté par aucune statistique.
Se voulant humbles et tolérants, sages et modérés, les Tijânes de France célèbrent le culte de Dieu et la fraternité tijânie dans la sérénité et la discrétion. Dispersés dans la Cité, dépourvus très souvent de repères (zâwiya, mosquées) nécessaires à un plein épanouissement spirituel.
Ils s’efforcent, dans leur grande majorité, de vivre dans l’harmonie les Tradition musulmane, les cultures d’origines et les devoirs de la citoyenneté au pays d’accueil et d’adoption. On peut dire qu’ils sont, eux aussi, dans ce mouvement général d’une quête des lignes d’équilibre dynamique entre tradition religieuse et culturelle d’une part, modernité et laïcité dans la république citoyenne, d’autre part.
Tradition et modernité ou tradition dans la modernité ? l’équation, comme on le sait, n’est jamais simple à résoudre ; cet équilibre et cette harmonie difficiles à trouver par ou pour les Musulmans de France. Ces points d’équilibre sont d’autant moins faciles à déterminer que les adeptes français de la Tijâniyya sont à la marge des structures « représentatives » des musulmans de notre pays. Ceci n’est pas du fait d’un manque d’intérêt pour l’organisation du culte musulman et ses structures existantes, mais par ce qu’ils sont incompris voire rejetés car ayant une autre vision de la chose islamique par ceux qui développent souvent un unitarisme quelque peu dogmatique. Leurs pratiques sont considérées par certains tenants du salafisme, et parfois au-delà, comme relevant de bid‘a , « innovations blâmables » dans l’acception étriquée de l’islam chez certaines franges radicales.
Le fait n’est point nouveau si l’on se rappelle les multiples péripéties ayant marqué les rapports entre les tenant du légalisme religieux souvent en connivence avec le politique et ces chercheurs de spiritualité et de paix intérieure. Ajoutons à cela, tous les facteurs, renvois et amalgames historico-politiques qui ont accentué, au Maghreb comme au Machrek, le bannissement du soufisme et de ses confréries, pour mieux saisir cette incompréhension.
Pourtant le soufisme tel que le préconise la Tijâniyya pourrait être un remède à ces maux auxquels on essaye, parfois à tort, de trouver des justifications religieuses et qui ne sont qu’une parmi plusieurs formes d’expression d’ignorance ou d’occultation des fondements humains et universels de l’Islam.
Au cœur de cette situation, aggravée depuis le 11 septembre 2001, où l’amalgame entre Islam et Islamisme, musulmans paisibles et extrémistes militants, anime les débats stériles opposant les prophètes de l’apocalypse et du Choc des civilisation, les enseignements de la Tijâniyya pourraient aider au retour à un débat fécond malheureusement occulté par le sensationnel. Celui de la fraternité dans la piété et la dévotion d’un Dieu unique, dieu du cœur ou de l’amour tout simplement.
Si l’islam est un, les façons de le vivre sont certainement plurielles autant que le sont les musulmans dans leur diversité et la pluralité des rites et des écoles d’exégèses auxquelles ils se réfèrent. Il ne faut pas oublier que la diversité n’est pas le propre de l’islam. C’est par nature, le propre de l’Homme. Les nouveaux défis de notre laïcité sont, d’ailleurs, dans cette exigence de reconnaissance et d’égalité de traitement de toutes les croyances dans une société de plus en plus multiconfessionnelle, si elle veut continuer à jouer son rôle pacificateur des rapports sociaux et des relations humaines. Là est le fondement même de cet immense besoin de comprendre l’Autre, d’aller vers lui.
Ainsi, les adeptes de la Tijâniyya, en France, malgré leur grande diversité fruit, entre autres, de la différence des obédiences et des affiliations, caractéristique de tous les courants soufis, essayent de se retrouver et de retrouver leurs concitoyens quelle que soit leur religion ou croyance.
Ils sont organisés en dâ’ira ou hadra et se réunissent régulièrement pour des dzikr (invocation) collectives les vendredis ou à des jours où ils n’ont pas de contraintes professionnelles. Sans réellement disposer de mosquée ou de zawiya où ils peuvent pratiquer dignement leur culte, ils essayent de donner corps à leur solidarité confrérique et de vivre une spiritualité intérieure et paisible loin des préoccupations militantes ou des considérations politiques et indépendants de toute tutelle.
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C’est dans ce sillage que sont nées depuis les années 1960 et même bien avant, des regroupements confrériques à travers la France comme dans des pays voisins (Belgique, Suisse et récemment l’Italie). Les communautés tijânies sont présentes, en France, notamment en région parisienne à l’instar de celles qui se retrouvent dans le cadre des Dâ’iras sénégalaises, maliennes, ou de l’Association Tijâniyya France-Afrique Solidarité présidée par le Muqaddam Mouhammed Benelmihoub. D’autres hadra -s, plus ou moins importantes, sont implantées à Bordeaux, Lormont, Lille et Grenoble. Grâce, aussi, au travail de l’imâm Assane Cissé, disciple de la branche niassène de Kaolack (Sénégal), des zâwiya tijânies sont, aujourd’hui implantées en Angleterre et dans plusieurs Etats d’Amérique.
En février 2005, pour la première fois, une Grande Mosuqée (celle de Lyon) accepta qu’y soit organisé le 1er Forum National sur la Tijâniyya, accueillant des délégation de Marseille, d’Aix-en-Provence, de Grenoble, de Perpignan, de Paris etc, avec des travaux publics et ouvert à tous. Ce fut l’occasion de revisiter l’héritage de cette confrérie et de réfléchir sur les moyens de partager ses enseignements, son message de paix et d’amour par un travail de vulgarisation et de publication. Les Tijânis se sont donné rendez-vous à Marseille en 2006 pour la seconde édition du Forum qui sera précédé, à la rentrée, des Assises de la Tijâniyya, en Région parisienne afin de pouvoir échanger avec le plus grand nombre de nos concitoyens et de réfléchir sur l’islam, le dialogue inter-religieux ainsi que les nouveaux enjeux du soufisme. L’islam de France gagnera, certainement, par une plus grande reconnaissance de la diversité des réalités musulmanes.
Reste maintenant que de telles initiatives soient soutenues ou au moins reconnues et que les adeptes d’une telle confrérie, au regard de leur nombre et de leurs initiatives en faveur d’un islam de paix et de tolérance, sortent de leur marginalité et trouvent des moyens dignes de vivre pleinement et plus sereinement leur spiritualité.
Contactez le Forum national sur la Tijaniyya : tijaniyya.france@laposte.net
[1] – Pour les principes et enseignements de la Tijâniyya voir l’article à ce sujet sur oumma.com (février 2005).
http://www.oumma.com/article.php3?id_article=1387&var_recherche=tijaniyya