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Dr. Bakary Sambe au Journal le Monde : « Le soufisme doit se renouveler pour séduire les jeunes attirés par le salafisme »

Vendredi 26 février 2016

Multiplication des contrôles de police, arrestations d’imams, fermeture de mosquée… L’Etat sénégalais a renforcé ses mesures de sécurité depuis les attentats de Bamako, fin novembre 2015, et de Ouagadougou, en janvier. Des événements qui marquent « la fin des exceptions en Afrique de l’Ouest », selon Bakary Sambe, directeur de Timbuktu Institute African Center for Peace Studies et coordonnateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique.

Contre la menace terroriste qui plane désormais sur le Sénégal, celui-ci préconise une réactualisation du discours des guides religieux qui, depuis longtemps, constituent un élément de cohésion sociale auSénégal.

Peut-on parler d’une radicalisation islamique de la société sénégalaise ?

La radicalisation reste un phénomène marginal parce que l’islam majoritaire au Sénégal est essentiellement soufi, confrérique et tolérant. Le champ religieux sénégalais est diversifié depuis les années 1950. C’est à partir des années 1970-1980 que des mouvements sont nés sur la base de leur opposition au système confrérique, considéré par certains comme « impur ».

Ces mouvements sont animés par l’idéologie salafiste qui s’est diffusée depuis le Moyen-Orient par le biais de la prédication, la da’wa. Le terreau idéologique était certes bien là depuis longtemps, mais c’est le phénomène de la mondialisation et la réduction de l’espace par les moyens de communication modernes qui en ont accéléré la propagation.

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Aujourd’hui, on assiste donc à l’aboutissement d’une longue évolution. Et ce malgré l’illusion longtemps entretenue dans les études africaines d’un islam subsaharien qui serait en marge de l’évolution globale des sociétés musulmanes.

Le Sénégal est l’un des berceaux de l’islam confrérique d’Afrique subsaharienne. Comment l’islam soufi résiste-t-il à cet islamisme d’inspiration wahhabite ?

« Le Sénégal est resté un îlot de stabilité dans l’océan d’instabilité qu’est l’Afrique de l’Ouest »

Les confréries ont d’abord été des cibles idéologiques puisque la naissance de l’islam radical s’est faite sous la bannière de la contestation virulente de ces confréries. Mais, jusqu’à présent, le Sénégal est resté un îlot de stabilité dans l’océan d’instabilité qu’est l’Afrique de l’Ouest. Et ce, grâce aux confréries, qui ont ralenti la pénétration massive des salafistes. On peut donc, sur ce point, les considérer comme un rempart.

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Une peinture d'El-Hadji Malick Sy, chef spirituel de la confrérie des tidjanes, à Dakar.

Une peinture d’El-Hadji Malick Sy, chef spirituel de la confrérie des tidjanes, à Dakar. CRÉDITS : SEYLLOU/AFP

Mais la question, aujourd’hui, est de savoir si ce rempart pourra tenir et s’adapter. Car, en face, on a une jeunesse en forte demande religieuse. Or les confréries peinent parfois à offrir un cadre spirituel adéquat et réactualisé. Du coup, certains de ces jeunes sont attirés par le semblant de modernité que leur offrent les salafistes.

Ces mouvements ont même investi l’espace universitaire en ayant pris, systématiquement, le contrôle des mosquées des deux grandes universités du pays : Cheikh-Anta-Diop à Dakar et Gaston-Berger à Saint-Louis. Depuis une quinzaine d’années, un travail de maillage s’est fait au niveau des étudiants et d’une élite intellectuelle que le discours traditionnel n’arrive plus à mobiliser. Ce qui contredit les analysesclassiques sur la paupérisation, la marginalisation et le mal-développement qui n’explique pas tout le phénomène de la radicalisation. Le soufisme doit se renouveler pour séduire les jeunes attirés par le salafisme.

Y a-t-il eu des initiatives des guides religieux face au terrorisme ?

En décembre 2015, lors du Mouloud, la célébration à Tivaouane – l’une des capitales spirituelles des tidjanes – de la naissance du prophète Mahomet, le thème retenu par les jeunes portait sur la lutte contre les radicalismes religieux. Un symposium s’est d’ailleurs tenu en présence des chefs religieux et du président sénégalais. Avant cela une conférence internationale sur l’initiative des niassènes de Kaolack, une grande famille religieuse au Sénégal, portait sur la paix et le refus de l’extrémisme. Les confréries ont donc pris la mesure de l’enjeu de la montée du radicalisme et tentent de la contrer par l’éducation à la paix et la prévention.

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Seulement, pour que leur action devienne efficace, il faudrait une modernisation de leur discours, qui doit notamment s’adapter à la jeunesse constamment ciblée par les éléments de récit extrémistes et la propagande salafiste. Au-delà du Sénégal, les confréries et les autres organisations islamiques majoritaires dans les Etats de la sous-région prennent également des initiatives en faveur de la déradicalisation. En Mauritanie par exemple, la Ligue des oulémas utilise même d’anciens repentis djihadistes pour décourager l’enrôlement et le recrutement des jeunes.

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Des membres de la confrérie des tidjanes autour du tombeau du cheikh Ahmed Tidjane Chérif, à Fès, au Maroc.

Des membres de la confrérie des tidjanes autour du tombeau du cheikh Ahmed Tidjane Chérif, à Fès, au Maroc. CRÉDITS : FADEL SENNA/AFP

La réponse africaine à l’extrémisme violent serait donc la promotion et la défense du soufisme ?

Oui. Cela passerait par une réactualisation du message du soufisme qui est davantage adapté à nos cultures. Au Sénégal, le soufisme est confrérique et offre un cadre de sociabilisation qui ne laisse pas beaucoup de place à la conquête des nouvelles idéologies. C’est un islam de paix qui, depuis des siècles, a su composer avec nos valeurs culturelles, et c’est pour cela que l’islamisation des sociétés africaines n’en a pas destructuré le fonctionnement.

« La conquête des cœurs est plus efficace et durable que la domination des corps »

Les salafistes au Mali ont détruit des mausolées qui faisaient partie du patrimoine national. Aux XVIIIe et XIXe siècles déjà, des figures historiques avaient tenté d’islamiser nos sociétés par le djihadisme. Cela n’a jamais véritablement prospéré. Car, à mon sens, la conquête des cœurs est plus efficace et durable que la domination des corps. Les soufis comme El-Hadj Malick Sy, El-Hadji Abdoulaye Niasse ou encore cheikh Ahmadou Bamba ont fait de l’islam au Sénégal un élément de cohésion sociale.

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Et ce n’est pas un hasard si les premières cibles des djihadistes sont les confréries puisqu’elles constituent un verrou qui protège de la montée de l’extrémisme violent.

Comment la menace djihadiste est-elle perçue ?

« Depuis les attentats de Bamako et surtout de Ouagadougou, c’est la fin des exceptions en Afrique de l’Ouest »

Avant, le djihadisme était perçu comme un phénomène lointain. Mais depuis les attentats de Bamako et, surtout, de Ouagadougou, c’est la fin des exceptions en Afrique de l’Ouest. Avant, le Sénégal et le Burkina Faso étaient érigés en modèle avec des sociétés où l’islam était tolérant et la coexistence entre les confessions des plus harmonieuses. Les attaques de Ouagadougou inaugurent sans nul doute une nouvelle ère dans notre rapport au terrorisme.

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Un officier sénégalais inspecte les voitures à l'entrée d'un hôtel dakarois, le 22 janvier 2016.

Un officier sénégalais inspecte les voitures à l’entrée d’un hôtel dakarois, le 22 janvier 2016. CRÉDITS : SEYLLOU/AFP

Que pensez-vous des critiques qui dénoncent une réaction démesurée des autorités sénégalaises face à la menace terroriste ?

A mon humble avis, l’Etat sénégalais, dont les représentants n’ont jamais été prolixes en la matière, est tellement soucieux des investissements étrangers, de la réussite du Plan Sénégal Emergent et du tourisme qu’il ne prendrait pas le risque d’évoquer cette menace s’il n’y avait pas le minimum d’éléments probants.

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Dans l’une de vos conférences et lors des rencontres internationales, vous appelez les gouvernants à revoir les orientations éducatives…

Ce ne sont pas les interventions strictement militaires qui vont vaincre le terrorisme. En amont, il faudrait alors des politiques préventives qui passeraient par deux canaux : le système éducatif et, vœu pieux, une plus grande justice sociale dans nos pays et sur la scène internationale pour mettre fin aux frustrations génératrices de radicalismes et de terrorisme. Les partenaires internationaux de l’Afrique devraient l’intégrer dans leur politique de coopération : chez nous, parfois, un char d’occasion, vieux modèle, coûte plus cher que la construction d’une école. S’ils veulent, donc, vraiment nous aider, le bon choix est vite fait.

Bakary Sambe est l’auteur de l’ouvrage Boko Haram, du problème nigérian à la menace régionale (éd. Presses panafricaines, juillet 2015).
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